PONCET Julie Discipline : Thèse de doctorat en anthropologie (anthropologie du développement et anthropologie des techniques) Titre : Les espaces de production et de circulation des savoirs. Exemple autour de l’innovation du goutte-à-goutte, PI du Gharb, Maroc. Année de thèse : 3ème année Laboratoire d’accueil : UMR G-eau et le Cémaf (MMSH Aix-en-Provence) Ecole doctorale : Espaces, Cultures, Sociétés (MMSH Aix-en-Provence) Directeur (s) de thèse : MARTINELLI Bruno / MMSH Aix-en-Provence Je propose de présenter pour les doctoriales Geau 2010, l’ébauche d’un article en vue d’une soumission à Research Policy. Cet article se base sur le chapitre « système d’innovation » de la thèse. Message de l’article: Un système d’innovation est multiforme, de par sa dynamique et les interactions avec d’autres systèmes d’innovation. Titre provisoire : Embeddedness and interactions in innovation systems Depuis la seconde guerre mondiale, la production des connaissances était vue comme un processus linéaire : la science produit des connaissances et des technologies, qui satisfont aux besoins des marchés (Gibbons et al, 1994). Cette vision linéaire des processus de production des connaissances et d’innovation a fortement influencé les politiques publiques et s’est traduite par des transferts de technologie : des concepteurs produisent une innovation, qui est ensuite transférée par des techniciens-vulgarisateurs vers des utilisateurs (Edquist, 2005 ; klerkx et Leeuwis, 2008a). Aujourd’hui, cette vision linéaire de l’innovation est fortement critiquée (Chambers, 2005 ; Pretty, 1995 ; Sumberg et al., 2003), et les processus d’innovation sont depuis abordés de manière systémique. Les travaux autour des systèmes d’innovation (SI) ont permis de mettre en place une typologie de SI, en fonction de l’échelle du système (régional, national ou local : Lundvall, 1992 ; Nelson and Rosenberg, 1993 ; Edquist and McKelvey, 2000), en fonction du secteur de l’innovation (système d’innovation sectoriel, technique, agricole cf Edquist and McKelvey, 2000, Geels, 2004, Klerkx 2008). Depuis, nous pouvons observer que la plupart des études de cas portent sur un type de SI, comme un système national ou bien un système sectoriel. Cette nouvelle orientation est aussi observable dans les politiques publiques agricoles, comme au Maroc, où l’on privilégie des approches filières ou régionales (ex : taux de subvention différentiels suivant les régions). L’objet de cet article est ici de montrer que lorsqu’on s’intéresse à la dynamique d’un SI particulier, on aborde en réalité plusieurs systèmes d’innovation imbriqués et/ou en interaction. A partir de l’exemple du SI autour du goutte-à-goutte, nous montrons que ce système à la fois régional et sectoriel que l’on peut qualifier de « spontané » évolue à la fois en différents SI locaux autour du goutte-à-goutte plus « pilotés », ainsi qu’en d’autres systèmes sectoriels « spontanés ». De plus ces systèmes sont en interactions avec d’autres SI qui peuvent influencer les trajectoires de ces systèmes. Si notre cadre théorique global relève de l’approche systémique des innovations, nous mobilisons de plus la sociologie de l’acteur-réseau, ainsi que des outils de l’anthropologie des techniques. Le système d’innovation est défini ici comme l’ensemble des facteurs économiques, sociaux, politiques, organisationnels, institutionnels et autres, qui influencent le développement, la diffusion et l’utilisation d’une innovation (Edquist, 1997 ; 2005). La typologie décrite précédemment (SI national, sectoriel…) est complétée par un dernier critère : le caractère « spontané » ou « piloté » des SI. Un SI spontané est un SI qui se développe à l’initiative d’acteurs privés, en marge des politiques publiques. Les acteurs officiels du développement (comme les agents de vulgarisation, les chercheurs, les administrations, les prestataires de services agréés…, cf Poncet, 2010) interviennent peu dans le SI, ou de manière indirecte. Au contraire, les SI « pilotés » font l’objet de programmes de développement et sont fortement encadrés par des acteurs publics ou agréés. (Note : cette partie théorique est encore à étayer). Notre étude a porté sur 3 points : i) l’analyse spatio-temporelle du SI du goutte-à-goutte dans le Gharb, ii) la mise en évidence des tendances techniques et iii) l’identification des référents techniques des agriculteurs. L’historique du SI du goutte-à-goutte a été réalisé à partir de 3 sites d’enquêtes, situés chacun dans une des 3 zones de changement agricole identifiées lors de travaux précédents (Poncet et al, 2008) : un village en zone côtière, un village en zone intermédiaire, et un village en zone aménagée. L’étude a porté sur les pratiques des agriculteurs autour du goutte-à-goutte ainsi que sur les sources de savoirs dont sont issues ces pratiques et de remonter les réseaux de diffusion des savoirs et des pratiques. Un outil de l’anthropologie des techniques a été mobilisé pour cette étape : la chaîne opératoire, définie par Balfet (1991) comme « un enchaînement des faits techniques, dont les opérations sont articulées comme des maillons au long d’un processus tendant à un certain résultat (…) c’est le geste, l’outil, mais aussi l’acteur, avec son savoir technique, lié à sa position sociale ». La chaîne opératoire permet d’identifier les agents de décision, ainsi que l’intervention d’acteurs temporaires (Ibid), autrement dit d’acteurs humains et non humains. La chaîne opératoire facilitant la comparaison des opérations techniques, permet de mettre en évidence des variantes techniques, ainsi que des invariants (Delaporte, 1991), révélateurs des choix des acteurs, ainsi que de l’intervention des acteurs. L’étude comparative des chaînes opératoires a aussi permis de mettre en évidence différentes tendances techniques en ce qui concerne les installations en goutte-à-goutte, les liens entre ces différentes tendances et d’explorer des perspectives d’évolution de ces différentes tendances. Enfin, l’anthropologie privilégie une seconde entrée, en plus des pratiques, celle des représentations. Les représentations sociales permettent en effet de mettre en évidence des stratégies d’acteurs, qui sont traduites en action, notamment par des pratiques. Les représentations ont été abordées en enquêtant sur les référentiels techniques des différents agriculteurs. L’observation et l’analyse des tendances et des référents techniques nous permettent de mettre en perspective l’évolution du système d’innovation. L’émergence de nouveaux référents technique a par exemple un impact direct sur les futures tendances techniques. La diffusion de l’innovation du goutte-à-goutte au Maroc se réalise dans le cadre d’une politique nationale d’économie de l’eau (PNEEI) ainsi que dans le cadre de la politique agricole de modernisation et d’intensification (Plan Maroc Vert). Depuis les années 60, le Maroc a fait de la grande hydraulique le pilier de sa politique de développement agricole. Un des projets phare de la « politique des barrages » était le Projet Sebou, mis en œuvre dans la plaine du Gharb. Le Projet Sebou devait contribuer aux objectifs nationaux d’autosuffisance alimentaire et participer à l’équilibre de la balance commerciale, tout en permettant aux exploitations agricoles traditionnelles d’évoluer vers des exploitations modernes et intensives et d’augmenter leur niveau de vie (Poncet et al., 2010). Aujourd’hui l’objectif du million d’hectares irrigué est atteint1 et l’irrigation, qui consomme 80% des ressources mobilisées, est la première cible des programmes incitant à l’économie d’eau dans un contexte de rareté croissante des ressources en eau, comme au Maghreb. Pour promouvoir l’économie d’eau en irrigation, l’Etat marocain a mis en place depuis 1986 plusieurs programmes incitatifs à la reconversion à l’irrigation localisée. Les taux de subvention concernant la conversion au goutte-à-goutte sont progressivement passées de 10 et 30 % en 1996, à 60% en 2007 et finalement à 80% en 2010 (100% pour les exploitations de moins de 5ha avec des plafonds par tranches d’équipement), dans le cadre du Programme National d’Economie de l’Eau d’Irrigation (PNEEI). Le PNEEI vise la reconversion de 550 000 ha à l’horizon de 2025. Toutes ces mesures, si elles visent à l’adoption massive de l’irrigation localisée par les agriculteurs, notamment par les plus petits, dépassent les seuls objectifs d’économie d’eau à l’échelle nationale. L’importance des zones irriguées comme moteur du développement rural et promoteur de la modernisation de l’agriculture marocaine est toujours mis en avant (Gueddari, 2004) et les objectifs de la nouvelle politique d’économie d’eau semblent inchangés par rapport à ceux de la politique des barrages, à savoir améliorer l’équilibre de la balance commerciale, moderniser l’agriculture et si on ne parle plus d’autosuffisance alimentaire, les objectifs de sécurité alimentaire sont encore très présents. Le PNEEI prévoit en effet, outre l’économie d’eau et des effets environnementaux positifs, des effets et sociaux économiques importants, notamment, comme la mise à niveau des exploitations pour une agriculture « plus intensive et plus moderne », l’augmentation des exportations de denrées alimentaires, l’amélioration de la valorisation de l’eau, l’augmentation des revenus agricoles, … Aussi, tout en participant aux objectifs d’économie d’eau, qui permettent au pays d’obtenir des prêts au niveau international2, le Maroc poursuit la mise en œuvre de sa politique agricole de modernisation et d’intensification de l’agriculture. L’analyse spatio-temporel du SI du goutte-à-goutte dans le Gharb nous a permis de mettre en évidence 4 phases de développement : i) une phase de diffusion des connaissances suite à la délocalisation du SI autour de la fraise de la Huelva (Espagne), ii) une phase de structuration du SI autour du goutte-à-goutte, iii) une phase de développement du système (extension et intensification) et iv) une phase de stabilisation du SI du goutte-à-goutte et l’émergence de nouveaux systèmes d’innovation. L’étude de l’origine du SI autour du goutte-à-goutte dans le périmètre du Gharb a montré que ce système est du à un premier SI sectoriel et régional. Le SI autour de la fraise dans le Sud de l’Espagne a en effet donné naissance à un système d’innovation autour de la fraise dans la zone côtière du Gharb, ce qui a permis l’introduction du goutte-à-goutte dans la région. Le développement du SI autour du goutte-à-goutte dans le Gharb est aussi dû au SI local autour du goutte-à-goutte du Souss (région d’Agadir au Maroc). C’est ce même SI au Souss qui est à l’origine de la diffusion du goutte-à-goutte dans le périmètre du Tadla (région de Beni Mellal au Maroc), lui-même actuellement influencé par le SI autour du goutte-à-goutte du Gharb. 1 1 458 150 ha au niveau national en 2007 (PNEEI, 2007) En 2007, la Banque Mondiale a accordé au Maroc un prêt de 100 millions de Dollars sur une échéance de 18 ans à travers la BIRD, pour la mise en œuvre du PNEEI. En 2010, dans le cadre du partenariat stratégique 20102013, la Banque Mondiale a accordé un prêt de 70 millions de Dollars pour la modernisation de l’agriculture irriguée dans le bassin de l’Oum Errabia. Le projet porte sur 22 000ha et prévoit notamment l’amélioration du service fourni aux agriculteurs dans les périmètres du Tadla, du Houz et des Doukkala, pour satisfaire les conditions de l’irrigation au goutte-à-goutte (www.worldbank.org). 2 Enfin l’analyse des perspectives d’évolution du SI du Gharb, à la fois en termes de tendances techniques, de référents techniques et de politiques agricoles nous permet de faire l’hypothèse que le SI « spontané » du goutte-à-goutte du Gharb est en train de se subdiviser en plusieurs SI locaux plus « pilotés » autour du goutte-à-goutte (un SI en zone aménagée, un SI en zone côtière et un SI en zone intermédiaire) et donne naissance à de nouveaux SI sectoriel « spontanés », comme un SI exportation et un SI autour de la fertigation. Le SI du Gharb a évolué d'un SI spontané en zone côtière et intermédiaire vers un SI plus piloté en zone aménagée. Les nouveaux programmes de subvention font penser qu’un SI piloté pourrait aussi émerger en zone côtière. L’historique du SI du goutte-à-goutte dans le Gharb montre qu’il y a possibilité d’infléchir sur la dynamique des SI et de les encadrer. L’étude et le suivi des SI et de leurs interactions avec d’autres SI permet même d’anticiper ces dynamiques et de les orienter (modification des taux et des procédures de subvention par exemple). Ceci ouvre des perspectives en matière de formulation de politiques publiques. (partie à travailler, notamment lors de l’atelier d’écriture du 11 au 14 décembre).