Le droit ne dépend pas de l`intention qu`on a en agissant

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Le droit :
Le premier point essentiel est de distinguer le droit du fait, ainsi que l’indique clairement Alain :
Le droit est ce qui est reconnu comme droit. Reconnu, c'est-à-dire approuvé ou prononcé par un pouvoir arbitral, et toutes
portes ouvertes. Faute de quoi il n'y a jamais qu'un état de fait, devant lequel le droit reste suspendu. Posséder une montre,
l'avoir dans sa poche, y trouver l'heure, ce n'est qu'un état de fait. Avoir droit de propriété sur la montre, c'est tout à fait autre
chose; revendiquer ce droit c'est s'adresser à l'arbitre dans un débat public; c'est plaider et tenter de persuader. Le fait que le
voleur possède la montre ne décide nullement de la propriété. Pareillement pour une maison. L'occuper, faire acte de
possesseur, ce n'est nullement fonder un droit. On sait qu'il y a présomption de droit si j'occupe trente ans sans opposition;
mais cela même doit être décidé par arbitre et publiquement. Tant que le droit n'est pas dit de cette manière solennelle et
impartiale, il n'y a jamais que possession, c'est-à-dire simple fait. [... ]
Aussi appelle-t-on droit, dans tous les pays, un système de formes et de précautions, à la fois d'usage et de bon sens, selon
lesquelles un droit doit être dit et proclamé si l'on veut qu'il ait valeur de droit. Le fait peut être hors de l'action des pouvoirs,
par exemple une fortune au fond de la mer; cela n'empêche pas qu'on puisse dire, selon les formes du droit, à qui elle
appartient légitimement.
Alain, Minerve ou De la sagesse,
Ed. Hartmann, 1939, p. 226.
Mais il convient aussi de clairement distinguer le droit de la morale comme l’indique Hegel. Il ne peut s’agir du même
type de commandements : la morale formule des obligations qui s’adressent à la conscience intime de l’individu, le
droit énonce des règles qui peuvent être extérieures à la conscience de l’individu et s’imposer à lui sous la forme d’une
contrainte. C’est pourquoi on ne peut pas penser le droit sans l’utilisation de la force et c’est aussi pourquoi le droit
n’est pas juge des intentions.
Le droit ne dépend pas de l'intention qu'on a en agissant. On peut faire quelque chose avec une excellente intention, la
conduite n'est pas pour autant justifiée, mais peut être, sans qu'on y prenne garde, contraire au droit. D'autre part, une
conduite, par exemple l'affirmation de ma propriété, peut être juridiquement tout à fait justifiée et faire place cependant à une
intention méchante, dans la mesure où il ne s'agit pas seulement pour moi de défendre mon droit, mais bien plutôt de nuire à
autrui. Sur le droit comme tel cette intention n'a aucune influence.
Le droit n'a rien à voir avec la conviction que ce que j'ai à faire soit juste ou injuste. Tel est particulièrement le cas en ce qui
concerne la punition. On tâche sans doute de persuader le criminel qu'il est puni à bon droit. Mais qu'il en soit ou non
convaincu ne change rien au droit qu'on lui applique.
Enfin le droit ne dépend non plus en rien de la disposition d'esprit dans laquelle un acte est accompli. Il arrive très souvent
qu'on agisse de façon correcte par simple crainte de la punition, ou parce qu'on a peur de n'importe quelle autre conséquence
désagréable, telle que perdre sa réputation ou son crédit. Il se peut aussi qu'en agissant selon le droit on songe à la
récompense qu'on obtiendra ainsi dans une autre vie. Le droit comme tel est indépendant de ces dispositions d'esprit.
Friedrich HEGEL, Propédeutique philosophique, 1809-1811, Introduction, § 22.
Trad. M. de Gandillac, éd. de Minuit, 1997, p. 37.
Max Weber tire une conséquence remarquable, dans le texte qui suit, du raisonnement hegelien en distinguant (mais
non pas en opposant) une « éthique de la conviction » à une « éthique de la responsabilité ». Politiquement je suis
d’abord et avant tout responsable de mes actes et de leurs conséquences.
[...] Toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement
opposées. Elle peut s'orienter selon l'éthique de la responsabilité ou selon l'éthique de la conviction. Cela ne veut pas dire que
l'éthique de conviction est identique à l'absence de responsabilité et l'éthique de responsabilité à l'absence de conviction. Il
n'en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l'attitude de celui qui agit selon les maximes
de l'éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions: « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le
résultat de l'action il s'en remet à Dieu » et l'attitude de celui qui agit selon l'éthique de responsabilité qui dit: «Nous devons
répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » [...] Lorsque les conséquences d'un acte fait par pure conviction sont
fâcheuses, le partisan de cette éthique n'attribuera pas la responsabilité à l'agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou
encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l'éthique de responsabilité comptera
justement avec les défaillances communes de l'homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n'a pas le droit de
présupposer la bonté et la perfection de l'homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences
de sa propre action, pour autant qu'il aura pu les prévoir. Il dira donc : «Ces conséquences sont imputables à ma propre
action.» Le partisan de l'éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la
pure doctrine afin qu'elle ne s'éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l'injustice sociale. Ses
actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu'une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont
totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin: ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.
Max WEBER, Le Métier et la vocation d'homme politique, 1919.
In Le savant et le politique, trad. J. Freund, coll. «10/18 », Christian Bourgois, 1998, pp. 172-173.
Dans sa dimension sociale et politique le droit est normé par l’idée de justice. Certes, en un premier sens, on peut
considérer que ce qui est juste c’est ce qui est conforme à la loi, ce qui est légal. Mais il peut y avoir des lois
« injustes ». On dira alors que ce qui est juste c’est ce qui est égal, mais encore faut-il préciser cette notion d’égalité
puisqu’il peut être injuste de donner à chacun la même chose si les mérites ou même les besoins sont différents. C’est
ainsi qu’une définition du juste doit aboutir à une réflexion sur la notion d’équité comme le fait ici Aristote.
Le juste et l'équitable sont une même chose, et quoique tous deux soient désirables, l'équitable est meilleur. Ce qui fait
difficulté c'est que l'équitable est juste, mais non pas juste selon la loi; il est plutôt un ajustement de ce qui est légal. La raison
en est que toute loi est universelle et que, sur des cas particuliers, l'universalité ne permet pas de se prononcer avec justesse.
Donc dans les affaires où il est nécessaire de prendre des dispositions générales, alors qu'il n'est pas possible de le faire avec
justesse, la loi concerne la majorité des cas, sans méconnaître son erreur. Mais la rectitude de la loi n'est pas en cause; car
l'erreur ne lui est pas imputable, ni imputable au législateur, mais résulte de la nature même de la chose : car telle est la
matière des actions. Donc, lorsque la loi énonce une règle générale, et que des cas exceptionnels se présentent, il est normal
de remédier à l'omission ou à l'erreur du législateur qui s'est exprimé en termes généraux. Le législateur lui-même agirait
ainsi s'il était présent et il aurait précisé la loi s'il avait eu connaissance du cas particulier. Voilà pourquoi l'équitable est juste,
et même supérieur à une certaine forme de justice, non pas à la justice en soi, mais à la justice erronée en raison de sa
généralité. Telle est précisément la nature de l'équité
elle est un ajustement de la loi, dans la mesure où celle-ci est négligente en raison de sa généralité. En effet si tout n'est pas
compris dans la loi, la raison en est qu'il est impossible, dans certains cas, d'établir une loi; de sorte qu'il faut un décret de
l'assemblée du peuple. Car, de ce qui est indéterminé, la règle aussi est indéterminée, comme la règle de plomb des
architectes de Lesbos qui ne reste pas rigide, mais épouse les formes de la pierre. [...] On voit par là ce qu'est l'homme
équitable, celui dont les décisions et les actions sont équitables : non pas l'homme d'une justice tatillonne et portée au pire,
mais celui qui sait minimiser sa cause, bien qu'il ait la loi pour lui.
ARISTOTE, Éthique de Nicomaque, Livre V, chap. X,
L’équité ne peut se réaliser que dans la pratique judiciaire, si bien qu’elle dépend tout entière de la sagesse, de la
prudence et de la vertu du juge. Peut-il cependant y avoir une norme universelle du juste qui s’imposerait à tous et
qui reconnaîtrait à tout homme des droits naturels en tant qu’il est un homme, et à tout citoyen des pouvoirs en tant
qu’il est citoyen ? C’est le principe de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Mais encore fautil qu’un tel texte ait une valeur contraignante pour recevoir un authentique statut juridique. Enfin, peut-on ainsi
distinguer l’homme du citoyen et peut-on déclarer des droits politiques égaux dans une société fondamentalement
inégalitaire ? Ce sont les questions que pose le texte de Marx.
On distingue les droits de l'homme comme tels des droits du citoyen. Qui est l'homme distinct du citoyen? Nul autre que le
membre de la société bourgeoise. Pourquoi le membre de la société bourgeoise est-il appelé «homme», homme en soi,
pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l'homme? Par quoi expliquons-nous ce fait? Par la relation de l'État politique
avec la société bourgeoise. par la nature de l'émancipation politique.( ...)
La liberté est donc le droit de faire et d'entreprendre tout ce qui ne nuit à aucun autre. La frontière à l'intérieur de laquelle
chacun peut se mouvoir sans être nuisible à autrui est définie par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée
par le palis. Il s'agit de la liberté de l'homme en tant que monade isolée, repliée sur elle-même.
Mais le droit humain à la liberté n'est pas fondé sur la relation de l'homme à l'homme, mais au contraire sur la séparation de
l'homme d'avec l'homme. Il est le droit à cette séparation, le droit de l'individu limité, limité à lui-même.
L'application pratique du droit à la liberté est le droit humain à la propriété privée.
En quoi consiste le droit de l'homme à la propriété privée?
Article 16 (Constitution de 1793). — « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à
son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. »
Le droit de l'homme à la propriété privée est donc le droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement (à son gré), sans
se rapporter à d'autres hommes, indépendamment de la société, c'est le droit à l'égoïsme. Cette liberté individuelle-là, de
même que son application, constituent le fondement de la société bourgeoise. A chaque homme elle fait trouver en l'autre
homme, non la réalisation, mais au contraire la limite de sa liberté. Mais elle proclame avant tout le droit de l'homme «de
jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».
Il reste encore les autres droits de l'homme l'égalité et la sûreté(...).
La sûreté est le concept social suprême de la société bourgeoise, le concept de la police, selon lequel toute la société n'est là
que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de sa propriété.
Par le concept de sûreté la société bourgeoise ne s'élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté est au contraire la garantie
de son égoïsme.
Aucun des droits dits de l'homme, ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme tel qu'il est comme membre de la société
bourgeoise, c'est-à-dire un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la
communauté.
K. Marx, La question juive.
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