29 LE TRAVAIL ET SA SOCIOLOGIE A L’ÉPREUVE DU LANGAGE Anni Borzeix1 Penser le langage, lui faire place dans et pour l'analyse du travail, ne va pas de soi en sociologie du travail. Le projet est vaguement suspect : il présupposerait une vision du social réduite au dialogue, à l'interaction, au relationnel, à un agir trop "communicationnel", à des situations trop minuscules ; il ferait basculer nos manières de raisonner et de travailler vers du descriptif aux dépens de l'explicatif, du "micro" aux dépens du macro-structurel, de la forme aux dépens du fond ; le langage nous attirerait du côté du symbolique et de l’immatériel aux dépens des forces matérielles, du consensuel au dépens du conflictuel, de la coopération et du sujet individuel au détriment du collectif... On risquerait d'y perdre nos objets, dilués ou miniaturisés, nos interrogations fondatrices, notre regard critique, notre âme et notre histoire. D’être menacés de nanisme, de réductionnisme, de formalisme. Le langage inquiète aussi pour d’autres raisons : son exotisme, son mystère, la masse des savoirs accumulés à son propos, l’érudition souvent inaccessible au non initié et auquel ce domaine de connaissance renvoie. Son aura l'impérialisme de la discipline dont il est l'objet et la renommée de ses “grands” auteurs impressionne. Il est souvent matière à confusion. Entre le langage, une pratique sociale parmi d’autres, dont il sera surtout question ici et la langue, objet propre de la linguistique. Confusion entre disciplines aussi qui se distinguent pourtant par leur visée théorique, par leurs paradigmes et leurs méthodes mais qui ont en commun d’étudier des énoncés, des “ matériaux langagiers ”. Du point de vue, par exemple, de leur signification (pour la sémantique), de leurs structures et règles de fonctionnement internes (cas de la linguistique), de leur rôle dans la communication (en sciences de la communication), de leurs usages en société et en situation (pour la socio-linguistique) ou encore de leur rapport à l’action (objet de la pragmatique). Ce chapitre a l’ambition non pas de proposer une théorie du langage en sociologie du travail mais d’essayer de dire pourquoi le langage aurait pu nous intéresser depuis longtemps et pourquoi il nous concerne de plus en plus aujourd’hui. D’envisager aussi comment nous pouvons, au profit de notre propre domaine disciplinaire, en faire bon usage et en tirer partie. A cette perspective utilitariste s'en ajoutera une autre plus réflexive : on se demandera quelles sont les incidences que cette prise en compte du langage peut avoir sur nos objets, nos concepts, nos problématiques, nos méthodes d'analyse. Toute 1 CNRS, Centre de Recherche en Gestion de l'Ecole Polytechnique 29 30 importation, tout emprunt, tout commerce entre disciplines est, on le sait, source de déplacements, de reprises, de remises en question. Quels sont donc les effets de connaissance dont le langage est porteur? On procédera en deux temps. En distinguant (1) des effets de connaissance “pour nous”, pour nos propres pratiques professionnelles, nos matériaux, nos manières de comprendre le travail et d'en faire la sociologie, (2) des effets de connaissance “sur le monde”, du moins celui qui nous concerne ici plus directement : le monde du travail (Kergoat, Boutet, Jacot, Linhart, 1998), des systèmes productifs et de l'emploi. On examinera d'abord les déplacements de regard que cette perspective suppose ou entraîne. On passera en revue, ensuite, une série de faits et d'arguments à l'appui d'une l'hypothèse : celle d'une place croissante qui reviendrait au langage dans les transformations économiques contemporaines. 1 - Le langage comme action : entre paradigme et ressource descriptive Les travaux engagés au sein du réseau Langage et Travail partaient, il y a dix ans, d'un constat commun : l'existence d'une sorte de vide, d'angle mort de la connaissance qu'aucune de nos disciplines respectives n'érigeait en objet de recherche à part entière, à savoir la dimension langagière des activités de travail. On peut désigner cet objet empirique de plusieurs façons selon la référence disciplinaire privilégiée. Les variations sont le symptôme de la pluridisciplinarité qui marque nos travaux. Les ergonomes parlent de verbalisation, les sociologues d’interaction verbale, les socio-linguistes de pratiques langagières, les pragmaticiens d’acte de langage, sans oublier le terme le plus fréquent de tous peut-être, le plus englobant, le plus polyvalent aussi, celui de communication, largement passé dans la langue courante et qui fait l'objet du chapitre précédent. Bref, cet objet qui nous rassemble se définit comme la part langagière du travail, celle qui dit, celle qui accompagne ou celle qui accomplit l’activité. Dire, accompagner, accomplir Ces trois verbes ne sont pas équivalents. Ils qualifient des degrés différents de chevauchement entre le dire et le faire. Dire renvoie aux fonctions référentielles, réflexives et expressives du langage, à une parole "sur" ou "à propos" du travail (Lacoste, 1995), à une matière énonciative de l'après coup (commentaires, sondages, enquêtes, entretiens, récits) que les sociologues ont, depuis toujours, su solliciter, analyser, exploiter (Borzeix, 1995). Les verbes accompagner et accomplir impliquent, en revanche, une relation étroite entre parole et action. Ils invitent à comprendre cette relation comme une "coproduction", une production conjointe où énonciation et activité s'étayent et, parfois, se confondent. Ils soulignent le fait que les choses, au travail comme ailleurs, non seulement se disent mais se font avec des mots, pour reprendre le titre du livre de John L. Austin Quand dire c'est faire 30 31 (1962). En partie, quand le langage "accompagne", assiste l'action (la parole d'action) ou complètement, lors qu'il "l'accomplit" (la parole comme action). La thèse est connue. La valeur performative de certains énoncés font d’eux des actes du seul fait d’être prononcés (“je promets” équivaut à promettre), propriété étendue par la suite à tout énoncé présentant les caractéristiques d’un acte de langage , direct ou indirect, à nombre d'énoncés constatifs qui ont valeur illocutoire et dont les classifications peuvent être très extensives : l’ordre, la requête, la réclamation..... (Searle, 1972)2. Cette idée dont la portée sociologique a été reprise et discutée de façon critique par Bourdieu vingt ans plus tard (Bourdieu, 1982) a connu jusqu'à une date récente peu de retentissement chez les sociologues du travail et des organisations. Pour nous, sociologues du réseau Langage et Travail, elle a fait l'effet d'une découverte : elle nous a servi de repère théorique majeur. On s'y est référé chaque fois que l'on se prenait à douter de la pertinence, pour nous et nos domaines de recherche spécifiques, de cet objet étranger qu'est le langage, ce énième "palier en profondeur" de la réalité sociale, comme aurait pu dire Gurvitch ( Gurvitch, 1950). Rétrospectivement, on pourrait dire que la performativité attribuée à certains énoncés (appelés "performatifs") - ce pouvoir de faire ou de faire faire quelque chose à quelqu'un - a fait office d'une sorte de paradigme nouveau, nous incitant à réviser nos problématiques, nos théories en usage et à diversifier l'échelle de nos observations. A déplacer notre compréhension de l'action sociale organisée qu'est le travail dans deux directions. Vers le "bas", vers l'infiniment "petit" de ces unités langagières, si tant est que l'on puisse se satisfaire de cette vision réductrice de la place et de la taille attribués aux "faits" de langage. Mais aussi vers "l'intérieur", en prise plus directe sur les sujets de l'action, leurs intentions, leurs interprétations, leurs interactions et la signification qu'ils leur prêtent. Si les mots, dans certaines circonstances, contiennent une efficace telle qu'ils peuvent en arriver à "guérir" (dans le cas de la cure psychanalytique) ou à "tuer", comme l'écrivait, en anthropologue Jeanne Favret-Saada à propos de son expérience personnelle de la sorcellerie dans le bocage (Favret- Saada, 1987), l'hypothèse pouvait-elle être transposée (et à quelles conditions?), à des contextes plus profanes, celui des institutions productives, par exemple ? Avait-elle un sens appliquée à des situations moins dramatiques et des activités plus ordinaires, telles que celles réalisées au travail? Ou tombait-elle sous le coup de la critique de "fétichisme" du langage, adressée par Bourdieu à Austin : les performatifs ne détiendraient pas leur performance du fait de la vertu performative des mots eux-mêmes Dans un ouvrage récent (Searle, 1998), John R. Searle va plus loin en proposant une version matérialiste du pragmatisme étendu à la société : la construction sociale de la réalité - titre de l'ouvrage de Berger et Luckman de 1967 - dépendrait de la notion d’”intentionnalité” collective, ce qui met en évidence le rôle joué par le langage ainsi que par les croyances individuelles que le langage a pour mission d’exprimer. Mais en dehors d'un milieu relativement restreint de chercheurs spécialisés (souvent philosophes de formation), ces idées ont eu relativement peu d'écho théorique en France. 2 31 32 mais plutôt de celle des situations sociales où ils sont prononcés et du pouvoir de ceux qui sont légitimement autorisés à les énoncer? La fin du langage -reflet Cette "découverte" renouvelait nos façons d'envisager la relation entre langage, connaissance et action. Elle nous a motivés aussi pour une autre raison. Elle coïncidait - et venait conforter- avec une révision en profondeur de la conception courante du langage qui a longtemps prévalu en sociologie. Elle nous aidait à rompre avec l'idée d'un langage sans épaisseur, vu comme reflet, un véhicule, une matière transparente servant à transporter de l'information. Mais revenons d'abord, pour lever un malentendu, à la difficulté évoquée plus haut: "penser" le langage en sociologie du travail. Si traiter du langage ne va pas de soi dans notre domaine cela ne signifie nullement que la parole ou les mots n'y occupent aucune place - ce qui pour une science humaine, serait pour le moins surprenant. Pour employer un terme dont il nous arrive d'abuser on pourrait dire, en revanche, que le langage n'a pas vraiment été "problématisé" dans nos recherches, que son statut épistémologique a été assez peu clarifié, peu débattu. La conception commode du langage comme un miroir, une trace, comme une réplique du monde à l'échelle des mots, a rendu les sociologues réceptifs à deux branches de la linguistique : d'une part, l'analyse du discours, de l'autre, la lexicologie et les études de terminologie. On a traité du vocabulaire propre à certains métiers, considérés comme autant de signes d'appartenance identitaire, par exemple, ou encore, plus près de nous, on s’est intéressé au "vocabulaires d'entreprise", les jargons et les "dialectes", souvent ésotériques ou creux, ces mots du discours employés par les responsables pour séduire, convaincre ou "communiquer". Ce langage-reflet, utilisé dans nos travaux essentiellement à titre d’illustration, est aussi la vision qui a nourri et continue de nourrir le gros de nos méthodes d’exploration et d'exploitation des propos recueillis par entretien, quel que soit leur degré de nondirectivité (Demazière et Dubar, 1997). Sur elle repose le principe même de l'analyse de contenu où c'est précisément le contenu "à extraire" qui compte pour les informations qu'il contient, opération courante qui consiste à traiter les propos recueillis, à les classer, à les thématiser, les catégoriser, les contraster, les coder, les comptabiliser - le contenant, supposé transparent comme le verre, n'étant pas notre problème. Mais si la formule chimique du verre, pas plus que les règles internes de l'agencement des mots, ne sont, en effet, de notre ressort, le langage quant à lui est loin de se réduire à un réceptacle inerte, un enchaînement structuré d’énoncés. On sait aussi, aujourd'hui, que les sciences du langage ne se réduisent pas à la linguistique dont l’objet reste l'étude des propriétés formelles de la langue. En font partie une série d'autres disciplines souvent plus 32 33 jeunes et moins stabilisées que la linguistique (comme la sociolinguistique, la linguistique de l'énonciation, l’analyse de discours, la pragmatique, l'ethnographie de la communication). Ce sont ces branches là qui alimentent plus directement les réflexions présentées dans ce volume. Les recherches menées dans leur mouvance ont en commun de s'intéresser au langage "en société", aux usages du langage et non plus seulement à sa structure formelle ; à la variété de ses formes ; à ses différents aspects : l’écrit et l’oral, le verbal et le gestuel ; à ses variations en contexte social, selon le cadre et la situation ; et enfin, à l'utilisation qu'en font, réellement, les gens dans la vie courante pour interagir, travailler, produire. Et la fin du langage--véhicule Les disciplines qui viennent d'être citées partagent aussi une posture critique vis à vis d'une autre conception, dite instrumentale, du langage à laquelle nous avons longtemps, largement mais implicitement adhéré en sociologie : du langage vu comme un message, un outil de communication. Cette vision est généralement attribuée aux travaux précurseurs d'ingénieurs en télécommunication des années 50 (Shannon et Weaver, 1975) et inspire toujours, globalement, les pratiques et la littérature professionnelles sur la communication en entreprise. Le langage y fait fonction de véhicule, servant à transporter, au moyen d'un code supposé commun, des unités, c’est à dire des messages (des émulsions physiques), entre un émetteur actif et un récepteur passif censés appliquer mécaniquement, du début à la fin de l'émission, un code commun. Ce modèle, dit du code, a été largement remis en cause depuis quarante ans (Sperber et Wilson, 1989) : parce qu'il ignore les différentes “pollutions” qui sont pourtant la règle en matière de communication humaine (l’implicite, le non-dit, le malentendu, l’interprétation, l’incompréhension)3 qui se glissent entre ces deux temps forts de la communication que sont l'émission et la réception ; parce qu'il ignore aussi les circonstances de l'émission et les conditions de la réception ; parce qu'il suppose une transparence pure et parfaite (comme les économistes orthodoxes postulent la concurrence pure et parfaite sur le marché) entre ces pôles ; parce qu'il passe sous silence, enfin, la question des places énonciatives (qui parle à qui et pour quoi faire) et celle des mécanismes d’attribution ou de construction du sens (Boutet, 1994). Le dépassement de ce modèle représente, pour nous sociologues, un préalable qui ouvre la voie à des recherches conjointes ainsi qu’à un domaine de connaissance spécifique, la sociologie du langage (Achard, 1993), sur la base d'un langage en quelque sorte "socialisé" dont la matière sera désignée, en France - par analogie avec les autres pratiques sociales qui intéressent la sociologie - par le terme de pratique langagière (Boutet, Fiala, Simonin, 1987). Pourtant, cette conception ferroviaire ou postale du langage servant à transporter des voyageurs, des paquets, des messages est si prégnante, bien que peu explicitée en 3 Sur le maquis terminologique auquel ces notions renvoient on peut se reporter à Catherine Kerbrat-Orecchioni, L'implicite, Paris, Colin, 1986 33 34 sociologie, qu'elle nous a littéralement aveuglés. Et en sociologie du travail plus encore qu'ailleurs, discipline où la réception est une perspective4 incongrue et l'usage, une problématique récente ; où l'interprétation, en dernière analyse, revient presque toujours au chercheur ; où l'opposition entre infra et superstructures a sans doute marqué plus profondément ou plus longtemps les esprits qu'ailleurs ; où le travail physique de production déqualifié, catégorie d’activités qui a peu de chances de solliciter la parole à des fins productives, a longtemps fait de l'ombre à notre curiosité pour d'autres types de situations ou catégories professionnelles, moins manuelles, plus "bavardes", ou plus qualifiées. …et du langage transparent Toutes ces raisons expliquent que nous (sociologues du travail toujours) ayons eu tendance à "naturaliser" le langage au point d'y voir une matière transparente, inerte dans l'acte productif, sauf pour relever (et dénoncer) l'interdiction qui pesait jusqu’à récemment sur la “parole ouvrière” dans le régime taylorien (Zarifian, 1996) ou pour en amplifier l'écho et en souligner les enjeux dans le cas d’une parole d'opposition ou de résistance, “ libérée ”, contestataire, échappant à l'interdit. Naturalisé dans l’acte productif le langage l'était aussi mais aussi dans les situations d'entretien. Dans ce cas, le statut énonciatif de la parole (qui parle à qui, dans quelle intention, avec quel motif, dans quelles circonstances?) n'était certes pas ignoré mais rarement intégré à l'analyse. Cette question plus méthodologique, celle des modes de construction de nos "données", celle des places, du statut énonciatif, de la situation d’énonciation qu'est l'entretien (Récanati, 1979), des rapports d’interlocution entre enquêteur et enquêté est aujourd’hui mieux comprise. Notre vision du langage a passablement évolué (Demazière et Dubar, 1997). On sait maintenant qu’un entretien est toujours un discours adressé, rempli “ d’intentions de communication ” et de stratégies (Gumperz, 1982). On court toujours le risque avec ce type de matériel, plus qu’un autre sans doute, de prendre une rationalisation pour une information, une opinion pour une assertion, une justification pour une explication. Mais la même prudence s’impose également pour les données langagières dont nous avons l'habitude de traiter dans les recherches du réseau, celles qui sont recueillies in situ, en situation dite “naturelle” de travail, au moyen d’un dispositif méthodologique inhabituel en sociologie du travail celui de l’enregistrement audio (et parfois vidéo). La fiabilité accrue des données enregistrées - le fait qu'elles soient "montrables" et plus faciles à "objectiver" - ne résout pas la question de ce qu'elles montrent ou démontrent et la finesse du grain ne "prouve" rien par elle-même. On pourrait même dire que la "traçabilité" et le changement d'échelle ainsi obtenus ne font que démultiplier les problèmes d'exploitation à résoudre : comment et quoi transcrire? Comment fabriquer l'échantillon? Quelle unité d'observation privilégier (le mot, la phrase, la séquence, la paire 4 Bien développée en revanche en sciences de la communication. 34 35 question-réponse, la réunion entière)? Quel traitement leur faire subir?…Toutes questions auxquelles la seule réponse raisonnable est que "cela dépend" : de ce qu'on cherche, des questions qu'on se pose et des hypothèses que l'on fait sur la relation entre savoir, comprendre, dire et faire. Bref, nous-nous sommes ainsi longtemps privés, en sociologie du travail, d'une ressource analytique et méthodologique aussi puissante que difficile à maîtriser. La vision instrumentale et transparente du langage a écarté de notre horizon mental une idée toute simple : à savoir que le langage est utilisé - y compris dans le cadre d'un entretien - comme une ressource à part entière pour accomplir une action (plaire, acquiescer, excuser, impressionner, justifier, prévenir, déléguer, dissimuler….). Les retombées pour notre domaine sont multiples. Si le langage dans ou au travail, celui qui accompagne l'activité "se faisant" - non pas sur ou à propos du travail - n'est pas exactement de la même étoffe, ne nous apprend pas la même chose que celui qui sert à expliquer, à commenter, à expliciter, à raconter après coup le travail, comment l'étudier? On est là en présence d'un matériau empirique d’une valeur heuristique indéniable pour accroître notre intelligibilité de l'action qui nous incite à revoir bon nombre de nos sujets les plus classiques. A remettre en chantier, par exemple et sur la base de ce nouvel observable, la question du contenu "réel" de l'activité, celles des formes de la coordination et du contrôle social, celle du sens, pour l'acteur, de son activité, de ses relations à autrui et de son rapport au travail ; à revenir aussi sur les notions classiques d'autonomie, d'initiative, sur la nature des savoirs et savoirfaire, le rôle des technologies, des artefacts, des objets au travail. Si le langage est plus et autre chose qu'un miroir, s'il a ce pouvoir de faire, de défaire, de faire dire et de faire-faire, au travail comme ailleurs, alors il faut y regarder de plus près. L’argument théorique qui sous-tend cette perspective tient en peu de mots. Le langage est non seulement constitutif, partie intégrante, matière première de nombre d’activités de travail : c’est avec du langage qu’il se fait et pas seulement dans des activités de service ou collectives où sa visibilité est simplement plus manifeste qu’ailleurs. Il est, pour le chercheur comme pour le sujet travaillant, un moyen de connaissance et un mode d’accès privilégié à la compréhension de l’action. Les propriétés du langage - désigner, évoquer, métaphoriser, marquer des rapports temporels, personnels, de réflexivité, d’indexicalité font de lui une ressource biface. Côté face, pour agir et réfléchir (au service de l’acteur), et côté pile, pour analyser (pour l’observateur, donc). Le langage nous intéresse donc à plusieurs titres : en tant que modalité de l’agir, en tant que trace et en tant qu'observable. Le travail revisité Cette curiosité récente pour le langage en sociologie du travail va de pair avec un regain d'intérêt (qui concerne, lui, une communauté professionnelle plus étendue) pour l'un de nos objets, un peu passé au second plan depuis 25 ans, le contenu même des activités de travail et dont l'analyse va pouvoir bénéficier. Cette transformation dans nos pratiques 35 36 de recherche doit aussi beaucoup à une discipline voisine, l'ergonomie, avec laquelle des collaborations étroites ont été nouées et dont les travaux du réseau Langage et Travail portent l'empreinte. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce sont les chercheurs en ergonomie plus que les sociologues du travail qui se sont attachés, depuis plus de 30 ans en France, à l'analyse empirique des tâches, puis, dans une perspective plus contemporaine, aux activités de travail5, s'astreignant à l'observation rigoureuse, la description méthodique du contenu même des actions et des opérations mentales qui accomplissent l'acte productif. La sociologie du travail, quant à elle, avait (et a toujours) plutôt tendance à privilégier l’analyse de la division, de l'organisation et des conditions physiques ou organisationnelles du travail sur celle de son contenu, à se focaliser sur l'examen de ses déterminants structurels ou relationnels et sur leurs incidences (en termes de salaire, de qualification, de classification) pour les salariés. L’action dite “collective”, en revanche, a toujours été un domaine largement investi par la sociologie du travail. Mais la notion renvoie, dans son acception la plus courante, à l’idée de protestation ou encore de mobilisation et non à celle, assez différente, d’action productive réalisée à plusieurs. Si bien que les actions accomplies dans et pour le travail restaient peu étudiées pour ellesmêmes. La notion de « travail réel” forgée par les ergonomes (par opposition au « travail prescrit »), largement reprise aujourd'hui par tous, fait plus que reformuler la distinction entre le formel et l'informel. Elle souligne la complexité cognitive, y compris des tâches d’exécution (et a fortiori des autres), et la "charge mentale" des activités les plus simples en apparence, celles qui reviennent aux opérateurs et aux employés les moins qualifiés. Derrière les automatismes et les routines du travail "enchaîné" (C. Durand, 1978), cette perspective descriptive portée par les ergonomes, révélait des dimensions telles que la mémoire, le raisonnement, le diagnostic, la décision, le geste conquis par l'expérience, éventuellement routinisé puis sédimenté. Elle mettait en avant l'importance de l’apprentissage, de la transmission de ces "savoirs-faire pratiques" dont parlaient volontiers les sociologues mais sans chercher à en identifier les composants. Derrière la monotonie, la répétition et la loi du silence du travail taylorisé, on découvrait l'événement, l'aléa, la nécessité des échanges, de la communication, de la concertation, de la parole échangée (Falzon, 1989). Derrière l’habileté technique et le tour de main, par delà les schémas, les plans, les procédures, les régulations "hétéronomes" (Clot, 1995) et les modes opératoires imposés et prescrits, un domaine de recherche très pluridisciplinaire, aux contours mal délimités, prenait forme. Autour des notions de compétence (cognitives, relationnelles, de communication) et de connaissance (tacites, 5 Depuis les travaux précurseurs d'A. Ombredane et J.M.Faverge, L'analyse du travail, PUF, 1955, jusqu'aux textes récents réunis par R. Amalberti, M. de Montmollin et J. Theureau (Eds), Modèles de l'analyse du travail, Liège, Mardaga, 1991. 36 37 ordinaires, informelles, "d’arrière-plan", situées, distribuées), mobilisées de fait dans l’action et souvent à plusieurs. Cette vision plus fine, plus réaliste aussi du contenu du travail allait susciter un ensemble d'interrogations nouvelles auxquelles ni les ergonomes ni les sociologues du travail n'avait de réponses toute prêtes, ayant trait par exemple à l'analyse de la compréhension partagée, de l’interprétation en contexte des énoncés et des gestes, de la construction des significations à plusieurs et en situation. Car au delà du travail individuel, l'observation rapprochée soulignait l'importance de la dimension collective des activités de travail. D'où la multiplication récente de recherches en ergonomie (Le Travail Humain, 1994, Pavard, 1994), mais aussi en sociologie, en gestion et en économie, sur les phénomènes de coordination, de coopération, de collaboration au travail. Ces travaux forment aujourd'hui un ensemble très composite de connaissances relatives à l'action collective au sens, cette fois, d’une performance finalisée, accomplie à plusieurs. D'où aussi l'actualité du débat actuel sur la nature des ressources cognitives, des connaissances partagées ou distribuées nécessaires à cet accomplissement et la fortune récente des concepts de cognition "ordinaire", de connaissance "pratique" (J. Lave, 1988) et d'action "située" (Suchman, 1987) - forgées dans une perspective critique à l'égard du cognitivisme dominant inspiré par l'Intelligence Artificielle (B. Conein, 1994) - et dont ces recherches font désormais un grand usage. Chassés-croisés, décalages, chevauchements, recompositions Résumons nous. Schématiquement, ce qui distinguait pendant longtemps la perspective des ergonomes de celle des sociologues du travail, était que les premiers cherchaient à produire des descriptions "au scalpel", des analyses méticuleuses et rigoureusement documentées d'activités "réelles", surtout individuelles, que les sociologues s'attachaient, de leur côté, à expliquer, sans toutefois en passer par l’observation directe et la microdescription. Un partage du territoire où les uns se préoccupaient du "comment ça se passe", livraient des analyses opératoires de tâches élémentaires, d'activités physiques et mentales nécessaires à la production. Aux autres (les sociologues), la focalisation sur l'amont, la recherche des causes, la quête d'explications plus "macro" (même si le grain du matériel empirique restait fin ), du "pourquoi-est-ce donc ainsi ?" L'examen critique de la division sociale du travail, des rapports sociaux de production - de l'aliénation, des phénomènes d'exploitation, de dépendance et de domination - la mise en évidence des alliances, des relations de solidarité et de pouvoir, des rapports de classe et de collaboration, sans oublier l'analyse des mouvements de résistance ou de protestation collective ( freinage, sabotage, conflits, grèves...) - autant de sujets sur lesquels la production sociologique était abondante. Les choses ont un peu changé en vingt ans. Les ergonomes ne sont plus seuls sur le terrain de l’observation rapprochée et les sociologues n'ont plus le monopole de l'action 37 38 collective. A la faveur du l'avènement d'un courant de recherches récent en sociologie de l'action (au confluent d'inspirations interactionnistes, ethno-méthodologiques et pragmatiques), un "tournant descriptif" (Quéré, 1992), lié à des exigences accrues de rigueur méthodologique, a vu le jour auquel les travaux du réseau Langage et Travail ont contribué. Les activités de travail analysées in situ y font office de laboratoire. Elles occupent dans cette réflexion une place non négligeable, y compris dans des revues dont ce n'est pas le domaine (Réseaux, 1997, Raisons Pratiques, 1997)6, notamment à propos des activités de conception et de coordination assistés par la nouvelle génération des technologies de l'information et de la communication7. Le débat renouvelé sur les théories de l’action (Ladrière, Pharo, Quéré, dir., 1993) et l'apport des analyses pragmatiques de l'action et de la connaissance (Thévenot, 1998, Dodier, 1993) commence à pénétrer la communauté des sociologues du travail, établissant ainsi de nouvelles passerelles entre sociologies "spécialisées" et sociologie générale (Cottereau, 1994). Enfin, sociologues et ergonomes sont de plus en plus sollicités, y compris parfois ensemble, pour rendre compte de situations où l'activité se réalise en équipe, suppose une part d’action conjointe, de concertation, de négociation, de coopération, et fait appel à des technologies de pointe. A titre d'illustration et pour ce qui est de la discipline dont ce chapitre traite plus particulièrement, un numéro de la revue Sociologie du Travail (Sociologie du Travail, 1994) consacré à la relation entre travail et cognition est représentatif des ouvertures en cours. On y trouve l'amorce d'un dialogue entre sciences sociales et certaines approches cognitives, sur la base de recherches empiriques, françaises et étrangères. Cette livraison présente en effet un ensemble de travaux qui se situent délibérément à la croisée du social et du cognitif. Si tous les auteurs ne se reconnaissent nullement sous la houlette d’une "sociologie cognitive", ils partagent néanmoins les rudiments d'un programme commun : examiner empiriquement la dimension sociale des processus cognitifs analysés "en situation", tenter de faire de l'analyse de l'action en contexte un processus empirique observable. De ce bref détour on retiendra plusieurs choses : les décalages récurrents entre sociologie générale et sociologies spécialisées8 ; les chevauchements actuels, en termes de méthodes, d'objets et de problématiques, entre sociologie et ergonomie ; enfin, et plus largement, les déplacements et recompositions à l’oeuvre aujourd'hui à l’intérieur même des sciences sociales. Ces mouvements, liés pour une part aux transformations actuelles du travail, du système productif ainsi qu'à la demande sociale qui en découle, 6 Deux revues de sociologie qui ne relèvent pas du domaine de la sociologie du travail mais qui ont consacré à ces questions des numéros spéciaux récents. 7 Courant de recherche connu sous le nom de CSCW dans les pays anglo saxons (computer supported collaborative work) et qui réunit des chercheurs en sciences sociales, en sciences cognitives et des informaticiens. 8 J’ai, pour ma part, mis plus de quinze ans pour réaliser que le travail peut très bien se penser aussi comme une "action" sociale et pour tirer les conséquences de cette "découverte" 38 39 redéfinissent les termes d'un échange possible avec certains courants de la nébuleuse cognitiviste (Borzeix, Bouvier, Pharo, coord. 1998). Quelles acceptions du langage, du travail? Vers quelle acception du langage au travail ces inflexions, dans nos conceptions du langage, d'une part, du travail, de l'autre, nous ont-elles conduits ? Reprenons le récit amorcé plus haut. Le partenariat scientifique, conclu avec ceux de nos collègues linguistes qui, de leur côté, lassés du terrain de l'école, avaient choisi pour situation et pour objet empirique les pratiques langagières au travail, ouvrait considérablement le périmètre à inventorier. Le territoire était plus vaste qu'on ne l'avait soupçonné. Il comprenait certes les travaux menés dans la lignée de la philosophie analytique et de la pragmatique anglosaxonne du langage initiée par la théorie des actes de langage d'Austin. Mais aussi et tout autant ceux relevant des trois branches de la linguistique dite sociale évoqués plus haut : la linguistique variationniste (Labov, 1978), la sociolinguistique (Marcellesi et Gardin, 1974) et l'analyse du discours (Pécheux, 1969). A quoi il fallait ajouter deux courants plus hybrides : l'analyse de la conversation9 (Sachs, Schegloff, Jefferson, 1974) issue du courant ethnométhodologique, et l'ethnographie de la communication (Gumperz et Hymes, 1972) dont la visée anthropologique et comparative correspondait assez bien à nos besoins, à nos attentes. Et cette liste ne donne encore qu'une idée assez grossière du domaine scientifique qui pouvait nous inspirer, nous concerner et que nous n'avons pas la prétention d'avoir parcouru ni utilisé de façon systématique. Alors comment qualifier notre acception du langage? Une formule ne peut à elle seule résumer la multiplicité des perspectives théoriques que ces disciplines ont forgées. On qualifie parfois cet ingrédient langagier indispensable à bon nombre d'activités productives de symbolique, ou encore d’immatériel au sens où il implique, en effet, manipulation de signes, de codes et de symboles. Mais les mots et les codes possèdent eux aussi une matérialité propre et les objets les plus matériels peuvent être investis d'une portée symbolique. Ces deux attributs ne sont pas d'un grand secours. On peut aussi insister dans la lignée des travaux de Jacobson (1968) sur les multiples fonctions que remplit le langage : référentielles, réflexives, indexicales, expressives, terminologiques, sémantiques, scripturales… qui nous concernent très directement. Pour notre part, nous avons opté pour une solution opératoire nous accommodant provisoirement d'une règle de "suspension" théorique10 : notre acception du langage est étroitement dépendante de l'usage que nous voulons en faire, des spécificités de notre objet et des règles méthodologiques que nous adoptons pour en faire l'examen. Elle est 9 Une branche de l'ethnométhodologie qui se focalise sur les échanges conversationnels, leurs règles et leurs structures internes et où les travaux de Sachs et Schegloff représentent des apports majeurs. 10 Ceci est évidemment moins vrai pour les linguistes, obligés de situer leur conception du langage par rapport à leur discipline, que pour les sociologues, moins contraints par la leur. 39 40 descriptive, extensive, résolument inclusive. Elle comprend le langage des mots, écrits ou oraux, ces énoncés qui font, qui disent, qui réalisent le travail ou qui servent à le prescrire, à le formaliser, le formater. Elle inclut aussi et par extension, le langage des corps, des gestes, de la voix, des mimiques c'est-à-dire ce vaste domaine qu'on appelle la “communication non verbale” qu'étudient les spécialistes de la prosodie et de l'intonation, de la proxémie, de l'analyse des postures et de la gestualité. Elle considère le langage dans ses multiples dimensions : instrumentale, cognitive et collective ; comme une matière dont le fonctionnement est à observer en contexte - pour respecter les contraintes de recueil, d'exploitation et d'interprétation que nous nous fixons - et du double point de vue de ses formes et de son usage social. Cette acception du langage épouse, sans pour autant l'épuiser, l'acception très extensive, elle aussi, du travail que nous partageons peu ou prou dans les travaux du Réseau. Elle lui fait écho. Celle-ci puise à une définition11 plus anthropologique (Chamoux, 1998) que sociologique, sans doute : toute activité humaine organisée, quel que soit son statut (public ou privé, permanent ou précaire, rémunéré ou pas), son secteur (agricole, industriel, tertiaire, domestique, libéral, artisanal), son niveau hiérarchique (de l'opérateur à l'ingénieur, de l'employé au manager), et quels que soient la nature de la tâche et le métier correspondants (exécuter, encadrer, concevoir, vendre, rendre un service, donner une information, soigner, enseigner) ; une activité comprise comme un "accomplissement pratique" (Garfinkel, 1984), une activité "située" (Suchman, 1987), dans l'environnement local, technologique et institutionnel où elle se déroule ; une activité, le plus souvent collective, partagée, distribuée, mettant en jeu un "cours d'action et de communication" (Theureau, 1992), et des ressources variées (qui peuvent être aussi bien cognitives affectives, perceptuelles que culturelles, sociales ou langagières). Tels sont les quelques repères théoriques marquants assortis de quelques effets de connaissance "pour nous" que la prise en compte du langage a déjà produits. Outre le souci de réhabiliter et de promouvoir l'étude de cette dimension "négligée" (Goffman, 1964) 12 du travail, notre ambition était aussi de tenter quelques jonctions théoriques entre les sciences du langage d’un côté et les sciences sociales du travail (sociologie, ergonomie, gestion, psychologie du travail), de l’autre. De faire travailler quelques concepts nomades (Stengers, 1987) à l'endroit de cette jointure : ceux d’action, de savoir partagé, de représentation ; ceux de relation, d'interaction, de situation et de coordination ; ceux encore de compétence, de performance, d'efficience, par exemple, situés à l'interface de nos disciplines respectives. Cet ouvrage témoigne de ce projet collectif, du chemin parcouru et de celui qui reste à faire. Il les "fait travailler", sans chercher l'accord, la version définitoire 11 Une définition qui est loin d'être celle de l'ensemble de la communauté des sociologues du travail. Tout comme la “situation”, réhabilitée par Goffman dans “The neglected situation” paru dans Gumperz et Hymes (eds) The ethnography of communication, Washington DC, 1964 12 40 41 ou plus homogène, à l'épreuve de nos différences, de nos désaccords et de nos ressemblances, en réponse à des questions surgies du terrain. 2 - La part croissante du langage au travail Tel était le point de départ. En dix ans, le paysage économique a profondément changé, mettant en évidence des enjeux socio-productifs plus directement liés à l'actualité contemporaine. Ce qui n'était, il y a dix ou quinze ans, qu'une direction de recherche très exploratoire, sans assise ni reconnaissance institutionnelles, et qui visait avant tout à réparer un oubli est en passe de devenir un domaine de connaissance moins périphérique, susceptible éventuellement de contribuer à l'intelligibilité de certains paradoxes dont les mutations présentes fourmillent. Faire une place au langage incite à "repenser" le travail autrement, aujourd'hui : son contenu, la part et la nature des "compétences" acquises ou requises qui n'entrent plus dans le cadre de la logique de la qualification (Paradeise, Lichtenberger, 2001) ; ses nouvelles figures : travail de conception, travail relationnel, de médiation, travail, d'articulation, de collaboration, d'organisation ; de redéfinir ses contours : faut-il limiter l'analyse au travail salarié? ; de ré-interroger son soi-disant "déclin" (en tant que valeur, source de revenu, d'accomplissement de soi ou de citoyenneté?) et les thèses sur sa "centralité" perdue, qui se justifient si on raisonne sur le paradigme du travail des Trente Glorieuses (du travail ciment social, principe explicatif global et équivalent général (F. Dubet, 2000), mais qu'en est-il si on pense à sa place en termes d'identité, de cohésion et de solidarité sociales ? Dans l’inventaire en cours des nouvelles figures de l'activité, de l'action collective, de l'engagement, de l'exclusion et des formes de gouvernance dans l'entreprise - inventaire nécessairement plus ouvert qu'autrefois, à l'ère du mode de production industrielle -, la part langagière du travail a tout l'air d'avoir pris de l’ampleur, de l'étoffe. Elle multiplie ses visages et ses supports, diversifie ses manifestations et ses missions. Elle est plus tangible qu'hier. Dans toutes les activités qui font appel aux technologies de l'information et de la communication, par exemple ; dans toutes celles qui impliquent l'échange, la mise en réseau, la concertation, la discussion, la confrontation, le diagnostic, la participation et l'engagement collectifs, la gestion par projet ; dans celles qui mettent en jeu des activités de services aux personnes, aux entreprises. Austin l'emportererait- il sur Bourdieu? La magie du verbe, sa performativité, semblent s'introduire partout, amplifiée par l'inflation des thèses sur l'imminence d'une "société de la communication" liée à la généralisation de la "net-économie" : jusque dans les situations, dans les circonstances, dans les secteurs productifs, dans les professions et les métiers les plus variés qui jusque-là s'y trouvaient assez peu exposés. Elle intrigue par les effets dont elle est créditée : tout problème, toute situation tendue, pathologique ou simplement nouvelle, est prétexte à une réunion. Toute innovation provoque une intense activité de mise en mots, d'opérations de communication 41 42 sans fin. Tout risque majeur, dans le nucléaire, l'aviation, la régulation du trafic, est passé au crible, préventivement et après incident, d'une activité verbale écrite ou orale prolixe dont l’efficacité énigmatique et souvent excessive qu’on tend à lui reconnaître a de quoi surprendre. Tout se passe comme si la formalisation, la prescription, la normalisation, la multiplication des régulations de contrôle connaissaient des limites - celles du travail "réel" et des régulations autonomes (Reynaud, 1993) - que tentent de pallier le retour d'expérience, le reporting,, le benchmarking , le coaching et le debrieffing , ces mots passés dans le quotidien des organisations, en prise directe sur la communication naturelle et l'expérience vécue. Alors, mythe ou réalité? Qu'avons-nous à dire, en sociologues, pour le domaine qui nous concerne? Si tournant “ langagier ” (et non pas “ linguistique ”) il y a, en matière de production de biens et de services, sommes nous en mesure d'en attester la réalité, d'en saisir le sens et la portée? Sur quel type d'arguments pouvons-nous nous appuyer pour documenter ce phénomène? L'acte de "verbaliser" - mais on est bien loin ici du sens attribué à ce que "fait" en verbalisant un gendarme consciencieux - semble devenu une action des plus banales, des plus répandues, avoir acquis le statut d'une sorte d'impératif catégorique de la "nouvelle économie" : cette impression résiste-t-elle à l'épreuve des faits? Peut-on vraiment faire tant de choses rien qu'avec des mots et les mots sont-ils à ce point massivement sollicités, sans commune mesure avec leur usage au temps des Trente Glorieuses? La réponse ne peut être que prudente. Nous manquons cruellement, on va le voir, de critères d’appréciation, d’unités, d’instruments de mesure et d’évaluation un tant soit peu objectifs pour mettre cette tendance à l’épreuve de données descriptives fiables et d'hypothèses interprétatives rigoureuses. On raisonne le plus souvent dans ce climat de réchauffement du verbe sur des croyances, des espoirs, des on-dit, des rumeurs, plus que sur des faits avérés. Après l'oubli, l'excès? Plusieurs problèmes de méthode se posent pour évaluer la réalité et l'ampleur du phénomène. Deux exemples seulement. Certaines questions ont trait à la nouveauté du phénomène. Elles mettent en jeu notre regard sur lui, notre capacité de discernement sur la moyenne durée. Est-on en présence d'un changement de nature dans le rôle de la parole au travail, ou seulement de degré ? Jetons un regard rétrospectif sur ce que nous avons appris et sur ce que cet apprentissage implique. On sait aujourd'hui mieux qu'hier - et nos travaux y ont contribué en exhumant cette part invisible du travail, cet angle mort déjà évoqué que le recours au langage ne se limite nullement à sa part visible, à ces échanges formalisés, sollicités ou imposés, dont on fait grand cas depuis un moment et qui se déroulent “hors production” (autour d’une table, en réunion de travail, autour d’un bilan de compétence). Que ce recours est polymorphe, polyphonique, polyvalent, bien plus 42 43 général, voire permanent. Que le langage est repérable dans le contenu intrinsèque de la plupart des activités de production – y compris d’exécution – qu’il est l’une des ressources indispensables pour que le travail “ réel ” se fasse, pour que la collaboration interne (au sein de l’équipe, du service, entre départements fonctionnels) et la coordination de l’action soient choses possibles. Que le langage est constitutif, à des degrés variables bien évidemment, de tout processus de production, de conception, de fabrication, de maintenance, de traitement de l’information, de diffusion, de commercialisation des services et des produits. Qu’il sert les “ nouvelles ” technologies utilisées pour alimenter ces processus, les fabriquer, les vendre plutôt qu'il n'est supplanté ou remplacé par elles. Qu’il nourrit les écrits utilisés au travail qui gagnent du poids et du terrain, vont du papier à l’écran, alimentent les procédures de formalisation (Pène, 1997), de certification, de contrôle, de traçabilité (Fraenkel, 1995) qui font désormais partie de l’ordinaire des entreprises et des administrations. On sait donc aussi, en conséquence et à condition de prendre un peu de recul, que le langage a toujours été nécessaire pour organiser, diviser, répartir, évaluer, contrôler le travail, indispensable pour innover, pour commander, pour négocier, pour décider, pour fabriquer, pour vendre un produit, pour rendre un service. Le phénomène sous examen – cette part langagière du travail - ainsi mis en perspective et vu sous cet angle plus englobant du point de vue des professions, des catégories, des finalités considérées, n’a donc rien de récent. Nous aurions simplement appris à écouter-voir ce qui n’était pas entendu ou vu. Les mutations imputées au monde du travail, aux évolutions contemporaines de la firme, seraient en fait les nôtres. Ou encore, conséquence de cette myopie historique, après l’oubli, l’excès. A s’intéresser au langage, on en verrait partout ; le “tournant langagier” ne serait au fond qu’un effet d’optique et le “tout communicationnel” un indice de surface, comme disent les linguistes, plus visible parce que plus voyant, plus bruyant surtout. Ampleur et représentativité D'autres questions ont trait à la représentativité du phénomène, à son ampleur. Quelle crédibilité peut-on accorder à ces tendances concernant la "nouvelle" entreprise lorsqu'elles proviennent pour une grande part de la littérature managériale, des milieux qui ont pour mission d'en assurer la promotion et la diffusion ? Faut-il être moins dubitatifs lorsqu'elles sont documentées, avec l'aval et le label de la recherche académique, par des études monographiques, des enquêtes de terrain très fouillées, des analyses comparatives, souvent menées dans une perspective historique ou sectorielle (sur les "nouveaux modèles productifs", la firme-réseau et les structures par projet), fort stimulantes mais trop ponctuelles, récentes ou partielles pour prétendre à la représentativité, à la pérennité ? On dispose aussi de synthèses plus théoriques et critiques sur ce nouvel esprit du capitalisme et dont la "cité par projet" modélisée par Boltanski à l'aide d'une analyse systématique de la 43 44 littérature managériale (Ciapello et Boltanski, 1999) est un des échantillons les plus ambitieux. Mais le discours de managers sur eux-mêmes ne suffit pas pour administrer la preuve que ces tendances se généralisent, que ces innombrables "situations de parole" (Hymes, 1991) 13 font vraiment l'effet qu'elles sont censées faire. L'épreuve de l'observation empirique et de l'échantillonnage statistique reste encore à passer. Mais sur quel critères, sur quelle base d'échantillonnage, avec quels tests de validité, quelle représentation du temps? Le taylorisme a mis plus cinquante ans à se consolider en un "système" dont nous avons sans doute passablement durci la cohérence et les traits, en sociologie du travail, pour les besoins de la modélisation. Et les activités tertiaires, en dépit de travaux précurseurs déjà anciens (CFDT, 1977), sont encore trop peu étudiées. Peut-on se fier, enfin, pour attester cette "montée" du verbe oral ou écrit dans les activités de travail aux trop rares données quantitatives, morphologiques, typologiques et déclaratives dont on dispose (INSEE, 1987, 1993) 14 et qui évaluent des temps de parole, des fréquences, des durées, le nombre de communications "fonctionnelles", le types d’échanges au travail, la part des ordres et des consignes, orales ou écrites, suivies pour travailler, le tout comptabilisé sur la foi de ce qu'en disent les salariés (Moatty, 1995) ? Le sujet, on le voit, est difficile à documenter. De quel type de données d'une part, d’arguments, de l'autre, disposons-nous pour tester l'hypothèse d’une part croissante des activités langagières au travail ? Pourquoi croissante, par rapport à qui, à quand, à quoi ? 3 - Mythe ou réalité ? Les transformations du monde économique La tertiarisation de l’économie modifie en profondeur le contenu des activités professionnelles et la structure de l’emploi : deux mutations structurelles dont on peut faire l’hypothèse qu’elles tendent à renforcer la part et l’importance des pratiques langagières au travail. Pourquoi ? S’il est sans doute prématuré de raisonner en termes d’économie de l’immatériel ou de société communicationnelle, on peut au moins constater, statistiquement, que la part des activités de transformation de la matière première, prédominantes dans une économie industrielle, va décroissant au profit d’activités dites tertiaires pour lesquelles on peut 13Concept largement utilisé en ethnographie de la communication pour caractériser les différentes situations sociales liées à la parole (cérémonies, repas, école, milieu de travail, jeux amoureux, psychanalyse….), et, sur un plan plus théorique, pour analyser l’interaction du langage et de la vie sociale dans des situations de communication quotidiennes. Cette perspective de recherche a été introduite en France dans les années 80. Voir aussi le n° de janvier mars 1980 de la revue Etudes de Linguistique Appliquée . 14 Il s'agit là d'une des seules sources statistiques dont on dispose. Le champ de l'enquête concerne l'ensemble de salariés français. Organisées par la DARES, les enquêtes de 87 et 93 sont des questionnaires complémentaires à l'Enquête-Emploi. Environ 20 000 personnes sont interrogées à leur domicile. Les résultats portent sur le nombre (croissant) de salariés qui reçoivent des consignes en général (90%) et par écrit (55%) en particulier. 44 45 penser que le langage est plus directement sollicité (Laville XX). Quelques chiffres seulement : le secteur tertiaire marchand et non marchand totalisait déjà 64% de l’emploi en 1989 contre 22% pour le secteur industriel ; les grandes entreprises industrielles ne comptent plus que 14% de l'emploi contre 22% au début des années 1970 et les emplois d'ouvriers non qualifiés représentent aujourd'hui à peine 12% de l'emploi total (INSEE, 1997). Mais à ce degré de généralité l’argument est insuffisant et des donnée plus fines sont nécessaires. La tertiarisation de l'emploi concerne on le sait aussi bien les branches, les catégories professionnelles que le produit national. C’est l’évolution par branche qui retiendra notre attention puisqu’elle fournit une première approximation du contenu des activités qui augmentent. Trois branches connaissent une croissance explosive (Gadrey, 1992) : les services marchands aux ménages, la santé et les services aux entreprises. Si l’on y ajoute les services de “santé et action sociale” (1,3% de l’emploi en 1936 et 8,8% en 1990) et les services d’enseignement non marchand (qui passent, pour la même période, de 1,8% à 5,8%), on peut conclure à une nette progression des métiers où une relation humaine est en jeu, qui suppose une mobilisation du langage : activités d’assistance ou de soins, de conseil ou de transfert de connaissance15. Dans ces métiers du tertiaire, la relation16, directe ou indirecte (médiatisée par les technologies de la communication), suppose qu’une interaction avec une personne vivante (client, usager, patient, élève) s’engage et se gère. Cette interaction n’est pas seulement le cadre du travail, elle “est” le travail, elle est souvent aussi le “ produit ” du travail, son résultat. Elle ne remplace ni n’exclut, pour le salarié, le rapport à la matière non humaine, celle des outils, des objets et des machines : l’ordinateur ou le téléphone sont aujourd’hui à ces métiers ce que qu’étaient le papier/crayon et le face à face. Mais la manipulation du vivant qui suppose aussi une action de transformation – ici de la matière vivante et de la relation – ne se fait pas avec les mêmes ingrédients que celle de l’inerte. Le langage y joue le rôle d’un support, d’un outil, d’une “ machine ” - faite de mots et de significations autant ou d’avantage que de gestes et d’objets physiques - de la transformation. Du ton, du 15“ Santé et action sociale, enseignement et services aux entreprises “expliquent” à eux seuls environ les deux tiers de l’augmentation du poids relatif de l’emploi tertiaire depuis un demi-siècle : leur part dans l’emploi intérieur est passé de 4,6% en 1936 à 23% - soit plus que l’industrie - en 1990 ”, écrit Jean Gadrey dans Repères sur l’économie des services, La Découverte, 1992. 16 La “relation de service” désigne un domaine de recherche récent en France qui intéresse, outre les sociologues interactionnistes ou “conventionnalistes” (plus que ceux du travail), des économistes (des services), des gestionnaires, des ergonomes, des spécialistes du marketing. On trouvera un ensemble de contributions émanant de chercheurs dans ces diverses disciplines qui éclairent les effets de connaissance que cet objet produit dans leur domaine dans Relations de service, marchés de service, édité sous la direction de Jacques de Bandt et Jean Gadrey, aux éditions du CNRS,1994. Un autre ouvrage, chez le même éditeur, sous la direction de Gilles Jeannot et Isaac Joseph, Métiers du public, compétences de l'agent, espace de l'usager, offre une vue d'ensemble des recherches menées dans une perspective proche des travaux du réseau Langage et Travail où les interactions langagières sont au centre de l'analyse. Voir aussi la synthèse réalisée par J. M. Weller “La modernisation du service public par l’usager : une revue de la littérature, 1986-1996”, Sociologie du travail, 3/98. Pour une analyse critique de la place occupée par la thématique de relation de service en sociologie du travail, A. Borzeix, "Relation de service et sociologie du travail ou l'usager, une figure qui nous dérange", Cahiers du genre, n° 28, 2000, sur la relation de service. 45 46 regard, des mots choisis par le guichetier (Lacoste, 1995b, Weller, 1999)), le contrôleur (Faita, 1992), l'agent "sono" chargé des annonces sonores (Grosjean, 1995), le policier (Dartevelle, 1992) mais aussi le brancardier, la serveuse, le gendarme, la caissière ou l’enseignant17 dépendront en partie le produit livré, la nature et la qualité du service rendu, sa performance et son efficacité. Ceci modifie très profondément les formes, le contenu et le sens de l’action pour le salarié, et, en retour, les notions convoquées en faire l'analyse (Connexions, 1995). On est d’emblée avec ce type de travail dans une action sociale, dirait Weber, une action non seulement orientée vers autrui où le langage et la communication contribuent à donner forme au produit final fourni (ici un service) mais à le fabriquer. D’accessoires, ces outils symboliques deviennent des ressources essentielles, matières premières incorporées au produit livré, plus éphémères en apparence, mais tout aussi “actives”. La catégorie emblématique des ouvriers non qualifiés de l'industrie (largement et longtemps privilégiée en sociologie du travail) renaît aujourd’hui sous les traits des employés peu qualifiés du tertiaire (un emploi sur cinq de l'emploi total) pour qui le langage est toujours une ressource et un moyen de travail, parmi d’autres. Parmi les emplois qui ont connu la plus forte augmentation18 ces dernières années on trouve les vendeurs et les caissiers du commerce (emplois à forte précarité) et les services directs aux personnes, dans l’hôtellerie, la restauration et le tourisme mais aussi dans l’assistance aux ménages, aides maternelles, gardes d'enfants, aides-soignants. L’augmentation des emplois à forte “densité” langagière vaut aussi pour les services aux entreprises et tous les métiers de l'informatique dont la croissance est particulièrement spectaculaire. La généralisation des technologies de l’information et de la communication. L'informatisation de la production industrielle et des services transforme la place et les formes de l’intervention humaine sur la matière : elle accroît la part des activités de saisie, de contrôle, de dépannage, de régulation, de combinatoire, de synthèse au détriment des activités mentales de traitement direct (calcul) de l’information. Elle démultiplie la vitesse de production, de circulation, de transmission des données, de même que les occasions et les exigences de liaison avec autrui : les activités plurielles, en réseau, interactives, distribuées, partagées, augmentent ; une part des savoirs professionnels est transférée dans la machine, une autre tend à émerger. Elle déqualifie et requalifie, ailleurs, autrement, d’autres personnes, d’autres professions, d’autres situations, comme toutes les révolutions technologiques précédentes. Elle remet à l’ordre du jour la question classique, chez les sociologues du travail, du “déterminisme technologique”. 17 Tous métiers sur lesquels il existe des recherches récentes dont la recension parue dans Sociologie du Travail , n° 3-98 offre un panorama assez complet. 18Source Enquête Emploi 82-97 INSEE. 46 47 On estime que plus d’un salarié sur deux utilise l’informatique dans son travail en 1998 (DARES, 1998). Si cette généralisation touche, on s’en doute, les salariés de façon inégale (la courbe des utilisateurs épouse étroitement celle de la hiérarchie sociale, du cadre aux ouvriers non qualifiés, et celle des générations) elle s’étend progressivement au-delà des “cols blancs” à des professions longtemps restées à l’écart. L’usage de l’informatique en 1998 concernait 80% des techniciens, mais aussi 60% des agents de maîtrise, près des deux tiers des policiers, la moitié des employés de commerce et des ouvriers du magasinage et de la manutention, le tiers des ouvriers industriels qualifiés et même 17% des non qualifiés. Les incidences de cette informatisation sont en elles-mêmes contradictoires, trop récentes pour pouvoir être clairement recensées. Un domaine de recherche en plein essor - qui s'intitule Work Place Studies dans le monde anglo-saxon (Heath, 1998) ou encore, dans une version plus centrée sur les dispositifs informatiques, C.S.C.W. 19 (Cardon, 1997, 2001) - qui se développe là où des technologies de pointe sont conçues pour promouvoir la coopération (groupware) dans des environnements organisationnels complexes. Des enquêtes récentes parlent aussi bien de formalisation, de standardisation, de normalisation, de rationalisation, que d’intellectualisation, d’instrumentalisation, d’auto-prescription, de construction collective d’un savoir partagé, d’intelligence distribuée ; de resserrement et de complexification des contraintes ; d’intégration et de désintégration des organisations ; d’apprentissage et d’exclusion ; de compétences cognitives stimulées et de risques de sclérose de l’activité ; de contrôle social accentué et de nouvelles formes de résistance, d’insubordination, de détournement.20 Ces technologies sont des agents très ambigus, capables de modifier très profondément notre rapport à autrui ainsi qu'au support, à l’écriture, à la lecture, à l’espace et au temps (échanges en temps réel et à distance : courrier électronique, internet, intranet, visio-conférence) tout en renforçant les marqueurs spatiotemporels de l’activité ; capables à la fois d’anonymiser et de personnaliser, de bouleverser les notions d’auteur, de destinataire, d'émetteur, de preuve, comme le montrent les débats actuels autour de la signature électronique ; de renouveler et de saper à leur base les dispositifs actuels de coordination intra et inter-entreprise. Comme les générations précédentes, ces "nouvelles" technologies affectent déjà - mais saiton vraiment à quel point? - l'ensemble des sujets qu'étudie la sociologie du travail : qualification, classification, contenu de l'activité, charge mentale, conditions physiques, définition des tâches, industrielles et administratives, répartition des fonctions. Sans elles et les réseaux de connexion qu’elles tissent, l’entreprise “éclatée”, la sous-traitance, les 19 Ce domaine intitulé CSCW (pour Computer Assisted Collaborative Work) ou encore Work Place Studies réunit des chercheurs en anthropologie cognitive, en ethnométhologie, en intelligence artificielle et des informaticiens, nouveau partenariat (surtout développé dans le monde anglo-saxon) que ces recherches requièrent et dont D. Cardon, 1997 et C. Heath, 1998, proposent un panorama très étoffé 20L’un des ateliers du dernier colloque organisé par le réseau Langage et Travail en 1998 s’est penché sur le thème “Langage et NTIC : architectures, usages, effets”. Les contributions sont publiées dans un volume sous la coordination de S. Pene, Le langage dans les organisations : une nouvelle donne?, L'Harmattan, 2001. 47 48 filialisations, les fusions-acquisitions, la mondialisation ne se feraient ni au même rythme, ni selon les mêmes schémas, à la même échelle, au profit des mêmes personnes. Mais leurs conséquences en matière d’organisation et de division du travail, à l’échelle de l’entreprise et entre celle-ci et son environnement, leurs effets en matière d'effectifs et de délocalisation de l’emploi (travail à domicile, unités décentralisées plus proches du terrain, de la demande, de la clientèle) restent pour l'heure difficiles à élucider. Les spéculations générales à leur propos ne manquent pas mais les études empiriques solides sont peu nombreuses. Dans quelle mesure cette “ technologisation ” de l’information accroît-elle le recours au langage ? On peut au minimum constater qu’elle accroît la variété des opérations mentales et des manipulations symboliques au détriment des manipulations matérielles directes (matière première, outils). Elle modifie la nature et les conditions d’accès aux connaissances disponibles, la vitesse de création, de circulation, de redistribution du savoir et sans doute aussi, son obsolescence. Elle remet au centre la question des langages (naturels ou artificiels?) conçus pour servir le “dialogue homme-machine”21. Elle accentue la polyvalence, la plurisémioticité (Boutet, 1994) et l'imbrication des formes langagières et des supports qu'il faut désormais savoir maîtriser pour travailler aujourd'hui : mélange de langage oral, et écrit, d'images, de chiffres, de codes, de procédures, d’écrans, de tableaux, de graphiques, de listings. Ces symboles scripturaux et graphiques dont la dimension langagière proprement dite est massive, où les langues ordinaires, les jargons de métier, les langages spécialisés ou experts, se côtoient, se chevauchent, s’interpénètrent, se font concurrence, sont-ils les signes d’une nouvelle “raison graphique” (Goody, 1979)? Cette matière hybride constitue en tout cas un objet empirique nouveau, qui relève d’un champ interdisciplinaire naissant, au confluent des sciences du langage, de la communication et du travail22 La généralisation des technologies de l’information incite à reprendre une question ancienne en sociologie du travail. Ne fait-elle qu’étendre la mécanisation du secteur secondaire au secteur et aux activités tertiaires ? Ou modifie-t-elle plus profondément les rapports entre travail et technique, en remplaçant les approches classiques en termes de déterminisme (le système technique et ses contraintes pour le travailleur) par une analyse en termes de réseaux techniques, d’objets intermédiaires, bref, d'agencements organisationnels (Girin, 1995b) et de supports cognitifs de l’action?23 Elle incite aussi à redéfinir, pour pouvoir répondre à cette question classique, nos objets, nos données et nos outils conceptuels de manière à pouvoir inscrire à l’agenda l’étude de ces matériaux-là : la “matière” du travail, son “objet” et son produit ont, pour un nombre croissant de salariés, 21Domaine 22 où se développent des collaborations étroites entre spécialistes du langage, ergonomes et informaticiens. Voir dans ce volume les chapitres de J. Boutet et B. Fraenkel dont on trouvera plusieurs échantillons dans les numéros déjà cités de Sociologie du Travail, sur “Travail et Cognition”, de Réseaux sur "La coopération dans les situations de travail" et de Raisons Pratiques sur "Cognition et information en société". 23Perspective 48 49 la consistance de l’information. Comment traiter, par exemple, en sociologues du travail, de la matérialité des écrits électroniques ? Pouvons nous encore nous contenter d'une perspective classique qui met l'accent sur les effets (sur la division sociale du travail, sur la qualification, sur le contenu des activités, sur les formes de coopération et de coordination entre salariés), ou encore les incidences de cette "dé-matérialisation" (sur l’emploi, les salaires, les professions) ou faut-il s'engager sur le terrain nouveau, pour nous, de l'étude de ses formes, de ses traces, de ses fonctions, de ses usages? Le « devoir de communiquer » L’une des manifestations du changement en cours concerne le statut et l’importance accordés à une parole orale, finalisée, dans les entreprises. Avec ce troisième type d’argument on avance en terrain moins ferme. Commençons par quelques rappels historiques. Après la légalisation de la parole ouvrière - avec la reconnaissance, sous contraintes étroites, d’un droit à la parole sur les conditions du travail accordé aux salariés par les Lois Auroux dans les années 80 - , puis l’expérimentation (les cercles de qualité qui ont suivi), on entrerait aujourd'hui dans une troisième phase. Celle de la banalisation, fortement instrumentalisée par les responsables, depuis une bonne dizaine d’années, des dispositifs d’incitation à la parole des salariés, dans tous les secteurs de l’économie, le privé et le public, le secondaire comme le tertiaire. On assiste à la multiplication des genres, des styles, des formats, des partenaires et des objectifs assignés à des réunions, de toute nature, qui impliquent désormais potentiellement – dans des configurations locales les plus variées - tous les niveaux hiérarchiques et tous les métiers. Les fonctions et les finalités assignées à ces rassemblements, pour le gouvernement des entreprises, sont multiples et largement répertoriés en sciences de la gestion. Elles vont d'un usage très opérationnel, ponctuel et ciblé à une visée stratégique qui engage l'avenir de l'entreprise. Citons à titre d'exemples : la conception de produits nouveaux, de projets innovants, transversaux (grâce aux “plateformes” et aux groupes-projet). La décentralisation à grande échelle (cas des grandes entreprises de réseau, notamment, comme EDF ou France Telecom.) et la réorganisation, suite à une fusion, un déménagement, une délocalisation, un projet d’entreprise, de secteur, de service. L’amélioration puis la normalisation de la qualité (ISO 9000 et ses nombreux descendants). La négociation sociale à l’échelon local pour la mise en oeuvre de mesures législatives (la réduction du temps de travail, les 35 heures).….. sans oublier la promotion récente de dispositifs relevant du knowledge management et de l'apprentissage organisationnel qui reposent, eux aussi, sur une mobilisation intense de la parole. Ces dispositifs d’échange, de concertation, de débat, ces instances de délibération entre secteurs, services, groupes, métiers, catégories professionnelles et hiérarchiques ne cessent de proliférer. Avec la recherche, sous toutes les formes, de l'accord, de l'engagement réciproque, de la mobilisation, de la coordination, de la mobilisation des salariés se produit 49 50 à l'évidence une matière langagière inédite et abondante. La compétence de communication24 s’apprend désormais, elle s’évalue, se rémunère et les sommes consacrées à la formation à l’expression, la communication, à l’animation ont cru de façon exponentielle. La communication interne serait devenue – aux yeux des employeurs - un nouveau facteur de production, un investissement rentable qui n’a plus rien d’un code social sacrifiant à la politesse sur le registre de la poignée de mains. Mais l’inflation des budgets et du terme de communication, formule magique qui, on le sait, a littéralement envahi les organisations “ saisies par la communication ”25, ne sont que l’écume d’un mouvement de sollicitation de la parole au travail plus profond et plus durable qui semble bien toucher, par delà les modes managériales, aux structures mêmes de la production (à ce que produire “ veut dire ”), aux interactions fonctionnelles et, au delà, aux formes du contrôle, voire du contrat social. La parole, dans ce revirement, est désormais promue au rang d’atout majeur pour obtenir l’intelligence, l’engagement, l’implication, l’intégration, la fidélité, la loyauté, la confiance des salariés. Elle est sollicitée, encadrée, mise au service de l’innovation, de la performance, de l’efficience, de la flexibilité, de la compétitivité, de la rentabilité de l’entreprise, privée comme publique. Les sociologues ont largement commenté la chose, qui pour dénoncer cette nouvelle figure de la manipulation, de la subordination des salariés aux intérêts de l’employeur, qui pour y voir l’émergence (l’un de ses symptômes) d’un nouveau modèle productif (Zarifian, 1996). Mais quelles que soient les interprétations, il n’en reste pas moins que la part dévolue au langage et le sort qui lui est réservé dans les organisations productives - ce à quoi il sert et ce qu’il peut faire et faire-faire - s’en trouve, incontestablement, assez profondément transformés. D’interdite, déconsidérée, longtemps assimilée à du bavardage ou à une activité subversive chez les exécutants, réduite à l’ordre donné pour l’encadrement, la parole se retrouve réhabilitée, convoquée, réinvestie à des fins économiques dans la production de biens comme de services. La voici légalisée, rentabilisée, instrumentalisée. Ce changement de statut va de pair avec une intensification et une diversification extrêmes des pratiques langagières observables. Les problèmes posés à l’analyse de ce matériau langagier particulier sont nombreux et redoutables : problèmes de recueil et d'analyse inédits (l’enregistrement audiovisuel n’est exploitable que sur des échantillons réduits) pour les spécialistes du langage, comme pour le sociologue. Comment définir le "cadre", le “format de participation ”(Goffman, 1987), l’unité élémentaire? Qui est l’instigateur, le destinataire, celui qui “tire les ficelles”, qui est l’auteur d’une suggestion, qui est le porte parole, qu’est-ce qu’un compte rendu “fidèle”? Peut-on transposer à cette parole plurielle, collective, les concepts, les principes de 24Terme forgé dans un tout autre contexte par les ethnolinguistes de la communication, en réaction à la définition chomskyenne de la compétence, trop limitée au savoir grammatical. Voir Dell Hymes Vers la compétence de communication, LAL, Crédif- Didier érudition, 1991. 25 Le phénomène n’est pas récent : l’expression constitue le titre d’un ouvrage, édité en 1988 suite à un séminaire sous la direction de Anne-Marie Laulan, par MCD-CNRS, Paris. 50 51 découpage du corpus, les catégories issues de la dialogie, de la pragmatique, de la linguistique de l’énonciation forgés pour des interlocuteurs moins nombreux? Pour le sociologue, outre ces questions méthodologiques qui le concernent aussi dès lors qu'il s'attaque à ce type de matière, se posent des questions relatives aux contenus des échanges, aux places occupées par les participants : comment décrypter les enjeux, les objectifs, les "résultats", les effets de ces lieux de parole? Quel point de vue26 adopter pour tirer parti de ces "données" langagières de façon à irriguer un questionnement sociologique sans se noyer dans le détail? Par quel bout saisir les retombées, les incidences à plus long terme, subjectives, sociales, organisationnelles, économiques, sur les acteurs et les activités de travail ? Entre l’échelle microscopique des “ actes de langage ” proférés en réunion et l’efficience productive d’une entreprise, le rapport de cause à effet n’a rien d’immédiat ni de direct. Et pourtant, un nombre croissant de responsables semblent persuadés qu’un “ lien ” entre ces deux registres si éloignés de l’action existe. Les sciences du langage peuvent-elles nous aider à y voir plus clair ? “Crise” du modèle productif et nouvelles formes d'organisation de la production. La nouvelle injonction à communiquer ne prend son sens qu’inscrite dans des changements plus généraux qui affectent les organisations productives (Veltz, 2000). Rappelons rapidement, en les ramenant à l’essentiel pour notre sujet ici, quelques-uns des constats partagés par nombre d’analystes. Les nouvelles formes d’organisation (moins hiérarchiques, plus horizontales, en étoile, en réseau) appelées souvent non tayloriennes, appellent des exigences nouvelles en matière de coordination, supposent des modalités inédites de concertation et créent des espaces nouveaux - des “ vides ” à combler dans le tissu intersticiel – pour la communication. Elles offrent toutes une place de choix aux activités langagières. La division du travail et le découpage antérieur des postes et des activités, fondé sur les principes d’individualisation, de séparation, d’isolement et de spécialisation (entre fonctions, métiers, services, divisions, départements), céderait tendanciellement27 - restons prudents - la place à des principes inverses : la recherche de la transversalité, de l'interaction et de la réactivité dont les “ structures projet ” qui fleurissent, y compris dans les entreprises monopolistiques du secteur public à statut, sont un bon exemple. “L’agir ensemble”28 serait une nouvelle exigence pour “ bien ” produire. Que valent ces grandes tendances, quel est leur degré de généralité, leur diffusion ? Les changements dans l’organisation du travail n’ont cessé depuis 25 ans de changer de nom. 26J’avais ébauché il y a plus de dix ans une analyse de plusieurs réunions, intégralement enregistrées, de groupes d’expression des salariés dans une perspective socio-pragmatique, Anni.Borzeix, “ Ce que parler peut faire ”, Sociologie du Travail, 2/87. 27Evolution qui s’applique plutôt aux grandes organisations, industrielles comme administratives, qui connaît des degrés de réalité très variables selon les secteurs et les activités, et qui est loin de faire l’unanimité parmi les sociologues du travail, même si les indices de cette mutation sont assez largement attestés dans différentes disciplines telles que la sociologie des organisations, la micro-économie, la gestion, les politiques publiques. Voir l'analyse très éclairante proposée par Pierre Veltz (2000). 28Notion fortement inspirée du concept habermassien de “ l’agir communicationnel ” récemment discuté et critiqué par P. Zarifian dans “ L’agir communicationnel face au travail professionnel ”, Sociologie du Travail, 2/99. 51 52 Après la génération des greffes expérimentales (les “nouvelles formes d’organisation” des années 75, et leurs diverses formules d’élargissement, d’enrichissement, d’humanisation des tâches), puis celle des implants plus solides, au nom du participatif et de la démocratie industrielle (les équipes “ autonomes ”, les “ groupes d’expression directe ” , les “ cercles de qualité ”, les "modules"), on passerait aujourd’hui, pour des raisons de d’efficience productive cette fois, à une transformation en profondeur du système productif, à une sortie du “modèle” taylorien lui-même. Les enclaves souvent précaires qui échappaient à sa logique - selon le degré de la résistance ouvrière, les modes managériales successives, l’état des techniques et la couleur des gouvernements - n’atteignaient le modèle qu’à la marge. Les nouveaux principes, puissamment relayés un mouvement drastique de restructuration du tissu productif à l'échelle du monde et la généralisation des NTIC, le toucheraient au centre. Leur incidence pour le thème qui nous occupe ici (croissance ou non des activités langagières) a d’autant plus de chances de s’avérer pérenne, profonde et irréversible. Ces restructurations supposent un remodelage en profondeur du contenu des activités productives, des qualifications et des compétences professionnelles requises, des termes de l’échange salarial, des formes de l’engagement subjectif au travail. Une littérature abondante est disponible sur le“ nouveau ”modèle productif émergent qui impliquerait des modalités plus interactives ou réactives de production des biens et services, plus directement soumises aux exigences du client, plus étroitement liées aux contraintes de l’innovation. On est ici à nouveau dans le domaine des extrapolations, des cas exemplaires, des schématisations où la part des interprétations, des généralisations souvent abusives l’emporte sur celles des “ preuves ” solidement étayées et vérifiables. Dans le registre de la tendance plus que du constat. Si des formules abrégées telles que “ l’intellectualisation ”et la “ dématérialisation de la production ” ou encore “ de la peine à la panne ” ne sont que raccourcis commodes et méritent plus ample examen, il n’en reste pas moins qu’elles signalent une série de transformations en cours - très inégalement réparties selon les secteurs, les entreprises, le processus de fabrication, les postes – largement identifiées, bien qu’impossibles à chiffrer. Les analystes du post-fordisme (d’autres parlent de néo-taylorisme) relèvent une série de caractéristiques du travail de production industriel, certes difficiles à quantifier, mais qui vont dans le même sens. Des tâches moins répétitives, plus polyvalentes mais pas nécessairement plus qualifiées ; une gestion des aléas, des pannes et des incidents qui tend à prendre le pas sur l'exécution d'un mode opératoire individuel préétabli ; l’appel à des réactions à l'événement en temps réel et à plusieurs, qui s’accompagne d’une part croissante faite aux activités de diagnostic, de raisonnement collectif, de traitement et de partage de l’information, de concertation, de validation et de négociation, ces activités collectives l'emportant sur l’action individuelle et la routine. 52 53 Les activités langagières dans cette mutation sont mises à contribution pour accomplir l’action. Moins comme un moyen de transmission de l'ordre ou de l'information que comme le support d'opérations socio-cognitives complexes mettant en œuvre de “l’intelligence collective”(Grosjean & Lacoste, 1999), des chaînes d’action, des processus d'interprétation et de construction de la signification, de la référence, de la situation, du problème, à plusieurs et dans l'action29. Les connaissances et les compétences, les aptitudes et les attitudes30 à mobiliser, dont la distribution est désormais (mais pour quelle part) prescrite, informatiquement équipée et étroitement finalisée - là où elles étaient, hier encore, invisibles, non sollicitées, pensées comme inutiles -, sont l’objet d’un domaine de recherche en plein essor dont plusieurs chapitres de cet ouvrage font état. * * * Les quatre arguments qui viennent d'être développés traitent d’évolutions récentes et n’ont pas le même statut ni le même poids au regard de notre hypothèse. Les deux premiers se réfèrent à des évolutions massives, largement documentées, qui affectent (1) la structure et le marché de l’emploi ainsi que le contenu des activités de travail (l’avènement d’une économie où le tertiaire l’emporte sur la production industrielle), et (2) les technologies qui accompagnent et autorisent cette mutation (le passage de la mécanique à l’informatique). Ces constats factuels sont peu contestables, notamment parce qu’il existe des sources chiffrées, très globales, mais qui font de notre hypothèse – la part croissante des activités langagières au travail – une affirmation plausible. Les deux autres sont moins robustes, plus prospectifs. Ils se fondent sur des tendances, plus ou moins lourdes, à propos (3) du statut de la parole dans l’entreprise et de ce que nous avons appelé “ le devoir de communiquer ” et (4) de l’émergence d’un “ nouveau ” modèle productif, plus transversal, plus réactif, de type réticulaire. Ces tendances sont étayées par des observations empiriques, des enquêtes de terrain, des analyses de cas, des comparaisons internationales, abondamment relevées dans la littérature académique, managériale et journalistique mais leur représentativité et leur interprétation prêtent à discussion, incitant à la prudence. Plus fragiles, ces tendances méritent néanmoins d’être retenues à titre d'indicateurs et de symptômes : leurs incidences sur le rôle de la connaissance dans l’entreprise et sur le contenu du travail sont chargés d’enjeux tels, si elles se confirment, que l’on pourrait parler 29 Objet de plusieurs recherches récentes menées dans le cadre du réseau Langage et Travail : sur la régulation du trafic en gare (Isaac Joseph et alii , 1995, Gare du Nord, mode d'emploi) sur le RER (Darfeld et alii, 1993, Régulation du trafic et informationvoyageurs), sur la transmission des consignes et l'organisation des soins à l'hôpital (Grosjean et Lacoste, 1999). Elles illustrent ce type d'activités de travail collectives en situation complexe - souvent à risque - sur lesquelles nous travaillons. 30 On pense par exemple à des attitudes telles que la "veille attentive", l'attention "flottante", la "mutual awareness" (la conscience d'autrui, réciroque) utilisées pour décrire des façons d'être qui caractérisent des situations de travail où la coopération discrète, tacite, non intrusive entre membres d'un collectif, peut s'avérer aussi indispensable que des connaissances ou des représentations partagées pour assurer la performance ou la sécurité (en salle de régulation du trafic, de contrôle nucléaire…). 53 54 d’une nouvelle “ donne ” entre facteurs de production. Les termes de l’échange entre pratiques langagières et pratiques productives sortiraient profondément transformés de ce passage d’une économie de la production industrielle d'où le langage était banni pour une majorité à une économie de "l’immatériel" - qualificatif qui prête rappelons le à débat transformation dont nous commençons à peine à saisir les leviers et les retombées. Le langage, son pouvoir, son rapport à l'action, constituent une entrée parmi d'autres et un observable empirique précieux pour tous ceux qui se demandent par quel "bout" saisir cette "nouvelle" économie dans laquelle nous entrons et qui ne résume pas à la bulle spéculative dont nous venons de faire l'expérience. Pour conclure Les travaux du réseau Langage et Travail peuvent être versés au pot commun des apports disponibles au débat scientifique sur le travail, à plusieurs titres. Celui de la visée théorique en premier lieu qui consiste à rejeter la césure trop franche entre micro et macro, à travailler dans un espace intermédiaire entre l'ordre de l'interaction et l'ordre de l'institution. Nous nous efforçons, avec beaucoup d'autres, de "tenir" les deux bouts de la chaîne, d’ancrer l'analyse de l'action individuelle ou réciproque (dans la lignée des travaux d'inspiration interactionniste et ethnométhodologique) dans le contexte élargi du système socio-économique et de ses transformations rapides ; de faire porter l'analyse, certes, sur ces "angles morts" du savoir, en général, mais surtout là où des enjeux "de société" nous en montrent la pertinence, voir l'urgence. Notre contribution est aussi de type méthodologique : l'expérience acquise en matière de recueil, de traitement et d'interprétation des données nous a amenés à proposer des formes d'administration de la preuve appuyées sur des sources rigoureusement documentées. Leur réfutation - seul gage de scientificité en sciences humaines selon Popper - en est plus aisée et leur restitution aux acteurs de l'entreprise, à des fins de transformation des situations de travail, facilitée. Avoir jeté les bases d'un travail sur les traces de cette matière pluri-sémiotique dont les frontières se laissent approcher, du moins grossièrement, par le sigle du réseau - "Langage et Travail" - que nous avons animé est aussi l'une des façons de faire de cette part "immatérielle" du travail un domaine d'investigation empirique nouveau. Par le type de questions théorique qu'elle permet de soulever et de traiter. En raison du type de "données", largement sous exploitées jusqu'à récemment, qu'elle invite à considérer. Nouveau enfin, au regard des méthodologies nécessairement hybrides et souvent exploratoires, selon les conventions et découpages disciplinaires en usage, que ce programme de recherche interdisciplinaire a cherché à consolider. Dernier front à signaler, enfin, celui de l'objet découpé. Parce que le travail de l'immatériel et du relationnel sont au centre de nos observations : cette part du travail qui passe par ou qui suppose la manipulation partagée de signes, de symboles et dont les échanges langagiers (directs ou médiatisés, oraux ou écrits, de type vernaculaire ou expert) constituent nos matériaux privilégiés. Parce l'importance croissante des activités cognitives et collectives nécessaires à l'accomplissement du travail (le raisonnement, le 54 55 diagnostic, le traitement de l'information, la prise de décision à plusieurs, la coopération, le travail d'articulation) est pour nous un terrain d'investigation majeur depuis 10 ans. Parce qu'enfin, à une époque où le poids des artefacts et la qualité du "dialogue hommemachine" forment un domaine de connaissance à part entière mais où, en même temps, le "produit" du travail et la part de l'homme (sa plus value) sont devenus plus impalpables, difficilement évaluables, voire identifiables, les langages qui nous retiennent - qu'ils soient iconiques, sémiotiques, gestuels ou linguistiques - constituent une matérialité, parfois la seule, accessible à l'observation. * 55