BIBLIOGRAPHIE - Centre de Recherche en Gestion

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LE TRAVAIL ET SA SOCIOLOGIE A L’ÉPREUVE DU LANGAGE
Anni Borzeix1
Penser le langage, lui faire place dans et pour l'analyse du travail, ne va pas de soi en
sociologie du travail. Le projet est vaguement suspect : il présupposerait une vision du
social réduite au dialogue, à l'interaction, au relationnel, à un agir trop
"communicationnel", à des situations trop minuscules ; il ferait basculer nos manières de
raisonner et de travailler vers du descriptif aux dépens de l'explicatif, du "micro" aux
dépens du macro-structurel, de la forme aux dépens du fond ; le langage nous attirerait du
côté du symbolique et de l’immatériel aux dépens des forces matérielles, du consensuel au
dépens du conflictuel, de la coopération et du sujet individuel au détriment du collectif...
On risquerait d'y perdre nos objets, dilués ou miniaturisés, nos interrogations fondatrices,
notre regard critique, notre âme et notre histoire. D’être menacés de nanisme, de
réductionnisme, de formalisme. Le langage inquiète aussi pour d’autres raisons : son
exotisme, son mystère, la masse des savoirs accumulés à son propos, l’érudition souvent
inaccessible au non initié et auquel ce domaine de connaissance renvoie. Son aura l'impérialisme de la discipline dont il est l'objet et la renommée de ses “grands” auteurs impressionne. Il est souvent matière à confusion. Entre le langage, une pratique sociale
parmi d’autres, dont il sera surtout question ici et la langue, objet propre de la linguistique.
Confusion entre disciplines aussi qui se distinguent pourtant par leur visée théorique, par
leurs paradigmes et leurs méthodes mais qui ont en commun d’étudier des énoncés, des
“ matériaux langagiers ”. Du point de vue, par exemple, de leur signification (pour la
sémantique), de leurs structures et règles de fonctionnement internes (cas de la
linguistique), de leur rôle dans la communication (en sciences de la communication), de
leurs usages en société et en situation (pour la socio-linguistique) ou encore de leur rapport
à l’action (objet de la pragmatique).
Ce chapitre a l’ambition non pas de proposer une théorie du langage en sociologie du
travail mais d’essayer de dire pourquoi le langage aurait pu nous intéresser depuis
longtemps et pourquoi il nous concerne de plus en plus aujourd’hui. D’envisager aussi
comment nous pouvons, au profit de notre propre domaine disciplinaire, en faire bon
usage et en tirer partie. A cette perspective utilitariste s'en ajoutera une autre plus réflexive
: on se demandera quelles sont les incidences que cette prise en compte du langage peut
avoir sur nos objets, nos concepts, nos problématiques, nos méthodes d'analyse. Toute
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CNRS, Centre de Recherche en Gestion de l'Ecole Polytechnique
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importation, tout emprunt, tout commerce entre disciplines est, on le sait, source de
déplacements, de reprises, de remises en question.
Quels sont donc les effets de connaissance dont le langage est porteur? On procédera en deux
temps. En distinguant (1) des effets de connaissance “pour nous”, pour nos propres
pratiques professionnelles, nos matériaux, nos manières de comprendre le travail et d'en
faire la sociologie, (2) des effets de connaissance “sur le monde”, du moins celui qui nous
concerne ici plus directement : le monde du travail (Kergoat, Boutet, Jacot, Linhart, 1998),
des systèmes productifs et de l'emploi. On examinera d'abord les déplacements de regard
que cette perspective suppose ou entraîne. On passera en revue, ensuite, une série de faits
et d'arguments à l'appui d'une l'hypothèse : celle d'une place croissante qui reviendrait au
langage dans les transformations économiques contemporaines.
1 - Le langage comme action : entre paradigme et ressource descriptive
Les travaux engagés au sein du réseau Langage et Travail partaient, il y a dix ans, d'un
constat commun : l'existence d'une sorte de vide, d'angle mort de la connaissance
qu'aucune de nos disciplines respectives n'érigeait en objet de recherche à part entière, à
savoir la dimension langagière des activités de travail. On peut désigner cet objet
empirique de plusieurs façons selon la référence disciplinaire privilégiée. Les variations
sont le symptôme de la pluridisciplinarité qui marque nos travaux. Les ergonomes parlent
de verbalisation, les sociologues d’interaction verbale, les socio-linguistes de pratiques
langagières, les pragmaticiens d’acte de langage, sans oublier le terme le plus fréquent de tous
peut-être, le plus englobant, le plus polyvalent aussi, celui de communication, largement
passé dans la langue courante et qui fait l'objet du chapitre précédent. Bref, cet objet qui
nous rassemble se définit comme la part langagière du travail, celle qui dit, celle qui
accompagne ou celle qui accomplit l’activité.
Dire, accompagner, accomplir
Ces trois verbes ne sont pas équivalents. Ils qualifient des degrés différents de
chevauchement entre le dire et le faire. Dire renvoie aux fonctions référentielles, réflexives
et expressives du langage, à une parole "sur" ou "à propos" du travail (Lacoste, 1995), à une
matière énonciative de l'après coup (commentaires, sondages, enquêtes, entretiens, récits)
que les sociologues ont, depuis toujours, su solliciter, analyser, exploiter (Borzeix, 1995).
Les verbes accompagner et accomplir impliquent, en revanche, une relation étroite entre
parole et action. Ils invitent à comprendre cette relation comme une "coproduction", une
production conjointe où énonciation et activité s'étayent et, parfois, se confondent. Ils
soulignent le fait que les choses, au travail comme ailleurs, non seulement se disent mais se
font avec des mots, pour reprendre le titre du livre de John L. Austin Quand dire c'est faire
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(1962). En partie, quand le langage "accompagne", assiste l'action (la parole d'action) ou
complètement, lors qu'il "l'accomplit" (la parole comme action). La thèse est connue. La
valeur performative de certains énoncés font d’eux des actes du seul fait d’être prononcés
(“je promets” équivaut à promettre), propriété étendue par la suite à tout énoncé
présentant les caractéristiques d’un acte de langage , direct ou indirect, à nombre d'énoncés
constatifs qui ont valeur illocutoire et dont les classifications peuvent être très extensives :
l’ordre, la requête, la réclamation..... (Searle, 1972)2.
Cette idée dont la portée sociologique a été reprise et discutée de façon critique par
Bourdieu vingt ans plus tard (Bourdieu, 1982) a connu jusqu'à une date récente peu de
retentissement chez les sociologues du travail et des organisations. Pour nous, sociologues
du réseau Langage et Travail, elle a fait l'effet d'une découverte : elle nous a servi de repère
théorique majeur. On s'y est référé chaque fois que l'on se prenait à douter de la pertinence,
pour nous et nos domaines de recherche spécifiques, de cet objet étranger qu'est le langage,
ce énième "palier en profondeur" de la réalité sociale, comme aurait pu dire Gurvitch (
Gurvitch, 1950).
Rétrospectivement, on pourrait dire que la performativité attribuée à certains énoncés
(appelés "performatifs") - ce pouvoir de faire ou de faire faire quelque chose à quelqu'un - a
fait office d'une sorte de paradigme nouveau, nous incitant à réviser nos problématiques,
nos théories en usage et à diversifier l'échelle de nos observations. A déplacer notre
compréhension de l'action sociale organisée qu'est le travail dans deux directions. Vers le
"bas", vers l'infiniment "petit" de ces unités langagières, si tant est que l'on puisse se
satisfaire de cette vision réductrice de la place et de la taille attribués aux "faits" de langage.
Mais aussi vers "l'intérieur", en prise plus directe sur les sujets de l'action, leurs intentions,
leurs interprétations, leurs interactions et la signification qu'ils leur prêtent. Si les mots,
dans certaines circonstances, contiennent une efficace telle qu'ils peuvent en arriver à
"guérir" (dans le cas de la cure psychanalytique) ou à "tuer", comme l'écrivait, en
anthropologue Jeanne Favret-Saada à propos de son expérience personnelle de la
sorcellerie dans le bocage (Favret- Saada, 1987), l'hypothèse pouvait-elle être transposée (et
à quelles conditions?), à des contextes plus profanes, celui des institutions productives, par
exemple ? Avait-elle un sens appliquée à des situations moins dramatiques et des activités
plus ordinaires, telles que celles réalisées au travail? Ou tombait-elle sous le coup de la
critique de "fétichisme" du langage, adressée par Bourdieu à Austin : les performatifs ne
détiendraient pas leur performance du fait de la vertu performative des mots eux-mêmes
Dans un ouvrage récent (Searle, 1998), John R. Searle va plus loin en proposant une version matérialiste du
pragmatisme étendu à la société : la construction sociale de la réalité - titre de l'ouvrage de Berger et Luckman de 1967
- dépendrait de la notion d’”intentionnalité” collective, ce qui met en évidence le rôle joué par le langage ainsi que par
les croyances individuelles que le langage a pour mission d’exprimer. Mais en dehors d'un milieu relativement
restreint de chercheurs spécialisés (souvent philosophes de formation), ces idées ont eu relativement peu d'écho
théorique en France.
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mais plutôt de celle des situations sociales où ils sont prononcés et du pouvoir de ceux qui
sont légitimement autorisés à les énoncer?
La fin du langage -reflet
Cette "découverte" renouvelait nos façons d'envisager la relation entre langage,
connaissance et action. Elle nous a motivés aussi pour une autre raison. Elle coïncidait - et
venait conforter- avec une révision en profondeur de la conception courante du langage
qui a longtemps prévalu en sociologie. Elle nous aidait à rompre avec l'idée d'un langage
sans épaisseur, vu comme reflet, un véhicule, une matière transparente servant à
transporter de l'information.
Mais revenons d'abord, pour lever un malentendu, à la difficulté évoquée plus haut:
"penser" le langage en sociologie du travail. Si traiter du langage ne va pas de soi dans
notre domaine cela ne signifie nullement que la parole ou les mots n'y occupent aucune
place - ce qui pour une science humaine, serait pour le moins surprenant. Pour employer
un terme dont il nous arrive d'abuser on pourrait dire, en revanche, que le langage n'a pas
vraiment été "problématisé" dans nos recherches, que son statut épistémologique a été
assez peu clarifié, peu débattu. La conception commode du langage comme un miroir, une
trace, comme une réplique du monde à l'échelle des mots, a rendu les sociologues réceptifs
à deux branches de la linguistique : d'une part, l'analyse du discours, de l'autre, la
lexicologie et les études de terminologie. On a traité du vocabulaire propre à certains
métiers, considérés comme autant de signes d'appartenance identitaire, par exemple, ou
encore, plus près de nous, on s’est intéressé au "vocabulaires d'entreprise", les jargons et les
"dialectes", souvent ésotériques ou creux, ces mots du discours employés par les
responsables pour séduire, convaincre ou "communiquer".
Ce langage-reflet, utilisé dans nos travaux essentiellement à titre d’illustration, est aussi la
vision qui a nourri et continue de nourrir le gros de nos méthodes d’exploration et
d'exploitation des propos recueillis par entretien, quel que soit leur degré de nondirectivité (Demazière et Dubar, 1997). Sur elle repose le principe même de l'analyse de
contenu où c'est précisément le contenu "à extraire" qui compte pour les informations qu'il
contient, opération courante qui consiste à traiter les propos recueillis, à les classer, à les
thématiser, les catégoriser, les contraster, les coder, les comptabiliser - le contenant,
supposé transparent comme le verre, n'étant pas notre problème.
Mais si la formule chimique du verre, pas plus que les règles internes de l'agencement des
mots, ne sont, en effet, de notre ressort, le langage quant à lui est loin de se réduire à un
réceptacle inerte, un enchaînement structuré d’énoncés. On sait aussi, aujourd'hui, que les
sciences du langage ne se réduisent pas à la linguistique dont l’objet reste l'étude des
propriétés formelles de la langue. En font partie une série d'autres disciplines souvent plus
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jeunes et moins stabilisées que la linguistique (comme la sociolinguistique, la linguistique
de l'énonciation, l’analyse de discours, la pragmatique, l'ethnographie de la
communication). Ce sont ces branches là qui alimentent plus directement les réflexions
présentées dans ce volume. Les recherches menées dans leur mouvance ont en commun de
s'intéresser au langage "en société", aux usages du langage et non plus seulement à sa
structure formelle ; à la variété de ses formes ; à ses différents aspects : l’écrit et l’oral, le
verbal et le gestuel ; à ses variations en contexte social, selon le cadre et la situation ; et enfin,
à l'utilisation qu'en font, réellement, les gens dans la vie courante pour interagir, travailler,
produire.
Et la fin du langage--véhicule
Les disciplines qui viennent d'être citées partagent aussi une posture critique vis à vis
d'une autre conception, dite instrumentale, du langage à laquelle nous avons longtemps,
largement mais implicitement adhéré en sociologie : du langage vu comme un message, un
outil de communication. Cette vision est généralement attribuée aux travaux précurseurs
d'ingénieurs en télécommunication des années 50 (Shannon et Weaver, 1975) et inspire
toujours, globalement, les pratiques et la littérature professionnelles sur la communication
en entreprise. Le langage y fait fonction de véhicule, servant à transporter, au moyen d'un
code supposé commun, des unités, c’est à dire des messages (des émulsions physiques),
entre un émetteur actif et un récepteur passif censés appliquer mécaniquement, du début à
la fin de l'émission, un code commun. Ce modèle, dit du code, a été largement remis en
cause depuis quarante ans (Sperber et Wilson, 1989) : parce qu'il ignore les différentes
“pollutions” qui sont pourtant la règle en matière de communication humaine (l’implicite,
le non-dit, le malentendu, l’interprétation, l’incompréhension)3 qui se glissent entre ces
deux temps forts de la communication que sont l'émission et la réception ; parce qu'il
ignore aussi les circonstances de l'émission et les conditions de la réception ; parce qu'il
suppose une transparence pure et parfaite (comme les économistes orthodoxes postulent la
concurrence pure et parfaite sur le marché) entre ces pôles ; parce qu'il passe sous silence,
enfin, la question des places énonciatives (qui parle à qui et pour quoi faire) et celle des
mécanismes d’attribution ou de construction du sens (Boutet, 1994). Le dépassement de ce
modèle représente, pour nous sociologues, un préalable qui ouvre la voie à des recherches
conjointes ainsi qu’à un domaine de connaissance spécifique, la sociologie du langage
(Achard, 1993), sur la base d'un langage en quelque sorte "socialisé" dont la matière sera
désignée, en France - par analogie avec les autres pratiques sociales qui intéressent la
sociologie - par le terme de pratique langagière (Boutet, Fiala, Simonin, 1987).
Pourtant, cette conception ferroviaire ou postale du langage servant à transporter des
voyageurs, des paquets, des messages est si prégnante, bien que peu explicitée en
3
Sur le maquis terminologique auquel ces notions renvoient on peut se reporter à Catherine Kerbrat-Orecchioni, L'implicite,
Paris, Colin, 1986
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sociologie, qu'elle nous a littéralement aveuglés. Et en sociologie du travail plus encore
qu'ailleurs, discipline où la réception est une perspective4 incongrue et l'usage, une
problématique récente ; où l'interprétation, en dernière analyse, revient presque toujours
au chercheur ; où l'opposition entre infra et superstructures a sans doute marqué plus
profondément ou plus longtemps les esprits qu'ailleurs ; où le travail physique de
production déqualifié, catégorie d’activités qui a peu de chances de solliciter la parole à des
fins productives, a longtemps fait de l'ombre à notre curiosité pour d'autres types de
situations ou catégories professionnelles, moins manuelles, plus "bavardes", ou plus
qualifiées.
…et du langage transparent
Toutes ces raisons expliquent que nous (sociologues du travail toujours) ayons eu tendance
à "naturaliser" le langage au point d'y voir une matière transparente, inerte dans l'acte
productif, sauf pour relever (et dénoncer) l'interdiction qui pesait jusqu’à récemment sur la
“parole ouvrière” dans le régime taylorien (Zarifian, 1996) ou pour en amplifier l'écho et en
souligner les enjeux dans le cas d’une parole d'opposition ou de résistance, “ libérée ”,
contestataire, échappant à l'interdit. Naturalisé dans l’acte productif le langage l'était aussi
mais aussi dans les situations d'entretien. Dans ce cas, le statut énonciatif de la parole (qui
parle à qui, dans quelle intention, avec quel motif, dans quelles circonstances?) n'était
certes pas ignoré mais rarement intégré à l'analyse.
Cette question plus méthodologique, celle des modes de construction de nos "données",
celle des places, du statut énonciatif, de la situation d’énonciation qu'est l'entretien
(Récanati, 1979), des rapports d’interlocution entre enquêteur et enquêté est aujourd’hui
mieux comprise. Notre vision du langage a passablement évolué (Demazière et Dubar,
1997). On sait maintenant qu’un entretien est toujours un discours adressé, rempli
“ d’intentions de communication ” et de stratégies (Gumperz, 1982). On court toujours le
risque avec ce type de matériel, plus qu’un autre sans doute, de prendre une rationalisation
pour une information, une opinion pour une assertion, une justification pour une
explication. Mais la même prudence s’impose également pour les données langagières
dont nous avons l'habitude de traiter dans les recherches du réseau, celles qui sont
recueillies in situ, en situation dite “naturelle” de travail, au moyen d’un dispositif
méthodologique inhabituel en sociologie du travail celui de l’enregistrement audio (et
parfois vidéo). La fiabilité accrue des données enregistrées - le fait qu'elles soient
"montrables" et plus faciles à "objectiver" - ne résout pas la question de ce qu'elles montrent
ou démontrent et la finesse du grain ne "prouve" rien par elle-même. On pourrait même
dire que la "traçabilité" et le changement d'échelle ainsi obtenus ne font que démultiplier
les problèmes d'exploitation à résoudre : comment et quoi transcrire? Comment fabriquer
l'échantillon? Quelle unité d'observation privilégier (le mot, la phrase, la séquence, la paire
4
Bien développée en revanche en sciences de la communication.
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question-réponse, la réunion entière)? Quel traitement leur faire subir?…Toutes questions
auxquelles la seule réponse raisonnable est que "cela dépend" : de ce qu'on cherche, des
questions qu'on se pose et des hypothèses que l'on fait sur la relation entre savoir,
comprendre, dire et faire.
Bref, nous-nous sommes ainsi longtemps privés, en sociologie du travail, d'une ressource
analytique et méthodologique aussi puissante que difficile à maîtriser. La vision
instrumentale et transparente du langage a écarté de notre horizon mental une idée toute
simple : à savoir que le langage est utilisé - y compris dans le cadre d'un entretien - comme
une ressource à part entière pour accomplir une action (plaire, acquiescer, excuser,
impressionner, justifier, prévenir, déléguer, dissimuler….). Les retombées pour notre
domaine sont multiples. Si le langage dans ou au travail, celui qui accompagne l'activité "se
faisant" - non pas sur ou à propos du travail - n'est pas exactement de la même étoffe, ne
nous apprend pas la même chose que celui qui sert à expliquer, à commenter, à expliciter, à
raconter après coup le travail, comment l'étudier? On est là en présence d'un matériau
empirique d’une valeur heuristique indéniable pour accroître notre intelligibilité de l'action
qui nous incite à revoir bon nombre de nos sujets les plus classiques. A remettre en
chantier, par exemple et sur la base de ce nouvel observable, la question du contenu "réel"
de l'activité, celles des formes de la coordination et du contrôle social, celle du sens, pour
l'acteur, de son activité, de ses relations à autrui et de son rapport au travail ; à revenir
aussi sur les notions classiques d'autonomie, d'initiative, sur la nature des savoirs et savoirfaire, le rôle des technologies, des artefacts, des objets au travail. Si le langage est plus et
autre chose qu'un miroir, s'il a ce pouvoir de faire, de défaire, de faire dire et de faire-faire,
au travail comme ailleurs, alors il faut y regarder de plus près.
L’argument théorique qui sous-tend cette perspective tient en peu de mots. Le langage est
non seulement constitutif, partie intégrante, matière première de nombre d’activités de
travail : c’est avec du langage qu’il se fait et pas seulement dans des activités de service ou
collectives où sa visibilité est simplement plus manifeste qu’ailleurs. Il est, pour le
chercheur comme pour le sujet travaillant, un moyen de connaissance et un mode d’accès
privilégié à la compréhension de l’action. Les propriétés du langage - désigner, évoquer,
métaphoriser, marquer des rapports temporels, personnels, de réflexivité, d’indexicalité font de lui une ressource biface. Côté face, pour agir et réfléchir (au service de l’acteur), et
côté pile, pour analyser (pour l’observateur, donc). Le langage nous intéresse donc à
plusieurs titres : en tant que modalité de l’agir, en tant que trace et en tant qu'observable.
Le travail revisité
Cette curiosité récente pour le langage en sociologie du travail va de pair avec un regain
d'intérêt (qui concerne, lui, une communauté professionnelle plus étendue) pour l'un de
nos objets, un peu passé au second plan depuis 25 ans, le contenu même des activités de
travail et dont l'analyse va pouvoir bénéficier. Cette transformation dans nos pratiques
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de recherche doit aussi beaucoup à une discipline voisine, l'ergonomie, avec laquelle des
collaborations étroites ont été nouées et dont les travaux du réseau Langage et Travail
portent l'empreinte.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce sont les chercheurs en ergonomie plus que
les sociologues du travail qui se sont attachés, depuis plus de 30 ans en France, à
l'analyse empirique des tâches, puis, dans une perspective plus contemporaine, aux
activités de travail5, s'astreignant à l'observation rigoureuse, la description méthodique
du contenu même des actions et des opérations mentales qui accomplissent l'acte
productif. La sociologie du travail, quant à elle, avait (et a toujours) plutôt tendance à
privilégier l’analyse de la division, de l'organisation et des conditions physiques ou
organisationnelles du travail sur celle de son contenu, à se focaliser sur l'examen de ses
déterminants structurels ou relationnels et sur leurs incidences (en termes de salaire, de
qualification, de classification) pour les salariés. L’action dite “collective”, en revanche, a
toujours été un domaine largement investi par la sociologie du travail. Mais la notion
renvoie, dans son acception la plus courante, à l’idée de protestation ou encore de
mobilisation et non à celle, assez différente, d’action productive réalisée à plusieurs. Si
bien que les actions accomplies dans et pour le travail restaient peu étudiées pour ellesmêmes.
La notion de « travail réel” forgée par les ergonomes (par opposition au « travail
prescrit »), largement reprise aujourd'hui par tous, fait plus que reformuler la distinction
entre le formel et l'informel. Elle souligne la complexité cognitive, y compris des tâches
d’exécution (et a fortiori des autres), et la "charge mentale" des activités les plus simples
en apparence, celles qui reviennent aux opérateurs et aux employés les moins qualifiés.
Derrière les automatismes et les routines du travail "enchaîné" (C. Durand, 1978), cette
perspective descriptive portée par les ergonomes, révélait des dimensions telles que la
mémoire, le raisonnement, le diagnostic, la décision, le geste conquis par l'expérience,
éventuellement routinisé puis sédimenté. Elle mettait en avant l'importance de
l’apprentissage, de la transmission de ces "savoirs-faire pratiques" dont parlaient
volontiers les sociologues mais sans chercher à en identifier les composants. Derrière la
monotonie, la répétition et la loi du silence du travail taylorisé, on découvrait
l'événement, l'aléa, la nécessité des échanges, de la communication, de la concertation,
de la parole échangée (Falzon, 1989). Derrière l’habileté technique et le tour de main, par
delà les schémas, les plans, les procédures, les régulations "hétéronomes" (Clot, 1995) et
les modes opératoires imposés et prescrits, un domaine de recherche très pluridisciplinaire, aux contours mal délimités, prenait forme. Autour des notions de
compétence (cognitives, relationnelles, de communication) et de connaissance (tacites,
5
Depuis les travaux précurseurs d'A. Ombredane et J.M.Faverge, L'analyse du travail, PUF, 1955, jusqu'aux textes
récents réunis par R. Amalberti, M. de Montmollin et J. Theureau (Eds), Modèles de l'analyse du travail, Liège,
Mardaga, 1991.
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ordinaires, informelles, "d’arrière-plan", situées, distribuées), mobilisées de fait dans
l’action et souvent à plusieurs. Cette vision plus fine, plus réaliste aussi du contenu du
travail allait susciter un ensemble d'interrogations nouvelles auxquelles ni les
ergonomes ni les sociologues du travail n'avait de réponses toute prêtes, ayant trait par
exemple à l'analyse de la compréhension partagée, de l’interprétation en contexte des
énoncés et des gestes, de la construction des significations à plusieurs et en situation.
Car au delà du travail individuel, l'observation rapprochée soulignait l'importance de la
dimension collective des activités de travail. D'où la multiplication récente de recherches
en ergonomie (Le Travail Humain, 1994, Pavard, 1994), mais aussi en sociologie, en
gestion et en économie, sur les phénomènes de coordination, de coopération, de
collaboration au travail. Ces travaux forment aujourd'hui un ensemble très composite de
connaissances relatives à l'action collective au sens, cette fois, d’une performance
finalisée, accomplie à plusieurs. D'où aussi l'actualité du débat actuel sur la nature des
ressources cognitives, des connaissances partagées ou distribuées nécessaires à cet
accomplissement et la fortune récente des concepts de cognition "ordinaire", de
connaissance "pratique" (J. Lave, 1988) et d'action "située" (Suchman, 1987) - forgées
dans une perspective critique à l'égard du cognitivisme dominant inspiré par
l'Intelligence Artificielle (B. Conein, 1994) - et dont ces recherches font désormais un
grand usage.
Chassés-croisés, décalages, chevauchements, recompositions
Résumons nous. Schématiquement, ce qui distinguait pendant longtemps la perspective
des ergonomes de celle des sociologues du travail, était que les premiers cherchaient à
produire des descriptions "au scalpel", des analyses méticuleuses et rigoureusement
documentées d'activités "réelles", surtout individuelles, que les sociologues s'attachaient,
de leur côté, à expliquer, sans toutefois en passer par l’observation directe et la microdescription. Un partage du territoire où les uns se préoccupaient du "comment ça se
passe", livraient des analyses opératoires de tâches élémentaires, d'activités physiques et
mentales nécessaires à la production. Aux autres (les sociologues), la focalisation sur
l'amont, la recherche des causes, la quête d'explications plus "macro" (même si le grain
du matériel empirique restait fin ), du "pourquoi-est-ce donc ainsi ?" L'examen critique
de la division sociale du travail, des rapports sociaux de production - de l'aliénation, des
phénomènes d'exploitation, de dépendance et de domination - la mise en évidence des
alliances, des relations de solidarité et de pouvoir, des rapports de classe et de
collaboration, sans oublier l'analyse des mouvements de résistance ou de protestation
collective ( freinage, sabotage, conflits, grèves...) - autant de sujets sur lesquels la
production sociologique était abondante.
Les choses ont un peu changé en vingt ans. Les ergonomes ne sont plus seuls sur le
terrain de l’observation rapprochée et les sociologues n'ont plus le monopole de l'action
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collective. A la faveur du l'avènement d'un courant de recherches récent en sociologie de
l'action (au confluent d'inspirations interactionnistes, ethno-méthodologiques et
pragmatiques), un "tournant descriptif" (Quéré, 1992), lié à des exigences accrues de
rigueur méthodologique, a vu le jour auquel les travaux du réseau Langage et Travail
ont contribué. Les activités de travail analysées in situ y font office de laboratoire. Elles
occupent dans cette réflexion une place non négligeable, y compris dans des revues dont
ce n'est pas le domaine (Réseaux, 1997, Raisons Pratiques, 1997)6, notamment à propos des
activités de conception et de coordination assistés par la nouvelle génération des
technologies de l'information et de la communication7. Le débat renouvelé sur les
théories de l’action (Ladrière, Pharo, Quéré, dir., 1993) et l'apport des analyses
pragmatiques de l'action et de la connaissance (Thévenot, 1998, Dodier, 1993) commence
à pénétrer la communauté des sociologues du travail, établissant ainsi de nouvelles
passerelles entre sociologies "spécialisées" et sociologie générale (Cottereau, 1994). Enfin,
sociologues et ergonomes sont de plus en plus sollicités, y compris parfois ensemble,
pour rendre compte de situations où l'activité se réalise en équipe, suppose une part
d’action conjointe, de concertation, de négociation, de coopération, et fait appel à des
technologies de pointe.
A titre d'illustration et pour ce qui est de la discipline dont ce chapitre traite plus
particulièrement, un numéro de la revue Sociologie du Travail (Sociologie du Travail,
1994) consacré à la relation entre travail et cognition est représentatif des ouvertures en
cours. On y trouve l'amorce d'un dialogue entre sciences sociales et certaines approches
cognitives, sur la base de recherches empiriques, françaises et étrangères. Cette livraison
présente en effet un ensemble de travaux qui se situent délibérément à la croisée du
social et du cognitif. Si tous les auteurs ne se reconnaissent nullement sous la houlette
d’une "sociologie cognitive", ils partagent néanmoins les rudiments d'un programme
commun : examiner empiriquement la dimension sociale des processus cognitifs
analysés "en situation", tenter de faire de l'analyse de l'action en contexte un processus
empirique observable.
De ce bref détour on retiendra plusieurs choses : les décalages récurrents entre sociologie
générale et sociologies spécialisées8 ; les chevauchements actuels, en termes de
méthodes, d'objets et de problématiques, entre sociologie et ergonomie ; enfin, et plus
largement, les déplacements et recompositions à l’oeuvre aujourd'hui à l’intérieur même
des sciences sociales. Ces mouvements, liés pour une part aux transformations actuelles
du travail, du système productif ainsi qu'à la demande sociale qui en découle,
6
Deux revues de sociologie qui ne relèvent pas du domaine de la sociologie du travail mais qui ont consacré à ces questions des
numéros spéciaux récents.
7
Courant de recherche connu sous le nom de CSCW dans les pays anglo saxons (computer supported collaborative
work) et qui réunit des chercheurs en sciences sociales, en sciences cognitives et des informaticiens.
8 J’ai, pour ma part, mis plus de quinze ans pour réaliser que le travail peut très bien se penser aussi comme une
"action" sociale et pour tirer les conséquences de cette "découverte"
38
39
redéfinissent les termes d'un échange possible avec certains courants de la nébuleuse
cognitiviste (Borzeix, Bouvier, Pharo, coord. 1998).
Quelles acceptions du langage, du travail?
Vers quelle acception du langage au travail ces inflexions, dans nos conceptions du
langage, d'une part, du travail, de l'autre, nous ont-elles conduits ? Reprenons le récit
amorcé plus haut. Le partenariat scientifique, conclu avec ceux de nos collègues linguistes
qui, de leur côté, lassés du terrain de l'école, avaient choisi pour situation et pour objet
empirique les pratiques langagières au travail, ouvrait considérablement le périmètre à
inventorier. Le territoire était plus vaste qu'on ne l'avait soupçonné. Il comprenait certes les
travaux menés dans la lignée de la philosophie analytique et de la pragmatique anglosaxonne du langage initiée par la théorie des actes de langage d'Austin. Mais aussi et tout
autant ceux relevant des trois branches de la linguistique dite sociale évoqués plus haut : la
linguistique variationniste (Labov, 1978), la sociolinguistique (Marcellesi et Gardin, 1974) et
l'analyse du discours (Pécheux, 1969). A quoi il fallait ajouter deux courants plus hybrides :
l'analyse de la conversation9 (Sachs, Schegloff, Jefferson, 1974) issue du courant
ethnométhodologique, et l'ethnographie de la communication (Gumperz et Hymes, 1972)
dont la visée anthropologique et comparative correspondait assez bien à nos besoins, à nos
attentes. Et cette liste ne donne encore qu'une idée assez grossière du domaine scientifique
qui pouvait nous inspirer, nous concerner et que nous n'avons pas la prétention d'avoir
parcouru ni utilisé de façon systématique.
Alors comment qualifier notre acception du langage? Une formule ne peut à elle seule
résumer la multiplicité des perspectives théoriques que ces disciplines ont forgées. On
qualifie parfois cet ingrédient langagier indispensable à bon nombre d'activités
productives de symbolique, ou encore d’immatériel au sens où il implique, en effet,
manipulation de signes, de codes et de symboles. Mais les mots et les codes possèdent eux
aussi une matérialité propre et les objets les plus matériels peuvent être investis d'une
portée symbolique. Ces deux attributs ne sont pas d'un grand secours. On peut aussi
insister dans la lignée des travaux de Jacobson (1968) sur les multiples fonctions que
remplit le langage : référentielles, réflexives, indexicales, expressives, terminologiques,
sémantiques, scripturales… qui nous concernent très directement.
Pour notre part, nous avons opté pour une solution opératoire nous accommodant
provisoirement d'une règle de "suspension" théorique10 : notre acception du langage est
étroitement dépendante de l'usage que nous voulons en faire, des spécificités de notre objet
et des règles méthodologiques que nous adoptons pour en faire l'examen. Elle est
9
Une branche de l'ethnométhodologie qui se focalise sur les échanges conversationnels, leurs règles et leurs structures internes et
où les travaux de Sachs et Schegloff représentent des apports majeurs.
10 Ceci est évidemment moins vrai pour les linguistes, obligés de situer leur conception du langage par rapport à leur discipline,
que pour les sociologues, moins contraints par la leur.
39
40
descriptive, extensive, résolument inclusive. Elle comprend le langage des mots, écrits ou
oraux, ces énoncés qui font, qui disent, qui réalisent le travail ou qui servent à le prescrire,
à le formaliser, le formater. Elle inclut aussi et par extension, le langage des corps, des
gestes, de la voix, des mimiques c'est-à-dire ce vaste domaine qu'on appelle la
“communication non verbale” qu'étudient les spécialistes de la prosodie et de l'intonation,
de la proxémie, de l'analyse des postures et de la gestualité. Elle considère le langage dans
ses multiples dimensions : instrumentale, cognitive et collective ; comme une matière dont
le fonctionnement est à observer en contexte - pour respecter les contraintes de recueil,
d'exploitation et d'interprétation que nous nous fixons - et du double point de vue de ses
formes et de son usage social.
Cette acception du langage épouse, sans pour autant l'épuiser, l'acception très extensive,
elle aussi, du travail que nous partageons peu ou prou dans les travaux du Réseau. Elle lui
fait écho. Celle-ci puise à une définition11 plus anthropologique (Chamoux, 1998) que
sociologique, sans doute : toute activité humaine organisée, quel que soit son statut (public
ou privé, permanent ou précaire, rémunéré ou pas), son secteur (agricole, industriel,
tertiaire, domestique, libéral, artisanal), son niveau hiérarchique (de l'opérateur à
l'ingénieur, de l'employé au manager), et quels que soient la nature de la tâche et le métier
correspondants (exécuter, encadrer, concevoir, vendre, rendre un service, donner une
information, soigner, enseigner) ; une activité comprise comme un "accomplissement
pratique" (Garfinkel, 1984), une activité "située" (Suchman, 1987), dans l'environnement
local, technologique et institutionnel où elle se déroule ; une activité, le plus souvent
collective, partagée, distribuée, mettant en jeu un "cours d'action et de communication"
(Theureau, 1992), et des ressources variées (qui peuvent être aussi bien cognitives
affectives, perceptuelles que culturelles, sociales ou langagières).
Tels sont les quelques repères théoriques marquants assortis de quelques effets de
connaissance "pour nous" que la prise en compte du langage a déjà produits. Outre le souci
de réhabiliter et de promouvoir l'étude de cette dimension "négligée" (Goffman, 1964) 12 du
travail, notre ambition était aussi de tenter quelques jonctions théoriques entre les sciences
du langage d’un côté et les sciences sociales du travail (sociologie, ergonomie, gestion,
psychologie du travail), de l’autre. De faire travailler quelques concepts nomades
(Stengers, 1987) à l'endroit de cette jointure : ceux d’action, de savoir partagé, de
représentation ; ceux de relation, d'interaction, de situation et de coordination ; ceux encore
de compétence, de performance, d'efficience, par exemple, situés à l'interface de nos
disciplines respectives. Cet ouvrage témoigne de ce projet collectif, du chemin parcouru et
de celui qui reste à faire. Il les "fait travailler", sans chercher l'accord, la version définitoire
11
Une définition qui est loin d'être celle de l'ensemble de la communauté des sociologues du travail.
Tout comme la “situation”, réhabilitée par Goffman dans “The neglected situation” paru dans Gumperz et Hymes (eds) The
ethnography of communication, Washington DC, 1964
12
40
41
ou plus homogène, à l'épreuve de nos différences, de nos désaccords et de nos
ressemblances, en réponse à des questions surgies du terrain.
2 - La part croissante du langage au travail
Tel était le point de départ. En dix ans, le paysage économique a profondément changé,
mettant en évidence des enjeux socio-productifs plus directement liés à l'actualité
contemporaine. Ce qui n'était, il y a dix ou quinze ans, qu'une direction de recherche très
exploratoire, sans assise ni reconnaissance institutionnelles, et qui visait avant tout à
réparer un oubli est en passe de devenir un domaine de connaissance moins périphérique,
susceptible éventuellement de contribuer à l'intelligibilité de certains paradoxes dont les
mutations présentes fourmillent. Faire une place au langage incite à "repenser" le travail
autrement, aujourd'hui : son contenu, la part et la nature des "compétences" acquises ou
requises qui n'entrent plus dans le cadre de la logique de la qualification (Paradeise,
Lichtenberger, 2001) ; ses nouvelles figures : travail de conception, travail relationnel, de
médiation, travail, d'articulation, de collaboration, d'organisation ; de redéfinir ses
contours : faut-il limiter l'analyse au travail salarié? ; de ré-interroger son soi-disant
"déclin" (en tant que valeur, source de revenu, d'accomplissement de soi ou de
citoyenneté?) et les thèses sur sa "centralité" perdue, qui se justifient si on raisonne sur le
paradigme du travail des Trente Glorieuses (du travail ciment social, principe explicatif
global et équivalent général (F. Dubet, 2000), mais qu'en est-il si on pense à sa place en
termes d'identité, de cohésion et de solidarité sociales ?
Dans l’inventaire en cours des nouvelles figures de l'activité, de l'action collective, de
l'engagement, de l'exclusion et des formes de gouvernance dans l'entreprise - inventaire
nécessairement plus ouvert qu'autrefois, à l'ère du mode de production industrielle -, la
part langagière du travail a tout l'air d'avoir pris de l’ampleur, de l'étoffe. Elle multiplie ses
visages et ses supports, diversifie ses manifestations et ses missions. Elle est plus tangible
qu'hier. Dans toutes les activités qui font appel aux technologies de l'information et de la
communication, par exemple ; dans toutes celles qui impliquent l'échange, la mise en
réseau, la concertation, la discussion, la confrontation, le diagnostic, la participation et
l'engagement collectifs, la gestion par projet ; dans celles qui mettent en jeu des activités de
services aux personnes, aux entreprises. Austin l'emportererait- il sur Bourdieu? La magie
du verbe, sa performativité, semblent s'introduire partout, amplifiée par l'inflation des
thèses sur l'imminence d'une "société de la communication" liée à la généralisation de la
"net-économie" : jusque dans les situations, dans les circonstances, dans les secteurs
productifs, dans les professions et les métiers les plus variés qui jusque-là s'y trouvaient
assez peu exposés. Elle intrigue par les effets dont elle est créditée : tout problème, toute
situation tendue, pathologique ou simplement nouvelle, est prétexte à une réunion. Toute
innovation provoque une intense activité de mise en mots, d'opérations de communication
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sans fin. Tout risque majeur, dans le nucléaire, l'aviation, la régulation du trafic, est passé
au crible, préventivement et après incident, d'une activité verbale écrite ou orale prolixe
dont l’efficacité énigmatique et souvent excessive qu’on tend à lui reconnaître a de quoi
surprendre. Tout se passe comme si la formalisation, la prescription, la normalisation, la
multiplication des régulations de contrôle connaissaient des limites - celles du travail "réel"
et des régulations autonomes (Reynaud, 1993) - que tentent de pallier le retour
d'expérience, le reporting,, le benchmarking , le coaching et le debrieffing , ces mots passés
dans le quotidien des organisations, en prise directe sur la communication naturelle et
l'expérience vécue. Alors, mythe ou réalité?
Qu'avons-nous à dire, en sociologues, pour le domaine qui nous concerne? Si tournant
“ langagier ” (et non pas “ linguistique ”) il y a, en matière de production de biens et de
services, sommes nous en mesure d'en attester la réalité, d'en saisir le sens et la portée? Sur
quel type d'arguments pouvons-nous nous appuyer pour documenter ce phénomène?
L'acte de "verbaliser" - mais on est bien loin ici du sens attribué à ce que "fait" en
verbalisant un gendarme consciencieux - semble devenu une action des plus banales, des
plus répandues, avoir acquis le statut d'une sorte d'impératif catégorique de la "nouvelle
économie" : cette impression résiste-t-elle à l'épreuve des faits? Peut-on vraiment faire tant
de choses rien qu'avec des mots et les mots sont-ils à ce point massivement sollicités, sans
commune mesure avec leur usage au temps des Trente Glorieuses?
La réponse ne peut être que prudente. Nous manquons cruellement, on va le voir, de
critères d’appréciation, d’unités, d’instruments de mesure et d’évaluation un tant soit peu
objectifs pour mettre cette tendance à l’épreuve de données descriptives fiables et
d'hypothèses interprétatives rigoureuses. On raisonne le plus souvent dans ce climat de
réchauffement du verbe sur des croyances, des espoirs, des on-dit, des rumeurs, plus que
sur des faits avérés.
Après l'oubli, l'excès?
Plusieurs problèmes de méthode se posent pour évaluer la réalité et l'ampleur du
phénomène. Deux exemples seulement. Certaines questions ont trait à la nouveauté du
phénomène. Elles mettent en jeu notre regard sur lui, notre capacité de discernement sur la
moyenne durée. Est-on en présence d'un changement de nature dans le rôle de la parole au
travail, ou seulement de degré ? Jetons un regard rétrospectif sur ce que nous avons appris
et sur ce que cet apprentissage implique. On sait aujourd'hui mieux qu'hier - et nos travaux
y ont contribué en exhumant cette part invisible du travail, cet angle mort déjà évoqué que le recours au langage ne se limite nullement à sa part visible, à ces échanges
formalisés, sollicités ou imposés, dont on fait grand cas depuis un moment et qui se
déroulent “hors production” (autour d’une table, en réunion de travail, autour d’un bilan
de compétence). Que ce recours est polymorphe, polyphonique, polyvalent, bien plus
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général, voire permanent. Que le langage est repérable dans le contenu intrinsèque de la
plupart des activités de production – y compris d’exécution – qu’il est l’une des ressources
indispensables pour que le travail “ réel ” se fasse, pour que la collaboration interne (au
sein de l’équipe, du service, entre départements fonctionnels) et la coordination de l’action
soient choses possibles. Que le langage est constitutif, à des degrés variables bien
évidemment, de tout processus de production, de conception, de fabrication, de
maintenance, de traitement de l’information, de diffusion, de commercialisation des
services et des produits. Qu’il sert les “ nouvelles ” technologies utilisées pour alimenter
ces processus, les fabriquer, les vendre plutôt qu'il n'est supplanté ou remplacé par elles.
Qu’il nourrit les écrits utilisés au travail qui gagnent du poids et du terrain, vont du papier
à l’écran, alimentent les procédures de formalisation (Pène, 1997), de certification, de
contrôle, de traçabilité (Fraenkel, 1995) qui font désormais partie de l’ordinaire des
entreprises et des administrations.
On sait donc aussi, en conséquence et à condition de prendre un peu de recul, que le
langage a toujours été nécessaire pour organiser, diviser, répartir, évaluer, contrôler le
travail, indispensable pour innover, pour commander, pour négocier, pour décider, pour
fabriquer, pour vendre un produit, pour rendre un service. Le phénomène sous examen –
cette part langagière du travail - ainsi mis en perspective et vu sous cet angle plus
englobant du point de vue des professions, des catégories, des finalités considérées, n’a
donc rien de récent. Nous aurions simplement appris à écouter-voir ce qui n’était pas
entendu ou vu. Les mutations imputées au monde du travail, aux évolutions
contemporaines de la firme, seraient en fait les nôtres. Ou encore, conséquence de cette
myopie historique, après l’oubli, l’excès. A s’intéresser au langage, on en verrait partout ; le
“tournant langagier” ne serait au fond qu’un effet d’optique et le “tout communicationnel”
un indice de surface, comme disent les linguistes, plus visible parce que plus voyant, plus
bruyant surtout.
Ampleur et représentativité
D'autres questions ont trait à la représentativité du phénomène, à son ampleur. Quelle
crédibilité peut-on accorder à ces tendances concernant la "nouvelle" entreprise lorsqu'elles
proviennent pour une grande part de la littérature managériale, des milieux qui ont pour
mission d'en assurer la promotion et la diffusion ? Faut-il être moins dubitatifs lorsqu'elles
sont documentées, avec l'aval et le label de la recherche académique, par des études
monographiques, des enquêtes de terrain très fouillées, des analyses comparatives,
souvent menées dans une perspective historique ou sectorielle (sur les "nouveaux modèles
productifs", la firme-réseau et les structures par projet), fort stimulantes mais trop
ponctuelles, récentes ou partielles pour prétendre à la représentativité, à la pérennité ? On
dispose aussi de synthèses plus théoriques et critiques sur ce nouvel esprit du capitalisme
et dont la "cité par projet" modélisée par Boltanski à l'aide d'une analyse systématique de la
43
44
littérature managériale (Ciapello et Boltanski, 1999) est un des échantillons les plus
ambitieux. Mais le discours de managers sur eux-mêmes ne suffit pas pour administrer la
preuve que ces tendances se généralisent, que ces innombrables "situations de parole"
(Hymes, 1991) 13 font vraiment l'effet qu'elles sont censées faire. L'épreuve de l'observation
empirique et de l'échantillonnage statistique reste encore à passer. Mais sur quel critères,
sur quelle base d'échantillonnage, avec quels tests de validité, quelle représentation du
temps? Le taylorisme a mis plus cinquante ans à se consolider en un "système" dont nous
avons sans doute passablement durci la cohérence et les traits, en sociologie du travail,
pour les besoins de la modélisation. Et les activités tertiaires, en dépit de travaux
précurseurs déjà anciens (CFDT, 1977), sont encore trop peu étudiées. Peut-on se fier, enfin,
pour attester cette "montée" du verbe oral ou écrit dans les activités de travail aux trop
rares données quantitatives, morphologiques, typologiques et déclaratives dont on dispose
(INSEE, 1987, 1993) 14 et qui évaluent des temps de parole, des fréquences, des durées, le
nombre de communications "fonctionnelles", le types d’échanges au travail, la part des
ordres et des consignes, orales ou écrites, suivies pour travailler, le tout comptabilisé sur la
foi de ce qu'en disent les salariés (Moatty, 1995) ?
Le sujet, on le voit, est difficile à documenter. De quel type de données d'une part,
d’arguments, de l'autre, disposons-nous pour tester l'hypothèse d’une part croissante des
activités langagières au travail ? Pourquoi croissante, par rapport à qui, à quand, à quoi ?
3 - Mythe ou réalité ?
Les transformations du monde économique
La tertiarisation de l’économie modifie en profondeur le contenu des activités
professionnelles et la structure de l’emploi : deux mutations structurelles dont on peut faire
l’hypothèse qu’elles tendent à renforcer la part et l’importance des pratiques langagières au
travail. Pourquoi ?
S’il est sans doute prématuré de raisonner en termes d’économie de l’immatériel ou de
société communicationnelle, on peut au moins constater, statistiquement, que la part des
activités de transformation de la matière première, prédominantes dans une économie
industrielle, va décroissant au profit d’activités dites tertiaires pour lesquelles on peut
13Concept
largement utilisé en ethnographie de la communication pour caractériser les différentes situations sociales liées à la
parole (cérémonies, repas, école, milieu de travail, jeux amoureux, psychanalyse….), et, sur un plan plus théorique, pour analyser
l’interaction du langage et de la vie sociale dans des situations de communication quotidiennes. Cette perspective de recherche a
été introduite en France dans les années 80. Voir aussi le n° de janvier mars 1980 de la revue Etudes de Linguistique Appliquée .
14 Il s'agit là d'une des seules sources statistiques dont on dispose. Le champ de l'enquête concerne l'ensemble de salariés français.
Organisées par la DARES, les enquêtes de 87 et 93 sont des questionnaires complémentaires à l'Enquête-Emploi. Environ 20 000
personnes sont interrogées à leur domicile. Les résultats portent sur le nombre (croissant) de salariés qui reçoivent des consignes
en général (90%) et par écrit (55%) en particulier.
44
45
penser que le langage est plus directement sollicité (Laville XX). Quelques chiffres
seulement : le secteur tertiaire marchand et non marchand totalisait déjà 64% de l’emploi
en 1989 contre 22% pour le secteur industriel ; les grandes entreprises industrielles ne
comptent plus que 14% de l'emploi contre 22% au début des années 1970 et les emplois
d'ouvriers non qualifiés représentent aujourd'hui à peine 12% de l'emploi total (INSEE,
1997). Mais à ce degré de généralité l’argument est insuffisant et des donnée plus fines sont
nécessaires.
La tertiarisation de l'emploi concerne on le sait aussi bien les branches, les catégories
professionnelles que le produit national. C’est l’évolution par branche qui retiendra notre
attention puisqu’elle fournit une première approximation du contenu des activités qui
augmentent. Trois branches connaissent une croissance explosive (Gadrey, 1992) : les
services marchands aux ménages, la santé et les services aux entreprises. Si l’on y ajoute les
services de “santé et action sociale” (1,3% de l’emploi en 1936 et 8,8% en 1990) et les
services d’enseignement non marchand (qui passent, pour la même période, de 1,8% à
5,8%), on peut conclure à une nette progression des métiers où une relation humaine est en
jeu, qui suppose une mobilisation du langage : activités d’assistance ou de soins, de conseil
ou de transfert de connaissance15.
Dans ces métiers du tertiaire, la relation16, directe ou indirecte (médiatisée par les
technologies de la communication), suppose qu’une interaction avec une personne vivante
(client, usager, patient, élève) s’engage et se gère. Cette interaction n’est pas seulement le
cadre du travail, elle “est” le travail, elle est souvent aussi le “ produit ” du travail, son
résultat. Elle ne remplace ni n’exclut, pour le salarié, le rapport à la matière non humaine,
celle des outils, des objets et des machines : l’ordinateur ou le téléphone sont aujourd’hui à
ces métiers ce que qu’étaient le papier/crayon et le face à face. Mais la manipulation du
vivant qui suppose aussi une action de transformation – ici de la matière vivante et de la
relation – ne se fait pas avec les mêmes ingrédients que celle de l’inerte. Le langage y joue
le rôle d’un support, d’un outil, d’une “ machine ” - faite de mots et de significations autant
ou d’avantage que de gestes et d’objets physiques - de la transformation. Du ton, du
15“
Santé et action sociale, enseignement et services aux entreprises “expliquent” à eux seuls environ les deux tiers de
l’augmentation du poids relatif de l’emploi tertiaire depuis un demi-siècle : leur part dans l’emploi intérieur est passé de 4,6% en
1936 à 23% - soit plus que l’industrie - en 1990 ”, écrit Jean Gadrey dans Repères sur l’économie des services, La Découverte,
1992.
16
La “relation de service” désigne un domaine de recherche récent en France qui intéresse, outre les sociologues interactionnistes
ou “conventionnalistes” (plus que ceux du travail), des économistes (des services), des gestionnaires, des ergonomes, des
spécialistes du marketing. On trouvera un ensemble de contributions émanant de chercheurs dans ces diverses disciplines qui
éclairent les effets de connaissance que cet objet produit dans leur domaine dans Relations de service, marchés de service, édité
sous la direction de Jacques de Bandt et Jean Gadrey, aux éditions du CNRS,1994. Un autre ouvrage, chez le même éditeur, sous
la direction de Gilles Jeannot et Isaac Joseph, Métiers du public, compétences de l'agent, espace de l'usager, offre une vue
d'ensemble des recherches menées dans une perspective proche des travaux du réseau Langage et Travail où les interactions
langagières sont au centre de l'analyse. Voir aussi la synthèse réalisée par J. M. Weller “La modernisation du service public par
l’usager : une revue de la littérature, 1986-1996”, Sociologie du travail, 3/98. Pour une analyse critique de la place occupée par la
thématique de relation de service en sociologie du travail, A. Borzeix, "Relation de service et sociologie du travail ou l'usager, une
figure qui nous dérange", Cahiers du genre, n° 28, 2000, sur la relation de service.
45
46
regard, des mots choisis par le guichetier (Lacoste, 1995b, Weller, 1999)), le contrôleur
(Faita, 1992), l'agent "sono" chargé des annonces sonores (Grosjean, 1995), le policier
(Dartevelle, 1992) mais aussi le brancardier, la serveuse, le gendarme, la caissière ou
l’enseignant17 dépendront en partie le produit livré, la nature et la qualité du service rendu,
sa performance et son efficacité. Ceci modifie très profondément les formes, le contenu et le
sens de l’action pour le salarié, et, en retour, les notions convoquées en faire l'analyse
(Connexions, 1995). On est d’emblée avec ce type de travail dans une action sociale, dirait
Weber, une action non seulement orientée vers autrui où le langage et la communication
contribuent à donner forme au produit final fourni (ici un service) mais à le fabriquer.
D’accessoires, ces outils symboliques deviennent des ressources essentielles, matières
premières incorporées au produit livré, plus éphémères en apparence, mais tout aussi
“actives”.
La catégorie emblématique des ouvriers non qualifiés de l'industrie (largement et
longtemps privilégiée en sociologie du travail) renaît aujourd’hui sous les traits des
employés peu qualifiés du tertiaire (un emploi sur cinq de l'emploi total) pour qui le
langage est toujours une ressource et un moyen de travail, parmi d’autres. Parmi les
emplois qui ont connu la plus forte augmentation18 ces dernières années on trouve les
vendeurs et les caissiers du commerce (emplois à forte précarité) et les services directs aux
personnes, dans l’hôtellerie, la restauration et le tourisme mais aussi dans l’assistance aux
ménages, aides maternelles, gardes d'enfants, aides-soignants. L’augmentation des emplois
à forte “densité” langagière vaut aussi pour les services aux entreprises et tous les métiers
de l'informatique dont la croissance est particulièrement spectaculaire.
La généralisation des technologies de l’information et de la communication.
L'informatisation de la production industrielle et des services transforme la place et les
formes de l’intervention humaine sur la matière : elle accroît la part des activités de saisie,
de contrôle, de dépannage, de régulation, de combinatoire, de synthèse au détriment des
activités mentales de traitement direct (calcul) de l’information. Elle démultiplie la vitesse
de production, de circulation, de transmission des données, de même que les occasions et
les exigences de liaison avec autrui : les activités plurielles, en réseau, interactives,
distribuées, partagées, augmentent ; une part des savoirs professionnels est transférée dans
la machine, une autre tend à émerger. Elle déqualifie et requalifie, ailleurs, autrement,
d’autres personnes, d’autres professions, d’autres situations, comme toutes les révolutions
technologiques précédentes. Elle remet à l’ordre du jour la question classique, chez les
sociologues du travail, du “déterminisme technologique”.
17
Tous métiers sur lesquels il existe des recherches récentes dont la recension parue dans Sociologie du Travail , n° 3-98 offre un
panorama assez complet.
18Source Enquête Emploi 82-97 INSEE.
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47
On estime que plus d’un salarié sur deux utilise l’informatique dans son travail en 1998
(DARES, 1998). Si cette généralisation touche, on s’en doute, les salariés de façon inégale (la
courbe des utilisateurs épouse étroitement celle de la hiérarchie sociale, du cadre aux
ouvriers non qualifiés, et celle des générations) elle s’étend progressivement au-delà des
“cols blancs” à des professions longtemps restées à l’écart. L’usage de l’informatique en
1998 concernait 80% des techniciens, mais aussi 60% des agents de maîtrise, près des deux
tiers des policiers, la moitié des employés de commerce et des ouvriers du magasinage et
de la manutention, le tiers des ouvriers industriels qualifiés et même 17% des non qualifiés.
Les incidences de cette informatisation sont en elles-mêmes contradictoires, trop récentes
pour pouvoir être clairement recensées. Un domaine de recherche en plein essor - qui
s'intitule Work Place Studies dans le monde anglo-saxon (Heath, 1998) ou encore, dans une
version plus centrée sur les dispositifs informatiques, C.S.C.W. 19 (Cardon, 1997, 2001) - qui
se développe là où des technologies de pointe sont conçues pour promouvoir la
coopération (groupware) dans des environnements organisationnels complexes. Des
enquêtes récentes parlent aussi bien de formalisation, de standardisation, de normalisation,
de rationalisation, que d’intellectualisation, d’instrumentalisation, d’auto-prescription, de
construction collective d’un savoir partagé, d’intelligence distribuée ; de resserrement et de
complexification des contraintes ; d’intégration et de désintégration des organisations ;
d’apprentissage et d’exclusion ; de compétences cognitives stimulées et de risques de
sclérose de l’activité ; de contrôle social accentué et de nouvelles formes de résistance,
d’insubordination, de détournement.20 Ces technologies sont des agents très ambigus,
capables de modifier très profondément notre rapport à autrui ainsi qu'au support, à
l’écriture, à la lecture, à l’espace et au temps (échanges en temps réel et à distance : courrier
électronique, internet, intranet, visio-conférence) tout en renforçant les marqueurs spatiotemporels de l’activité ; capables à la fois d’anonymiser et de personnaliser, de bouleverser
les notions d’auteur, de destinataire, d'émetteur, de preuve, comme le montrent les débats
actuels autour de la signature électronique ; de renouveler et de saper à leur base les
dispositifs actuels de coordination intra et inter-entreprise.
Comme les générations précédentes, ces "nouvelles" technologies affectent déjà - mais saiton vraiment à quel point? - l'ensemble des sujets qu'étudie la sociologie du travail :
qualification, classification, contenu de l'activité, charge mentale, conditions physiques,
définition des tâches, industrielles et administratives, répartition des fonctions. Sans elles
et les réseaux de connexion qu’elles tissent, l’entreprise “éclatée”, la sous-traitance, les
19
Ce domaine intitulé CSCW (pour Computer Assisted Collaborative Work) ou encore Work Place Studies réunit des chercheurs
en anthropologie cognitive, en ethnométhologie, en intelligence artificielle et des informaticiens, nouveau partenariat (surtout
développé dans le monde anglo-saxon) que ces recherches requièrent et dont D. Cardon, 1997 et C. Heath, 1998, proposent un
panorama très étoffé
20L’un des ateliers du dernier colloque organisé par le réseau Langage et Travail en 1998 s’est penché sur le thème “Langage et
NTIC : architectures, usages, effets”. Les contributions sont publiées dans un volume sous la coordination de S. Pene, Le langage
dans les organisations : une nouvelle donne?, L'Harmattan, 2001.
47
48
filialisations, les fusions-acquisitions, la mondialisation ne se feraient ni au même rythme,
ni selon les mêmes schémas, à la même échelle, au profit des mêmes personnes. Mais leurs
conséquences en matière d’organisation et de division du travail, à l’échelle de l’entreprise
et entre celle-ci et son environnement, leurs effets en matière d'effectifs et de délocalisation
de l’emploi (travail à domicile, unités décentralisées plus proches du terrain, de la
demande, de la clientèle) restent pour l'heure difficiles à élucider. Les spéculations
générales à leur propos ne manquent pas mais les études empiriques solides sont peu
nombreuses.
Dans quelle mesure cette “ technologisation ” de l’information accroît-elle le recours au
langage ? On peut au minimum constater qu’elle accroît la variété des opérations mentales
et des manipulations symboliques au détriment des manipulations matérielles directes
(matière première, outils). Elle modifie la nature et les conditions d’accès aux
connaissances disponibles, la vitesse de création, de circulation, de redistribution du savoir
et sans doute aussi, son obsolescence. Elle remet au centre la question des langages
(naturels ou artificiels?) conçus pour servir le “dialogue homme-machine”21. Elle accentue
la polyvalence, la plurisémioticité (Boutet, 1994) et l'imbrication des formes langagières et
des supports qu'il faut désormais savoir maîtriser pour travailler aujourd'hui : mélange de
langage oral, et écrit, d'images, de chiffres, de codes, de procédures, d’écrans, de tableaux,
de graphiques, de listings. Ces symboles scripturaux et graphiques dont la dimension
langagière proprement dite est massive, où les langues ordinaires, les jargons de métier, les
langages spécialisés ou experts, se côtoient, se chevauchent, s’interpénètrent, se font
concurrence, sont-ils les signes d’une nouvelle “raison graphique” (Goody, 1979)? Cette
matière hybride constitue en tout cas un objet empirique nouveau, qui relève d’un champ
interdisciplinaire naissant, au confluent des sciences du langage, de la communication et
du travail22
La généralisation des technologies de l’information incite à reprendre une question
ancienne en sociologie du travail. Ne fait-elle qu’étendre la mécanisation du secteur
secondaire au secteur et aux activités tertiaires ? Ou modifie-t-elle plus profondément les
rapports entre travail et technique, en remplaçant les approches classiques en termes de
déterminisme (le système technique et ses contraintes pour le travailleur) par une analyse
en termes de réseaux techniques, d’objets intermédiaires, bref, d'agencements
organisationnels (Girin, 1995b) et de supports cognitifs de l’action?23 Elle incite aussi à redéfinir,
pour pouvoir répondre à cette question classique, nos objets, nos données et nos outils
conceptuels de manière à pouvoir inscrire à l’agenda l’étude de ces matériaux-là : la
“matière” du travail, son “objet” et son produit ont, pour un nombre croissant de salariés,
21Domaine
22
où se développent des collaborations étroites entre spécialistes du langage, ergonomes et informaticiens.
Voir dans ce volume les chapitres de J. Boutet et B. Fraenkel
dont on trouvera plusieurs échantillons dans les numéros déjà cités de Sociologie du Travail, sur “Travail et
Cognition”, de Réseaux sur "La coopération dans les situations de travail" et de Raisons Pratiques sur "Cognition et information
en société".
23Perspective
48
49
la consistance de l’information. Comment traiter, par exemple, en sociologues du travail,
de la matérialité des écrits électroniques ? Pouvons nous encore nous contenter d'une
perspective classique qui met l'accent sur les effets (sur la division sociale du travail, sur la
qualification, sur le contenu des activités, sur les formes de coopération et de coordination
entre salariés), ou encore les incidences de cette "dé-matérialisation" (sur l’emploi, les
salaires, les professions) ou faut-il s'engager sur le terrain nouveau, pour nous, de l'étude
de ses formes, de ses traces, de ses fonctions, de ses usages?
Le « devoir de communiquer »
L’une des manifestations du changement en cours concerne le statut et l’importance
accordés à une parole orale, finalisée, dans les entreprises. Avec ce troisième type
d’argument on avance en terrain moins ferme. Commençons par quelques rappels
historiques. Après la légalisation de la parole ouvrière - avec la reconnaissance, sous
contraintes étroites, d’un droit à la parole sur les conditions du travail accordé aux salariés
par les Lois Auroux dans les années 80 - , puis l’expérimentation (les cercles de qualité qui
ont suivi), on entrerait aujourd'hui dans une troisième phase. Celle de la banalisation,
fortement instrumentalisée par les responsables, depuis une bonne dizaine d’années, des
dispositifs d’incitation à la parole des salariés, dans tous les secteurs de l’économie, le privé
et le public, le secondaire comme le tertiaire. On assiste à la multiplication des genres, des
styles, des formats, des partenaires et des objectifs assignés à des réunions, de toute nature,
qui impliquent désormais potentiellement – dans des configurations locales les plus variées
- tous les niveaux hiérarchiques et tous les métiers. Les fonctions et les finalités assignées à
ces rassemblements, pour le gouvernement des entreprises, sont multiples et largement
répertoriés en sciences de la gestion. Elles vont d'un usage très opérationnel, ponctuel et
ciblé à une visée stratégique qui engage l'avenir de l'entreprise. Citons à titre d'exemples :
la conception de produits nouveaux, de projets innovants, transversaux (grâce aux
“plateformes” et aux groupes-projet). La décentralisation à grande échelle (cas des grandes
entreprises de réseau, notamment, comme EDF ou France Telecom.) et la réorganisation,
suite à une fusion, un déménagement, une délocalisation, un projet d’entreprise, de
secteur, de service. L’amélioration puis la normalisation de la qualité (ISO 9000 et ses
nombreux descendants). La négociation sociale à l’échelon local pour la mise en oeuvre de
mesures législatives (la réduction du temps de travail, les 35 heures).….. sans oublier la
promotion récente de dispositifs relevant du knowledge management et de l'apprentissage
organisationnel qui reposent, eux aussi, sur une mobilisation intense de la parole.
Ces dispositifs d’échange, de concertation, de débat, ces instances de délibération entre
secteurs, services, groupes, métiers, catégories professionnelles et hiérarchiques ne cessent
de proliférer. Avec la recherche, sous toutes les formes, de l'accord, de l'engagement
réciproque, de la mobilisation, de la coordination, de la mobilisation des salariés se produit
49
50
à l'évidence une matière langagière inédite et abondante. La compétence de communication24
s’apprend désormais, elle s’évalue, se rémunère et les sommes consacrées à la formation à
l’expression, la communication, à l’animation ont cru de façon exponentielle. La
communication interne serait devenue – aux yeux des employeurs - un nouveau facteur de
production, un investissement rentable qui n’a plus rien d’un code social sacrifiant à la
politesse sur le registre de la poignée de mains. Mais l’inflation des budgets et du terme de
communication, formule magique qui, on le sait, a littéralement envahi les organisations
“ saisies par la communication ”25, ne sont que l’écume d’un mouvement de sollicitation de
la parole au travail plus profond et plus durable qui semble bien toucher, par delà les
modes managériales, aux structures mêmes de la production (à ce que produire “ veut
dire ”), aux interactions fonctionnelles et, au delà, aux formes du contrôle, voire du contrat
social.
La parole, dans ce revirement, est désormais promue au rang d’atout majeur pour obtenir
l’intelligence, l’engagement, l’implication, l’intégration, la fidélité, la loyauté, la confiance
des salariés. Elle est sollicitée, encadrée, mise au service de l’innovation, de la performance,
de l’efficience, de la flexibilité, de la compétitivité, de la rentabilité de l’entreprise, privée
comme publique. Les sociologues ont largement commenté la chose, qui pour dénoncer
cette nouvelle figure de la manipulation, de la subordination des salariés aux intérêts de
l’employeur, qui pour y voir l’émergence (l’un de ses symptômes) d’un nouveau modèle
productif (Zarifian, 1996). Mais quelles que soient les interprétations, il n’en reste pas
moins que la part dévolue au langage et le sort qui lui est réservé dans les organisations
productives - ce à quoi il sert et ce qu’il peut faire et faire-faire - s’en trouve,
incontestablement, assez profondément transformés. D’interdite, déconsidérée, longtemps
assimilée à du bavardage ou à une activité subversive chez les exécutants, réduite à l’ordre
donné pour l’encadrement, la parole se retrouve réhabilitée, convoquée, réinvestie à des
fins économiques dans la production de biens comme de services. La voici légalisée,
rentabilisée, instrumentalisée. Ce changement de statut va de pair avec une intensification
et une diversification extrêmes des pratiques langagières observables.
Les problèmes posés à l’analyse de ce matériau langagier particulier sont nombreux et
redoutables : problèmes de recueil et d'analyse inédits (l’enregistrement audiovisuel n’est
exploitable que sur des échantillons réduits) pour les spécialistes du langage, comme pour
le sociologue. Comment définir le "cadre", le “format de participation ”(Goffman, 1987),
l’unité élémentaire? Qui est l’instigateur, le destinataire, celui qui “tire les ficelles”, qui est
l’auteur d’une suggestion, qui est le porte parole, qu’est-ce qu’un compte rendu “fidèle”?
Peut-on transposer à cette parole plurielle, collective, les concepts, les principes de
24Terme
forgé dans un tout autre contexte par les ethnolinguistes de la communication, en réaction à la définition chomskyenne de
la compétence, trop limitée au savoir grammatical. Voir Dell Hymes Vers la compétence de communication, LAL, Crédif- Didier
érudition, 1991.
25 Le phénomène n’est pas récent : l’expression constitue le titre d’un ouvrage, édité en 1988 suite à un séminaire sous la direction
de Anne-Marie Laulan, par MCD-CNRS, Paris.
50
51
découpage du corpus, les catégories issues de la dialogie, de la pragmatique, de la
linguistique de l’énonciation forgés pour des interlocuteurs moins nombreux? Pour le
sociologue, outre ces questions méthodologiques qui le concernent aussi dès lors qu'il
s'attaque à ce type de matière, se posent des questions relatives aux contenus des échanges,
aux places occupées par les participants : comment décrypter les enjeux, les objectifs, les
"résultats", les effets de ces lieux de parole? Quel point de vue26 adopter pour tirer parti de
ces "données" langagières de façon à irriguer un questionnement sociologique sans se
noyer dans le détail? Par quel bout saisir les retombées, les incidences à plus long terme,
subjectives, sociales, organisationnelles, économiques, sur les acteurs et les activités de
travail ? Entre l’échelle microscopique des “ actes de langage ” proférés en réunion et
l’efficience productive d’une entreprise, le rapport de cause à effet n’a rien d’immédiat ni
de direct. Et pourtant, un nombre croissant de responsables semblent persuadés qu’un
“ lien ” entre ces deux registres si éloignés de l’action existe. Les sciences du langage
peuvent-elles nous aider à y voir plus clair ?
“Crise” du modèle productif et nouvelles formes d'organisation de la production.
La nouvelle injonction à communiquer ne prend son sens qu’inscrite dans des
changements plus généraux qui affectent les organisations productives (Veltz, 2000).
Rappelons rapidement, en les ramenant à l’essentiel pour notre sujet ici, quelques-uns des
constats partagés par nombre d’analystes. Les nouvelles formes d’organisation (moins
hiérarchiques, plus horizontales, en étoile, en réseau) appelées souvent non tayloriennes,
appellent des exigences nouvelles en matière de coordination, supposent des modalités
inédites de concertation et créent des espaces nouveaux - des “ vides ” à combler dans le
tissu intersticiel – pour la communication. Elles offrent toutes une place de choix aux
activités langagières. La division du travail et le découpage antérieur des postes et des
activités, fondé sur les principes d’individualisation, de séparation, d’isolement et de
spécialisation (entre fonctions, métiers, services, divisions, départements), céderait
tendanciellement27 - restons prudents - la place à des principes inverses : la recherche de la
transversalité, de l'interaction et de la réactivité dont les “ structures projet ” qui
fleurissent, y compris dans les entreprises monopolistiques du secteur public à statut, sont
un bon exemple. “L’agir ensemble”28 serait une nouvelle exigence pour “ bien ” produire.
Que valent ces grandes tendances, quel est leur degré de généralité, leur diffusion ? Les
changements dans l’organisation du travail n’ont cessé depuis 25 ans de changer de nom.
26J’avais
ébauché il y a plus de dix ans une analyse de plusieurs réunions, intégralement enregistrées, de groupes d’expression des
salariés dans une perspective socio-pragmatique, Anni.Borzeix, “ Ce que parler peut faire ”, Sociologie du Travail, 2/87.
27Evolution qui s’applique plutôt aux grandes organisations, industrielles comme administratives, qui connaît des degrés de réalité
très variables selon les secteurs et les activités, et qui est loin de faire l’unanimité parmi les sociologues du travail, même si les
indices de cette mutation sont assez largement attestés dans différentes disciplines telles que la sociologie des organisations, la
micro-économie, la gestion, les politiques publiques. Voir l'analyse très éclairante proposée par Pierre Veltz (2000).
28Notion fortement inspirée du concept habermassien de “ l’agir communicationnel ” récemment discuté et critiqué par P. Zarifian
dans “ L’agir communicationnel face au travail professionnel ”, Sociologie du Travail, 2/99.
51
52
Après la génération des greffes expérimentales (les “nouvelles formes d’organisation” des
années 75, et leurs diverses formules d’élargissement, d’enrichissement, d’humanisation
des tâches), puis celle des implants plus solides, au nom du participatif et de la démocratie
industrielle (les équipes “ autonomes ”, les “ groupes d’expression directe ” , les “ cercles
de qualité ”, les "modules"), on passerait aujourd’hui, pour des raisons de d’efficience
productive cette fois, à une transformation en profondeur du système productif, à une
sortie du “modèle” taylorien lui-même. Les enclaves souvent précaires qui échappaient à
sa logique - selon le degré de la résistance ouvrière, les modes managériales successives,
l’état des techniques et la couleur des gouvernements - n’atteignaient le modèle qu’à la
marge. Les nouveaux principes, puissamment relayés un mouvement drastique de
restructuration du tissu productif à l'échelle du monde et la généralisation des NTIC, le
toucheraient au centre. Leur incidence pour le thème qui nous occupe ici (croissance ou
non des activités langagières) a d’autant plus de chances de s’avérer pérenne, profonde et
irréversible.
Ces restructurations supposent un remodelage en profondeur du contenu des activités
productives, des qualifications et des compétences professionnelles requises, des termes de
l’échange salarial, des formes de l’engagement subjectif au travail. Une littérature
abondante est disponible sur le“ nouveau ”modèle productif émergent qui impliquerait
des modalités plus interactives ou réactives de production des biens et services, plus
directement soumises aux exigences du client, plus étroitement liées aux contraintes de
l’innovation. On est ici à nouveau dans le domaine des extrapolations, des cas exemplaires,
des schématisations où la part des interprétations, des généralisations souvent abusives
l’emporte sur celles des “ preuves ” solidement étayées et vérifiables. Dans le registre de la
tendance plus que du constat.
Si des formules abrégées telles que “ l’intellectualisation ”et la “ dématérialisation de la
production ” ou encore “ de la peine à la panne ” ne sont que raccourcis commodes et
méritent plus ample examen, il n’en reste pas moins qu’elles signalent une série de
transformations en cours - très inégalement réparties selon les secteurs, les entreprises, le
processus de fabrication, les postes – largement identifiées, bien qu’impossibles à chiffrer.
Les analystes du post-fordisme (d’autres parlent de néo-taylorisme) relèvent une série de
caractéristiques du travail de production industriel, certes difficiles à quantifier, mais qui
vont dans le même sens. Des tâches moins répétitives, plus polyvalentes mais pas
nécessairement plus qualifiées ; une gestion des aléas, des pannes et des incidents qui tend
à prendre le pas sur l'exécution d'un mode opératoire individuel préétabli ; l’appel à des
réactions à l'événement en temps réel et à plusieurs, qui s’accompagne d’une part
croissante faite aux activités de diagnostic, de raisonnement collectif, de traitement et de
partage de l’information, de concertation, de validation et de négociation, ces activités
collectives l'emportant sur l’action individuelle et la routine.
52
53
Les activités langagières dans cette mutation sont mises à contribution pour accomplir
l’action. Moins comme un moyen de transmission de l'ordre ou de l'information que
comme le support d'opérations socio-cognitives complexes mettant en œuvre de
“l’intelligence collective”(Grosjean & Lacoste, 1999), des chaînes d’action, des processus
d'interprétation et de construction de la signification, de la référence, de la situation, du
problème, à plusieurs et dans l'action29. Les connaissances et les compétences, les aptitudes
et les attitudes30 à mobiliser, dont la distribution est désormais (mais pour quelle part)
prescrite, informatiquement équipée et étroitement finalisée - là où elles étaient, hier
encore, invisibles, non sollicitées, pensées comme inutiles -, sont l’objet d’un domaine de
recherche en plein essor dont plusieurs chapitres de cet ouvrage font état.
*
*
*
Les quatre arguments qui viennent d'être développés traitent d’évolutions récentes et n’ont
pas le même statut ni le même poids au regard de notre hypothèse. Les deux premiers se
réfèrent à des évolutions massives, largement documentées, qui affectent (1) la structure et
le marché de l’emploi ainsi que le contenu des activités de travail (l’avènement d’une
économie où le tertiaire l’emporte sur la production industrielle), et (2) les technologies qui
accompagnent et autorisent cette mutation (le passage de la mécanique à l’informatique).
Ces constats factuels sont peu contestables, notamment parce qu’il existe des sources
chiffrées, très globales, mais qui font de notre hypothèse – la part croissante des activités
langagières au travail – une affirmation plausible.
Les deux autres sont moins robustes, plus prospectifs. Ils se fondent sur des tendances,
plus ou moins lourdes, à propos (3) du statut de la parole dans l’entreprise et de ce que
nous avons appelé “ le devoir de communiquer ” et (4) de l’émergence d’un “ nouveau ”
modèle productif, plus transversal, plus réactif, de type réticulaire. Ces tendances sont
étayées par des observations empiriques, des enquêtes de terrain, des analyses de cas, des
comparaisons internationales, abondamment relevées dans la littérature académique,
managériale et journalistique mais leur représentativité et leur interprétation prêtent à
discussion, incitant à la prudence.
Plus fragiles, ces tendances méritent néanmoins d’être retenues à titre d'indicateurs et de
symptômes : leurs incidences sur le rôle de la connaissance dans l’entreprise et sur le
contenu du travail sont chargés d’enjeux tels, si elles se confirment, que l’on pourrait parler
29
Objet de plusieurs recherches récentes menées dans le cadre du réseau Langage et Travail : sur la régulation du trafic en gare
(Isaac Joseph et alii , 1995, Gare du Nord, mode d'emploi) sur le RER (Darfeld et alii, 1993, Régulation du trafic et informationvoyageurs), sur la transmission des consignes et l'organisation des soins à l'hôpital (Grosjean et Lacoste, 1999). Elles illustrent ce
type d'activités de travail collectives en situation complexe - souvent à risque - sur lesquelles nous travaillons.
30 On pense par exemple à des attitudes telles que la "veille attentive", l'attention "flottante", la "mutual awareness" (la
conscience d'autrui, réciroque) utilisées pour décrire des façons d'être qui caractérisent des situations de travail où la coopération
discrète, tacite, non intrusive entre membres d'un collectif, peut s'avérer aussi indispensable que des connaissances ou des
représentations partagées pour assurer la performance ou la sécurité (en salle de régulation du trafic, de contrôle nucléaire…).
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d’une nouvelle “ donne ” entre facteurs de production. Les termes de l’échange entre
pratiques langagières et pratiques productives sortiraient profondément transformés de ce
passage d’une économie de la production industrielle d'où le langage était banni pour une
majorité à une économie de "l’immatériel" - qualificatif qui prête rappelons le à débat transformation dont nous commençons à peine à saisir les leviers et les retombées. Le
langage, son pouvoir, son rapport à l'action, constituent une entrée parmi d'autres et un
observable empirique précieux pour tous ceux qui se demandent par quel "bout" saisir
cette "nouvelle" économie dans laquelle nous entrons et qui ne résume pas à la bulle
spéculative dont nous venons de faire l'expérience.
Pour conclure
Les travaux du réseau Langage et Travail peuvent être versés au pot commun des apports
disponibles au débat scientifique sur le travail, à plusieurs titres. Celui de la visée
théorique en premier lieu qui consiste à rejeter la césure trop franche entre micro et macro,
à travailler dans un espace intermédiaire entre l'ordre de l'interaction et l'ordre de
l'institution. Nous nous efforçons, avec beaucoup d'autres, de "tenir" les deux bouts de la
chaîne, d’ancrer l'analyse de l'action individuelle ou réciproque (dans la lignée des travaux
d'inspiration interactionniste et ethnométhodologique) dans le contexte élargi du système
socio-économique et de ses transformations rapides ; de faire porter l'analyse, certes, sur
ces "angles morts" du savoir, en général, mais surtout là où des enjeux "de société" nous en
montrent la pertinence, voir l'urgence. Notre contribution est aussi de type
méthodologique : l'expérience acquise en matière de recueil, de traitement et
d'interprétation des données nous a amenés à proposer des formes d'administration de la
preuve appuyées sur des sources rigoureusement documentées. Leur réfutation - seul gage
de scientificité en sciences humaines selon Popper - en est plus aisée et leur restitution aux
acteurs de l'entreprise, à des fins de transformation des situations de travail, facilitée. Avoir
jeté les bases d'un travail sur les traces de cette matière pluri-sémiotique dont les frontières
se laissent approcher, du moins grossièrement, par le sigle du réseau - "Langage et Travail"
- que nous avons animé est aussi l'une des façons de faire de cette part "immatérielle" du
travail un domaine d'investigation empirique nouveau. Par le type de questions théorique
qu'elle permet de soulever et de traiter. En raison du type de "données", largement sous
exploitées jusqu'à récemment, qu'elle invite à considérer. Nouveau enfin, au regard des
méthodologies nécessairement hybrides et souvent exploratoires, selon les conventions et
découpages disciplinaires en usage, que ce programme de recherche interdisciplinaire a
cherché à consolider. Dernier front à signaler, enfin, celui de l'objet découpé. Parce que le
travail de l'immatériel et du relationnel sont au centre de nos observations : cette part du
travail qui passe par ou qui suppose la manipulation partagée de signes, de symboles et
dont les échanges langagiers (directs ou médiatisés, oraux ou écrits, de type vernaculaire
ou expert) constituent nos matériaux privilégiés. Parce l'importance croissante des activités
cognitives et collectives nécessaires à l'accomplissement du travail (le raisonnement, le
54
55
diagnostic, le traitement de l'information, la prise de décision à plusieurs, la coopération, le
travail d'articulation) est pour nous un terrain d'investigation majeur depuis 10 ans. Parce
qu'enfin, à une époque où le poids des artefacts et la qualité du "dialogue hommemachine" forment un domaine de connaissance à part entière mais où, en même temps, le
"produit" du travail et la part de l'homme (sa plus value) sont devenus plus impalpables,
difficilement évaluables, voire identifiables, les langages qui nous retiennent - qu'ils soient
iconiques, sémiotiques, gestuels ou linguistiques - constituent une matérialité, parfois la
seule, accessible à l'observation.
*
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