Comparer l`incomparable ? Le sens du travail en - chu

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Sociologie du travail 55 (2013) 152–171
Comparer l’incomparable ? Le sens du travail en France,
en Allemagne et en Grande-Bretagne dans
l’entre-deux-guerres
Comparing the incomparable? The meaning of work in France,
in Deutschland and in Great-Britain in the interwar
Robert Salaisa,∗,b
a
Institutions et dynamiques historiques de l’économie, ENS-Cachan, 61, avenue du président Wilson,
94230 Cachan, France
b Centre Marc-Bloch, Friedrichstrasse 191, 10117 Berlin, Allemagne
Disponible sur Internet le 27 mai 2013
Résumé
La méthode de l’économie des conventions repose sur un questionnement objectif de la pragmatique de
l’action qui se déroule en situation. Elle cherche ainsi à restituer les configurations de sens qui guident les
acteurs grâce, aussi bien, aux justifications et controverses qu’aux traces incorporées dans les objets sociaux.
À l’histoire croisée, elle peut donc apporter dans la comparaison une attention plus aiguë aux singularités des
situations, spécialement dans le cas de l’Europe, aux singularités nationales. L’article tente de le démontrer
sur les configurations de sens attribuées à la relation de travail en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne
dans l’entre-deux-guerres. En croisant différents domaines et sources, il suggère que ces configurations se
nouent, respectivement, autour de la liberté du contrat, de la liberté d’association et de la dépendance du
serviteur envers son maître. Pour arriver à ce résultat, il examine comment les conceptualisations de la
relation de travail mettent en rapport, de manière propre à chaque pays, travail et produit du travail.
© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Convention ; Configuration ; Relations de travail ; Travail ; Trajectoires historiques
Abstract
The economics of conventions method means objectively questioning the pragmatics of acts done in given
situations. It does so by attempting to reproduce the configurations of meaning that guided the actors, i.e.
justifications and controversies as well as traces left in social objects. A comparison can therefore contribute
∗ Institutions et dynamiques historiques de l’économie, ENS-Cachan, 61, avenue du président Wilson, 94230 Cachan,
France.
Adresse e-mail : [email protected]
0038-0296/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.03.015
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to the histoire croisée (“entangled history”) approach a better understanding of the uniqueness of situations,
and, especially in the case of Europe, of national specifics. We try to demonstrate this here by studying the
meanings attached to labor relations in Germany, France and Great-Britain between the two world wars.
Correlating various domains and sources suggests that those configurations of meaning are built, respectively,
around freedom of contract, freedom of association and a servant’s reliance on the master. That result was
obtained by showing that the way labor relations are conceived creates a relationship between labor and the
product that is particular to each country.
© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Keywords: Convention; Configuration; Labor relations; Work; Historical trajectories
Die Spur ist Erscheinung einer Nähe,
so fern das sein mag, was sie hinterliess
Die Aura ist Erscheinung einer Ferne,
so nah das sein mag, was sie hervorruft1 .
W. Benjamin
Les soubresauts actuels de la construction de l’Europe remettent au jour les idiosyncrasies des
pays qui la composent, au travers de leurs difficultés à s’entendre et de la divergence de leurs
chemins. Si ces singularités prennent racine dans les trajectoires sociohistoriques nationales, le
travail n’est pas le moindre des domaines où celles-ci s’affirment. Cet article entend démontrer
que l’approche par les conventions est spécialement adaptée à la comparaison et à la mesure des
singularités sociohistoriques2 , notamment dans le domaine du travail. Nous nous concentrons
ici sur la période fondatrice de l’Europe d’après-guerre, c’est-à-dire sur l’avant-Seconde Guerre
mondiale, et nous nous intéressons aux trois pays dominants entre lesquels le futur de l’Europe
s’est très largement négocié : l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne.
1. Questions de méthode
1.1. Comparer les questionnements
Les recherches méthodologiques et épistémologiques ont à ce jour bien cerné, comme le montre
l’importante contribution de Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (2004), la condition
essentielle de possibilité de la comparaison, celle d’être située et datée. Il faut entendre par
là, d’une part, la définition d’un objet, issu d’un questionnement précis, d’autre part, l’unité
de temps et/ou de lieu : soit, la comparaison de plusieurs pays sur une même période, soit de
plusieurs périodes pour un même pays. La comparaison opère à partir d’une coupe, dans le temps
ou dans l’espace, de processus sociohistoriques continus (c’est-à-dire qui n’ont ni origine, ni
1
Benjamin W. 1983, 1987. Das Passagen-Werk. Francfort, Suhrkamp Verlag, p. 560.
La rédaction de cet article a bénéficié de présentations antérieures et de discussions lors du séminaire de méthode
du Centre Marc Bloch (Berlin, 21 juin 2010), du séminaire du Laboratoire institutions et dynamiques historiques de
l’économie (Paris, 11 janvier 2011) et des premiers Entretiens Institut d’études avancées-Bureau International du travail
« Le sens du travail » (Nantes, 31 mars 2011). Il s’agit d’une version modifiée, insistant sur la question de la comparaison,
de Salais, 2011 « Labour-Related Conventions and Configurations of Meaning: France, Germany and Great Britain Prior
to the Second World War’ » paru en 2011 dans le dossier coordonné avec R. Diaz-Bone « Conventions and Institutions
from a Historical Perspective », Historical Social Review, 36(4).
2
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fin) et même vivants (dans la mesure où ils relèvent de l’activité humaine, d’anticipations, de
coordinations et de conflits). L’enjeu est de comparer des dynamiques singulières, car fortement
enracinées dans le temps et dans l’espace, donc de comparer l’incomparable. Comme dans toute
chirurgie, la coupe ne doit pas tuer le patient ; elle doit tenter de restituer au maximum l’élan, la
singularité et le mouvement du processus, sa pragmatique en un mot. M. Werner et B. Zimmermann
ont lancé la problématique de l’histoire croisée pour, précisément, tenter de dépasser ce qui
leur paraît une limite insurmontable de la comparaison. Ils insistent à juste titre, pour éviter de
généraliser un cadre d’analyse, ou de privilégier un point de vue national (le plus souvent celui
du chercheur), sur la nécessité de situer les points de vue et de les croiser, d’étudier l’impact des
réceptions et des influences croisées, y compris pour les réfuter. Enfin, ils soulignent le danger
d’un angle d’approche externe en surplomb, qui porte toujours en lui un point de vue normatif
spécifique.
À la réflexion, il nous semble (cela n’apparaissait pas d’entrée de jeu) que l’économie des
conventions (EC) apporte à la méthode comparative la possibilité de restituer de manière objective la pluralité des points de vue, du moins d’aller au plus loin qu’il est possible dans cette
direction. Un point de vue se compose d’une part, d’un lieu d’où l’on voit (le point), et d’autre
part, de la vue, c’est-à-dire d’une représentation spécifique de la réalité qui nous entoure. Cette
vue est conventionnelle au sens où elle est formée à partir des conventions que l’acteur sélectionne en fonction de l’action qu’il entreprend. C’est, si l’on préfère, un questionnement que
l’acteur pose sur la réalité qui l’entoure, dont il attend en réponse la découverte de la bonne
manière d’agir (bonne, au sens où cette action est assurée au maximum de sa réussite, où c’est
une action qui convient). Cela n’a rien d’un truisme, car à partir d’un même point et s’agissant
de la même réalité environnante, une pluralité de conventions existe pour former ces attentes sur
la bonne manière d’agir. David Lewis (1969), un des inspirateurs de la position méthodologique
de l’EC le souligne dans ses exemples (celui de la conduite automobile notamment) : ce n’est
qu’en se mettant dans la position du conducteur et, en quelque sorte, en agissant avec lui en
situation, que l’on peut découvrir les conventions auxquelles les conducteurs ont recours pour
former leurs attentes mutuelles et se coordonner. Depuis ce lieu, l’on verra le système de conventions que l’acteur utilise et, en faisant de même avec d’autres lieux, d’autres temps et d’autres
acteurs engagés dans un cours d’action identique, on aura accès à la pluralité des conventions,
autrement dit des vues et des conceptions propres à une même situation et à un même problème
d’action.
On le sait en outre, dans une approche pragmatique de l’action (Dodier, 1993), la situation ne
se limite pas aux attentes réciproques ; elle est aussi une configuration où se trouvent et agissent
d’autres acteurs et des objets. Par exemple, il y a des signaux divers le long de la route et ce que
fait le conducteur d’en face compte également. L’enjeu de l’action est de réussir à se coordonner
avec, comme le dit Nicolas Dodier (1995), « toutes ces instances ». Tout système de conventions
s’étend donc à la qualification des objets qui entourent l’acteur ; il est important pour celui-ci de
découvrir les appuis que ces objets lui apportent ou l’orientation qu’ils suggèrent quant à l’action
adaptée à entreprendre. N. Dodier l’a très bien montré lorsqu’il analyse la coordination le long
d’une chaîne de montage.
Donc que comparer dans cet article ? Tout simplement les conventions ou, si l’on préfère, les
catégories de pensée et d’action par lesquelles chaque communauté saisit son monde du travail.
La contrainte ainsi posée à l’observateur est qu’il puisse disposer d’un questionnement et d’une
méthode qui lui permettent de se mettre en pensée et en acte dans chacune des configurations
nationales, et d’en dégager chacune des conceptions de l’activité de travail, pour en tracer ensuite
la comparaison. Nous allons utiliser une formalisation partant de l’activité de travail comme
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réalisation3 . Elle distingue trois moments dans l’activité de travail : l’engagement, la coordination
productive, l’épreuve de réalité du produit ; trois moments qui sont liés de manière dynamique au
sein du processus de réalisation. On verra qu’elle s’avère discriminante, les conceptions du travail
se focalisant dans chacun des trois pays étudiés sur un moment particulier et une articulation
spécifique.
1.2. Trace et configuration de sens
Se pose alors la question du matériau empirique sur lequel travailler pour « extraire » les
conventions à l’œuvre dans chacune des configurations nationales. Pour répondre à cette question,
nous utiliserons ici les deux concepts de trace et de configuration de sens.
Le paradoxe méthodologique est que les conventions, du fait même d’être inséparables des
actions qui les actualisent en situation, ne sont pas accessibles à l’observation, sauf circonstances
spéciales. La méthode la plus évidente a priori est l’enquête participante : le chercheur conduit la
voiture en même temps que l’observé. C’est impossible dans une approche historique qui porte,
par nature, sur des faits passés. Il reste deux autres voies : l’observation des situations de crise
qui obligent les acteurs à produire des justifications, autrement dit l’analyse des controverses ; et
la recherche des indices laissés par les conventions au sein des artefacts que leur mobilisation a
permis d’élaborer, autrement dit des traces.
Nous privilégions dans ce qui suit la recherche des traces laissées au sein des artefacts relatifs
au travail. La liste est a priori longue des artefacts sociaux présents : les écrits théoriques portant
sur l’économie et la société ; la statistique ; le droit du travail et, plus largement si possible, le
droit économique ; les systèmes de négociation collective ; les institutions relatives au social ;
l’organisation du travail, de la production et du marché ; les standards de qualité du travail et des
produits, voire les objets techniques (dont la forme matérielle incorpore des attentes sur la façon
dont ils doivent être utilisés de manière efficace, autrement dit exhibe en creux un modèle cognitif
du « bon » travail). Cette méthode se combine aisément avec l’analyse des controverses. Le droit,
spécialement la jurisprudence, est un espace de controverses, de même les conflits du travail ou
les débats théoriques.
Ce que nous cherchons, ce sont, en reprenant à Norbert Elias le concept de configuration,
les « configurations de sens » que génèrent les conventions, une fois celles-ci installées dans
le jeu social national. Ce type de configuration ne détermine pas des jeux de position structurelle d’acteurs dans un champ. Il s’inscrit et se distribue dans les choses et les institutions et
constitue un répertoire commun accessible à chaque acteur, qui y puise pour donner un sens
pratique aux évènements en cours, à la situation et aux actions des autres, dans l’instant et le
lieu. Ce « sens » a une double dimension ; il est à la fois signification (de la situation) et direction (de l’action à entreprendre). Une configuration de sens a ainsi un caractère pragmatique.
Elle permet à chacun de comprendre et d’agir, donc d’anticiper. C’est un savoir commun que,
sans y penser rationnellement à l’avance, chacun présuppose connu des autres. Une configuration de sens permet tout à la fois de se mettre d’accord, mais aussi de débattre, de s’opposer,
y compris violemment, à partir d’un arrière-fond (background) partagé. Chacun peut vérifier
que cela marche, par exemple que l’autre agit selon ce que l’on avait anticipé ou du moins en
fournit les signes attendus — en régime courant, il est difficile de différencier l’action du signe
3 Nous avons élaboré cette formalisation dans Salais (1989), et l’avons explicitée dans Salais et Storper (1993), Storper
et Salais, 1997, puis dans Salais (1998).
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– et cette possibilité est pour beaucoup dans la stabilité du jeu. Potentiellement du moins, ce
jeu laisse ouvert des espaces d’interprétation et d’innovation (propres à la liberté humaine), qui
peuvent conduire à certains moments les trajectoires à s’infléchir, à s’enrichir ou à changer de
cap.
Dans cette perspective, et de par la répétition du même problème, les artefacts sociaux qui
configurent ces situations d’action se composent de la sédimentation des systèmes de conventions
mobilisés. Ils se constituent ainsi en traces qu’un œil exercé (c’est-à-dire muni d’un questionnement adapté) repère dans le paysage qui se construit autour de lui, au fur et à mesure qu’il
observe et recueille les faits. Si au fil des regards que nous portons dans notre promenade, les
traces convergent, nous tenons là quelque chose de la nature d’une preuve d’une configuration de
sens. Ainsi sera notre méthode, qui emprunte donc au Walter Benjamin des Passages de Paris.
Il y définit ainsi la trace : « Die Spur ist Erscheinung einer Nähe, so fern das sein mag, was
sie hinterliess » (« La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être
ce qui l’a laissée » qui contraste avec l’aura : « Die Aura ist Erscheinung einer Ferne, so nah
das sein mag, was sie hervorruft » (« L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que
puisse être ce qui l’évoque »)4 . Tout artefact social conjugue ainsi, dans sa forme et sa consistance, le proche et le lointain. Sa matière est donc historique de bout en bout et, de ce fait
accessible.
Cette méthode nous prémunit, semble-t-il, contre un danger de la méthode de l’histoire croisée,
celui de se focaliser davantage sur des problématiques d’influence et de réception croisées, au
risque d’alimenter à son insu une problématique de convergence des dynamiques nationales vers
un modèle commun, donc une uniformisation (dont on constate dans la crise européenne actuelle
qu’elle relève plus du dogme que de la réalité). Le centrage de la comparaison sur les questionnements à l’œuvre dans les pragmatiques nationales d’action et de réalisation renforce au sein
de l’histoire croisée la vision plus juste et plus réaliste des croisements comme confrontation de
jugements critiques et comme réélaboration autonome à partir de son propre point de vue. Nous
en verrons dans ce qui suit plusieurs illustrations. Par exemple, les industriels du tissage des pays
considérés connaissaient les modes de calcul des rémunérations employés par leurs concurrents,
ce qui ne les empêchaient pas de juger que leurs conventions en la matière étaient meilleures que
les leurs. Tout au plus pouvaient-ils être conduits à affiner leurs argumentaires justificatifs ou à
intégrer ici ou là quelques ajustements incrémentaux. De même, partir des singularités rend beaucoup plus exigeante la caractérisation d’une inflexion ou d’un changement d’une configuration
de sens.
Il est clair que bien des questions demeurent :
• celle de la dynamique intrapériode ou, pour le dire différemment, celle des découpages temporels pertinents pour isoler des périodes suffisamment homogènes ;
• celle de la montée en généralité vers des catégories nationales. Il y avait dans l’entre-deuxguerres (et comme il y a toujours aujourd’hui) une pluralité des conventions du travail selon les
types de produits, de secteurs, de territoires, ce qui pose la question de la montée en généralité.
Les processus de montée en généralité furent dans la période, spécifiques à chaque pays et
durent beaucoup au type d’État et de politiques publiques.
4
Benjamin W. 1983, op. cit. [1] (traduction de l’auteur).
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Schéma 1. La relation de travail. Position des caractéristiques pertinentes et moments interconnectés.
2. La trame du récit historique : conventions de travail et produit réalisé
La trame que nous employons lie conventions du travail et produit réalisé. Le produit est
différent de la marchandise chère à l’économie classique, ainsi que du bien théorisé par l’économie
standard, en ce sens que sa caractéristique essentielle qui est, précisément, d’être produit, est le
fondement même du concept. Le produit n’est séparable, ni de la coordination productive dont
il est le résultat, ni du travail accompli pour le faire et de ses conventions. Réciproquement les
conventions de travail mobilisées ne peuvent être séparées du produit concret qui constitue leur
visée5 .
2.1. La trame et son heuristique
Le Schéma 1 liste l’ensemble des dimensions constitutives de la relation de travail ; il les
ordonne par ordre d’apparition dans le cours de l’activité de travail, de son engagement jusqu’à
l’épreuve de réalité sur le produit ; il élucide la chaîne des anticipations qui remontent de l’épreuve
du produit vers le début du travail. Plutôt qu’une formalisation, c’est une heuristique ouverte à la
diversité des conventions de travail selon les pays et les périodes. Elle vise à saisir la configuration
de sens, telle que nous l’avons caractérisée plus haut, relative à la relation de travail, et spécialement
en ce qu’elle a de spécifique dans un pays et une période donnés.
La trame distingue et articule trois moments. Le moment 1 est l’établissement d’une relation
de travail, un échange entre une proposition de salaire et une activité de travail future (l’embauche
en d’autres termes). Le moment 2 est celui de la production du produit ; il prend du temps,
se déroule dans un certain dispositif d’outillages, de règles et de personnes. Il voit la création
simultanée d’une valeur d’usage concrète et d’une valeur d’échange. Il se traduit réciproquement
5 Cette partie s’appuie sur l’article publié dans le numéro de la Revue économique fondateur de l’économie des
conventions (Salais, 1989), ainsi que sur le livre écrit avec M. Storper (1993). Voir aussi Salais (1998, 2009).
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par le paiement du salaire. Le moment 3 est celui de l’épreuve de la réalité des engagements
pris, celui où les valeurs attendues se réalisent ou pas. Il se passe sur le marché du produit ; le
prix et l’utilité sont validés jusqu’à un certain degré, ou pas, par les acteurs qui demandent le
produit.
S’agissant du travail, la théorie économique s’arrête le plus souvent au moment 1
(l’établissement de la relation), inclut quelquefois le moment 2 (la coordination productive,
l’organisation du travail), rarement le moment 3 (l’épreuve du produit face à son marché), et
surtout n’aborde jamais l’interdépendance entre ces moments. Or, l’interdépendance des trois
moments est fondamentale pour la compréhension de l’activité de travail. D’une part, ces moments
sont séquentiels, chacun dépend des précédents. Si l’organisation du travail est défectueuse (ou
si les travailleurs recrutés n’ont pas les compétences adéquates), le produit réalisé n’atteindra pas
les standards de qualité, ni la productivité attendus et ne trouvera donc pas preneur. D’autre part,
le temps, on l’oublie trop, a deux flèches, l’une descendante, l’autre montante. Le déroulement
progressif de l’activité de travail (temps descendant) se fait toujours en rapport avec l’état de réalisation de la visée finale ; le cours de l’action s’ajuste en permanence en fonction des anticipations
sur ce qu’il reste à faire (temps remontant). L’ajustement entre réalisation et anticipations se fait
partout et à tout instant dans l’accomplissement du travail, d’où l’omniprésence de conventions
qui permettent d’évaluer où l’on en est et de s’ajuster aux écarts qui surgissent.
2.2. La pluralité des configurations de sens
Tel qu’il est, ce schéma permet de lire les tensions et contradictions qui apparaissent entre les
acteurs de la relation de travail, spécialement celles entre les règles de l’organisation (de l’ordre
des moyens mis au service de fins préétablies par l’employeur) et les conventions du travail
(qui expriment des fins dépassant la visée instrumentale). Il le permet grâce à la séparation et
l’articulation qu’il met en scène entre les trois moments et parce qu’il intègre le moment 3, généralement oublié, celui de l’épreuve de réalité. En limitant l’épreuve à celle du marché du produit,
il écarte en revanche les épreuves plus générales relatives au choix des produits, au débat sur
leurs finalités sociales, aux orientations de développement de la société, aux interventions macroéconomiques de l’État. Comme on le verra, il convient grosso modo pour la période considérée,
mais devrait être élargi pour la période de l’après-Seconde Guerre mondiale.
La raison fondamentale de la pluralité des configurations de sens du travail avait été bien
vue en son temps par Karl Marx6 , même s’il en avait tiré une tout autre problématique, celle
de l’exploitation du travail et de l’aliénation de la personne du travailleur. Elle est présente déjà
chez Georg W. F. Hegel, car elle résulte de la conception que ce dernier avait du travail comme
activité de réalisation (Lukács, 1981). Les deux parties prenantes à la réalisation (le travailleur,
l’employeur) sont dans l’impossibilité pour contracter et se mettre d’accord, de trouver un objet
commun à leurs intérêts. Ce qui motive en effet l’employeur, l’objet de ses convoitises n’est pas
le travail, mais le (très matériel et très singulier) produit du travail. Et même, précisément le profit
qu’il pourra retirer de sa vente sur le marché. Car en vertu du système des droits en vigueur
dans une économie privée, il détient la propriété du produit. C’est de ce droit de propriété qu’il
tire son pouvoir d’organiser la relation de travail. Le travailleur est, avant tout, intéressé par la
rémunération qu’il peut tirer de son travail, car il en attend les moyens de vivre. L’objet de ses
6 Marx K., 1983. Le Capital, Livre 1, sixième section, chapitre XIX, p. 599–600. Pour les commentaires, voir Salais
(1989).
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anticipations n’est donc, ni le travail, ni le produit de celui-ci, c’est le salaire. Néanmoins, pour
pouvoir disposer d’un produit et répartir le revenu qui découle de sa vente, il faut bien entrer
en relation, contracter et/ou conclure un accord collectif. Mais sur quoi ? Car au moment de
contracter, les contractants ne savent rien du futur de leur relation. Le travail n’étant pas encore
mis en œuvre, personne ne sait véritablement si un produit en sortira, ni quels seront sa qualité,
sa quantité et son prix. Il n’y a donc aucune base solide, objective et qui existe préalablement à la
relation. Cette base ne peut être que de nature conventionnelle, ce qui ouvre la voie à une véritable
inventivité sociale et historique, génératrice d’une singularité des trajectoires nationales.
Il y a de bonnes raisons de penser qu’il existe une certaine proximité des conceptualisations
entre les acteurs d’un même pays, par-delà la diversité de leurs domaines, ne serait-ce que parce
qu’ils observent et vivent dans la même société, parce qu’au travers des interactions sociales,
ils ont à prendre en compte les constructions des autres, ce qui conduit à l’émergence d’une
configuration de sens. Chacun avec ses finalités propres a été en effet dans l’obligation de prendre
en compte les dimensions constitutives du travail explicitées par le Schéma 1 : dans son modèle
d’action, dans la construction de sa connaissance du travail et dans l’artefact résultant (des règles
de droit, une catégorisation, un type de représentation des intérêts collectifs des travailleurs,
etc.). Il n’y a aucune raison en revanche — et c’est ce que nous allons vérifier — pour que ces
conceptualisations soient les mêmes d’un pays à l’autre, d’une période à l’autre. Elles deviennent
sociohistoriquement dépendantes de trajectoires nationales spécifiques.
Détaillons encore un peu la lecture du schéma pour expliquer pourquoi le
travail en tant qu’activité ne peut relever d’une théorie du marché, parfait ou
pas.
La relation de travail, une fois nouée entre l’employeur et le salarié, ne se
réduit pas à un échange momentané, ni n’assure un ajustement optimal des
préférences individuelles. La réalité des engagements pris de part et d’autre
(salaire et conditions du travail d’un côté, effort et qualité du travail de l’autre)
demeure incertaine. Tout reste à faire dans le cours de la relation. La relation de
travail ouvre ainsi sur une mise à l’épreuve réciproque que, seules, résoudront
la réalisation du produit et sa vente sur un marché. L’activité de travail est
ainsi inscrite dans une dépendance réciproque avec son produit concret. De
part en part, l’activité de travail est donc conventionnelle, au sens où, dans un
contexte d’incertitude sur le futur, sur ce que font les autres, sur l’adéquation du
dispositif de travail aux résultats recherchés, la coordination ne peut avancer
que sur la base d’attentes mutuelles, qu’à partir de l’hypothèse d’un monde
commun.
S’il y a un marché présent dans ce processus, c’est le marché du produit, et
non celui d’un facteur appelé « travail ». Mais, direz-vous, et le salaire, ne se
fixe-t-il pas sur un marché, le marché du travail, précisément, sur lequel se
confrontent les demandeurs et offreurs d’emploi ? Non en réalité. Le salaire
s’établit lors du moment 1 par rapport aux références qui s’offrent dans une
négociation dont la caractéristique est d’être située dans un lieu et un moment :
salaires déjà pratiqués par la firme, salaires observés pour un travail de même
nature dans la branche ou la localité, convention collective de branche, accord
d’entreprise, etc. Ce « marché du travail » n’est constitué que d’un ensemble
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d’appariements locaux entre, de surcroît, des promesses que les contractants
échangent sur le futur de leur relation. L’enjeu véritable du moment 1, c’est
la fixation des références qui seront mobilisées dans l’appariement et leurs
connexions éventuelles avec les moments qui suivent. C’est donc en premier
lieu la négociation collective entre employeurs et syndicats, et non le marché
qui fixe ces références.
3. Trois fondements conventionnels spécifiques de la relation de travail :
les configurations de sens
Le schéma s’avère fécond par la distinction qu’il propose entre les trois moments de la relation
de travail et par l’accent qu’il porte sur leur articulation. Nous avons prêté attention à la théorie
économique, à la doctrine juridique, à la jurisprudence, à la négociation collective, à ce qu’on
peut savoir des compréhensions « ordinaires » qu’ont du travail et de ses modes d’exercice les
acteurs économiques et sociaux, employeurs, ouvriers de métier et syndicats. Nous l’avons fait,
pour l’essentiel, à partir de travaux existants que nous citons au fur et à mesure, et non d’un
travail sur les matériaux d’origine. Le fil du récit est différent pour chaque pays (même si les
mêmes domaines sont abordés). Il s’est d’une certaine manière créé de lui-même, en suivant les
méandres, focalisations, hiérarchies, oublis et biais propres à chaque pays.
Malgré ses limites tenant à son caractère plus ou moins approfondi, l’exercice conduit à largement consolider l’hypothèse d’une configuration de sens relative au travail nationale, pour les
trois pays (Allemagne, France, Grande-Bretagne) et la période considérés (l’entre-deux-guerres).
Partant des mêmes éléments de base, ces configurations en réalisent des arrangements spécifiques,
transversaux aux lieux et objets étudiés. Comme nous le montrons dans une recherche en cours
(non abordée ici), ces configurations de sens se superposent à la variété des conventions du travail
à l’œuvre dans le tissu socio-économique de chaque pays, en exerçant des effets de sélection et
d’orientation. Elles vont par exemple, dans l’entre-deux-guerres, canaliser et spécifier étroitement
dans chaque pays les voies et les modalités de la rationalisation du travail.
On commencera par la Grande-Bretagne et l’Allemagne qui sont, selon des modalités opposées,
les plus éloignées du modèle libéral du contrat. La France est, au contraire, celle qui s’en approche
le plus. Cette affirmation peut surprendre tant la vulgate a fait de la Grande-Bretagne, à tort, le
paradigme du modèle libéral. En réalité la codification de la relation d’emploi n’a pas émergé en
Grande-Bretagne de la liberté du contrat, mais de la relation de dépendance du serviteur envers
son maître (le contrat de service). En Allemagne, elle a émergé, non pas de la liberté du contrat,
mais de la liberté d’association. Pour la Grande-Bretagne, il faut considérer un temps long et
immobile (depuis le milieu du xixe siècle, voire plus tôt), pour l’Allemagne un temps court et
chaotique (à partir de 1919 et la création de la République de Weimar), voire très court, et pour la
France un temps lent, marqué par des accélérations soudaines.
3.1. La Grande-Bretagne et la dépendance du serviteur envers son maître
Les conventions au fondement de la relation de travail en Grande-Bretagne sont le produit
hautement improbable de rencontres dans la longue durée entre des éléments hétéroclites, voire
contradictoires. Leur seul point commun est la focalisation sur le produit (mais sur le produit fait
et porté au marché et non sur le produit à faire comme en Allemagne).
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161
Dans la configuration de sens britannique, l’employeur se positionne avant tout comme le
destinataire et le vendeur du produit. Il se limite à être l’intermédiaire du marché. Il en répercute les
desiderata vers les ateliers et la production, dont l’organisation ne l’intéresse que marginalement.
Il tire profit avant tout de la vente du produit. Le moment 3 (le marché du produit) est donc
le moment dominant, ou plutôt le levier par lequel l’employeur entend définir et structurer les
moments précédents 1 et 2. Cette configuration prend sa source dans les conceptions du travail
qu’a diffusées, tout au long des xviiie et xixe siècles, l’économie politique britannique. Mais
celle-ci s’est aussi trouvée en phase avec les conceptions du travail partagées de longue date
par les travailleurs de métier et les entrepreneurs, plus marchands qu’organisateurs directs de la
production.
Toutes ces conceptions confondent travail et produit du travail, autrement dit font l’impasse
sur le moment 2 (la mise en œuvre du travail comme activité productrice). Elles considèrent en
effet l’achat de travail par l’employeur aux travailleurs (moment 1) comme équivalent à l’achat de
travail incorporé dans le produit (moment 3). Adam Smith est le premier à avoir fait cette « erreur »,
ou plutôt à avoir fondé cette convention. Il avait des excuses, car les établissements industriels
qu’il observait de son temps étaient surtout constitués de rassemblement d’artisans travaillant avec
leurs aides et payés aux pièces (voir l’exemple paradigmatique de la manufacture d’épingles). Ce
que le chef d’entreprise achetait était bien le produit (des têtes d’épingles par exemple) et non
la mise à disposition du temps d’une force de travail, temps qu’il aurait été libre d’utiliser au
mieux de ses intérêts. Mais fondamentalement, cette convention d’interprétation de la relation de
travail témoigne de l’invention théorique majeure de l’économie britannique : le marché. C’est
au prisme de la théorie du marché que les économistes britanniques analysent l’ensemble des
phénomènes économiques. Les contemporains d’A. Smith (comme James Steuart) et ceux qui
lui succédèrent (comme David Ricardo, James Mill ou John Stuart Mill) firent de même. Ils
identifièrent le travail comme étant échangé directement en tant que travail matérialisé. Comme
le note alors avec surprise Theodor Bernhardi, contemporain allemand, Adam Smith analyse le
procès de production comme un procès d’échange entre deux propriétaires négociant l’achat de
travail, mais d’un travail déjà incorporé dans un produit7 . Une autre source de la confusion est
plus profonde ; c’est l’identification, sous l’effet des Poor Laws et des débats incessants auxquels
leurs réformes ont donné lieu, du travail salarié (waged labour) et de l’aide aux pauvres (poor
relief). Le travail salarié est indigne d’un homme libre. Seul celui qui se rémunère en portant les
produits de son labeur sur le marché peut être considéré comme un homme libre.
Particulièrement significative de la conception britannique du travail est la comparaison que fait
Richard Biernacki (1995) des schémas de calcul des taux de salaire à la pièce (piece-rate schedules)
dans l’industrie du tissage de la seconde moitié du xixe siècle, comparés à ceux en vigueur en
Allemagne. Le tissage est alors un secteur important des économies britannique et allemande
(et de leur compétition sur les marchés internationaux). Les taux de salaire à la pièce sont un
instrument clé de l’employeur pour obtenir un bon compromis entre productivité (réduction du
coût unitaire) et qualité du produit. Le travail du tisserand (autrefois comme aujourd’hui) consiste
à surveiller la circulation des navettes qui tirent le fil horizontalement d’arrière en avant au sein
des fils verticaux qui composent la trame. À mesure que les navettes tirent leur fil, des bobines de
fils tournent pour alimenter le mouvement. À trame donnée (la « chaîne »), la vitesse de rotation
des bobines détermine largement la longueur du tissu fabriqué par heure. Si la trame du tissu à
produire est lâche, le tisserand peut produire plus de longueur de tissu par heure, mais il est obligé
7
Cité par Biernacki, R. 1995, p. 252.
162
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de changer la trame plus souvent sur son métier à tisser, opération qui lui fait perdre du temps.
Pour fabriquer des tissus à trame plus dense, la vitesse doit être plus lente. Le tisserand produit
une longueur moindre par heure, mais il change beaucoup moins souvent de trame et regagne
ainsi du temps.
De fait, à problème technique identique, solutions différentes en Grande-Bretagne et en Allemagne. R. Biernacki a pu travailler des deux côtés sur des archives extrêmement riches issues
des milieux professionnels (Biernacki, 1995 : p. 43–57). Les schémas de calcul des taux sont
bidimensionnels en Grande-Bretagne comme en Allemagne, mais différents. Patrons et ouvriers
anglais s’accordent sur un schéma qui relie la paie calculée par longueur de tissu avec la densité de
ce tissu (nombre de fils par inch). À longueur donnée, la paie augmente avec la densité du tissu,
ce qui permet de compenser l’effet négatif qu’aurait, sinon, le ralentissement nécessaire pour
fabriquer un tissu plus dense. Patrons et ouvriers allemands s’accordent sur un schéma qui se
centre sur le nombre de schüsse (littéralement de tirs, c’est-à-dire d’allers-retours des navettes en
un temps donné). Le schéma lie la paie calculée par milliers de schüsse avec le nombre nécessaire
pour fabriquer un centimètre de tissu. Là encore, l’idée est la même, mais le principe de calcul
est différent. Les tisserands en charge de tissus lâches gagnent plus par milliers d’allers-retours
que les tisserands en charge de tissus denses. Ils gagnent ainsi plus par heure effective de travail,
ce qui permet de compenser les pertes de temps qu’ils subissent en raison du nombre élevé de
changements de chaînes sur le métier.
L’intéressant pour nous est qu’à nouveau dans cet exemple les conventions d’évaluation du
travail sont spécifiques. En Allemagne, la mesure de la performance de travail et le calcul du
salaire se concentrent sur le moment 2 (la production) ; le critère est strictement technique et se
réfère aux caractéristiques directes de l’activité du travail dans l’atelier. En Grande-Bretagne, la
mesure de la performance et le calcul du salaire se concentrent sur le produit fini, prêt pour le
marché (moment 3). Malgré les évolutions des techniques et des marchés, malgré la connaissance
réciproque qu’ont les Britanniques et les Allemands de leurs pratiques, ils s’en tiennent à la leur,
la jugeant meilleure et préférable à celle de l’autre.
Willibald Steinmeier a critiqué Richard Biernacki pour avoir indûment généralisé à l’ensemble
de la Grande-Bretagne des observations portant sur un seul secteur8 . Il a raison si l’on se place
au niveau des pratiques de travail. De fait, on peut montrer qu’il existe dans le tissu économique,
en Grande-Bretagne comme ailleurs, une pluralité de conventions du travail selon les branches et
les lieux. Mais s’agissant de la configuration de sens donné au travail, les travaux sur la Common
Law indiquent une convergence avec les conclusions qu’on peut tirer des travaux de R. Biernacki.
Nous réinterprétons ici les recherches faites par Simon Deakin et Franck Wilkinson (2005) sur
l’histoire du droit du travail britannique.
Dans l’interprétation que les juges de la Common Law donnent du contract of service dans leurs
arrêts, les travailleurs sont soumis à deux injonctions contradictoires, liberté d’action vs contrôle
disciplinaire. D’un côté, il leur est imputé la responsabilité de la fabrication du produit et de sa
livraison dans les délais et selon les spécifications prévues. En d’autres termes, la réalisation du
moment 2 (la production) leur appartient. Satisfaire à cette responsabilité devrait impliquer une
liberté d’action, celle précisément de l’artisan, du maître ou de l’ouvrier de métier. C’est ainsi que
les travailleurs le considèrent. De fait, dans la grande industrie, les syndicats continueront de se
battre pour le maintien de règles de travail coutumières qui, reformulées dans un contexte différent,
8 Steinmeier, W. 1999, pp. 500–28. Document communiqué par W. Steinmeier lors du séminaire de l’École des hautes
études en sciences sociales « Les mots de l’histoire », le 14 mars 2008.
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prolongent les règles de métier. Par ces règles, le syndicat entendait contrôler l’embauche (closed
shop), le maintien de la hiérarchie professionnelle traditionnelle (job differentiation, demarcation)
contre toutes les tentatives d’embauche de travailleurs non qualifiés (dilution), la fixation des taux
de salaire. Ce contrôle a été actif pendant toute la période et avec un succès certain : après chacune
des deux guerres (1914-1918 ; 1939-1945), en récompense de la participation des ouvriers à l’effort
de guerre qui avait conduit à la suspension de ces règles, une loi les rétablissant sera passée par
le gouvernement.
De l’autre côté, la valeur donnée à cette liberté est niée et remplacée par un contrôle disciplinaire
strict qui s’appuie sur des dispositifs juridiques extérieurs à l’entreprise (dont les sanctions étaient
une amende et/ou une peine de prison). Ce contrôle se traduit par la focalisation des jugements
des tribunaux sur le moment 3 de la relation de travail (la délivrance du produit fait). Le paiement
du salaire peut être différé jusqu’à la vente effective du produit, qui témoigne alors seulement de
sa conformité au marché. Alors que l’employeur était dispensé de tout délai pour licencier (et de
l’obligation de payer les salaires dus), le salarié était tenu de respecter un délai-congé, souvent long
(de plusieurs semaines) avant de pouvoir partir. Pendant longtemps, le départ volontaire du salarié
a impliqué, ce qui est confirmé par la jurisprudence, le non-paiement du salaire correspondant à la
durée du délai-congé9 . Ce contrôle implique, et là est la pointe de la contradiction et de l’injustice
ressentie, une conception hiérarchique forte à dimension morale. Le travailleur dépendant est lié,
au sens fort, à l’employeur ; le concept de service a la connotation d’être au service de, d’être un
domestique attaché à son maître, soumis au devoir d’obéissance.
Il est difficile d’apprécier l’intensité des traces qui en restaient dans l’entre-deux-guerres.
Mais la tension était certainement forte. Car les ouvriers de métier partageaient la conception
des économistes et des réformateurs sociaux du xixe siècle selon laquelle seul l’indépendant qui
maîtrise son travail et le produit de ce travail est un homme libre et digne, le seul à avoir droit de
participer à la vie publique.
3.2. L’Allemagne et la liberté d’association
Au-delà des vicissitudes de la guerre de 1914-1918, de la défaite et des conflits politiques
et sociaux, l’avènement de la République de Weimar et son action s’inscrivent dans la lignée de
l’Empire mais en déportent l’accent de l’industrie vers le travail. La Constitution de la République
de Weimar, promulguée le 11 août 1919, consacre au travail plusieurs articles10 . Les institutions
du travail sont empreintes d’un objectif de transformation sociale et politique et le travail se trouve
ainsi durablement placé au cœur des controverses et des luttes politiques. L’article 157, dans son
premier alinéa, stipule que la force de travail est « sous la protection spéciale du Reich ». L’article
161 est relatif à l’assurance sociale, l’article 163 au devoir d’activité et l’aide aux travailleurs sans
emploi.
Les articles essentiels pour la configuration de sens du travail dans l’Allemagne d’alors sont
les articles 159 et 165. Le premier est relatif à la liberté d’association, le second stipule que les
travailleurs et les employés sont appelés, en commun avec les employeurs et sur un pied d’égalité, à
9 Au point que les Truck Acts (1831, 1887) obligèrent finalement le paiement régulier des salaires sans déduction arbitraire de toutes sortes. Limités aux travailleurs dépendants, ils excluaient cependant de leur protection les subcontractors,
les outworkers et les servants (Deakin et Wilkinson, 2005, p. 73).
10 Constitution de la République de Weimar, partie 5 : « La vie économique ». Les traductions qui suivent sont disponibles sur la Digithèque de matériaux juridiques et politiques de l’université de Perpignan : http://mjp.uni-perp.fr/
constit/de1919.htm#15.
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participer à la réglementation du salaire ainsi qu’au développement économique général des forces
productives. Il justifie par ces fins la création des organisations collectives et la reconnaissance
par l’État de leurs accords11 .
Les conventions qui donnent sens à la relation de travail en Allemagne se focalisent sur le
moment 2 (le processus de production et son organisation). Davantage encore, ce moment 2 est
constitutionnalisé ; il est celui autour duquel la société s’organise. Les moments 1 et 3 lui sont
subordonnés : le moment 1 (recrutement, fixation des salaires) par l’articulation avec les exigences de production que la négociation collective établit à travers l’exigence constitutionnelle
de coparticipation entre syndicats et employeurs ; le moment 3, en raison même du mode de
développement national fondé sur l’industrialisation et sur son trait marquant (l’ascension revendiquée et organisée par l’Empire vers des produits de qualité devant porter dans le monde l’identité
allemande).
Cette conception de l’activité de travail, en relation avec son produit, se repère un peu partout
dans les écrits des économistes, toutes options politiques confondues, ainsi que dans la presse
syndicale ou non. R. Biernacki, à qui nous l’empruntons, en donne de nombreux exemples, au
point même que, selon lui, Marx, alors exilé en Grande-Bretagne, l’aurait développée de luimême sans connaître les travaux de ses contemporains économistes allemands. Elle trouve une
traduction, bien différente de celle de K. Marx, dans l’article 165 de la Constitution. Le fondement
de la légitimité de la coparticipation des travailleurs et des employeurs repose sur un bien commun,
la performance économique en quantité comme en qualité. Et c’est ce qui légitime le primat de
la liberté d’association, et non de la liberté du contrat comme en France, dans la configuration de
sens allemande.
Le droit du travail allemand est fondé sur la liberté d’association. Comme le dit Hans Potthoff
(1925), « la nouveauté du droit du travail [allemand] après la Première Guerre mondiale est que
sa fondation passe du droit individuel au droit collectif. Le contrat de travail en tant qu’accord
individuel portant sur les conditions de travail est mis encore plus au second rang. Son contenu
est déterminé de l’extérieur non seulement par la loi, mais avant tout par les normes collectives
(convention collective, [Tarifvertrag] et accord d’entreprise [Betriebvereinbarung]). À la place
de la liberté du contrat se tient la « liberté d’association ». Priorité est donnée aux normes issues
de la négociation collective12 . Les règles du travail (spécialement le salaire et le système salarial,
les heures de travail normales et supplémentaires, l’apprentissage, souvent le règlement d’atelier)
sont produites et édictées par les accords collectifs. De par l’article 159 de la Constitution, ces
règles ont force de loi pour les signataires de l’accord, et même on attend d’eux qu’ils usent de leur
influence auprès de leurs membres pour qu’elles soient bien mises en œuvre. Les responsables
syndicaux tiraient de la mise en œuvre d’une coparticipation économique la conclusion qu’un
chemin pacifique à partir de cette base en direction du socialisme permettrait de mettre au service
de la classe ouvrière l’efficacité productive, par ailleurs indéniable, du capitalisme. Ils jouent
11 Art. 159 : « La liberté d’association pour la défense et l’amélioration des conditions du travail et de la vie économique est
garantie à chacun et pour toutes les professions. Toutes les conventions et mesures qui tendent à limiter ou à entraver cette
liberté sont illégales ». Art. 165 : « 1. Les ouvriers et employés sont appelés à collaborer, en commun avec les employeurs
et sur un pied d’égalité, à la fixation des salaires et des conditions de travail, ainsi qu’à l’ensemble des conditions du
développement économique des forces productives. De part et d’autre, les organisations et leurs accords sont reconnus.
2. Les ouvriers et employés obtiennent, pour le règlement de leurs intérêts sociaux et économiques, des représentations
légales dans les conseils ouvriers d’entreprise ainsi que dans les conseils ouvriers d’arrondissement [Bezirke], formés
selon les secteurs économiques, et dans un Conseil ouvrier du Reich [Reichsarbeiterrat]. »
12 Cette même primauté de l’accord collectif sur le contrat individuel est aussi relevée par d’autres juristes de Weimar :
W. Kaskel en 1932 (Lewis et Clark, 1981 : 32), et bien sûr H. Sinzheimer en 1921.
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165
donc cette carte, pensant être protégés par la démocratie parlementaire et économique instaurée
par la Constitution, par le rôle que celle-ci leur reconnaît. Leur levier d’action principal dans ce
contexte est l’appui sur le droit et leur participation active à toutes les instances de régulation et
d’administration du travail et de la protection sociale.
La conceptualisation qui est faite du moment 2 est originale. Par l’embauche, le travailleur met
sa force de travail (Arbeitskraft) à la libre disposition de l’employeur, à charge pour ce dernier
de l’utiliser efficacement grâce à la qualité de l’organisation de l’entreprise. C’est de cet usage
efficace que l’employeur tire son profit et le travailleur son salaire. Cette conception offre une
solution au dilemme que posent les conventions du travail. Leur objet, autour duquel la relation de
travail est structurée, devient l’échange « salaire contre mise à disposition de la force de travail »,
qui, de plus, est traversé par une préoccupation d’efficience : il gagne en pertinence.
Cela n’exclut aucunement le conflit, ni les luttes sociales, mais leur donne une expression
particulière. La plupart des fondateurs de la République de Weimar, issus ou proches du Parti
social-démocrate (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD) et des syndicats libres, partageaient avec Marx la théorie de l’exploitation du travail comme dépendance absolue (sans
aucune liberté individuelle subsistante) du travailleur envers le capital. C’est pour eux une réalité
objective, en réaction à laquelle ils voient deux réponses : un droit du travail modérateur de cette
exploitation ; la lutte pour un passage graduel au socialisme. Otto Kahn-Freund (1975) rappelle
que les concepts de travail et de dépendance développés par Hugo Sinzheimer, l’un des juristes
instigateurs du droit du travail sous la République de Weimar, combinent deux traditions : celles
de Karl Marx et de Otto von Gierke. H. Sinzheimer (1921) emprunte à O. von Gierke l’idée
de subjugation illimitée de la volonté du travailleur à l’entreprise : il n’en est qu’un objet, un
instrument13 . Hors de l’organisme que constitue l’entreprise à laquelle il appartient, le travailleur
n’est pas une personne sur le plan économique et, dans la mesure où toute son existence est
déterminée par un pouvoir qui lui est étranger et à la vie duquel il ne prend pas la moindre part,
il ne dispose d’aucun droit civil dans l’économie comme un tout. Mais H. Sinzheimer retient de
K. Marx que le travail est fait de chair et de sang, qu’il est l’expression d’une personne vivante.
Il assigne donc au droit du travail, au droit du travail « dépendant » selon son expression, le rôle
de « modérer le pouvoir de décision de l’employeur par l’insertion d’éléments juridiques14 ». Et
c’est aux organisations syndicales qu’il revient de rendre effective cette modération du pouvoir de
l’employeur.
L’individu n’est donc que peu de chose dans une telle conception du travail comme dépendance
absolue. Il ne peut tirer son salut que de la liberté d’association. L’association comme concept et
principe de construction du collectif est ainsi mise au cœur des enjeux conventionnels du travail
sous la République de Weimar. Au-delà du travail, on peut penser qu’elle irrigue les tensions au sein
de l’organisation fédérale en Länder héritée de l’Empire. L’identité de la personne reste attachée
en Allemagne à son identité au travail. Cette identité est de nature communautaire ; elle relève
d’une appartenance. Car de citoyen, on ne peut pas (encore) parler. L’identité au travail est, sous
la République de Weimar, un objet central de la compétition entre les employeurs et les syndicats.
Celle-ci s’est jouée sur l’ambiguïté entre communauté de travail (limitée au collectif de travail) et
communauté d’établissement (étendue au chef d’établissement)15 . Du fait de cette concurrence,
le travailleur est soumis à une double allégeance, au collectif d’une part (l’organisation qui a
13
14
15
O. von Gierke cité dans Lewis J.-D., 1935.
O. Kahn-Freund (1975) in: Lewis et Clark (1981, p. 79).
D. Kettler (2001) le signale dans la jurisprudence sur la grève et la liberté d’association (p. 27).
166
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négocié l’accord) et à l’employeur (maître de l’organisation du travail) d’autre part. De l’une
comme de l’autre, il peut attendre un soutien, solidaire pour l’une, paternel pour l’autre. Cette
double allégeance a de grandes implications sur le déroulement de la relation de travail. Car elle est
porteuse d’attentes qui pèsent sur le travailleur en termes de responsabilité et de performance. Du
coup, le salut pour le travailleur, c’est-à-dire l’obtention d’un bon salaire et de bonnes conditions
de travail, réside dans son abandon à l’organisation du travail, plus même à sa participation active
à la performance collective.
La mise au second rang de la liberté contractuelle et la primauté donnée à la coparticipation
distinguent la conceptualisation du travail sous la République de Weimar des conceptions britannique et française. La liberté contractuelle, dans la conception française de la subordination, est
créatrice de droits sociaux et économiques garantis par l’État. Ce que le travailleur perd en acceptant d’être dirigé par l’employeur (en aliénant temporairement, ou plutôt en laissant de côté dans
cet instant, l’exercice de sa libre volonté), il le regagne en attribution de droits collectifs. D’autre
part, tout aussi important, la libre volonté demeure une potentialité qui peut toujours être exercée pendant le travail et ne peut être déniée. L’employeur ne dispose ainsi d’aucune justification
fondamentale pour traiter le travailleur comme une chose, par exemple pour pousser la rationalisation technique (notamment l’organisation scientifique et la standardisation) jusqu’au point où
la personne a disparu hors de toute considération. En Grande-Bretagne, on l’a vu, la justification
du syndicat est la défense, bec et ongles, des règles de travail coutumières. La coopération avec
l’employeur est inenvisageable et les tentatives de créer un modèle institutionnalisé et centralisé
de relations sociales (sous l’influence de quelques grands patrons) échouent lamentablement dans
l’entre-deux-guerres. La grande majorité des employeurs étaient d’ailleurs convaincus à l’avance
de l’inutilité de telles tentatives. La configuration d’action ainsi dessinée freine ou détourne tout
effort collectif de modernisation économique, spécialement la rationalisation du travail. Rien
de tel en Allemagne où tout, y compris le progrès salarial et social, passe par les progrès de
l’organisation. Les années 1920 et 1930 y sont marquées par un effort systématique, piloté par de
nombreuses et puissantes associations professionnelles, pour promouvoir et mettre en œuvre la
standardisation et la rationalisation.
3.3. La France et la liberté contractuelle
Pour le dire d’une formule, le travail en France se sent chez lui dans la République. Ne se sentant
ontologiquement ni dominés, ni exploités malgré l’inégalité effective des conditions de vie et de
travail, les travailleurs (c’est-à-dire artisans et ouvriers de métier pour la majorité) représentent
de ce fait dans la longue durée une force sociale turbulente, qui pèse politiquement et qui le
sait (malgré la répression de leurs mouvements, parfois terrible comme après la Commune de
1871). Le travail manuel est une fondation morale de la République et ils en sont des porte-parole
(Sewell, 1983 ; Sonenscher, 1989 ; Cottereau, 1986). Le développement de la grande industrie les
confronte au tournant du xxe siècle à un univers où ces valeurs pénètrent difficilement. Néanmoins,
la connaissance commune des réalités du travail, chez ceux qui les vivent, par les économistes, les
juristes, les syndicalistes reste, si l’on peut dire, à mi-chemin entre les conceptions britannique ou
allemande. La finalité du travail n’est ressentie, ni comme la production pour un marché (auquel
cas le travail n’a de valeur que marchande et incorporée dans le produit), ni comme support
de productivité croissante via l’organisation. La conception dominante est la combinaison d’un
attachement au travail concret et d’une finalité sociale, combinaison qui intègre la dimension
civique (le travail est considéré comme étant avant tout fait pour la collectivité, et non pour le
marché ou pour le patron).
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On ne trouve donc pas dans l’économie politique française du xixe siècle et du début du xxe ,
des conceptions du travail aussi élaborées et tranchées qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne.
Ce qui se dégage serait une conception de la transaction de travail comme offre d’une capacité de
services. « Quand j’embauche un travailleur, ce qu’il me vend n’est pas son fonds de compétences,
seulement les services que sa capacité peut donner en un jour de travail16 ». Si Jean-Baptiste Say
et ses suivants, à la différence de leurs homologues anglais, font la différence entre le travail
vendu comme service et le produit de ce travail, ils ne vont pas, à la différence des économistes
allemands, jusqu’à réduire le travail à une force dont on peut maximiser l’output par l’organisation.
Ils emploient d’ailleurs indifféremment les termes de puissance de travail ou de services du travail.
L’ambiguïté de ces concepts les maintient dans l’entre-deux et sauvegarde, implicitement, la
dimension concrète du travail. Cela invite, spécialement, à bien distinguer le contrat de louage de
services propre au droit français de l’époque du contract of service britannique ; il n’en a pas la
connotation du rapport maître-domestique. De même, il est bon de rappeler l’incompréhension de
l’œuvre de K. Marx, et de sa conception du capitalisme comme mécanisme extrayant du travail
un surplus, par les socialistes français du xixe siècle. Certes, ceux-ci acceptaient l’idée que les
employeurs achetaient une activité de travail mais, pour eux, l’exploitation de cette activité avait
lieu sur le marché du travail, d’où l’hostilité au marchandage et à la sous-traitance (subcontracting).
Un témoignage marquant de cet embarras théorique et pratique est fourni par R. Biernacki
dans son exemple des tisserands et des échelles de salaires aux pièces, que nous avons rappelé
pour la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Après la mécanisation qui eut lieu, comme dans les
deux autres pays, dans le dernier quart du xixe siècle, les industriels français ont fait un usage
indifférencié des schémas de type « allemand » (paiement par nombre d’allers-retours des navettes
en un temps donné) et de type « britannique » (paiement à la longueur du tissu délivré). Mais dans
chaque cas, les schémas français échouent à produire une relation linéaire entre le salaire payé
et la performance, au contraire des schémas allemands et britanniques. C’est le signe que le
concept de travail abstrait (réduit à un temps ou une quantité) n’avait pas encore pénétré dans
les pratiques industrielles françaises à la différence des deux autres pays. De plus, employeurs et
travailleurs ne voyaient dans ces schémas que des références de la négociation pour déterminer
les salaires, et non l’étalon objectif auquel se ranger. On pouvait ajuster ces références comme
on le voulait, l’essentiel étant d’arriver à une estimation commune du salaire journalier. Comme
le disent les employeurs lillois en 1909 : « le schéma n’est rien, le salaire est tout » (Biernacki,
1995 : p. 337–43).
Fidèle à la tradition du Code civil, le droit du travail français considère que la mise en œuvre
du travail (le moment 2 de la relation de travail) relève de l’accord librement formé entre les
parties. Il n’a donc pas à y intervenir directement. S’il a progressivement légiféré, c’est sur les
moments 1 (l’entrée dans la relation de travail) et 3 (sous l’angle de la rupture ou de la suspension
éventuelle de cette relation), avec l’idée de rechercher une certaine égalité des droits des parties.
Il a tenté de compenser l’inégalité des positions, en particulier à faire avancer une structuration
de la relation de travail autour du principe de subordination ; non pas — c’est un point essentiel
de la comparaison — pour confirmer au travailleur qu’il est subordonné à un pouvoir (celui du
chef d’entreprise auquel il doit obéissance), mais pour qu’il tire des droits de la reconnaissance
même de cette subordination. La responsabilité de l’employeur a été clairement circonscrite au
périmètre de l’entreprise. Elle s’est vue peu à peu encadrée par les règles de ce qu’on pourrait
appeler aujourd’hui un « ordre public social » et qu’on appelait alors une « législation ouvrière »,
16
J.-B. Say était par ailleurs entrepreneur dans l’industrie textile.
168
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spécialement en matière de conditions du travail (heures de travail, accidents, travail des femmes
et des enfants). Le Parlement et l’État sont intervenus directement dans ces domaines, par le
débat public et par la loi. Cette législation ouvrière ne se prononce pas en tant que telle sur une
conception normative du moment 2 (production) de la relation de travail mais demande à ce que,
quelles que soient les formes de mises au travail, celles-ci respectent des conditions minimales.
Tout du long de la période, le développement des litiges du travail fait apparaître trois spécificités françaises : le conflit posé entre l’autonomie collective (dont l’accord collectif est l’émanation)
et le règlement d’atelier ; l’écriture des conventions du travail par le juge (d’où un rôle d’évaluation,
mais aussi de publicisation et de légitimation des conventions du travail donné au juge, local spécialement) ; la saisie du collectif par un droit qui ne reconnaît que des volontés individuelles grâce
au concept juridique de groupement17 .
Ce concept de groupement est une invention importante. Car, comme dans la Common Law,
mais à la différence du droit allemand, le collectif n’a pas de substance dans le droit français
d’alors. Il n’existe pas en soi et ne peut donc décider ou conclure un accord en son nom. Autrement dit, pour être légitime et habilité à conclure un accord juridiquement valable, tout collectif
(syndicat ou groupement), doit pouvoir faire la preuve qu’il a reçu l’accord de ses membres.
Cette question a donné lieu à de multiples suggestions, telles que la stipulation pour autrui, le
mandat, la délibération spéciale du groupement. Par exemple dans la technique du mandat, le
syndicat ou le groupement doit avoir reçu un mandat de chacun de ses membres qui, seuls, sont
couverts par l’accord et disposent, pendant un laps de temps, de la possibilité de s’en retirer.
Il faut attendre 1936 pour voir la mise en place de procédures d’extension par le ministère du
Travail.
La confrontation avec les conceptions allemande et britannique montre que la loi française sur
les conventions collectives de travail de 1919 (ni système constitutionnalisé, ni système volontaire)
réécrit et transporte, à l’échelle nationale cette fois, le compromis entre démocratie politique et
démocratie sociale qui fonctionnait à l’échelon local (par exemple dans les fabriques collectives).
Ce nouveau compromis, alors en germes, marquera durablement la pratique sociale en France
jusqu’à aujourd’hui. D’une part, l’organisation (le syndicat en particulier) doit faire la preuve
de sa légitimité démocratique pour signer un accord, autrement dit, bien être le représentant
de ceux pour qui elle prétend signer. En contrepartie, au travers d’une exigence démocratique
non condamnable a priori, la loi reconnaît un espace légitime à l’action collective autonome. La
notion de groupement retenue permet en effet d’abriter sous la protection de la loi d’autres types
d’accords, en particulier ceux signés par des groupements issus des procès-verbaux de conciliation
en fin de grève. En d’autres termes, le comité de grève ou l’assemblée générale qui négocient un
accord disposent de la légitimité démocratique car le mouvement qui leur a donné naissance est
considéré comme une preuve du soutien des travailleurs. Ainsi, la recherche d’un accord collectif
n’est pas l’apanage du syndicat, comme c’est le cas en Allemagne et en Grande-Bretagne. Elle fait
aussi partie des prérogatives du mouvement collectif qui se développe librement et de manière
autonome par la grève. Ce qui fait en France la force et la légitimité d’un accord collectif, ce
n’est pas la puissance de l’organisation (le syndicat) qui le signe, mais celle du mouvement social
qui conduit à l’accord18 . Ces conventions politiques (l’autonomie collective et sa légitimité dans
17 Nous nous appuyons très largement ici sur les travaux de C. Didry (1993, 2001, 2002), mais l’interprétation demeure
la nôtre propre.
18 Le taux de syndicalisation en France ne dit donc pas grand-chose, encore aujourd’hui, quant au potentiel de mobilisation
des salariés.
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l’ordre démocratique) s’avéreront des ressources importantes du mouvement social et politique
dans la crise des années 1930 et l’avènement du Front Populaire en France.
4. Conclusion
Le sens du travail et la configuration des conventions et institutions qui l’entourent offrent ainsi
une forte singularité nationale dans l’entre-deux-guerres. Certes, pour former une conjecture
solide, il reste à étudier comment ces configurations de sens ont été réajustées depuis l’avantguerre, substantiellement modifiées, et dans quelle mesure elles ont convergé sous l’influence de
la création de la Communauté européenne. Néanmoins les résultats — et une approche par les
conventions présente un intérêt majeur en ce domaine — suffisent à légitimer une interrogation sur
la nature de l’Union européenne. Selon Alan Milward (1992), les nations fondatrices de l’Europe
d’après-guerre l’ont conçue comme un prolongement d’elles-mêmes (spécialement pour assurer à
leur appareil productif un marché suffisamment large et propice à la croissance), plutôt que comme
un objet nouveau. Vu la singularité des configurations de sens nationales, sur quel type d’accord
politique reposerait ce type de construction ? Pourrait-il générer au fil du temps des conventions à
l’échelle européenne, aptes à devenir les fondements de véritables attentes et de compréhensions
mutuelles ? Ou bien, s’est-on limité à un jeu rationnel où chacun a joué à faire semblant d’être
d’accord, ce qui a pu conduire chaque partenaire, au fur et à mesure qu’une législation et des
politiques européennes se construisaient, à finir par croire — à un certain niveau du moins —
à l’existence de cet accord. Le réveil, dans cette hypothèse, serait rude depuis trois ans (Supiot,
2011).
L’économie des conventions est engagée dans une approche en compréhension, au sens où le
chercheur, pour accéder aux conventions des acteurs via les traces dans les artefacts et les controverses, doit se mettre dans la configuration de sens et d’action qui fut la leur. La pertinence pour
l’histoire est grande. Prenons un seul exemple. Quel sens cela a-t-il de bâtir des séries quantitatives
longues, postulant l’invariance des conventions de définition et de mesure choisies (le plus souvent contemporaines) ? Les données produites ne sont pas sans valeur, mais le modèle d’analyse
externe (et contemporain) qui les soutient doit être confronté aux compréhensions qu’avaient
du même phénomène les acteurs des époques considérées. En comparaison internationale, cela
revient tout simplement à rabattre les singularités qualitatives au rang de différences quantitatives
en « tuant » leur sens et en lui en substituant un autre, étranger aux réalités telles qu’elles ont été
vécues19 .
À trop s’attacher cependant aux acteurs, à leurs justifications et à leurs disputes, on risquerait de passer à côté de tout un pan essentiel de l’histoire, précisément ce que l’acteur oublie
sans cesse et, en un sens, ne peut qu’oublier s’il veut agir : les significations incorporées dans
les objets sociaux de toute nature qui l’entourent et qui, par cette incorporation, contribuent à
orienter et à stabiliser son action et sa compréhension de la situation. L’apport méthodologique de
l’économie des conventions que nous suggérons (positionnement interne/questionnement objectif
de la pragmatique en situation) est de réintroduire ces objets sociaux dans l’analyse, à côté et en
rapport avec les justifications des acteurs. Non pas comme participant d’une structure externe de
détermination, mais comme accumulation et réagencement en devenir permanent de conventions
sédimentées au cours du temps. Par le fait d’être soumis à réagencements et interprétations, cet
19 Là réside le problème politique majeur que pose la méthode ouverte de coordination européenne fondée sur l’étalonnage
des performances des pays membres au regard de quelques indicateurs agrégés. À propos du taux d’emploi et de la
déconstruction de la catégorie « chômage », voir Salais (2007).
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environnement d’objets, dont l’étendue et l’épaisseur sont a priori variables selon la coordination
analysée (de même que les contours et la composition de la situation), résulte de la dynamique
historique dans le même temps qu’elle y participe.
Déclaration d’intérêts
L’auteur n’a pas transmis de déclaration de conflits d’intérêts.
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