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III) L’Etat contribue à délimiter la capacité d’endettement des entreprises.
A) La désintermédiation financière a déplacé les limites de l’endettement
- On peut opposer avec J. Hicks (La crise de l’économie keynésienne, 1974) l’économie d’endettement à l’économie de
marchés de capitaux. L’endettement par crédit bancaire est le mode de financement dominant jusqu’aux années 1970, mais cet
endettement est étroitement encadré par un secteur bancaire spécialisé, régulé, largement public, et un contrôle de la masse
monétaire par l’encadrement du crédit.
- C’est parce que ce système était considéré comme peu efficace et anticoncurrentiel qu’il a progressivement laissé place à
une économie de marchés de capitaux. Ce basculement a été largement orchestré par l’Etat, qui a libéralisé les marchés de
capitaux, dérégulé l’activité bancaire (loi bancaire de 1984 en France, abolition du Glass-Steagall Act aux Etats-Unis en 1999).
La désintermédiation financière a fait reculer la part relative de l’endettement bancaire dans le financement des entreprises
mais a étendu l’endettement par émission d’obligations et sur le marché monétaire désormais ouvert aux sociétés non
financières. Les limites de l’endettement ont changé de nature : elles étaient auparavant fixées par la régulation monétaire et
bancaire, elles dépendent désormais de mécanismes marchands. Des innovations financières comme les CDO et les CDS ont
d’ailleurs permis aux banques d’assouplir les conditions de prêt, dans la mesure où elles peuvent ensuite transférer le risque de
défaut par la titrisation.
- Le bilan de cette marchandisation des limites de l’endettement est mitigé. Il a pu permettre de drainer l’épargne plus
efficacement et être source de dynamisme : c’est notamment la thèse défendue par A. Landier et D. Thesmar (Le grand
méchant marché, décryptage d'un fantasme français, 2007). Mais il a également distillé des incitations perverses dans la
finance : c’est notamment la thèse défendue par J. Stiglitz (Le triomphe de la cupidité, 2010). Les agences de notation, censées
informer les marchés des risques associés aux dettes, ont également été défaillantes.
B) Les limites de la rationalité justifient d’entraver l’endettement des entreprises
- Les limites de l’endettement des entreprises par le marché sont erratiques, en raison des biais des décisions financières,
identifiés par J. M. Keynes (Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, 1936) : mimétisme, court-termisme,
« esprits animaux ». En fonction de l’état de la confiance, les marchés de capitaux peuvent exagérément relâcher ou resserrer
les limites de l’endettement.
- La finance comportementale (E. Jouini) documente ces biais, en s’appuyant sur la microéconomie des décisions en
environnement aléatoire. Le paradoxe d’Ellsberg (aversion à l’incertain) peut rendre compte de la difficulté des projets les plus
innovants à se financer, de contraintes d’endettement trop fortes. Le paradoxe d’Allais exhibant notre tendance à surestimer les
petites probabilités peut également rendre compte d’une frilosité des prêteurs. E. Jouini montre que cette déformation des
probabilités dépend du perception des agents financiers de leur propre influence sur l’aléa envisagé. Ils ont tendance à être trop
optimistes concernant les événements sur lesquels ils estiment avoir prise, et tarder ainsi à tirer les conséquences d’un choix de
placement malencontreux. Ceci peut rendre compte d’une certaine myopie des agents financiers face à l’insolvabilité d’une
entreprise. On pense par exemple à la confiance dont bénéficiait Lehman Brothers jusqu’à la veille de sa faillite. Remettre en
cause la solvabilité d’une entreprise à qui on a accordé un crédit, c’est aussi remettre en cause de façon rétrospective son
propre discernement.
- Pour F. Lordon, il faudrait se déprendre du paradigme de l’homo oeconomicus lorsqu’on examine les relations
financières, et leur appliquer plutôt une grille spinoziste : les prêteurs comme les emprunteurs seraient mus par une volonté de
puissance, les limites de l’endettement sont donc moins d’ordre comptable que d’ordre social et psychologique.
C) La régulation discipline l’endettement des entreprises
- Historiquement cette régulation a d’abord été de nature morale, avec la condamnation du prêt à intérêt et de l’usure sous
l’Antiquité (Aristte) et au Moyen-Âge (Saint-Thomas d’Aquin).
- La politique monétaire peut resserrer ou relâcher l’endettement des entreprises de façon contracyclique. Les banques
centrales peuvent actionner le mécanisme du multiplicateur de base monétaire par les politiques d’open-market. Elles peuvent
augmenter ou diminuer le coefficient de réserves obligatoires. Elles peuvent modifier le taux d’intérêt directeur sur lequel
tendent à s’ajuster les taux d’intérêt pratiqués par les banques pour les crédits aux entreprises. Depuis l’éclatement de la crise
des subprimes, les banques centrales ont joué de l’ensemble de ces leviers pour encourager le crédit et inverser un mouvement
de désendettement qui avait un impact récessif. Elles n’y sont que partiellement parvenues en raison de la trappe à liquidités.
La création de la Banque Publique d’Investissement en 2012 est un autre moyen de desserrer les limites de l’endettement.
- De façon plus structurelle, la régulation bancaire peut prévenir le surendettement des entreprises. Le ratio de solvabilité
limite l’endettement des banques, et permet aussi de discipliner leur activité de crédit (accords de Bâle). Une régulation plus
stricte est sans doute nécessaire, à l’instar de la récente interdiction par l’U.E. de la détention de CDS à nue.
Conclusion possible : il existe bien une autorégulation marchande de l’endettement par les entreprises, mais ces limites
marchandes de l’endettement des entreprises sont procycliques, et aveugles aux externalités positives ou négatives de cet
endettement. L’enjeu de l’intervention publique est de mettre en place des mécanismes limitant cet endettement de façon
contracyclique et plus qualitative, en étant plus attentif à l’usage des ressources empruntées.
* La formalisation du raisonnement est ici bienvenue.