QUELLE EST LA PERCEPTION DES “INTERPRETES MEDIATEURS CULTURELS” DE LEUR ROLE ET COMPETENCES ? Aline GOHARD – RADENKOVIC, avec la collaboration de Mirela BERA. VUISTINER et de Drita VESHI La définition du rôle de «l’interprète médiateur culturel» est l’objet de débats actuels tant au niveau fédéral qu’au niveau de la toute nouvelle Association suisse des interprètes médiateurs culturels fondée sur le modèle de l’European Association of Babelea1, dans un pays qui se trouve au coeur du dispositif européen d’accueil des réfugiés de guerre ces quinze dernières années. Ces populations en exil proviennent principalement du Rwanda, du Burundi, de la Somalie, de l’Angola, du Sri-Lanka, de la Turquie (kurde), de la Bosnie, et plus récemment du Kosovo2. L’émergence de cette nouvelle catégorie d’acteurs professionnels est indissociable d’une conjoncture politique internationale avec l’afflux de réfugiés de guerre et de ses immigrés économiques d’une part et d’une mission politique à visées humanitaires que s’est donnée la Confédération helvétique, d’autre part. Les interprètes médiateurs culturels, dont la dénomination varie d’un canton à un autre, d’un organisme à un autre et d’un pays à un autre3, sont fréquemment sollicités par les services sociaux, la police des étrangers, les services hospitaliers ainsi que par les milieux éducatifs et médicopédagogiques. Paradoxalement ces interprètes n’ont pas encore acquis de légitimité professionnelle ni de pleine reconnaissance statutaire, alors qu’ils ont joué et jouent un rôle majeur dans l’intégration sociale et culturelle des immigrés. Yvan Leanza et Philippe Klein (2000) déplorent l’absence d’une définition concertée du rôle de l’interprète avec les professionnels - ici du domaine médical - : “Un aspect qui nous C’est à l’occasion de la 1ère Conférence sur « l’Interprétariat social communautaire », qui a eu lieu à Vienne (Autriche) en novembre 1999, qu’a été officialisée la création de cette association européenne dénommée « Babelea ». Cf. Actes du Congrès dans les références bibliographiques. 2 Toutes les données concernant les flux migratoires en Suisse et les informations relatives aux les politiques d’asile et d’immigration en vigueur et mises en œuvre par l’Office fédéral des réfugiés à Berne, sont regroupées, analysées et commentées dans le Journal d’information du Forum suisse pour l’études des migrations en deux langues: Info FSM / SFM Info. 3 Dans le seul volume, cité plus haut, des Actes de la 1ère Conférence de Babelea, (Vienne, nov. 1999), nous avons déjà repéré les dénominations suivantes : « interprète communautaire » (calqué sur le terme anglo-saxon « Community Interpretor »), « médiateur linguistique professionnel », « interprète en milieu social », « interprète en milieu professionnel », « interprète social »… pour ne citer que celles-là. Nous retenons pour notre article la dénomination la plus fréquemment utilisée en Suisse francophone. 1 paraît incontournable dans une formation à la relation interculturelle est l’apprentissage du travail avec un interprète. Or, l’introduction de la présence d’un tiers ne va jamais de soi. Dans un récent rapport sur l’utilisation d’interprètes dans le réseau médical suisse, Weiss et Stuker (1998) relèvent l’utilisation trop rare de ces professionnels et leur statut souvent déprécié au sein des institutions”. Si les différents organismes suisses font spontanément appel aux services de ces personnes, c’est en raison de leur double appartenance linguistique et culturelle. En effet, ayant vécu elles-mêmes l’exil et installées depuis un certain temps en Suisse, elles sont supposées non seulement maîtriser la langue française mais aussi bien connaître la société d’accueil. Par ailleurs, étant issues du même pays, partageant la même langue que les réfugiés, elles sont supposées comprendre leurs compatriotes et leur culture de référence. Y. Leanza et P. Klein (art. cit., 2000) soulignent ce dépassement du simple rôle de traducteur entre culture du client et culture du professionnel: “Le deuxième aspect concernant l’utilisation d’un interprète s’articule autour de la fonction que l’on désire qu’il joue. Habituellement, l’interprète est appelé à traduire de manière plus large que le mot à mot (Métraux & Alvir, 1995). Ainsi, en plus du sens des mots, il s’agit également de traduire ou transmettre le vécu, la part émotionnelle, certains préconisent une fonction encore plus importante pour l’interprète. Ainsi, Nathan (1986; 1994) et Métraux et Alvir (1995) insistent sur le fait que celui-ci est également un médiateur culturel, c’est-à-dire qu’il apporte des éclairages sur les représentations culturelles inconnues du professionnel”. Mais rien ne prouve que ces interprètes perçus comme “médiateurs culturels” maîtrisent le décodage de ces «représentations culturelles» et soient psychologiquement préparés aux situations de médiation et de négociation, souvent difficiles et parfois conflictuelles, auxquelles ils peuvent être confrontés dans leurs activités d’interprétariat dans des milieux institutionnels très différents et des situations interculturelles diversifiées. Deux d’entre nous ont eu une expérience directe d’interprétariat auprès de leurs (ex)compatriotes tandis que la troisième a été intervenante dans une formation organisée par la Croix-Rouge genevoise: la diversité de ces expériences et de ces échanges ont amené les trois auteurs à s’interroger sur les parcours de ces «interprètes médiateurs culturels» et sur le rôle qu’ils sont amenés à jouer comme «intermédiaire» entre deux systèmes de référence, le plus souvent dans un contexte d’urgence ou de crise. Jusqu’à maintenant les «spécialistes de l’interculturalité» (universitaires et professionnels4) ont tenté de définir les attributions et les compétences nécessaires à l’interprète médiateur culturel: un certain nombre de formations ont été confiées, ces dernières années, par l’Office fédéral des réfugiés à Berne à des organismes privés (ex. Appartenances) et à des associations caritatives (ex. Caritas, la Croix-Rouge, Mondial contacts, etc.). L’objectif de notre enquête est de comprendre, à travers des témoignages de vie, en quoi et comment l’expérience d’exil et d’intégration de nos interlocuteurs a contribué à l’élaboration de leur propre conception et propres stratégies de médiation interculturelle dans les situations d’interprétariat. I. Choix de la méthodologie d’analyse 1. Une approche socio-ethnologique et raisons de ce choix Au départ nous avions l’intention de mener des interviews avec des questions semiouvertes mais ce type d’entretiens guidés nous a paru très vite réducteur. C’est la complexité même de la problématique qui nous a dicté une autre démarche: à savoir privilégier l’écoute de récits de vie en recueillant le témoignage des interprètes euxmêmes. Pourquoi une approche socio-ethnologique du récit de vie? Nous nous appuyons sur la définition de Daniel Bertaux (1997): “Dans l’enquête socioethnologique, les données remplissent de tout autres fonctions {que l’enquête quantitative}. (…); elles donnent à voir comment “fonctionne” un monde social ou une situation sociale. Cette fonction descriptive est essentielle et conduit vers ce que l’ethnologue Clifford Geertz5 appelle thick description, une description en profondeur de l’objet social qui prend en compte ses configurations internes de rapports sociaux, ses rapports de pouvoir, ses tensions, ses processus de reproduction permanente, ses dynamiques de transformation”. Or les récits de migration et d’exil sont par excellence porteurs de ces processus de tensions entre deux contextes socioculturels différents, de cette dynamique entre des appartenances passées et présentes vécues sur le mode de la rupture, du deuil, du changement et de la reconstruction. D. Bertaux (op. cit.) emploie la métaphore suivante: “Les récits de vie raconte l’histoire d’une vie, il est structuré autour d’une succession temporelle d’évènements et de situations qui en résultent: cette suite constitue en quelque sorte la colonne vertébrale”. Et cette ligne de vie, ajoute-t-il, On voudrait ici signaler l’excellent ouvrage intitulé: Interprétariat et médiation culturelle dans le système des soins, (Rapport de base), de Regula Weiss et Rachel Stuker (1998 ; cf. références bibliographiques) qui est la première étude sérieuse et poussée menée sur le rôle et les compétences des interprètes médiateurs culturels dans les domaines médical et hospitalier. 5 Tiré de son ouvrage intitulé : Savoir local, savoir global (1986). Cf. Références bibliographiques 4 n’est pas une ligne droite, harmonieuse, mais une trajectoire ballottée au gré de forces collectives qui réorientent le parcours de façon imprévue et généralement incontrôlable (ex. guerre, révolution, coup d’Etat, crise économique grave, épidémie, déclin d’une région, etc.). La plupart des lignes de vie sont donc “brisées” (Bertaux, 1986). Ce phénomène de reconstruction a posteriori d’une cohérence est désigné par le terme de “lissage de la trajectoire biographique” (Bertaux, op. cit.) ou encore d’“illusion biographique” (Bourdieu, 1986). Les modes de restitution des moments ou étapes clés - ou que le narrateur juge clés - de sa vie et de son exil sont pour nous des indices importants. Mais récit de vie et réalité ne coïncident pas forcément: il s’agit de la restitution d’une trajectoire, de plus racontée dans la langue du pays d’accueil. Or, toute restitution est une réinterprétation du passé par rapport au présent et comporte également ses oublis, ses omissions, ses non-dits, ses propres interdits que D. Bertaux désigne par “zones blanches” (1997). Tout ce “non dit” et ce “dit” mais aussi ce “trop dit” (par des retours incessants aux mêmes événements et aux mêmes termes) ont leur raison objective dans la narration qui, ne l’oublions pas, se déroule dans une relation dialogique (interviewer – interviewé). La densité de ce capital d’expérience biographique (Bertaux, op. cit.) et l’intensité de la souffrance exprimée dans ces récits d’exil étaient telles qu’il nous a fallu les écouter à plusieurs reprises pour prendre une distance et être en mesure de mener à bien notre analyse. 2- Méthode d’interview : principes et corpus Un contrat oral (sorte de pacte) a été passé avec chacun de nos interlocuteurs en expliquant en amont les grandes lignes de notre démarche en vue de précentrer l’entretien qui va jouer, il est vrai, un rôle de filtre dans le récit. Nous avons privilégié l’écoute du narrateur, si possible, sans l’interrompre. Nous nous sommes permis quelques interventions ponctuelles mais minimales dans le cas où notre interlocuteur aurait oublié l’une des lignes directrices de notre contrat de départ (ou processus de recentrage). Nous n’avons pas imposé de limite de temps au récit, enregistré sur cassette-audio avec l’accord préalable de notre interlocuteur, et accompagné d’une prise de notes simultanée. Enfin nous nous sommes donné la possibilité de rencontrer à nouveau la personne, si nécessaire. Les entretiens enregistrés ont duré entre une heure et deux heures en moyenne. Ils ont été complétés par des échanges informels hors micro. Les orientations de l’entretien biographique proposées à nos interviewés étaient les suivantes: - racontez votre vie avant votre départ de votre pays, les raisons de votre exil et votre exil même; - racontez les étapes de votre installation, de votre intégration en Suisse; comment êtes-vous devenu interprète médiateur culturel et pourquoi?; - quelle est votre perception du rôle et des compétences d’un interprète médiateur culturel à partir de vos expériences dans cette fonction ? Nous avons contacté par téléphone une dizaine de personnes6 mais la moitié seulement a répondu favorablement à notre demande. Nous avons recueilli les témoignages de cinq femmes, soit : une Croate de Bosnie (C1); une Péruvienne (P2); une Burundaise (B3); une Albanaise du Kosovo (K4); une Somalienne (S5). Notre critère de base était simple: les personnes que nous souhaitions interviewer devaient être de provenances différentes. Mais la composition finale de notre corpus dépendait de leur décision. On peut déjà remarquer une forte présence de représentants du sexe féminin et l’absence totale du sexe masculin7 ce qui correspond à la réalité de la fonction en Suisse: soit une majorité écrasante de femmes. Dans ce sens, notre corpus est représentatif. Nos interlocutrices partagent un autre point commun: toutes ont eu une expérience diversifiée et fréquente de l’interprétariat. Elles se sont toutes exprimées en français sauf l’une d’entre elles (K4) qui a terminé l’entretien dans sa langue maternelle tant l’émotion était forte. On peut expliquer cette difficulté à maîtriser l’expression en langue étrangère (que pourtant elle a enseignée) du fait de la proximité de ce vécu dans le temps, soit environ cinq ans, tandis que nos quatre autres interlocutrices sont en Suisse depuis dix à quinze ans. II. Analyse et interprétation des récits-témoignages Plutôt que d’avoir des hypothèses préconstruites, que nous souhaiterions vérifier par l’analyse comparée des témoignages, nous avons construit nos interprétations au fur et à mesure de l’écoute de ces voix qui nous guident dans notre analyse: l’objectif de notre étude sera donc de repérer les récurrences à travers les récits, car aussi différentes que soient ces histoires individuelles, nous partons du postulat qu’elles n’en partagent pas moins un même lieu de rencontre: celui de l’interprétation et de la médiation à travers le prisme de l’exil. Ce sont Mirela Bera-Vuistiner et Drita Veshi, qui, de par leur fonction d’interprète médiatrice culturelle, avaient les coordonnées de ces personnes pour avoir suivi ou encadré des séminaires de formation avec lesquelles elles sont alors entrées en contact. Nous ne connaissions de nos narratrices ni leur itinéraire, ni leur situation présente avant l’entretien biographique. 6 1- La perception de leur vie avant l’exil : les « espérances pratiques » Un élément commun qui traverse les cinq récits d’exil est l’appartenance sociale et le degré d’études. En effet, toutes les personnes interrogées ont fait des études supérieures. Les unes étaient dans un processus de formation universitaire : C1 en droit (dans son pays) puis en linguistique (en Suisse) et P2 en journalisme (dans son pays) puis en sciences sociales (en Suisse); tandis que les autres avaient terminé leurs études supérieures et avaient déjà un travail que l’on peut rattacher à la catégorie des cadres moyens ou supérieurs. Ainsi B3 était chargée de mission auprès du ministre de l’éducation nationale ; S5 : ingénieur en chimie et K4 : enseignante de français dans un lycée. Qu’elles soient originaires de la capitale du pays, d’une ville moyenne ou d’un village, nos interlocutrices pratiquaient plusieurs langues, soit pour des raisons personnelles (famille mixte croato-hongroise en Bosnie: C1; quechua dans la famille et à l’école primaire au Pérou: P2 ) ; pour des raisons professionnelles (apprentissage du français au Kosovo: K4) ; ou pour des raisons collectives dues à l’histoire du pays (le français héritage de la colonisation belge au Burundi: B3 ; l’italien et l’arabe en Somalie dus aux différentes périodes d’occupation du pays: S5 ; le serbo-croate langue de scolarisation imposée à la place de l’albanais au Kosovo: K4) avec l’apprentissage de langues européennes (le plus souvent l’anglais mais aussi le français ou l’allemand) pendant leur cursus scolaire et universitaire. Les parents, qu’ils soient socialement aisés ou moins aisés, les ont encouragées à continuer leurs études, ce qui est un indice des pratiques sociales et du rapport au savoir dans chacune des familles appartenant à la classe moyenne (rurale, urbaine) ou la classe moyenne supérieure (urbaine). Donc nos interlocutrices possédaient au départ de leur pays un capital culturel et social (au sens de Bourdieu) relativement élevé. On aurait pu s’attendre à des variantes sociales significatives en raison du statut de la femme selon les pays. Mais nous n’avons pas trouvé de telles différenciations. Il est clair que l’environnement social joue ici un rôle crucial en terme d’espérances pratiques (au sens de Bourdieu) et que les prises de position de nos interlocutrices dans leur récit ne sont compréhensibles que si on les resitue dans leur contexte de départ. 2- Les raisons de l’exil et le vécu de cet exil : l’impossible retour Nous avons pourtant solliciter deux interprètes hommes pour huit interprètes femmes mais n’avons obtenu aucune réponse de leur part. 7 Deux de nos narratrices (C1 et P2) sont parties de leur plein gré pour effectuer un séjour d’études en Suisse, dont une avait pour motivation de rejoindre un membre de la famille déjà établi dans le pays (C1). Puis elles ont subi la situation de l’impossible retour, comme prises au piège, situation qui a profondément changé leurs rapports à la Suisse devenue alors pays de «refuge»: soit en raison de la guerre en Bosnie (C1) ; soit en raison de l’instabilité politique et économique du pays : au Pérou, deux cents personnes, dont des journalistes, soutenant les paysans indiens vivant sur l’Altiplano, ont disparu, probablement assassinées par les militaires: «j’aurais dû faire partie de cette équipe » dit, d’une voix étranglée, notre interlocutrice (P2). Dès cette transformation de leur situation, un sentiment de culpabilité et d’impuissance s’installe : « Je regardais ce lac tranquille sous le soleil, raconte C1, pendant que ma famille et mes amis risquaient chaque jour d’être tués, n’avaient rien à manger, puis rien pour se chauffer… c’était une situation complètement irréelle… Je ne vivais que par le téléphone…par les réseaux yougoslaves à travers le monde et tentais par tous les moyens de les faire fuir». Les trois autres narratrices, quant à elles, ont vécu un exil forcé, directement menacées de mort par une guerre d’extermination de leur peuple. Elles se sont donc enfuies seules ou avec leurs enfants, laissant le mari ou d’autres membres de la famille sur place (une seule est partie avec toute la famille: K4). Cette fuite s’est faite, en ligne brisée, en passant par un pays de « transit » « qui ne sont pas des pays de droits humains » (B3: par le Rwanda ; S5 : par le Kenya) ou, avec une prise de risques maximale, comme la perte de proches dans un voyage hasardeux (S5: bateau naufragé), un itinéraire semé d’embûches et de peurs aux différentes douanes (K4 et S5). Plus l’itinéraire a été douloureux et dangereux, plus les attentes envers le pays d’accueil «qui a sauvé nos vies», «où sont respectés les droits humains», «qui nous a accueillis avec un grand cœur» étaient élevées. 3- La perception de leur intégration dans la société suisse : l’irrésistible marginalisation La langue du pays d’accueil : le « Sésame-ouvre-toi ». La première préoccupation est d’apprendre la langue. Les débuts sont parfois difficiles même si le projet était de faire des études en français. Il est intéressant de noter que nos interlocutrices croate et péruvienne ont éprouvé des résistances au départ, la première pour des raisons de repli quand elle s’est vue dans l’impossibilité de rentrer dan son pays et ostracisée par son entourage suisse; la deuxième parce qu’elle devait se payer des cours qui coûtaient très cher, avant de pouvoir entrer à l’université (garantissant un permis de séjour), et ne parvenait pas à se trouver du travail en raison de son visa de touriste. Pour les trois autres réfugiées, deux pratiquaient déjà la langue (B3 et K4), et la troisième, plurilingue, avait déjà acquis quelques notions (S5). La maîtrise de la langue reste cruciale pour réussir son «intégration», mot-clé utilisé par toutes les interprètes. Les notions de perte d’identité sociale. Le sentiment récurrent exprimé par nos interprètes à travers leur propre exemple ou ceux qu’elles donnent de leurs compatriotes est un sentiment de déclassement social, et son corollaire, de dévalorisation individuelle, par rapport à la formation ou l’appartenance sociale d’origine. Un sentiment d’échec et d’humiliation prédomine dans les discours, malgré tous les efforts déployés pour retrouver «la situation d’avant», en faisant reconnaître leurs diplômes et leur expérience professionnelle, si dans la fuite on avait eu le temps d’emporter ses documents avec soi. Le terme «perte» a été souvent cité: dans son sens littéral, perte de ses papiers qui prouve ce que l’on est ; dans son sens symbolique, perte de son identité sociale et perte d’estime de soi. Toute la palette des émotions est utilisée: colère, indignation, larmes, désespoir. L’une d’entre elles (B3) dira: «Il faut que les Suisses sachent que les étrangers sont une montagne de ressources. Pourquoi ne les reconnaissent-ils pas? Vous savez… nous, on n’a jamais voulu quitter notre pays ; on y a été contraints parce qu’on était en danger de mort… ‘ils’ devraient le savoir et nous accepter avec ce que l’on peut apporter, avec ce que l’on sait faire…mais quand on est étranger, on est suspect». Une autre (K4) confiera en pleurant la douleur qu’elle éprouve avec son mari (également enseignant au Kosovo) quand elle prépare le sac de ses enfants et que «cette rentrée scolaire se fera cette année encore sans elle». Les trois réfugiées, prises en charge par l’Etat dès leur arrivée, sont maintenues dans une situation d’assistées: «J’assume cette situation d’assistée mais avec un sentiment d’inutilité et de honte», dira à plusieurs reprises la Burundaise. Elles ne peuvent pas travailler en raison de leur statut précaire ou bien sont au chômage même si elles ont reçu le permis de travail adéquat. «Le permis B, c’est ‘la clé anglaise’, comme on dit entre nous, celle qui permet d’ouvrir toutes les portes », dira pourtant la Somalienne qui n’a jamais obtenu d’emploi. Les différentes formes de discrimination. Celles qui appartiennent à une «minorité visible»8 ont été fréquemment en butte à la discrimination raciale: ainsi P2 s’est vue refusée un emploi dans une agence touristique (proposant notamment des voyages vers C’est une expression euphémique, que nous empruntons aux Québécois, et plus largement aux Canadiens, qui définissent ainsi toutes les populations de couleur. 8 les pays d’Amérique latine!) parce que «on ne prend pas de gens de couleur. On travaille avec les bourges… on travaille avec des gens de couleur blanche», lui expliquera le directeur suisse; B3 sera interpellée par une passante qui lui touche la joue en lui demandant: «Comment avez-vous fait pour avoir une peau si noire?». Même si l’on maîtrise la langue française. La narratrice burundaise déclare: «Je parle le français comme une bonne africaine, c’est-à-dire avec un accent, mais je le parle bien car j’ai tout de même une licence de lettres… et même je le parle mieux que certains Suisses». Elle s’étonne de leur niveau de langue et de certaines expressions vulgaires couramment utilisées qui seraient inacceptables dans son pays pour conclure: «Même avec nos diplômes, avec notre bon niveau de langue, ‘ils’ ne nous acceptent parce que nous sommes étrangers. C’est un pays d’accueil mais un pays de racistes aussi» . Les stratégies d’intégration sociale. Malgré ces handicaps, toutes sont parvenues à se trouver des niches d’activités. Toutes, au début de leur parcours, ont proposé leurs services sous forme d’engagements bénévoles dans des associations de femmes, de communautés culturelles, d’oeuvres d’entraide interculturelle, des centres d’accueil pour adultes, etc. quand la situation d’emploi était bloquée pour elles et qu’elles ne voulaient pas sombrer dans l’inactivité et le désespoir. Dans le cas de P2 et C1, c’est le mariage avec un Suisse qui leur a permis de rester dans le pays et de reconquérir un certain statut dans la société, même si les rapports avec la belle-famille n’étaient pas de tout repos : «J’ai eu des ennuis avec la famille : la belle-mère d’origine estonienne, le beau-père d’origine suisse alémanique: un véritable choc culturel au début. Je n’étais pas exacte, rigide au niveau des horaires mais j’ai changé… on ne doit pas faire de bruit avec ses chaussures, au début cela m’a fâchée… mais j’ai appris», avouera notre interlocutrice péruvienne. La jeune croate regrettera de ne pas avoir réussi à obtenir le permis de travail sans passer par la solution du mariage , « car elle aurait aimé se prouver à elle-même, à sa famille et à son compagnon qu’elle pouvait contribuer à la société suisse». Dans les marges de l’insertion professionnelle. Deux de nos interlocutrices ont trouvé des «petits boulots» (C1: serveuse dans un restaurant) ou ont créé leur propre emploi (P2 : cours de stretching et de relaxation), mais dans tous les cas, en-dessous de leur qualification universitaire (celle d’origine et même celle acquise en Suisse). Avec la création de nouveaux dispositifs d’accueil et de formation des immigrés, nos interprètes ont pu donner des cours de langue maternelle aux enfants du primaire et aux adolescents du secondaire (dans les Collèges d’orientation), payées à l’heure9, ou bien aux parents dans des associations, des universités populaires, le plus souvent bénévolement. C’est à travers ces réseaux périphériques, qu’elles ont été repérées ou recommandées. La fonction d’interprètes qui leur a été proposée, sous forme d’interventions ponctuelles, mal rémunérée, au statut encore informe et déprécié par la plupart de leurs interlocuteurs suisses, s’inscrit dans ce contexte de parcours d’intégration qui est en fait vécu comme un processus de lutte contre la marginalisation socio-économique, auxquelles elles résistent en s’investissant dans les réseaux socioculturels de leur «communauté d’origine». On peut constater un effet de miroir entre les représentations dépréciatives que nos narratrices incorporent – même en protestant – certaines comme un destin inéluctable : « Une intégration réussie n’est pas pour nous femmes d’un certain âge : il est pour les jeunes générations. C’est ce qui me donne la force et l’espoir…», se consolera la Somalienne. Effet de miroir également entre le statut précaire de leurs compatriotes qui risquent d’être renvoyés à tout moment dans leur pays avec le statut non reconnu de la fonction d’interprètes médiateurs culturels. D’ailleurs ce statut précaire est également vrai pour les interprètes dont certains attendent qu’une décision fédérale statue sur leur sort depuis leur arrivée et où leur présence est remise en question chaque année. Ce n’est pas non plus un hasard sociologique si d’une part ces interprètes sont majoritairement des femmes (déjà défavorisées sur le marché de l’emploi) et si d’autre part la dénomination (relativement récente) est celle de « médiateur culturel», évacuant ainsi toute la problématique de l’intégration socio-économique des étrangers. Cette situation n’est pas sans nous rappeler la remarque de Uli Windisch (1998) qui tente de la décrire en ces termes : «A propos de l’intégration des immigrés dans les pays occidentaux, il a été relevé par différents observateurs, sous forme de boutade, que, dans les années 1960-70, les immigrés trouvaient du travail sans être intégrés culturellement tandis qu’actuellement, nombre d’immigrés sont intégrés culturellement, volontairement ou involontairement, mais n’ont pas de travail. Ainsi, contrairement à ce que pensent beaucoup de responsables sociaux et politiques, le problème des 9 Nous avons enquêté auprès des enseignants de langue maternelle et ceux de français langue seconde dans les classes d’accueil, intervenant dans le primaire et le secondaire auprès des enfants et adolescents de familles réfugiées, et avons pu ainsi observer une différence énorme de statut des enseignants de LM (d’origine étrangère), payées à l’heure et dont le contrat est reconduit (ou non) d’année en année par rapport aux enseignants de FLS (tous suisses) qui bénéficient de tous les avantages des titulaires au sein d’une même institution éducative. Cf. Références bibliographiques: article de Aline Gohard-Radenkovic, Mirela Bera-Vuistiner et Drita Veshi (à par., 2002) immigrés établis n’est plus celui de l’intégration, mais bien celui du travail. D’avoir et de conserver un travail. L’image de l’immigré au chômage constitue, en effet, un ferment très actif de la xénophobie et l’extrêmisme politique ». Pourtant nous faisons l’hypothèse que ce rôle même d’«intermédiaire» leur permettra de retrouver un sentiment d’utilité et de dignité ainsi que de réparation de l’injustice sociale qu’elles ont vécue. Ainsi la jeune péruvienne tire un enseignement de cette discrimination culturelle: «Nous, comme parents, avons été blessés. En donnant des cours (v.supra), je fais attention à ce que je dis car je peux faire mal ». 4- La perception des expériences d’interprétariat et de médiation : la relation pas toujours enchantée La perception de la fonction. La fonction d’interprète médiateur culturel est vécue avec plaisir (P2, K4 et B3) si ce n’est avec passion (C1, S5): le ton devient euphorique. On se trouve dans le discours humanitaire et militant. Cette compensation missionnaire est vitale pour nos interprètes pour surmonter leur propre itinéraire de souffrance et de solitude ainsi que la perception dévalorisée de leur fonction et l’absence de statut professionnel. En effet, c’est une profession sous-payée («on ne peut pas en vivre et donc on ne peut pas obtenir un permis de travail»), à peine perçue comme un métier avec des savoirs et savoir-faire spécifiques. Ceci rejoint ce que Y. Leanza et P. Kein signalent dans leur article ( 2000). Les conditions de la médiation. Le terme qui revient assez fréquemment est: « bricolage sauvage » et le “bricolage coûte cher en raison de l’incomplétude ou l’incertitude des interprétations” en faisant appel au dernier moment à des personnes non qualifiées ou non expérimentées, dira notre interlocutrice croate. Elles décrivent toute une série de situations délicates où elles opèrent de manière indifférenciée et non préparée: interprétation des traumatismes de guerre chez le psychiatre ou le psychologue; discussion avec les parents des problèmes de comportements des enfants avec l’assistante sociale ou la psychologue de l’école; ou encore traduction et synthèse des récits de guerre des réfugiés qui font recours auprès du Tribunal cantonal puis fédéral pour obtenir le statut de requérants d’asile et ne pas être renvoyés dans l’enfer de la guerre ou celui de la peur. Leur intervention dépasse donc, dans un certain nombre de situations, la simple traduction (écrite ou orale), le sentiment de compassion, d’ailleurs inutile: elle prend alors des allures de «sauvetage». Les rapports avec les « clients ». Dans l’ensemble les interprètes vivent des expériences positives avec leurs «compatriotes». La langue commune au-delà des frontières peut être un vecteur crucial de compréhension et d’adaptation (même partielle) au nouvel environnement. Ainsi notre collègue somalienne dépasse largement son rôle d’interprète en situations de traduction. En effet, parlant arabe, elle peut s’adresser à des familles musulmanes, originaires de Somalie, du Tchad et du Soudan, la plupart du temps composées de femmes seules (ou veuves), venues de petits villages, avec leur nombreuse progéniture. Afin de leur faire comprendre les structures et les valeurs du pays d’accueil, elle organise des réunions fréquentes les préparant aux entrevues officielles avec les différentes institutions suisses. Elle raconte son rôle d’éducatrice: «Je tente de tirer les femmes plus jeunes vers la culture d’accueil en les sensibilisant à des situations quotidiennes concrètes… je porte aussi le tchador pour qu’elles me respectent… je leur apprends à sortir en petits groupes et à s’orienter dans la ville…car elles n’osent pas sortir… On organise des rencontres avec des femmes suisses et on voit comment on peut combiner la cuisine suisse et la cuisine somalienne…elles ne savent pas quoi faire avec les ingrédients suisses. J’invite des infirmières qui les conseillent et leur donnent des médicaments car beaucoup d’entre elles ont de graves problèmes de santé à cause l’excision… je mène le combat contre les femmes âgées attachées à l’image traditionnelle de la femme». Toutefois les relations avec l’autre supposé «proche», parce que possédant la même langue, comportent parfois des risques et des malentendus. Nos interlocutrices, qui vivent depuis un certain nombre d’années en Suisse, perçoivent un décalage social et un décalage temporel avec leurs «clients» auxquels elles ne peuvent pas vraiment s’identifier: ce ne sont pas les mêmes cultures sociales de référence, ce ne sont plus les mêmes cultures partagées. Plusieurs exemples: un homme d’origine bosniaque venant d’un petit village veut passer son permis de conduire de camions. La médiatrice (C1) ne connaît pas le lexique spécifique. Elle peine à traduire et demande à son client de chercher les termes dans un dictionnaire; la personne n’est plus jamais revenue aux cours de conduite. Notre interlocutrice ne pouvait pas imaginer qu’il ne savait pas utiliser un dictionnaire et était donc analphabète. Une autre (P2) intervient pour des femmes d’Amérique latine, divorcées et venues en Suisse avec leurs enfants, dans le cadre de des mariages arrangés ou de familles recomposées assez problématiques. Il est arrivé que certaines ne connaissent pas bien la langue mais se sentent, par rapport à leur médiatrice «bien intégrée et bien mariée», diminuées et dépendantes: certaines d’entre elles peuvent l’empêcher de parler pendant la rencontre avec un enseignant ou un psychologue. La séance se déroule alors avec des tensions, des pleurs, voire peut se terminer par une crise d’hystérie (sic). Autre paramètre qui peut compromettre la médiation: celui d’être perçue comme l’ennemie ou appartenant au camp des exterminateurs que les familles viennent de fuir. Ainsi, notre Croate a un nom très vite identifiable, mais son prénom peut être perçu comme musulman, croate ou serbe par ses interlocuteurs qui la rejetteront d’emblée comme intermédiaire suspecte. Pour ne pas vivre ce type d’affrontements, elle évite tout contact personnel avec les ressortissants d’ex-Yougoslavie en–dehors des contacts professionnels et se met à «switcher en hongrois avec sa sœur» dès qu’elle entend parler le serbo-croate à proximité. On retrouve cette situation de transfert des affrontements politiques sur un autre sol dans les cas de guerres civile comme au Rwanda ou au SriLanka. Les rapports avec les «commanditaires». Il est intéressant de noter que les rapports avec leurs interlocuteurs suisses, faisant appel à leurs services, sont racontés sur le mode de l’autre «éloigné» et se limite à des contacts professionnels neutres. En effet les situations d’interprétation se déroulent habituellement dans des structures administratives, sociales, éducatives, médicales, hospitalières, juridiques et policières, pour régler des problèmes en situation d’urgence, voire de crise, comme nous l’avons déjà mentionné. Chaque interprétation est généralement précédée d’une convocation en français ce qui a pour effet de paniquer la famille concernée10 qui a l’impression d’avoir fait quelque chose de mal et se rendent auprès des autorités (aussi bien éducatives que policières) «la peur au ventre» (B3). Il est clair que si les rapports avec les interlocuteurs suisses sont bons, toutefois le regard reste critique. Ainsi, l’une d’entre elles reproche l’incohérence des «autorités» « qui improvisent en faisant appel à n’importe qui (la voisine ou l’amie de la famille, le fils ou la fille aîné(e) de la famille qui commence à se débrouiller en français etc.) ou encore à des gens qui ne sont pas du tout formés ou pire qui ne maîtrisent pas la langue du pays d’accueil » (C1). Cette observation rejoint les propos des familles de réfugiés interrogés au cours d’une enquête menée sur les classes d’accueil : « On n’a des contacts avec les enseignants que quand il y a des problèmes » Cf. art. cit. de A. Gohard-Radenkovic, M. Bera-Vuistiner et D. Veshi (à par., 2002) 10 5- La conception du rôle de l’interprète médiateur et de ses compétences: un rôle polyvalent Nos interprètes se perçoivent dans un rôle de passerelle mais intervenant dans des zones de contacts floues, mouvantes, pas très stables où il faut avancer de manière précautionneuse (comme sur ces passerelles mobiles qui tanguent à chaque mouvement), sinon elles risquent de se retrouver en position délicate. On a pu noter que toutes se sentent moralement responsables des réussites et des échecs de cette communication triangulaire (ou communication en triade). De même il faut acquérir une très bonne maîtrise des deux langues et tenter de restituer le plus fidèlement possible la parole des uns et des autres, tout en tâchant de comprendre où se situent les incompréhensions (K4). De même il faut «oser intervenir dans l’échange» et trouver la bonne explication auprès des familles, trouver la bonne explication auprès des professionnels ou des autorités afin de dénouer les blocages psychologiques, bref se transformer «en conseillère et en guide» (S5, P2, B3). Cette attitude présuppose que les médiateurs aient appris à décoder les raisons, les enjeux et les référents socioculturels de chaque partenaire. Mais ceci présuppose également que leurs interlocuteurs suisses laissent un espace d’intervention, une marge de manœuvre aux interprètes. De plus une déontologie propre à cette configuration s’impose: il s’agit d’une profession à haute confidentialité en raison des dossiers qu’elles suivent et des cas – politiquement sensibles - pour lesquels elles doivent intervenir: «il y a donc obligation de réserve et secret professionnel»(C1). C’est pourquoi, s’impose la nécessité de suivre une formation dans le domaine de la médiation linguistique et culturelle. Cet impératif a été évoqué à plusieurs reprises par la majorité d’entre elles11, car il ne suffit pas de connaître la langue et d’avoir vécu soimême la souffrance de l’exil, celle de l’intégration et parfois la difficulté d’apprentissage de la langue. On peut en effet commettre des erreurs en voulant projeter ses solutions sur les familles qui viennent d’arriver: «Il faut d’une part confronter son expérience à celle des autres mais il faut d’autre part prendre une distance par rapport à son propre vécu et sa propre souffrance…il faut apprendre à construire des stratégies et surtout une écoute de l’autre en tâchant d’oublier ses préjugés sociaux » (C1); et 11 sauf notre interlocutrice kosovare (K4) qui, récente dans la fonction, adhère à une vision très affective de son rôle, et n’a pas abordé le thème des compétences nécessaires à un interprète médiateur, malgré les deux rappels de son enquêtrice. « J’ai participé à une formation de médiation culturelle organisée par la CroixRouge… cela m’a permis de remettre les choses à leur place et m’a beaucoup aidée, éclairée… il est important dans ce métier de ne pas donner son opinion. J’ai vraiment regretté que ces formations se soient arrêtées… j’ai le sentiment d’une réflexion inachevée (P2) ». L’une des compétences requises qui ressort de ces témoignages est que l’interprète, luimême un exilé, ait appris à faire le deuil de son pays, le deuil de ses proches, le deuil de ses propres souffrances, le deuil de son passé et le deuil de ses espoirs. Les formations proposées par «Appartenances », par exemple, ont mis l’accent sur ce travail de deuil qui nous paraît une étape majeure pour la constitution des compétences de médiation, surtout dans un contexte de thérapie ou de soins mais pas uniquement, qui exige beaucoup de disponibilité et de force par rapport à des récits de guerre traumatisants pour celui qui écoute. Nous l’avons observé par nous-mêmes : la jeune femme collègue kosovare, projette – de manière quasi obsessionnelle - sa propre expérience douloureuse d’exil sur celle des familles de réfugiés du Kosovo nouvellement arrivées, et se trouve dans l’incapacité de prendre une distance par rapport à son rôle. Mais il existe dans tous ces témoignages un deuil qui ne s’est pas fait: celui de renoncer à l’espoir d’une intégration professionnelle. 6- Le non-dit et le trop dit dans le récit ou les “zones blanches” De manière étonnante, aucune des interprètes n’a évoqué ses réseaux de contacts et d’amitié avec les autochtones et pourtant deux personnes interrogées sont mariées à des Suisses. L’interviewer a dû rappeler cette dimension auprès de toutes les interprètes. La perception des rapports avec les Suisses semblent être limités pour certaines aux contacts professionnels: “On ne se fréquente pas ou bien on ne se reçoit pas, même si on a de bons rapports avec ‘eux’ pendant le travail”(C1 ; B3). L’interprète somalienne, venue avec ses enfants, parle beaucoup de son association de femmes comme constituant sa nouvelle famille mais ne perçoit pas ses interlocuteurs suisses comme des amis potentiels : « Je suis l’intermédiaire entre ‘mes’ femmes et les Suisses ». Mais cet « oubli » n’exclut pas l’existence de contacts personnels avec les Suisses : « Je connais des Suisses mais ce sont les amis de mon mari », dira P2 ; « je fréquente les amies suisses de ma sœur qui m’ont aidée à trouver du travail », dira C1 ; «je vois encore la conseillère qui m’a suivie lors de ma grossesse et qui me rend souvent visite », dira K4. La deuxième omission concerne la famille : on parle peu de sa famille actuelle, par exemple la sœur qui vous a hébergée, le rôle de soutien qu’elle a pu jouer dans l’installation (C1) ; le mari, qu’il soit suisse ou du même pays d’origine, est quasi absent des récits (C1, P2, B3, S5), même s’il est physiquement présent en Suisse (K4). Si on évoque ses enfants, on ne parle pas de leur situation ou bien on ne parle que de certains d’entre eux. Par exemple : la Somalienne parle de SA fille et jamais des deux garçons (S5). Ainsi, nous avons appris par la jeune femme péruvienne que son fils rencontre des problèmes dans la rue, est souvent interpellé par les policiers « parce qu’on le prend pour un Algérien »; qu’à l’école un enseignant lui a dit qu’il ne serait que « technicien de surface » alors que cet adolescent « qui marchait bien en classe » rêvait de devenir archéologue. Blessé, l’adolescent a commencé à se comporter en conformité avec la représentation négative du professeur (effet Pygmalion). Notre interlocutrice n’a pas VOULU ou pas PU faire le douloureux rapprochement entre le rejet de l’employeur à son encontre et la discrimination vécue par son fils. Ce sont ces omissions et ces répétitions qui nous éclairées sur la situation d’intégration de nos interlocutrices. S’il y a bien adaptation de la part des interprètes à la société suisse, elle s’est effectuée de manière segmentaire en regard des espaces d’intégrabilité que la société suisse a bien voulu leur ménager. Ainsi, tantôt elles sont encore très liées à leur groupe d’appartenance d’origine (K4, S5, B3) ; tantôt elles évitent de fréquenter des compatriotes (C1) ; tantôt elles ne se sentent mal acceptées dans leur nouvel environnement et se replient sur le cercle familial (B3 : « m’investissant uniquement dans la réussite de mes quatre enfants » B3); ou bien elles créent plus volontiers des liens avec des personnes qui parlent la même langue (pas obligatoirement de leur pays : P2 ; S5), parfois avec des autochtones (P2, K4) mais appartenant au même milieu social ou professionnel. Conclusion Nos interprètes ont revendiqué à l’unanimité la professionnalisation de la fonction impliquant la nécessité impérative d’une formation ciblée théorique et pratique en langues et médiation culturelle, surtout dans les domaine social, éducatif et médico– pédagogique, car s’il existe déjà des formations poussées dans le système de soins (cf. Weiss et Stuker, op. cit. 1998 ; cf. Métraux et Alvir, 1995), les autres milieux sont moins favorisés. De même la revalorisation du statut avec des règles et des principes éthiques sont indispensables à la légitimation de cette profession. Ceci rejoint la réflexion qui a été menée par les différentes associations lors de la «1ère Conférence de Babelea» à Vienne (op. cit., 1999) où les mêmes compétences et le même souci de professionnalisation sont requis par les différents milieux institutionnels et organismes sociaux. Mais un élément important diffère : les intervenants ont insisté sur l’acquisition d’un lexique spécialisé au service des cultures professionnelles, d’où les dénominations de « interprètes en milieu hospitalier », « interprète en milieu social » ou « interprète en milieu juridique ». On pourrait en effet imaginer, comme pour les interprètes de conférence ou pour les traducteurs assermentés, de proposer un domaine de spécialisation, une fois que les candidats auraient reçu une formation interdisciplinaire en interprétariat et médiation linguistique et culturelle. La bataille politique tourne autour de cette notion de statut à travers l’acquisition d’une qualification professionnelle ciblée. Ainsi certaines institutions suisses et mêmes certains interprètes médiateurs culturels résistent à la mise en place de cette qualification professionnelle. Pour la seconde catégorie, s’ils souhaitent une meilleure rémunération, ils refusent cette certification obligatoire qui remettrait en question un territoire qu’ils occupent déjà, sans être passés par tout un processus d’évaluation, et grâce à des valeurs invoquées, telles que l’expérience de terrain, l’engagement et le militantisme, par lesquelles ils ont fait leur preuve. Toutefois ceci ne concerne pas la position majoritaire des interprètes. Pour la première catégorie, ce serait également de la part des institutions reconnaître la légitimation nécessaire d’une profession et d’un statut pour encadrer des publics qui sont en situation de transit ou dont la présence sur le territoire suisse dépend de la politique d’asile du moment et pour lesquels les responsables ne voudraient pas trop investir. Nous sommes d’un côté au coeur du processus de l’émergence d’une nouvelle profession – jusqu’ici en situation de soustraitance - avec ses acteurs, ses enjeux, ses publics, ses territoires, ses réseaux, ses hiérarchies, ses tensions dans le champ de l’humanitaire. Il y a une quinzaine d’années le domaine de l’humanitaire reposait sur une sorte de consensus tacite : tout ce qui avait trait aux publics réfugiés et immigrés relevait essentiellement de la vocation et du bénévolat et donc s’appuyait sur des « hommes (des femmes en fait) de bonne volonté ». Mais l’humanitaire s’est lui-même constitué en champ socioprofessionnel avec ses budgets, ses enjeux, ses hiérarchies et ses acteurs, la plupart issus des sciences humaines et sociales, constituant la nouvelle génération «d’intermédiaires sociaux et culturels qualifiés» - mais également celle des «chômeurs académiques»12 - et qui occupent de manière inespérée ce nouveau marché de l’emploi. Toutefois, il ne sert à rien de s’attarder sur les compétences indispensables à un interprète médiateur culturel si les conditions ne sont pas réunies pour assurer l’intégration sociale et économique des populations prises en charge et de ceux qui les encadrent. Ainsi, nos narratrices soulignent clairement la situation paradoxale dans laquelle elles se trouvent: d’une part elles sont engagées par des professionnels et divers organismes suisses, pour aider les réfugiés à comprendre, à s’intégrer, en apprenant le français, en encourageant l’insertion des enfants à l’école, en s’appropriant les valeurs et les comportements attendus de leur nouvelle société. D’un autre côté, un grand nombre de familles réfugiées pour lesquelles elles interviennent et qu’elles conseillent, n’ont pas de statut légal et se retrouvent dans des situations dramatiques parce que déstabilisantes (retournant toutes les semaines à la Police des étrangers pour renouveler leur visa), et sans avenir pour un certain nombre d’entre eux ni en Suisse, ni dans leur propre pays (B3). Elles-mêmes ne sont pas dans une situation plus stable ou plus enviable que leurs compatriotes… Comment construire alors un projet de société et d’intégration civique avec ces familles? Quel peut être en effet le rôle de l’interprète médiateur culturel dans un telle situation de «double bind»? Références bibliographiques Bertaux, D. (1997), Les récits de vie, Coll. 128, Paris, Nathan Université. Bertaux, D. (1986), «Fonctions diverses du récite de vie dans le processus de recherche», in Desmarais D., Grell P. (eds) Récits de vie. Théorie, méthode et trajectoires types, Montréal, Editions Saint- Martin. Bourdieu, P . (1986). «L’illusion biographique», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63. European Association of Babelea (1999), Interprétariat social communautaire, in Actes de la 1ère Conférence à Vienne, nov. 1999, (coord. par L. Durlanik), publiés par l’ Université de Hambourg. Geertz, C. (1986). Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Paris, PUF. C’est le terme appliqué à tous ceux qui possèdent un diplôme de l’université (soit l’équivalent de la maîtrise) qui ne trouvent pas de travail ou se retrouvent au chômage et qui constituent en Suisse une catégorie socioprofessionnelle en soi sur le marché de l’emploi. 12 Gohard-Radenkovic, A., Bera Vuistiner, M. et Veshi, D. (à par. 2002), «Rôle de l’apprentissage des langues maternelle et seconde dans les classes d’accueil: des enseignants, des parents et des élèves en parlent…», in Intégration des ‘minorités’ et nouveaux espaces socioculturels, Coll. Transversales, Berne, Peter Lang. Leanza, Y. et Klein, P. (2000), «Professionnels de la santé et relation d’aide en situation interculturelle : quelle formation?», in Raisons éducatives, Pourquoi des approches interculturelles en sciences de l’éducation? (coord. par Dasen P. et Perregaux C.), Bruxelles, De Boeck Université. Métraux, J.C. et Alvir, S. (1995). «L’interprète: traducteur, médiateur culturel ou cothérapeute», Interdialogos n° 2, Suisse. Weiss, R. et Stuker, R. (1998). Interprétariat et médiation culturelle dans le système des soins, Rapport de recherche n° 11, sur mandat de l’Office fédéral de la santé, Neuchâtel, Forum suisse pour l’étude des migrations. Windisch, U. (1998), La Suisse. Clichés, délire, réalité. (Chap.: «Oui à l’intégration des immigrés, non aux effets pervers d’un militantisme antiraciste aveugle»), Lausanne, L’Âge d’Homme.