Critique

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Economie nationale
21 janvier 2004
"Aménagement du territoire et utilisation du sol "
Etude de Mlle S. Merckaert et MM. P. Kramer et J. Wieser
Commentaires & critique
Le domaine1 que vous avez choisi de traiter - et nous pouvons vous en être reconnaissants est certainement parmi ceux les plus propres à élever la température ambiante et à faire grimper les pressions artérielles. C'est aussi un domaine complexe où les a priori sont rois, où
toutes sortes d'intérêts et de philosophies se heurtent, souvent violemment, et où règne une
grande confusion analytique. D'où son importance et aussi sa difficulté.
Cela dit, votre texte se lit aisément. Ses points forts, dont on vous sait gré, se situent au plan
de l'historique, des textes légaux et, quoique peut-être dans une moindre mesure, de l'étude de
cas que vous avez choisie. L'analyse économique y est cependant plutôt déficitaire. Votre document est aussi fortement engagé, ce qui est à la fois un plus (on sait où vous vous situez et
ce que vous croyez) et un moins (engagement et sens critique font généralement mauvais ménage). Ci-dessous quelques commentaires généraux ou plus ponctuels.
(1) Dans la présentation et la discussion des textes légaux qui occupent une bonne partie
du début de votre étude, ce qui me frappe - en tant que non juriste -, c'est à quel point
ces textes légaux abondent en notions du genre "utilisation mesurée du sol", "développement harmonieux de l'ensemble du pays", "les besoins de la population et de l'économie", etc. Ma question est simple : qu'est-ce que ces termes veulent dire, au juste ?
A mon sens, c'est typique du genre de notions floues que législateur et juristes excellent à introduire dans les textes légaux, des notions avec lesquelles on peut difficilement ne pas être d'accord, et qui donnent l'apparence - mais l'apparence seulement - de
la précision et de la rigueur. En réalité, elles laissent ouvertes les vraies questions.
(2) Une critique principale que j'adresserais non seulement à tout l'establishment politicoadministratif lié à l'aménagement du territoire, mais aussi à votre texte, c'est qu'il n'y a
pas qu'un seul modèle ou type d'aménagement du territoire, mais plusieurs. Celui qui
domine actuellement en Suisse met l'accent sur l'habitat groupé,2 la densification, la
préservation des terres agricoles et des espaces naturels. Mais il y en a d'autres. Par
exemple, et à l'opposé du précédent, celui souvent intitulé "cottage landscape" ou
"cottage model", c'est-à-dire une occupation diversifiée du sol qui mêle maisons isolées, hameaux, petites villes ; fermes, entreprises artisanales ou industrielles discrètes ;
terrains pour les loisirs (parcs, golf, équitation; etc.) ; champs et forêts. Un exemple de
ce modèle est la région du Sussex en Angleterre, laquelle est des plus attrayantes (ou
laquelle est devenue des plus attrayantes, car embellie par la patine du temps). Or, ce
qui s'est passé en Suisse, peut-on penser, c'est qu'on a fait voter le peuple sur un article
constitutionnel contenant les notions floues évoquées ci-dessus - et avec lesquels, répétons-le, on peut difficilement ne pas être d'accord -, pour ensuite appliquer le modèle actuel (densification, etc.) comme si cela allait de soi et comme si c'était le seul
1
C'est bien le cas de parler de "domaine" - ha ! ha!
D'où, dans le cas des maisons individuelles, la multiplication ce que j'aime à appeler les "locatifs couchés" ou
les "ghettos pour classe moyenne".
2
2
modèle concevable. Le problème est évidemment qu'on ne sait pas si c'est vraiment ce
modèle que les gens veulent majoritairement ou s'ils n'en préféreraient pas peut-être un
autre, comme le "cottage model". Notez qu'il ne suffirait pas de simplement le leur
demander, par exemple au moyen d'une enquête d'opinion, car les réponses risqueraient d'être données dans l'abstrait et elles pourraient bien ne pas correspondre aux
vrais choix, lesquels se font toujours "sous contrainte" (des revenus et des prix), ce qui
est souvent ignoré dans les réponses aux enquêtes. Sur ce point, notre devise, à nous
autres universitaires, doit être : "Watch what they are doing, not what they are saying".
Autrement dit, pour se faire une idée des préférences du public, il faut étudier ses
comportements effectifs. Avec un peu d'ingéniosité, cela peut se faire en utilisant les
méthodes de l'économie/économétrie moderne. Toutefois, à ma connaissance, cela n'a
jamais été fait. Il reste qu'on ne peut pas exclure que l'actuel politique d'aménagement
du territoire revient à imposer au public un modèle dont il ne veut pas vraiment.
(3) Une question, pourtant essentielle, que vous ne faites qu'effleurer : pourquoi faut-il un
aménagement du territoire überhaupt ? Autrement, pourquoi ne pas laisser l'utilisation
du sol au marché, ce qui est pourtant la présomption dans notre système économique
(et il n'y a plus guère d'autres systèmes aujourd'hui) ? Dans nos entretiens, je n'ai pas
insisté sur ce point, car je pensais l'avoir résumé de manière relativement claire, compacte et complète dans une étude que vous citez dans votre bibliographie. 3 Or, on
constate que, si j'ai bien compté, le mot d'"externalité" ne figure qu'une fois dans votre
étude. Des notions comme celle-ci ou comme celles d'internalisation, de moyens
d'internalisation, de théorème de Coase, etc. sont pourtant essentielles dans ce contexte.
Bref, malheureusement, l'analyse économique est largement absente dans votre étude.
Et les quelques concepts économiques que vous utilisez sont souvent trop généraux
pour avoir un sens - ainsi, le mention que vous faites à la p. 19 de "l'optimum social" :
si vous ne précisez pas soigneusement ce que vous entendez par là, c'est comme si
vous n'aviez rien dit.
(4) Laissez-moi maintenant vous poser une question un peu directe : ne serait-il pas possible qu'en Suisse l'aménagement du territoire soit actuellement, dans une certaine mesure et au moins dans certains cas, détourné de son but premier ? et que, pour être plus
précis, il soit utilisé comme un alibi ou paravent pour ce qui est du pur protectionnisme agricole ? ou, pour être plus précis encore, du pur protectionnisme viticole ?
(5) Dans le même contexte, vous écrivez à la p. 19 : "Sans une politique protectionniste
envers le secteur primaire et sans restrictions sur les importations, les gens préféreraient aux vins suisses des vins à moindre prix provenant de l'étranger". Eh bien ! Et la
souveraineté du consommateur alors ? Peut-on légitimement forcer les consommateurs
à consommer ce qui était jusqu'à assez récemment des produits inférieurs aux prix surfaits ? L'agriculture et l'agriculture sont-elles donc de pareilles vaches sacrées ? (Je
suis volontairement un peu provocant, comme vous l'êtes aussi). Notez, d'ailleurs, que
ce que vous écrivez n'est pas ou n'est plus exact : il n'y a plus aujourd'hui de protectionnisme pour les vins rouges. Or, la plupart des vins rouges suisses se défendent bien,
au plan des prix comme au plan de la qualité (étant entendu que ce que nous n'avons
pas, ce sont les vrais tout grands crus). Pour le vin blanc, un protectionnisme est tou-
3
Elle se trouve sur ma homepage : http://www.hec.unil.ch/jlambelet/sol.pdf. - Aux autres membres de la classe :
si le sujet de l'aménagement du territoire vu sous l'angle économique vous intéresse, vous auriez peut-être avantage à lire ce texte.
3
jours en place, mais j'ai bon espoir que, dans ce domaine aussi, la viticulture suisse arrivera avant longtemps à tenir tête à la concurrence étrangère, et cela sans protection.
(6) Il y a une question, pourtant importante, que vous n'abordez pas du tout, celle de l'impact de la politique d'aménagement du territoire sur la distribution des revenus et des
richesses. Selon que votre terrain sera classé en zone constructible ou en zone agricole,
vous vous trouverez plus riche ou plus pauvre. Si c'est en zone constructible, vous demandera-t-on de donner à la collectivité une partie au moins de la plus-value résultante ? Si c'est en zone agricole, vous compensera-t-on au moins partiellement pour la
moins-value ? Dans la réalité des faits, c'est ce genre de questions qui ont beaucoup
contribué à "élever la température ambiante et à faire grimper les pressions artérielles",
comme je l'écris plus haut.
(7) Au début du texte, vous évoquez les "spéculations foncières" (p. 5), les hausses de prix,
le progrès technologique, etc. qui ont rendu nécessaire un aménagement du territoire.
Plutôt que d'utiliser des notions mal définies, comme celle de spéculation foncière, il
aurait été préférable de regrouper tout cela sous le terme de croissance économique.
Cette dernière est incontestablement un bien en soi et nous vivons aujourd'hui incomparablement mieux qu'il n'y a pas si longtemps (même si les gens, dont le plupart ont
la mémoire courte, ne s'en rendent généralement pas compte), mais elle s'est accompagnée d'une montée des externalités telle qu'il a fallu essayer de les maîtriser plus ou
moins bien - ou, peut-être comme dans le cas présent, plus ou moins mal.
(8) Au sujet de la raffinerie de Cressier, qu'il a bien fallu mettre quelque part si nous ne
voulons pas retourner aux calèches, les deux photos à la fin de votre texte sont une
bonne illustration des "grosses ficelles" destinées à impressionner le public qui sont
souvent utilisées en matière d'utilisation du sol (des ficelles qui, hélas, atteignent généralement leur but). Le cliché du bas correspond à un tout petit rectangle ou carré dans
le cliché du haut. Evidemment, cela donne l'impression - parfaitement fausse - que
pratiquement tout le paysage a été détruit par ladite raffinerie.
(9) Pour finir sur note positive, félicitations pour la forme de votre texte (quelques scories
mineures mises à part).
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