Fidélité et trahison - E

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Fidélité et trahison
L’art du portrait et de l’autoportrait maniéristes à
Florence
Une inspiration commune pour Constance Fenimore Woolson et
Henry James
Jeannine Hayat
A Catherine Cousin
L’émergence de l’individu à l’époque de la Renaissance a favorisé l’expansion d’un genre
pictural novateur: le portrait. Portraits de cour, portraits intimes ou autoportraits, les œuvres
profanes qui prennent pour modèle la figure humaine provoquent désormais chez le spectateur
une émotion esthétique aussi intense que la peinture religieuse ou historique. Le
développement rapide, tout au long du XVIe siècle, de l’art du portrait est européen. Mais
l’histoire de la peinture italienne offre de nombreux exemples d’œuvres inoubliables. De
Piero della Francesca à Raphaël et au Titien, les portraitistes de la péninsule ont démontré
qu’ils atteignaient à la perfection de leur art. Un voyage à Florence est l’occasion de découvrir
et d’apprécier ces chefs-d’œuvre. Car si l’art du portrait n’est pas né à Florence, l’atmosphère
artistique de la ville a néanmoins contribué à faire évoluer le genre, notamment dans la
deuxième phase de la Renaissance, cette période de crise, nommée après coup le maniérisme,
très influencée par l’anti-classicisme de Michel-Ange1.
La dynastie des Médicis a œuvré pour embellir Florence, et en faire le modèle des villes d’art.
Afin d’établir leur pouvoir culturel sur la ville, les grands-ducs successifs ou leurs parents se
sont montrés excellents bâtisseurs, et grands collectionneurs. Grâce à des commandes
officielles, ils ont su favoriser l’épanouissement de l’art du portrait. Le cardinal Leopoldo de
Médicis (1617-1675) fut l’un des mécènes les plus célèbres de la Toscane. Parmi ses
collections, celles de portraits et d’autoportraits sont très renommées. C’est même lui qui a
rassemblé la première grande collection d’autoportraits connue. Elle comprenait à sa mort
quatre-vingts autoportraits accrochés au troisième étage du Palais Pitti, le siège de la cour du
grand-duc Cosme 1er.
Les richesses artistiques de Florence expliquent que la ville soit l’une des destinations les plus
prisées d’Italie. Ainsi, au XIXe siècle, les auteurs américains ont-ils coutume de voyager en
Italie pour y découvrir des œuvres inconnues du Nouveau Monde. Définitivement sous le
charme de l’Italie, certains d’entre eux sont même devenus des spécialistes de l’histoire de
l’art italien. Constance Fenimore Woolson compte parmi les écrivains américains qui ont été
inspirés par la peinture de la Renaissance. Certes, cette passion pour l’histoire italienne ne l’a
2
pas gagnée par hasard. Son premier séjour à Florence au printemps 1880, long de quelques
semaines, lui a permis de rencontrer Henry James. Il lui a fait découvrir la ville, ses couvents,
ses églises, ses palais et ses musées. Et parmi les tableaux qu’ils ont pu admirer ensemble, au
musée des Offices, se trouvaient ceux d’Agnolo dit Bronzino, un artiste florentin du XV e
siècle, peintre de la première génération des maniéristes. Ensuite, chacun à sa manière, les
deux écrivains ont intégré à leurs fictions l’esthétique maniériste que Bronzino leur avait
enseignée. Woolson s’est montrée la plus rapide pour écrire un premier texte, largement
autobiographique, situé dans un milieu artistique florentin.
I.
La nouvelle Expérience à Florence, publiée en octobre 1880, est une évocation du récent
passage de Woolson à Florence. Dans cette fiction, les personnages américains Margaret
Stowe et Trafford Morgan, doubles de Woolson et de James, mènent deux expériences
parallèles successives. La première expérience doit permettre à Margaret d’oublier une
histoire d’amour ratée, en se laissant séduire par Morgan. C’est un échec. La seconde
expérience, également ratée, consiste à l’inverse, pour Morgan, à s’attacher à Margaret afin
d’oublier Béatrice, une amie de Margaret. Le prénom, Béatrice, choisi par Woolson pour l’un
de ses personnages contribue à inscrire le texte dans l’histoire de l’art italien. Il s’agit, par
antiphrase, d’une évocation discrète de la femme idéale dont Dante chante les louanges dans
les poèmes de Vita Nuova.
Margaret et Morgan souffrent d’avoir été trahis par celui et celle qu’ils aimaient naguère. Ils
ne croient plus en la fidélité. Une constante demeure pourtant dans la relation des
personnages : Morgan remplit auprès de Margaret le rôle de guide de Florence. Un jour,
pendant la phase expérimentale où Morgan s’applique à aimer Margaret, ils se rendent à la
basilique San Lorenzo. Les deux héros visitent la Nouvelle Sacristie, appelée également
chapelle des Médicis, commandée par le pape Léon X à Michel-Ange, et qui jouxte la
chapelle des Princes. Margaret et Morgan admirent les statues de marbre sur les tombeaux de
Julien de Médicis, duc de Nemours, mort en 1516, et sur celui de Laurent de Médicis, duc
d’Urbino, mort en 1519. Julien, le condotierre, est représenté assis, vêtu de sa cuirasse, le cou
et la face tournés, le torse présenté de trois-quarts. A ses pieds les statues à demi-étendues du
Jour et de la Nuit. Les statues de l’Aurore et du Crépuscule sont installées en vis-à-vis, sur le
tombeau de Laurent, également assis, mais la tête posée sur la main, dans la posture du
penseur. Margaret prend souvent l’avis de Morgan sur les œuvres. Quand elle lui demande
comment interpréter ces statues, Trafford Morgan répond :
« Elles évoquent le destin, notre triste destin humain. La magnifique Aurore éprouve de la
peine à s’éveiller, Le Jour manifeste une détermination ferme. L’échec se révèle au
Crépuscule et l’ennui d’un repos sans espoir apparaît avec La Nuit. C’est une manière de
représenter l’existence. »
Les statues de la chapelle des Médicis illustrent le style maniériste de Michel-Ange,
notamment dans le mouvement et les torsions qui les animent. Comme des doublures vivantes
de Julien et de Laurent de Médicis, Margaret et Morgan se sont assis dans la Nouvelle
Sacristie, pour mieux en admirer les beautés anti-classiques. A l’inverse des statues
funéraires, les deux héros du récit sont vivants. Ils se sentent néanmoins incapables de jouir de
leur existence, tourmentés par des sentiments contradictoires, inaptes à choisir leur destin. La
mélancolie les menace. Cependant, comme pour conjurer le sort, c’est le moment que choisit
Margaret pour évoquer sa rivale dans le cœur de Morgan. Espère-t-elle que le caractère sacré
de l’endroit incitera Morgan à lui donner la préférence sur Béatrice? C’est possible.
Malheureusement, la discussion tourne à la scène de dépit amoureux. Quoique trahi, Morgan
3
ne renie rien de sa récente passion pour Béatrice. Or, une chapelle funéraire ne semble pas, a
priori selon les normes de Margaret, l’endroit le plus approprié pour une querelle amoureuse,
même si d’après Morgan « les plus hauts sommets de l’art, ou de l’existence sont dédiés à
l’amour ». Morgan a assurément raison d’invoquer la relation étroite entre Eros et Thanatos.
Roméo et Juliette dans le tombeau des Capulet ont rappelé qu’érotisme et macabre ne sont pas
éloignés l’un de l’autre. Mais Margaret n’est pas prête à ce type de transgression, et ne
pouvant donner libre cours à sa déception dans la basilique, son malaise s’accroît. L’angoisse
des deux héros est, à la vérité, aisément explicable. Ce que Margaret et Morgan ressentent
dans cette chapelle, c’est une préfiguration de leur destin brisé. Faute de parvenir à oublier
leur chagrin d’amour respectif, ils ne connaîtront pas le bonheur ensemble. Les deux
personnages, dépités, ne s’attardent donc pas dans la Nouvelle Sacristie. Irritée, Margaret se
lève la première, et espérant sortir rapidement de la chapelle, elle pénètre dans la crypte. La
basilique San Lorenzo a été construite sur une hauteur. Ainsi s’explique que la crypte ne soit
pas entièrement souterraine. Elle avait, à l’époque de Woolson, une entrée sur la place
Madonna degli Aldobrandini.
L’aménagement de la crypte, que découvrent Margaret et Morgan en 1880 est assez récent,
ancien d’une vingtaine d’années seulement2. Et au moment de sa visite à San Lorenzo,
Woolson n’avait sans doute pas une connaissance très précise des lieux. Ainsi, la lecture de sa
correspondance indique-t-elle que la romancière se trompait sur la crypte. Car justement
l’emploi de ce mot, crypte, désignant habituellement un lieu entièrement souterrain, l’avait
induite en erreur. Dans une lettre sans date, elle s’adressait ainsi à Madame Crowell :
« Nous (elle-même et Henry James) avons traversé la crypte pour atteindre la sacristie et
presque tout le sol était recouvert de pierres tombales. Juste les noms et les dates. La vraie
crypte est en dessous. A cet endroit, une cinquantaine de corps gisent, pas sous des pierres
tombales, mais entassés les uns au-dessus des autres »3.
En réalité, il n’existe pas d’autre crypte que cette pièce octogonale, située sous la chapelle des
Princes. Et si la chapelle accueille des sarcophages vides, c’est dans la crypte que sont
conservées les dépouilles de trente-six membres importants de la famille Médicis, notamment
celles des grands-ducs. Il est vrai qu’antérieurement à 1857, les cadavres des Médicis avaient
été entassés sans ordre dans un souterrain. Cela n’a rien d’étonnant. Jusqu’au milieu du
XVIIIe siècle, en effet, en Italie comme en France, il était courant d’accumuler les morts dans
les églises4. Mais, en 1880, lorsque Woolson et James ont visité San Lorenzo, les dépouilles
se trouvaient bien sous les stèles, grâce au grand-duc Léopold II de Lorraine qui avait pris la
décision de remédier au désordre des cercueils. C’est sans doute un peu plus tard, au moment
d’écrire Expérience à Florence, que Woolson a étudié de près les résultats de l’exhumation de
1857. Dans son récit, elle a rectifié l’erreur commise dans sa correspondance. Ainsi
s’explique que dans le texte original de sa nouvelle Expérience à Florence, elle ait évité
d’employer le mot crypte qui, étant donné la configuration des lieux, ne devait pas lui paraître
pertinent. Elle désigne l’endroit par la périphrase suivante : « a cool law hall, paved with the
gravestones of the Medici (une salle basse et fraîche, pavée des tombes des Médicis) ». Puis,
un peu plus loin dans le texte, le personnage féminin ne se trompe pas sur l’endroit où se
trouvent les restes des Médicis5. Dès qu’elle a fait le tour de la crypte, Margaret, d’humeur
querelleuse, interpelle Morgan en ces termes:
« Ne pensez-vous pas à eux, étendus sous les dalles : Jean dans son armure et Eléonore de
Tolède parée de sa chevelure blonde? »
Pourquoi a-t-elle choisi ces deux tombeaux-là? C’est là une nouvelle énigme. Ce qui frappe
lorsqu’on observe un plan de la crypte, c’est l'éloignement des stèles associées dans sa
question par Margaret, celle de Giovanni delle Bande Nere ( Jean des Bandes Noires, 14981526), le seul Jean en armes de la crypte, et celle d’Eleonora di Toledo (1522-1562)6. Les
tombes de Jean des Bandes Noires, le dernier des condotierri et de son épouse, Maria Salviati
4
(1499-1543), le couple fondateur de la branche cadette des Médicis, sont disposées presqu’au
centre de la crypte. Et un peu à l’écart, dans l’une des quatre niches situées de côté, sont
ensevelis Cosme 1er, son épouse Eléonore de Tolède et deux de leurs fils, Jean et Garçia.
Associer Jean à Eléonore, comme le fait Margaret, n’est donc guère justifié. Comment
expliquer cette anomalie dans les paroles d’une jeune femme agacée? Cette question est
d’autant plus délicate qu’en l’absence de précisions, d’après le contexte, le lecteur est fondé à
comprendre que Jean est l’époux d’Eléonore. Ce qui induit le lecteur en erreur.
Jean et Eléonore sont, parmi les dépouilles exhumées, les seules à avoir conservé dans le
tombeau des attributs essentiels de leur vivant : son armure pour l’homme et sa chevelure
blonde pour la femme. En effet, lorsque les restes de Jean, et ceux d’Eléonore ont été étudiés,
les chercheurs ont été très surpris. L’armure de Jean était en bon état. Et la robe d’Eléonore
gisait dans son cercueil, presqu’intacte. Autour du crâne de la duchesse, un cordon d’or
continuait même à retenir une touffe de cheveux très blonds. L’armure et les cheveux
retrouvés évoquent la personnalité publique de deux personnages exceptionnels dans l’histoire
de Florence : la bravoure de Jean, la beauté d’Eléonore. Mais cela ne justifie pas que Margaret
s’autorise à marier dans la mort le condotierre Jean à la duchesse Eléonore. Ce qui permet à la
jeune Américaine de rapprocher les défunts, malgré l’éloignement de leurs tombeaux, ce n’est
pas non plus leur lien de famille, assez distant. Jean des Bandes Noires est certes le beau-père
d’Eléonore, mais comme il est mort de septicémie à vingt-huit ans, ils n’ont pu se connaître.
Le rapprochement opéré par Margaret repose donc nécessairement sur un autre point commun
que la parenté. En fait, Margaret, agacée par Morgan, souhaiterait convoquer dans la crypte le
fantôme de Béatrice, son amie blonde, pour mieux éradiquer son souvenir. Dans le tombeau
d’Eléonore de Tolède, Margaret voudrait voir reposer sa rivale morte.
Ne pas quitter la basilique sans avoir supplanté Béatrice dans le cœur de Morgan, c’est le
projet de Margaret. Dans l’intention de réussir un habile tour de passe-passe, Margaret a donc
avisé les tombes de Jean et d’Eléonore, parce que le nom des défunts évoquait assurément, à
la fin du XIXe siècle, dans l’esprit d’une femme cultivée, passionnée par l’histoire de
Florence, le titre d’un tableau célèbre de Bronzino : Le portrait d’Eléonore de Tolède avec
son fils Jean, daté de 1545. La référence s’impose d’autant plus que les portraits des Médicis
par Bronzino, à la perfection glacée, sont l’anticipation des tombeaux installés dans la crypte.
Les événements qui se sont déroulés sur terre au temps glorieux des grands-ducs ont laissé
une trace sous terre. Profitant de ce parallélisme entre les vivants et les morts, Margaret
voudrait atteindre un double objectif : séparer symboliquement Eléonore de son époux,
Cosme 1er, puis associer Eléonore à un autre homme, nommé Jean. Le prénom n’a pas été pas
choisi au hasard car un Jean repose également auprès d’Eléonore, mais ce n’est ni son beaupère, ni son amant, c’est son fils7. Le procédé employé, inconsciemment peut-être, par
Margaret consiste donc à brouiller des repères familiaux pourtant nettement établis par la
disposition des tombes dans la crypte. Cheminant dans cet espace à demi enterré, Morgan
devrait se perdre dans les ramifications de la dynastie Médicis, au point d’en oublier qui est
qui. Puis, désemparé, il devrait se retourner vers Margaret, enfin conscient que la femme la
plus aimable se trouve auprès de lui. Du point de vue esthétique, l’association d’idées était
tout à fait justifiée. En effet, Bronzino, grand admirateur de Michel-Ange, connaissait bien la
chapelle des Médicis. Pour plusieurs de ses portraits masculins, il s’est inspiré de la statue de
Julien de Médicis8. Et c’est en tant que peintre officiel que Bronzino a peint le portrait, à
portée dynastique, de l’épouse de Cosme 1er et de leur fils, Jean.
Assise sur un siège recouvert de velours rouge, Eléonore entoure de son bras l’épaule du
garçonnet, âgé de deux ans, appuyé contre elle, debout à sa droite, et elle laisse reposer sa
main gauche sur sa robe9. Le buste féminin de face et le visage de trois quarts se détachent sur
un fond bleu outre-mer. La perfection idéalisée du visage d’Eléonore, très peu expressif,
produit un effet de masque, qui ne laisse rien transparaître des émotions de la duchesse. La
5
singularité de ce portrait de cour réside dans la robe de brocart du modèle, somptueuse, aux
motifs en arabesques compliqués, mais de couleur sombre. L’impression de mélancolie qui se
dégage du tableau tient beaucoup à cette robe, et à l’effet de fascination que provoquent ses
motifs en trompe-l’œil, semblables à de la tapisserie. Parée d’un double collier de perles orné
d’un pendentif, de boucles d’oreilles assorties, d’une ceinture d’or sertie de joyaux, et d’un
riche ornement de coiffure, l’épouse de Cosme 1er, à la beauté hiératique, observe le
spectateur, les paupières lourdes, légèrement baissées. Les portraits de Bronzino ont cette
particularité que les objets du décor ou les accessoires appréciés du modèle sont plus
expressifs de l’intériorité du modèle que ses traits10. L’illusion du vrai que parvient à
produire Bronzino grâce à sa minutie dans le rendu des matières ouvre l’accès à l’intimité
d’Eléonore. D’ailleurs, dans le but d’aider le peintre, Eléonore avait fait tenir à Bronzino des
échantillons du tissu de sa robe11. La précision obsessionnelle avec laquelle les détails de la
robe imitent la réalité témoigne d’une tension dans la psychologie du personnage. Le
vêtement, qui occupe une large part de la partie inférieure du tableau, confère une tonalité
sombre à la scène. Noirs, gris et vieil or, les atours d’Eléonore pourraient sembler funèbres,
tant ils inspirent la tristesse12. Paradoxalement, à bien l’observer, le portrait semble être plus
annonciateur de malédictions à venir que de grandeur ducale. C’était bien prévoir car comme
nous le savons, le destin de l’épouse de Cosme 1er a été des plus tragiques. Moins de vingt ans
après avoir été portraiturée, elle est morte, quelques jours après ses fils, Jean et Garçia. On
raconte qu’à la suite d’une querelle, lors d’une partie de chasse, les deux frères se seraient
battus. Don Garçia aurait alors été blessé à mort. De colère, son père Cosme 1er aurait tué son
autre fils Jean. Et Eléonore serait morte de chagrin dix jours plus tard. Pourtant, l’analyse de
ses ossements indique qu’elle est plus probablement décédée de la malaria13.
Margaret, oppressée par l’atmosphère confinée de la chapelle des Médicis a superposé à
l’image froide des tombeaux celle du tableau de Bronzino, à l’esthétique glacée, mais moins
expressément morbide. Pour fuir une expérience attristante, elle a projeté ses fantasmes de
maternité sur Morgan. Il y aurait bien une manière pour elle de se prémunir contre la
déception et la trahison, ce serait de devenir mère. La mise en scène de la crypte, destinée à
célébrer la dynastie des Médicis, impressionne la jeune femme au point qu’elle songe à sa
propre filiation et à celle de Morgan. Que Margaret ait eu à l’esprit ce tableau de Bronzino est
explicable. La jeune femme avait auparavant arpenté tous les musées de Florence sous la
conduite magistrale de Morgan. Le portrait d’Eléonore ne pouvait lui avoir échappé.
D’ailleurs, d’une certaine façon Margaret a pu se reconnaître dans son portrait. Soucieuse
d’élégance, la jeune femme est elle-même confondue à un tableau dans Expérience à
Florence. Après une maladie de langueur due à un chagrin d’amour, Margaret réapparaît un
jour dans une robe de velours noir qui met en valeur sa beauté. Une amie en visite, Madame
Ferri lui déclare : « Vous ressemblez à un tableau ». Depuis Les essais de Montaigne, les
lecteurs savent à quel point les écrivains sont redevables aux peintres de leur avoir inspiré la
technique du portrait et de l’autoportrait. Dans les quelque huit portraits de femmes attribués à
Bronzino pourtant, aucun ne rappelle exactement Margaret en robe noire, portant une fleur
dans sa chevelure, une autre à la boutonnière de son corsage et un bouquet à la ceinture.
Néanmoins, la couleur sombre de la robe, l’ornement fleuri dans les cheveux et à la taille
peuvent parfaitement passer pour une reprise des attributs d’Eléonore portraiturée. Le portrait
de Margaret dans la nouvelle Expérience à Florence ressemble, en fait, à un autoportrait de
Woolson, à la belle manière14. L’autoportrait de Margaret-Woolson pourrait donc être une
sorte de copie actualisée du portrait d’Eléonore par Bronzino. Bronzino lui-même n’est pas
cité dans Expérience à Florence. En revanche, les références à la peinture italienne y sont
multiples. A la fin de la nouvelle, un hommage est même rendu à Giotto, l’un des pères de la
Renaissance italienne. Les deux héros finissent, en effet, par s’avouer leur amour réciproque à
l’intérieur du Duomo. Dans un élan de joie, Morgan exprime son bonheur et sa gratitude
6
envers Giotto, qu’il considère comme son maître, et le parrain de son union avec Margaret :
« J’ai le sentiment que je dois beaucoup à ce vieux Monsieur. J’ai toujours été son disciple
fidèle, et je sais maintenant qu’il m’a béni ».
Les personnages sont manifestement sensibles à l’obsession dynastique repérable partout dans
Florence. Et leur comportement semble en partie dicté par cette influence.
II.
Henry James ne semble pas avoir écrit de fiction directement tirée de son aventure avec
Woolson, à Florence, en 1880. Il est certain pourtant qu’il s'est beaucoup inspiré des textes de
son amie, notamment d’Expérience à Florence et d’une autre fiction brève, Dorothy, parue en
1892. Dans Les ailes de la colombe, où un portrait de Bronzino joue un rôle déterminant,
James fait une synthèse de tout ce qu'il doit à son amie. Il ne s’agit pas du portrait d’Eléonore
de Tolède, mais de celui de Lucrezia Panciatichi, achevé vers 1640. Dans le roman de James,
une jeune Américaine, Milly Theale, observe un jour, dans la galerie de portraits d'une vaste
demeure anglaise, où elle se trouve en visite, un portrait qui lui ressemble trait pour trait. Ce
tableau, elle ne l’a pas découvert elle-même. C’est Lord Mark, un de ses admirateurs qui le lui
a désigné. Il est à noter que Henry James a déplacé en imagination le portrait de Lucrezia en
Grande Bretagne, car le tableau n’a jamais quitté l’Italie.
Le portrait représente une femme rousse, de haute lignée, une patricienne en robe écarlate.
Son attitude est très proche de celle d'Eléonore de Tolède15. Bronzino réalisait en effet ses
portraits de femmes selon un schéma invariant qui lui était propre : les modèles féminins
étaient assis, le buste presque de face, les bras entièrement visibles et au repos. Eléonore et
Lucrezia ont donc adopté approximativement la même position, elles regardent toutes deux le
spectateur. Toutefois, aucun enfant ne se tient auprès de Lucrezia. La belle tient un livre dans
sa main droite, un Livre d’heures de la Vierge. Et elle a la main gauche posée sur l’accotoir de
son fauteuil. La couleur écarlate de sa robe contraste avec sa carnation éteinte. Lucrezia est
ainsi décrite dans Les ailes de la colombe:
« C’était un visage de jeune femme, merveilleusement dessiné, un buste, en robe splendide ;
un visage de teinte presque livide, d’une beauté triste et couronné d’une haute masse de
cheveux, tirés en arrière, qui avaient dû, avant que le temps n’en atténuât la couleur,
ressembler à ceux de Milly. La dame en question, en tout cas, avec sa carrure michelangesque, ses yeux d’un autre âge, ses lèvres pleines, son long cou, ses bijoux fameux, ses
tissus brochés de pourpre fanée, était un très grand personnage, mais que toute joie avait
abandonné. Et elle était morte, morte, morte .» 16
La description du tableau indique que James n’ignorait rien de ses caractéristiques
maniéristes, dont certaines étaient inspirées de Michel-Ange : l’étirement et la géométrisation
des silhouettes, l’impassibilité des visages, le raffinement dans le rendu des costumes et des
bijoux. La beauté idéalisée de l’inexpressive Lucrezia Panciatichi peut expliquer la
fascination morbide de Milly pour le tableau. Cette Florentine est tout à la fois présente et
absente. Sa présence tient à sa robe de satin rouge au corsage bordé d’une guimpe blanche, et
à ses bijoux, peints selon la technique du trompe-l’œil. Mais comme dans le portrait
d’Eléonore de Tolède, le visage trop parfait fait songer à un masque mortuaire dénué de vie,
et un long cou accentue encore son étrange maintien. Le spectateur peut néanmoins se faire
une idée de sa personnalité grâce aux mascarons qui grimacent sur son accotoir. Ils
contrastent avec l’impassibilité de la jeune femme. Dans la peinture de Bronzino, les
mascarons symbolisaient le vice ou la laideur auxquels avaient échappé les modèles en
menant une existence vertueuse. Comme l’enseignent les spécialistes, « L’art du portrait est
un art de la dissimulation de soi »17. Grâce à une mise en scène habile, le peintre suggérait
7
pourtant le caractère de son modèle, en dépit de son visage impassible.
La vertu symbolisée par le collier de Lucrezia est la fidélité. Une inscription figure en français
sur les plaques d’émail de son collier d’or, sans doute un cadeau de son époux. Certes, le
motto « San fin amour dure», lisible si l’on se rapproche du tableau, rappelle les devoirs de
l’épouse, mais il demande également au peintre de respecter la mimesis. Les bijoux sont
fréquemment porteurs des valeurs essentielles dans les portraits Renaissance. Le narrateur des
Ailes de la colombe souligne, quant à lui, que les bijoux portés par le sosie de Millie sur la
toile étaient « fameux ». L’adjectif étonne. Il conviendrait plutôt pour caractériser le collier de
perles d’Eléonore de Tolède. La duchesse faisait des choix originaux - voire extravagants - en
matière de bijoux. Benvenuto Cellini raconte ainsi dans ses mémoires qu’elle avait insisté, un
jour, pour que le duc lui offre un collier de perles imparfaites, des perles baroques, pas encore
à la mode à la cour du duc Cosme 1er18. Par ailleurs, ses vêtements étaient si richement
brodées de perles qu’à sa mort les bijoux y furent prélevés et réutilisés19. Henry James a donc,
semble-t-il, pour les nécessités de sa fiction, mêlé le portrait de Lucrezia au portrait
d’Eléonore, connue pour avoir manifesté, de son vivant, un goût pour les bijoux rares et
précieux. Très abstraite, la beauté dépersonnalisée de Lucrezia lui permet d’être aisément
confondue avec d’autres beautés, avec Eléonore de Tolède notamment. Dans le livre VIII des
Ailes de la colombe, à preuve que James confond les deux modèles, Milly apparaît vêtue de
blanc, et parée d’un collier de perles semblable à celui d’Eléonore de Tolède, pour une
réception qu’elle organise à Venise. Il s’agit d’un « long collier sans prix, suspendu, en
double rang lourd et pur »20, la copie du collier d’Eléonore. C’est la valeur marchande, le prix
élevé de ce bijou exceptionnel, qui inspire paradoxalement à Kate l’idée d’associer Milly à
une colombe. Ici, l’association des opposés a une forte valeur symbolique.
A l’origine, le portrait de Lucrezia formait un pendant avec celui du patricien Bartolomeo
Panciatichi, son époux, peint antérieurement, au cours de la même année 1640. Le patricien
appartenait à la cour de Cosme 1er. A titre indicatif, signalons qu’en 1899, les deux portraits
étaient exposés ensemble dans une salle des Offices, consacrée au peintre italien maniériste,
Le Baroche21. Henry James n’évoque pas le portrait de Bartolomeo dans Les ailes de la
colombe. Milly ignore que son sosie était marié. Tout ce qu’elle sait, c’est que Lucrezia lui
semble si malheureuse, si pâle et exsangue, qu’elle la considère comme une sœur morte. Et,
sur ce tableau qui l’effraie, Milly lit l'annonce de sa mort prochaine. Dans une vision
extralucide, la spectatrice se sent brusquement projetée dans un futur sans avenir. L’émotion
esthétique a, en effet, la particularité de développer la communication supra-sensible. En fait,
la contemplation du tableau a permis à Milly de circuler entre différentes époques du temps,
entre le XVe siècle et le XIXe siècle. S’identifier à un modèle est la meilleure manière de faire
retentir les différentes temporalités prisonnières du tableau. L’art de Bronzino comporte
assurément une part d’inexplicable et de merveilleux22.
Et la réceptivité de Milly au portrait de Bronzino va lui permettre, non seulement de voyager
dans le temps, mais également dans l’espace. Milly, si sensible à la détresse de Lucrezia, a été
aussi transportée de Grande Bretagne en Italie. D’ailleurs, sa vision est vérifiée dans le roman,
quand trahie par Merton Densher, l’homme qu'elle aime, l’innocente Américaine meurt de
chagrin, recluse dans un palais vénitien. Elle avait appris, une fois installée en Italie, que
Densher n’avait d’autre but que de s’accaparer sa fortune pour épouser Kate Croy, leur amie
commune. Sans que Milly l’ait su, c’était le motto inscrit sur la chaîne d’or de Lucrezia, qui
était annonciateur de sa mort prochaine23. Avertie à l’avance, Milly a bien tenté d’échapper à
son destin. Mais placée face à l’évidence de la trahison de ses amis, elle a renoncé à vivre.
Dans ses romans, James s’efforce, le plus souvent, d’éclairer les moindres subtilités de la
psychologie de ses héros. Ce sont ses proches qui se montrent en général plus perspicaces que
le personnage lui-même pour révéler les opacités de son caractère. Concernant Milly, la tâche
est quasi insurmontable car elle multiplie les non-dits sur sa santé, sa fortune, ses projets et
8
ses sentiments. Un autoportrait de Milly dans le roman serait le bienvenu. Mais il manque et
la psychologie de la jeune femme demeure un mystère dans l’œuvre ; la médiation du regard
des autres ne suffisant pas à dévoiler tous les secrets de son charisme. Pourtant, une approche
directe de Milly a semblé inappropriée à James. Il l’avoue dans sa préface au roman :
« Je me sers peu d’une directe, d’une franche exhibition de Milly ; mon processus a recours,
autant que possible, à une peinture indirecte plus indulgente, plus clémente, comme pour
approcher Milly en faisant des détours, et l’aborder en seconde main, comme pour une
princesse très pure autour de laquelle on essaie de diminuer la pression des êtres et choses,
de régler les bruits et les allées et venues, d’améliorer les formes et les ambiguïtés. Tout ceci
découlant, évidemment, de la tendresse que l’imagination de son peintre éprouve envers elle,
qui l’amène à regarder, pour ainsi dire, à travers les fenêtres successives de l’intérêt des
autres à son égard. »24
Le portrait de Lucrezia a joué un rôle de révélateur pour Milly. Le lecteur comprend que
Milly a reconnu dans ce portrait une forme d’autoportrait. Son adhésion profonde à l’œuvre a
permis à Milly de s’approprier autant le tableau que si elle en était l’auteur. En observant la
patricienne vêtue de rouge, la colombe fragile a instantanément interprété certains signes
qu’elle n’avait pas compris seule, concernant son état de santé, notamment. Son
investissement dans le tableau est l’équivalent d’une cure analytique. Mais ce type
d’expérience ne guérit pas. Pour qu’elle survive, en dépit de l’avertissement transmis par le
portrait, il aurait fallu que Densher lui demeure fidèle. Or, le héros masculin s’est hissé trop
tard jusqu’au niveau d’exigences de la jeune femme.
Les humanistes considéraient le portrait comme le moyen de rendre les absents présents et de
faire paraître les morts vivants25. C’est pourquoi un portrait, même inexpressif, remplissait
une fonction mémorielle. L’émotion provoquée sur un modèle, par la contemplation de son
portrait, peut être ressentie encore, des siècles plus tard, par un spectateur sensible. Il arrive
ainsi que des amateurs d’art se reconnaissent soudain dans un portrait ancien, plus
ressemblant encore qu’une photographie d’eux-mêmes. Contempler le visage d’un sosie sur
une cimaise peut être une expérience troublante. Selon Daniel Arasse, les peintres maniéristes
ont assez fréquemment travaillé à leur autoportrait. Le critique d’art cite par exemple ceux de
Vasari et de Pontormo26. Au-delà de l’image figée, presqu’officielle, que certains peintres
cherchaient à offrir d’eux-mêmes en réalisant leur autoportrait, Vasari par exemple, la
recherche de la vérité de soi s’est imposée progressivement chez les maniéristes. Mais c’est
une telle gageure de fixer son identité intime, parfois floue, grâce au dessin et à la couleur,
que certains peintres maniéristes ont conçu des autoportraits en mouvement ou en devenir.
L’autoportrait le plus original de la période date de 1524, et s’intitule Autoportrait dans un
miroir convexe. Parmigianino, son auteur, se représente les traits et les mains déformés par le
miroir bombé dans lequel il s’observe. Le souci de parvenir à dévoiler son intériorité suppose,
en effet, d’intégrer à l’autoportrait la possibilité de fluctuations de l’image. En fait, pour
demeurer fidèle à son identité personnelle, modèle évolutif, le peintre doit inclure la
dimension temporelle dans son œuvre. C’est cette démarche particulière au maniérisme qui
rend parfois leurs œuvres étranges. « Ils ont aimé l’ange du bizarre » a écrit Georges Bataille
dans Les larmes d’Eros à propos des maniéristes27.
En vérité, il n’est guère étonnant que James ait imaginé un personnage aussi mélancolique que
celui de Milly. Le thème de la femme qui meurt, après une trahison, correspond à un remords
dans l’existence de l’écrivain. On sait qu’en dépit des appels à l’aide de son amie Constance
Fenimore Woolson, il ne s’est pas inquiété de son état dépressif lorsqu’elle se trouvait seule à
Venise en 1894. Et lorsque l’irréparable s’est produit, lorsque Fenimore est morte, James a
sombré dans le désespoir et il ne lui est plus resté que les écrits de son amie pour demeurer en
contact avec elle. Et nombreux étaient les textes woolsoniens qui évoquaient des amours
tellement décevantes qu’elles avaient conduit au trépas. D’ailleurs, si le sujet du chagrin
9
d’amour inconsolable et mortel, est seulement esquissé dans Expérience à Florence, il est
central dans un autre récit woolsonien, intitulé Dorothy, également situé à Florence. Le roman
de James, Les ailes de la colombe, est plus aisément compréhensible si on le lit en ayant à
l’esprit non seulement Expérience à Florence, mais également Dorothy.
Dorothy, comme Milly, est une jeune Américaine riche, qui meurt sans qu’aucune maladie ait
été diagnostiquée et sans que les médecins aient pu intervenir. Délicieuse femme insouciante,
Dorothy n’a pas su aimer Alan Mackenzie, son époux lorsqu’il était vivant. Et quand il n’est
plus, décédé d’une fièvre pernicieuse contractée à Rome, elle se reproche d’avoir été infidèle
en pensée à un époux parfait. Sans l’avoir véritablement trahi, elle ne lui a pas accordé toute
son attention, préférant à sa compagnie celle d’hommes plus jeunes et plus séduisants en
apparence. C’est seulement lorsqu’elle est veuve que Dorothy prend conscience de son
attachement pour lui. Incapable de l’oublier, elle dépérit progressivement, puis elle meurt
quelques mois après, révélant ainsi, mais trop tard, un amour sincère. L’insensibilité,
l’égoïsme et la frivolité qui semblaient caractériser cette jeune fille étaient des apparences
trompeuses. Elle-même ignorait la profondeur des sentiments dont elle était capable. Seule sa
tante, Madame Tracy, s’était montrée perspicace sur sa personnalité. Cette opposition entre
l’intériorité d’un personnage et son apparence renvoie à cette période du maniérisme italien
que Woolson avait découverte à Florence. Dans Dorothy, presque tous les portraits de
l’héroïne manquent de perspicacité car ils insistent sur la superficialité de l’héroïne. En
revanche, à la fin du récit, afin d’annoncer à sa mère et à sa tante sa mort prochaine, Dorothy
se montre soudain capable de tracer un autoportrait, révélateur de ses sentiments profonds. La
capacité de Dorothy à l’introspection est clairement mise en relation avec la conscience de sa
mort prochaine. Sans qu’il soit jamais question de peinture dans Dorothy, ce récit met
pourtant en évidence le lien étroit, souligné pendant la Renaissance maniériste, entre la vérité
de soi et la mort. C’est comme si Woolson avait tiré profit de l’expérience des peintres
florentins pour écrire sa nouvelle. C’est d’autant plus probable que Bronzino lui-même était
un poète, inspiré par Dante et Pétrarque. Son œuvre poétique lui importait autant que sa
peinture.
Même si les personnalités de Dorothy et de Milly sont opposées, la première étant une
séductrice et la seconde une victime, leur destin final permet de les assimiler, en partie, l’une
à l’autre. Certes, Milly manifeste sa générosité tout au long du roman, contrairement à
Dorothy dont le comportement, souvent immature, agace parfois ses proches. Mais si Milly
ressemble d’emblée à Béatrice que Dante a célébrée comme une figure tutélaire, Dorothy
révèle également à la veille de sa mort une forme de sainteté. C’est à tel point que sans trop
solliciter les textes, il est loisible de penser que l’image aperçue par James par-dessus les
épaules de Milly dans le portrait de Lucrezia-Eléonore, était celle de Margaret et de Dorothy,
deux des doubles de Woolson.
La crise de la représentation qu’ont connue les artistes maniéristes florentins a
paradoxalement été une période d’active création. Certes, la belle manière a été traversée de
contradictions. Tout en réfléchissant sur leur pratique, les peintres maniéristes ont inventé un
style où la sophistication, l’artificiel et l’étrange le disputaient au naturel. C’est ainsi que les
portraitistes ont joué de la tension entre leur souci de ressemblance et leur penchant pour la
dissimulation ou la citation. Ils ont en outre inclus la dimension temporelle dans leurs œuvres.
Etait-ce une façon de trahir leurs modèles ou de s’affranchir des limites de leur temps?
Il n’y a pas d’époque où la peinture ait été plus proche de la littérature qu’à la Renaissance.
Les écrivains du XIXe siècle, inspirés par cette période, ont été sensibles au déchirement de
l’artiste précurseur, prisonnier des catégories intellectuelles de son époque, et désireux de s’en
évader. Ils ont, à leur tour, médité sur les techniques du portrait et de l’autoportrait, sans
10
dissimuler leur part d’imperfection, mais en insistant sur l’aide qu’elles offrent au spectateur
et au lecteur pour échapper au temps.
La crise de la Renaissance, 1520-1600, c’est le titre d’un livre d’André Chastel, Genève, éd. Skira, 1968.
Pour la description de la crypte et de ses tombeaux, consulter à l’ouvrage suivant : Cristina Di Momenico,
Donatella Lippi, I Medici, una dinastia ai raggi X, Siena, éd. Nuova Immagine, 2005. Merci à Catherine Cousin
d’avoir bien voulu me traduire de larges extraits de cet ouvrage.
3
In Clare Benedict, Constance Fenimore Woolson, London, Ellis, 1930, p. 188.
4
Sur cette question, on pourra consulter l’article de Philippe Ariès, « La mort de toi », in Essais sur l’histoire de
la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Le Seuil, coll. Point Histoire, 1977, p.51-65.
5
Le guide Baedeker de l’Italie septentrionale jusqu’à Livourne, Florence et Ravenne ne fournit aucun détail,
dans son édition 1899, sur la crypte de San Lorenzo. Elle n’y est même pas signalée. Le guide signale pourtant
l’entrée, récente, par la place de la Madone : « La chapelle des Princes et la Nouvelle Sacristie, attenant à StLaurent, sont maintenant accessibles de la place de la Madone, derrière l’église. Du vestibule, on monte à g. et
on arrive d’abord à la chapelle, puis à g. à la sacristie. », p. 454.
6
Eléonore de Tolède est la fille du marquis de Villafranca, don Pedro de Tolède, vice-roi de Naples et lieutenant
de l’empereur Charles Quint. Une autre Eléonore de Tolède, épouse de Pietro, dernier fils de Cosme 1er a figuré
dans l’histoire de Florence, mais son cadavre n’a pas été retrouvé à San Lorenzo, lors des fouilles de 1857. Elle
est morte assassinée par un mari jaloux.
7
Notons que Giovanni di Cosimo, fils de Cosme 1 er et d’Eléonore de Tolède avait été nommé cardinal deux ans
avant sa mort par Pie IV.
8
Maurice Brock, Bronzino, Paris, éd. du Regard, 2002, p.110-119.
9
Maurice Brock consacre plusieurs pages au tableau dans Bronzino, op. cit., p. 81-87. On pourra consulter le
tableau sur internet, à l’adresse suivante :
http://www.bergerfoundation.ch/Jardin/cosme-eleonore.html
10
Dans son livre, Regarder, écouter, lire, Claude Lévi-Strauss accorde une attention particulière à l’art du
trompe-l’œil, particulièrement maîtrisé dans les natures mortes : « Un morceau de tissu, un bijou, une fleur, un
ustensile quelconque, possède à l’égal du visage humain – objet de prédilection d’autres peintres – une vérité
intérieure à laquelle, disait Chardin, on accède par le sentiment… », in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade,
Paris, Gallimard, 2008, p. 1512.
11
Ce détail est rapporté par Carl Brandon Strelhe, in Pontormo, Bronzino and the Medici : The Transformation
of the Renaissance Portrait in Florence, catalogue d’exposition (20 novembre 2004-13 février 2005),
Philadelphia, Philadelphia Museum of Art en association avec The Pennsylvania State University Press, 2004,
p.138.
12
Certains critiques d’art ont écrit qu’Eléonore avait été ensevelie dans cette robe. C’est inexact. La robe
exhumée en 1945 par l’équipe de chercheurs constituée de Genna et de Pieraccini est une robe claire et qui ne
présente pas les motifs en arabesques du tableau. Sur ce point, consulter I Medici, una disnastia ai raggi X, op.
cit., p.71. L’habit, les bagues, les boucles d’oreilles d’Eléonore de Tolède sont actuellement conservés au Palais
Pitti de Florence.
13
Cristina Di Momenico, Donatella Lippi, I Medici, una dinastia ai raggi X, op. cit., p. 97-100.
14
Aucun autoportrait de Bronzino n’a jamais été retrouvé.
15
Maurice Brock consacre plusieurs pages au tableau dans Bronzino, op. cit., p.72-77. On pourra consulter le
portrait sur internet à l’adresse suivante :
http://jssgallery.org/Other_Artists/Agnolo_Bronzino/Portrait_of_Lucrezia_Panciatichi.htm
16
Henry James, Les ailes de la colombe, tome 1, traduction Marie Tadié, Paris, Folio, 1979, p. 205.
17
Daniel Arasse, Andreas Tönnesmann, La Renaissance maniériste, coll. L’univers des formes, Paris,
Gallimard, 1997, p. 458. Daniel Arasse cite Arnold Hauser.
18
Vie de Benvenuto Cellini écrite par lui-même, Paris, La Table ronde, 2002. L’affaire du collier de perles
occupe les p. 546-552.
19
Ces détails sont rapportés par Anna Maria Massinelli et Filippo Tuena, in Le trésor des Médicis, Paris,
Bibliothèque des arts, 1992, p.61-62.
20
Henry James, Les ailes de la colombe, tome 2, op. cit., p. 142.
1
2
11
Le guide Baedeker de l’Italie septentrionale jusqu’à Livourne, Florence et Ravenne, op. cit., p. 421.
André Chastel a souligné le travail de citation des maniéristes dans leurs portraits dans son livre, La crise de la
Renaissance, op. cit., p. 27 :« A partir de Bronzino et surtout du Parmesan, le portrait prend une orientation
artificielle et merveilleuse. Il ne décrit pas une individualité, il n’expose pas un état au sens social ou
professionnel du terme, il fait mieux que tout cela : il promulgue un modèle, ce qui n’est possible que sur un fond
puissant de culture visuelle. »
23
Selon Maurice Brock, Lucrezia Panciatichi a été condamnée, après son mari, à la pénitence publique par
l’Inquisition en février 1552, in Bronzino, op. cit., p.74.
24
Henry James, Les ailes de la colombe, Préface, tome 2, op. cit., p. 373.
25
La définition du portrait donnée en 1435-1436 par Leon Battista Alberti dans De pictura est la suivante : « La
peinture a en elle-même une force véritablement divine au point que, comme on le dit de l’amitié, elle rend les
absents présents et montre les morts aux vivants après plusieurs siècles », cité par Maurice Brock, in Bronzino,
Paris, éd. du Regard, 2002, p.64.
26
In Daniel Arasse, Andreas Tönnesmann, La Renaissance maniériste, op. cit., Giorgio Vasari, Autoportrait,
huile sur bois, Florence, Galerie des Offices, p. 469 ; Pontormo, Autoportrait (Etude de nu), vers 1525, Sanguine
sur papier, Londres, British Museum, p. 471.
27
Georges Bataille, Les larmes d’Eros, in Œuvres complètes, vol. X, Paris, Gallimard, 1987, p. 616.
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