question de l’origine est posée d’une façon lancinante, obsédante, dans le parcours du savoir. L’amour
apparaît ici, car nous n’avons pas, à l’égard de notre origine, un rapport simplement objectif ou de distance.
Nous ne cherchons pas seulement à mesurer ou à quantifier notre origine. Dès que nous posons la question
de savoir d’où nous venons, il se crée une relation affective et émotionnelle ; toujours construit dans les
termes suivants. Nous voulons nous rapprocher de notre origine, être liés à elle, être au plus près d’elle. Ce
mouvement par lequel nous sommes dans l’attraction de l’origine s’impose comme une définition correcte
de l’amour. Il ne se définit pas seulement par l’attraction que deux êtres pourraient développer l’un par
rapport à l’autre. À l’évidence, ils sont attirés l’un par l’autre ; mais en tant que l’un dans l’autre possède le
secret de leur origine. Si je désire l’autre, c’est dans la mesure où il a une sexualité comme la mienne et une
place en regard de l’origine. Et il serait possible d’écrire : « origyne ». Ceci il faudrait retourner seulement
à une origine grecque, vers la féminité qui est l’objet du désir de l’origine. La quête de l’origine rencontre
les questions de la féminité et de la sexualité, comme un tournant qui fait basculer la question de
l’encyclopédie du savoir dans celle de l’amour. Nietzche, fort conscient de ces problèmes, les approfondit
admirablement : la sagesse (qu’aime le philosophe) est femme, c’est pourquoi elle n’aime que les guerriers.
Pour être un bon philosophe et pour se tenir dans la dimension amoureuse de ce rapport à l’« origyne », il
ne s’agit en aucun cas d’être tremblant de moralisation hâtive ou de vulnérabilité, pâle de culpabilité ou
frotté d’angoisse ; mais il convient d’être fort et franc. Les philosophes ayant laissé une trace dans l’histoire
présentent une infinie sensibilité, ils mobilisèrent toute cette passion du savoir ; mais ils conquirent leur
affaire, s’emparent de la barre et tiennent un nouveau cap quand le bateau commence à tanguer. Le marin
et le philosophe sont tous deux décidés, volontaires. Ils ne se laissent pas prendre par des passivités toutes
plus troubles les unes que les autres. Pour illustrer ce caractère amoureux de la philosophie, nous avons
étudié la distinction proposée par Plotin entre la Vénus terrestre (ou commune) et la Vénus céleste. Ce sont
deux formes d’amour : celui qui est pris dans la logique de la fécondité, et celui qui est pris dans la logique
du savoir. Ce sont deux types d’embarquements différents. Les futurs philosophes sont appelés à une sorte
de mariage spirituel à la Vénus céleste, sans divorce possible (ce ne serait qu’un abandon de l’exil initial).
Ceci couronne le cheminement amoureux du philosophe.
Cette triade ne vient pas d’un philosophe, mais d’un poète fasciné par la philosophie qui essaya de faire un
plan de ce qui est révélé par cette dernière. Le modèle exil – savoir – amour vient de Dante, notamment du
Banquet. L’auteur raconte comment il crut devenir philosophe ; mais la trace qui reste de lui ne sera portée
que dans et par la poésie. Dante découvre que sa navigation, son océan, n’est pas seulement le savoir, mais
les vers, les rimes, – et donc la totalité d’une œuvre close.
À cette triade dantesque, il vient s’ajouter quelque chose de non prévu, semblant vite menaçant. Pour que
ce mécanisme de construction de sa vie selon ces trois pôles se mette en place, il faut mobiliser un acte mis
au pinacle et très révéré par Descartes : le doute. Il s’exerce à chaque instant des trois phases. Nous doutons
à l’égard de notre naissance car nous entrons dans l’exil initial. Le doute nous permet de nous détacher de
notre milieu. Deuxièmement, nous doutons de ce que nous savons déjà, car nous voulons savoir encore.
Notre savoir entre toujours dans une critique de lui-même, ainsi il prend une dimension encyclopédique. Il
est travaillé en permanence par le doute. Et il en va de même pour notre amour. Sinon nous nous
contenterions de la Vénus commune, terrestre – même si elle est également traversée par le doute, à
l’exemple de la jalousie. Le passage de la Vénus terrestre à la Vénus céleste est lié à un doute : ne sommes-
nous faits que pour faire l’amour ? N’avons-nous pas une autre vocation que l’acte sexuel ? L’origine ne
nous demande-t-elle pas davantage ? La question du doute infecte, obsède et travaille la philosophie dans
les trois grandes phases. Au point d’arriver à une question posant problème dans la modernité telle que
nous la connaissons : ce doute est si fort, si natif et si lié à notre inquiétude de notre origine qu’il affecte
même les objets de notre milieu qui sont les mieux révérés, c'est-à-dire Dieu lui-même. Il n’y a pas de
philosophie sans que Dieu, qui semblait être l’enracinement initial et qui s’affirme comme le fondement de
toute réalité, soit lui-même ébranlé par ce doute. Pour bien philosopher, il faut au moins se concéder
quelques heures d’athéisme par jour !
Mais ceci ne retire pas tout ; il reste la raison. Mais elle doit être animée par le doute, et non celle
dogmatique de celui qui récite quelque chose de tout fait. Ce n’est pas simplement une raison de manuel
scolaire, autoritaire, qui refuse de connaître ce qui est au-dessus ou en-dessous d’elle. Par-delà la raison, il
importe de relier la philosophie à l’esprit. Ainsi, nous cherchons une philosophie de l’esprit. Ce mot
« esprit » est riche d’une grande histoire philosophique, par exemple dans la philosophie de l’histoire de
Hegel. Cet ouvrage parle de l’esprit. Ce dernier se présente comme une réactivité entre deux produits
chimiques très forts, à savoir la base (Dieu) et le solvant (le doute). Si nous mettons du doute sur Dieu, ceci
produit de l'esprit. À l’instar de cette raison qui inclut en elle le moment du tout, il occupe toute la pensée
humaine quand elle fait se confronter le fondement absolu (Dieu, l’absolu) et le doute. Ainsi disposons-
nous d’un programme de vie et de recherche, qui consiste à essayer de comprendre comment l’Occident se
donne l’esprit comme objet privilégié. Dans quelle mesure la philosophie occidentale est-elle une