porteuses d’un autre état de la société, spécialement une société de marché généralisée. Mais,
d’un autre côté, une telle confusion ouvre en même temps des failles par où peuvent
s’introduire des évolutions diverses vers d’autres états.
Le second état pourrait être qualifié de continuité nominale. Il ne s’est rien passé à la surface
des choses, pourrait-on dire après coup. Les mots, les concepts, les qualifications, les discours
et argumentaires n’ont pas fondamentalement changé. Les conventions de langage sont les
mêmes. Un « emploi » est toujours un « emploi », un « chômeur » un « chômeur », le
« Parlement » le « Parlement », etc. Néanmoins, ces répertoires décrivent en les légitimant
avec le langage « d’avant » des réalités, la réalisation de mondes possibles, qui, pour un
observateur extérieur, n’ont plus grand-chose à voir avec ceux d’avant. Il se peut très bien
aussi que les pratiques respectent toujours, vues de l’extérieur, les mêmes conventions, mais
pour d’autres résultats, car leur sens a changé. Imaginons Blanche-Neige se réveillant tout
d’un coup d’un sommeil long, mais qui pour elle n’a duré pas même une seconde, et
s’apercevant d’une totale disjonction en ce qu’elle s’attend voir apparaître avec les
conventions auxquelles elle a recours et ce qui apparaît vraiment. Et surtout prenant
conscience que ce qui lui apparaît est devenu la « normalité » pour ceux qui l’accueillent dans
leur monde en se réjouissant et qu’elle risque d’être frappée d’anormalité si elle proteste. Le
passage à un tel état, s’il est le fruit d’une stratégie politique constructiviste, peut être qualifié
de succès total. La conscience collective des significations antérieures ou des autres possibles
a disparu ou a été marginalisée. Un tel état est, de fait, le produit d’un « totalitarisme », quelle
qu’en soit la forme, violente ou pas. On se contentera d’un exemple de cet état, pris dans une
histoire pas très ancienne.
Deux jeunes chercheuses de la section des études raciales et ethniques de l’Institut des travaux de
développement allemands à l’Est s’inquiètent en octobre 1941 de la disponibilité du matériau dont elles ont
besoin pour poursuivre leurs recherches. La section de Cracovie de cet institut se livrait à l’étude des types
raciaux. Comme l’écrit le directeur de la section le 22 octobre 1941, « nous ne savons pas quelle action a été
planifiée concernant la réinstallation de la population juive dans les prochains mois. En attendant trop longtemps,
nous risquons de perdre un précieux matériau de recherche, et un danger particulier nous guette : que notre
matériau soit retiré de son contexte familial naturel et de son environnement familier, ce qui signifierait non
seulement que les photographies elles-mêmes devraient être prises dans des conditions bien plus difficiles, mais
que les occasions d’en prendre seraient considérablement réduites. Car la méthodologie de recherche est précise :
pour « toute personne enregistrée dans l’unité familiale, 18 mesures de la tête et 13 mesures du corps étaient
relevées », auxquelles s’ajoutaient « 4 photographies de la tête (Contax 18cm Sonnar) et 3 photographies de
l’ensemble du corps nu (Contax 13,5cm Sonnar) ». Les deux chercheuses se préparèrent immédiatement à se
rendre à Tarnow [la ville de Galicie en question, qui faisait partie du Gouvernement général de la Pologne, mis
en place par le 3ème Reich] pour prendre les mesures de « 100 familles [juives] pour le moment, […] afin de
sauver au moins quelque chose du matériau au cas où une action serait planifiée », d’autant plus que les familles
nombreuses appartiendraient bientôt au passé, puisque « dorénavant il n’y aurait plus de croissance de la
population dont il vaille la peine de parler ». Ce qui fut fait, mais pas sans mal comme s’en plaint l’une des
chercheuses : « La résistance dans la population fut, une fois de plus, très forte ; nous avons donc été contraintes
de faire appel à la police et aux gardes-frontières pour nous aider », aide qui leur fut obligeamment fournie.
Source : Götz Ali et Susanne Heim, 2006, Les architectes de l’extermination. Auschwitz et la logique de
l’anéantissement, Paris, Calmann-Lévy, p. 151-155. Les citations entre guillemets proviennent des lettres
échangées entre ces chercheuses et avec leur directeur.
Le troisième état est, pourrait-on dire, le conflit des compréhensions. C’est l’état que la
critique sociale devrait s’acharner à réaliser dans la crise actuelle et qu’elle n’a pas encore
gagné, loin de là. Nous traduisons par compréhension le concept d’understanding que James
Bohman, 1996, 2004, a mis en avant dans ses recherches sur la démocratie délibérative. Pour
ce dernier la tâche principale de la critique sociale n’est pas simplement la dénonciation ou la
lutte par des voies politiques (voire insurrectionnelles) pour un autre état de l’économie et de