Le fondement ontologique de la famille

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LA QUESTION DU FONDEMENT ONTOLOGIQUE
DE LA FAMILLE
I. PRESENTATION DE LA THESE.
Découvrir l’être de la famille ! Prendre conscience de sa
constitution ontologique ! Oui, c’est là un projet qui en vaut la
peine. Car il y a bel et bien une constitution ontologique de la
famille. Elle est même fondée en l’Absolu de perfection de
l’être, que nous nommons communément « Dieu ». Elle ne
dépend pas seulement de la volonté divine, mais elle a son
fondement en l’être même de Dieu, selon une structure, en Lui,
de type « familial » également. Telle est la thèse que je voudrais
développer. Nos familles humaines sont réellement les images
analogiques d’un Dieu « familial » en lui-même. Et c’est parce
qu’il est familial en lui-même qu’il est capable de créer, de créer
le monde et l’Homme, de créer l’Humain comme être familial, et
aussi de se révéler à nous selon un processus familial et de nous
conduire à l’absolu de la perfection éthique, que fonde et requiert
précisément notre être humain, familial en image du Sien, en
nous introduisant en ses propres relations « familiales »
divinement parfaites.
II. L’HERITAGE DU LOGOS GRECO-ROMAIN
A — La famille et la problématique de l’unité.
Mais d’abord quelle sorte d’intelligibilité du Réel notre
langage occidental véhicule-t-il, au cours de son histoire,
lorsqu’il parle de la « famille » ? Nous dirons qu’il traduit une
étroite corrélation et interdépendance entre la pratique familiale
des humains et leur pensée de l’unité du Réel, primo en leur
origine, secundo en leur évolution.
1 — Ainsi le mot famille dérive du verbe latin « famulari »
qui signifie, par emprunt à la langue osque, « être au service d’un
maître ». Le « famulus » était un serviteur ou un esclave. La
« familia » s’étendait à tous ceux qui étaient soumis à l’autorité
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FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
d’un chef : son (ou ses) épouse(s), leurs enfants, serviteurs, servantes et esclaves. Ce groupement familial s’étendait souvent sur
plusieurs générations.
— La cohésion de ce groupement procédait d’une personne :
le « pater familias » et s’étendait aux autres membres selon des
rapports gradués et mélangés de domination-soumission. Cette
organisation familiale est comparable à plusieurs autres dans les
domaines politiques et religieux. Cette généralisation d’un
même type d’organisation sociale en différents domaines de la
société laisse supposer qu’à leur base il y a une certaine
conception philosophique (au sens large du terme) de la réalité,
de l’être : conception que l’on appellera, précisément en fonction
de ces dites organisations sociales, hiérarchique (hiéros : sacré,
d’origine divine ; archè : commandement) ou patriarcale.
— Cette conception de l’être est construite autour d’une
certaine idée de l’unité ; unité telle qu’en elle-même et en sa
perfection, elle ne comporte pas de distinction et qui donc, en
rapport avec une multiplicité, est estimée supérieure et plus
parfaite que l’aspect de distinction qui, en cette multiplicité, lui
est nécessairement associé. L’unité est au sommet de la
pyramide, du côté du ciel. Elle est « caput », tête et chef. La
multiplicité est à la base, du côté de la terre. Elle est « membra »,
membres rattachés à la tête.
2 — D’une signification très englobante à l’origine, le terme
de famille s’est peu à peu focalisé, en concomitance avec des
modifications sociales très importantes, sur la famille dite
« nucléaire », ou parentale, composée du père, de la mère et des
enfants. Quels sont les grands traits de cette évolution de la
pratique familiale et corrélativement de l’idée d’unité qui lui est
associée ?
— Le principe de l’évolution de la pratique familiale n’est
autre que le désir pour chacun des membres de la « famille des
familiers-familia famulorum » d’acquérir pour eux-mêmes le
statut social du « pater familias » et de jouir d’une « potestas »
égale à la sienne. Le « père » patri-arche est en effet considéré
par les siens, comme le seul qui soit pleinement maître de lui,
parce que maître des autres. Ce désir conduit dialectiquement les
Famuli, les Soumis à prendre d’abord la place du Maître tout en
gardant le cadre très large du rapport domination-soumission, un
peu comme dans la dialectique du Maître et de l’Esclave de
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Hegel. Ensuite cette aspiration à la dignité de maître tend à
multiplier cette situation au profit d’un nombre de plus en plus
grand de « patres familiarum » avec en corollaire un champ de
plus en plus restreint de « famuli-familiers ». Une égalité de
dignité entre les hommes, du moins entre les hommes-masculins,
se voit ainsi de plus en plus affirmée. On atteint ainsi, par
rétrécissements successifs de l’étendue de la famille des
familiers, le cercle biparental, aux potentialités qualitativement
plus profondes, de la famille nucléaire, où chaque homme mâle
est pater familias.
Enfin, et c’est ici que cette évolution sociale de la famille
bascule vers l’émiettement individuel destructeur de la personne,
lorsque ce même principe de l’autorité individuelle et de la soumission imposée, concrétisée dans la personne unique du pater
familias continue à agir à l’intérieur de la famille nucléaire. Le
statut d’indépendance « individuelle » du pater familias est en
effet toujours perçu comme objet de désir et comme un idéal à
réaliser par chacun des membres, adultes ou non, de la famille
parentale. Par logique interne des présupposés culturels initiaux,
la parentalité conjointe est donc à son tour soumise à réduction,
comme le fut le réseau des familiers et elle est menacée d’être
restreinte à la monoparentalité, déconjugalisée en quelque sorte,
tandis que la filialité des enfants est diluée, atténuée et enfin
gommée le plus rapidement possible de leur existence
individuelle en une émancipation largement illusoire.
Cela se passe ainsi — et nous en avons des indices dans
notre société actuelle — lorsque la conjugalité profonde entre
l’homme et la femme, conjugalité qui fonde la parentalité, n’a
pas été perçue réflexivement en son essence et lorsque la famille
parentale n’est vécue que dans l’extériorité des objets, comme un
tout petit cercle dans ce même plan d’extériorité qui était celui
du groupement familial, du clan, de la tribu, de la race humaine
toute entière. Telle est l’évolution interne en quelque sorte à
l’ordre social fondé sur le principe culturel initial de l’autorité
individuelle hiérarchique et patriarcale. Elle aboutit à un émiettement hyperindividualiste, parce l’autorité, en cette forme monarchique, est contrainte finalement de lâcher prise et de renoncer
à réaliser l’unité de la famille, en raison même de l’universalisation inéluctable du modèle d’unité qu’elle représente.
Chacun se veut être pour lui-même son propre « monarque ».
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FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
Cette évolution est d’abord positive sur le plan phénoménal,
et ensuite négative sur le plan nouménal. Il est donc requis, par le
fait même, qu’on remédie en profondeur aux insuffisances
originelles de cette évolution. Celles-ci après avoir permis en un
premier temps un certain dépassement d’elles-mêmes — comme
par une sorte de ruse de la raison qui utilise, jusqu’à son point
de rupture avec la réalité, le dynamisme d’une vérité partielle —
menacent maintenant son développement futur. Il faut donc que
ce qui a été un progrès social sur le plan phénoménal soit repensé
et fondé en une compréhension plus adéquate de la réalité
profonde de l’existence humaine familiale.
— Corrélativement à cette évolution de l’organisation familiale, se développe, en interdépendance avec elle, une autre
évolution : celle de la problématique philosophique de l’Un et du
multiple. Comment comprendre l’Unité et la multiplicité du
Réel ? Cette problématique a posé au départ, avec Parménide,
une compréhension de l’unité qui exclut du concept de sa
perfection toute pluralité réelle. L’unité y est « définie », en un
concept unique, comme l’opposé de la distinction. « Unum est
indivisum in se ». Dans cette optique, on peut dire que la famille
est vécue comme la forme existentielle de l’antinomie
spéculative de l’un et du multiple. La vie et la pratique familiales
sont corrélatives des solutions spéculatives de l’antinomie et
réciproquement. Leurs destinées sont liées. Sur ce point capital
de l’ontologie, la pensée philosophique et la pratique familiale
échouent ou réussissent ensemble. Ou bien le projet familial
échoue et la pensée philosophique reste dans l’aporie ; ou bien
l’antinomie de l’un et du multiple trouve enfin une solution
satisfaisante et le projet ontologique familial peut s’épanouir.
La conception classique de l’unité, c’est-à-dire en tant
qu’elle exclut toute distinction de sa perfection, conduit, en effet,
toute forme d’un tel principe d’unité, théorique ou pratique, à
unifier la multiplicité qui lui est spécifiquement apposée et
opposée, en lui restant extérieure. Elle est donc obligée en
quelque sorte d’avouer implicitement son impuissance à unifier
vraiment la multiplicité qu’elle doit prendre en charge. Cela
explique en profondeur les exemples d’émiettement de l’entité
familiale, qui vont se généralisant, exemples observés dans les
faits.
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Malgré le génie de Platon, ô combien soucieux d’organisation politique ! cette impuissance à unifier vraiment, qui
caractérise « l’unité en soi », apparaît déjà dans l’argument dit du
troisième homme à l’égard de la théorie des formes idéelles, les
« eidê » ; chacune, étant une en elle-même, est censée, selon
Platon, unifier la réalité sensible multiple qui lui ressemble 1.
Mais une critique semblable, double, peut être faite envers la
théorie de l’hylémorphisme aristotélicien 2.
Aussi la théorie de l’acte et de la puissance qui, dans la
scolastique thomiste, par la distinction entre essence et existence,
généralisera en quelque sorte la relation « forme-matière » pour
rendre compte de la multiplicité des « natures » dans l’unité de
l’être, souffre-t-elle de la même impuissance à réaliser une véritable unification du multiple. Dans cette manière de concevoir
l’unité, la réalité d’une distinction entre des êtres sera toujours le
signe de la présence d’une certaine imperfection en ces êtres
distincts, imperfection spéculativement responsable de la
distinction elle-même. C’est pour cela qu’un tel concept d’unité,
d’unité définie exclusivement par l’indivision, ne pourra jamais
traduire la puissance unificatrice qui opère dans le Réel. En effet
dans sa définition même, le principe de la distinction entre les
êtres lui est toujours opposé de l’extérieur, en dehors de son
pouvoir d’unification.
En conséquence, dans cette optique, en laquelle le concept
d’unité est pensé uniquement comme indivision, même la notion
d’acte, et singulièrement celle d’actus essendi-d’acte d’être, du
moins dans son acception habituelle « scolairement - scolastique », manquera, pour ces mêmes raisons, du pouvoir ontologique d’unifier la multiplicité du réel, en la fondant et en la
garantissant dans l’être. Par conséquent elle traduit son impuissance à nous donner une intelligibilité valable de la réalité
humaine de la famille.
B — La famille et ses interprétations mythologiques.
Nous faut-il rester prisonniers de cette optique ? Nous ne le
pensons pas. Pas plus que nous ne devons rester prisonniers de
trois mythes célèbres qui impliquent une semblable conception
de l’unité et une pareille dépréciation de l’idée de distinction et
de pluralité, précisément entre hommes et femmes. Il s’agit du
mythe « religieux » de l’androgyne originel. Celui-ci est divisé,
scindé en homme et femme, en punition d’avoir voulu escalader
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FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
la montagne sacrée des dieux. Dans le mythe « politique » de
l’âge d’or, les hommes vivaient bienheureux entre eux, dans
l’unité d’une même identité, sans devoir concevoir ni naître des
femmes. Enfin dans le mythe « économique » de Prométhée, la
femme, Pandore- « la détentrice de tous les dons », est imaginée
comme la suprême ruse de la vengeance des dieux envers les
hommes. Il faut en effet les châtier d’avoir reçu de Prométhée la
maîtrise du feu, source des arts et des richesses. Pandore, la
première femme, sera la séduisante porteuse de la « valise
vengeresse », valise pourvoyeuse de tous les maux de la terre et
geôlière de toute espérance.
Si nous ne pouvions nous libérer de toutes ces représentations mythiques et/ou philosophiques en lesquelles la
distinction entre l’homme et la femme dépend d’une
imperfection ontologique ou morale, dans ses relations au divin,
à la société et au monde, il nous serait bien impossible de nous
interroger rationnellement plus avant sur le fondement
ontologique de la famille. On pourrait même se demander si la
question du fondement ontologique de la famille a bien un sens.
Perçue dans sa multiplicité irréductible, et donc dans son
inéliminable imperfection, la famille, dans l’optique classique du
primat de la seule unité indivise, me semble n’avoir de
fondement que dans une réalité de nature autre que familiale.
C’est l’échec spéculatif.
C — La famille et ses réductions idéologiques.
En conséquence de ces présupposés philosophiques,
mythologiques ou spéculatifs, on propose généralement trois
pseudo-finalités à la famille. En effet, de même qu’il n’y a
d’unité d’une multiplicité, dans la vision classique, que par
rapport ou à une unité élémentaire, ou à l’unité du tout, ou à une
unité originelle et organisatrice, ainsi la famille est
habituellement ou bien subordonnée au bien-être et à
l’épanouissement de l’individu (ce sont les idéologies
individualistes) ; ou bien mise au service du développement de
l’espèce humaine, au niveau tribal, national, ou planétaire, ou
aussi pour former un « peuple de croyants » (ce sont les
idéologies collectivistes) ; ou bien enfin on estimera que la
famille est fondée dans une unité transcendante de nature divine
à la perfection de laquelle sa multiplicité interne interdit de
ressembler, tant pour les individus qui la composent en tant
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qu’agents familiaux, que pour l’ensemble universel auquel elle
donne naissance (ce sont les idéologies de renoncement à la
famille et au monde).
D — La famille spoliée de ses ressources éthiques.
Enfin mentionnons une dernière difficulté touchant les
conceptions classiques de la famille. Comment donner une justification suffisante aux exigences morales les plus élevées qui
doivent animer la vie familiale ? Si l’on ne donne pas à ces
exigences un véritable fondement en l’être spirituel de l’homme,
il est bien difficile d’y faire adhérer les personnes et les sociétés.
De plus il y a alors une certaine incohérence hypocrite à les
imposer autoritairement, de l’extérieur, comme l’expression
d’une volonté révélée de Dieu.
Inversement, si l’on admet que la famille est bien le lieu
d’un accomplissement éthique des conjoints et qu’elle est source
de vies humaines nouvelles, spirituelles, conscientes et libres,
alors il faut former l’hypothèse qu’elle doit avoir son fondement
dans un aspect de perfection de l’être et de l’existence des
personnes humaines et qu’elle ne peut être pensée uniquement
dans l’ordre des phénomènes, comme une réalité sensible,
purement biologique, passagère, qui même si elle résiste dans le
temps, est, pense-t-on, défaite par la mort, étant subordonnée à
des fins d’une autre nature qu’elle.
Le constat des insuffisances de l’héritage gréco-romain
touchant le couple humain et la famille nous met devant
l’évidence de devoir nous interroger à nouveau, de façon
radicale, sur son essence, sur son ancrage éthique dans l’être
selon la structure qui lui est propre et inaliénable.
III. NATURE D’UNE INTERROGATION NOUVELLE
A — Complémentarité entre sciences et philosophie.
La question philosophique du fondement ontologique de la
famille se distingue nettement des interrogations sociologiques,
psychologiques et juridiques sur les rôles qui ont été, qui sont, et
qui peuvent être dévolus à la famille, tant vis-à-vis de ses
membres que par rapport aux différentes « formes de sociétés »
auxquelles elle participe.
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FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
Ces interrogations, qui portent sur les aspects observables et
extérieurs de la vie de la famille dans le monde, sont nécessaires,
opportunes, bénéfiques, et riches d’enseignements. Leurs
réponses appartiennent à ce que nous appelons usuellement « les
sciences humaines ». L’interprétation herméneutique de ces
réponses nous montre que la manière de concevoir ces rôles et de
les remplir implique, plus ou moins clairement, des présupposés
philosophiques sur la nature de la famille. Mais ces réponses ne
peuvent nous dire quel est l’être ou l’essence de la famille. De
plus, si nous comprenons bien la méthode des sciences humaines,
nous savons qu’elles ne nous induisent pas par elles-mêmes à
juger de l’être de la famille d’après les rôles qu’elle joue, mais
qu’elles demandent au contraire à connaître et à analyser les
rôles que la famille doit jouer d’après l’être et l’essence que la
réflexion philosophique parviendra à discerner dans la réalité
humaine de la famille, même si le spectacle objectif de l’univers
familial ne nous les rend pas toujours manifestes.
B — La question ultime en philosophie.
Il nous faut donc au sujet de la famille nous poser les
questions de ses conditions a priori de possibilité, et cela au
niveau le plus élevé de la réflexion philosophique. En d’autres
termes nous devons reprendre la question que Platon posait pour
les êtres en général : « pê agatha estin ? » 3 « Par où les êtres
sont-ils bons ? ». Lorsque nous posons cette question à propos de
la famille : « Par où la famille est-elle bonne ? », nous ne
pouvons pas répondre par une abstraction hypostasiée : l’idée du
Bien par exemple, ou invoquer simplement la volonté de Dieu
qui en a ainsi décidé. En effet cette question de la possibilité
ultime renaîtrait à propos de la bonté de la volonté de Dieu : « En
raison de quoi cette volonté peut-elle être bonne ? », ou « En
raison de quoi le Bien est-il bon ? » si l’on ne veut pas que l’Idée
du Bien ne soit qu’un mot vide. On sait en effet que c’est devant
cette difficulté que la pensée de Platon dut avouer son
impuissance, et que les néoplatoniciens tentèrent de la dépasser
en affirmant que le Bien était « diffusion de soi ». Cette question
« Par où les êtres sont-ils bons ? », est sans doute la question
ultime que le philosophe puisse poser. Elle va même au-delà de
la question de l’existence de Dieu, car elle s’applique à Dieu
même : « Par quoi en Dieu même, Dieu est-il bon ? ». En effet, si
l’on dit que c’est par bonté que Dieu crée, alors le philosophe
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posera la question de savoir en vertu de quelle condition a priori
de bonté, Dieu a en lui-même la possibilité de créer des êtres
distincts de lui et distincts entre eux.
C — Une orientation de recherche.
Pour répondre à cette question nous pouvons trouver auprès
de Thomas d’Aquin une indication précieuse. Dans son De
potentia 4, nous pensons qu’il se démarque enfin radicalement,
même si ce n’est que momentanément, des schémas explicatifs
platoniciens et néoplatoniciens et que, tout en gardant un
vocabulaire aristotélicien, il se libère du postulat parménidien
que l’Être dans sa perfection doit se fermer sur lui-même, tel un
Acte pur qui serait seulement « pensée de sa pensée » et
« volonté de sa volonté », c’est-à-dire l’agir pur de son être en soi
seul. Mais Thomas aperçoit un « au-delà d’Aristote ». Le propre
de l’acte d’être en tant qu’agir pur, c’est au contraire, nous
donne-t-il à comprendre, de se communiquer distinctivement
dans toute la mesure de son propre pouvoir, et cela, sans qu’il
faille recourir, pour comprendre cette communication, à une
« puissance réceptrice » qui serait extérieure à l’être en acte
d’être et qui garantirait par là la distinction de l’être qui reçoit
l’existence par rapport à son donateur d’existence. Une telle
initiative dans l’acte de communiquer l’être, telle qu’elle est déjà
pensée par exemple dans l’idée de création du monde et de
l’homme par Dieu, implique que la réalité de l’acte parfait d’être,
qui est celle de Dieu, soit en Dieu même une communication
d’être parfaitement actualisée, source d’une pluralité constitutive
de son unité même. Thomas d’Aquin nous met sur la piste d’une
ontologie relationnelle. Pourquoi ne pas la suivre et l’élargir
jusqu’à en faire une véritable route 5 !
IV. LA FAMILLE SELON UNE PHILOSOPHIE DE L’ALTERITE
A — Deux ontologies en relation de contradiction.
Nous appellerons alors ontologie relationnelle, l’ontologie
qui prendrait pour fondement, non un postulat contraire à celui
de l’ontologie unitaire, mais sa contradictoire stricte, sans tierce
possibilité, et qui poserait qu’au moins une forme (et non pas
toute forme) de relation, et donc de distinction entre « des
êtres » dans l’être, relève ou est liée à ce qu’il y a de perfection
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FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
dans l’être, c’est-à-dire à l’aspect de perfection du Réel. Unité
relationnelle d’êtres distincts appréciée comme perfection simple
de l’être et non comme cas particulier d’une unité d’ordre. L’ontologie relationnelle est une ontologie d’unité plurielle d’unités
en une même égale perfection. Aussi l’ontologie relationnelle
n’est pas un chapitre « complémentaire » de l’ontologie de
l’Unité, ni une ontologie de « la relation », ce plus chétif des
accidents de la substance. Elle en est une refonte à la racine.
B — La structure ternaire de l’être.
Dans cette optique nouvelle, considérons ce que signifie
« être » pour un être de conscience et de liberté. Dans
l’expérience spirituelle, « être » ce n’est pas « être-là » comme
une chose observée seule ou à côté d’une autre ou de multiples
autres, mais c’est se saisir en acte comme existant dans un processus de communication d’être que nous pourrions résumer
ainsi : être soi, c’est vouloir que l’autre existe et qu’il soit luimême pleinement « être » en égale perfection à moi. De plus,
vouloir ainsi cette existence d’un autre — ce qui se vérifie pour
l’homme de la façon la plus adéquate et la mieux proportionnée
possible dans la foi conjugale et l’amour humain — c’est aussi
vouloir que cet autre que moi soit relationnel à un autre comme
je suis relationnel à lui, et cela dans une parfaite distinction
d’avec moi. C’est donc le vouloir pour lui-même relationnel à un
autre que moi et à un autre que lui, c’est-à-dire constitutivement
relationnel à un tiers, voulu alors conjointement.
Être Soi par soi — pour être soi pleinement — , c’est donc
en un même acte vouloir que l’autre soit et soit comme moi
vouloir d’un autre encore — pour qu’il soit pleinement luimême — , vouloir d’un autre que moi, d’un autre que lui.
Vouloir l’Autre comme autre pleinement distinct de moi et
pleinement relationnel, selon une relationnalité pleinement
distincte de moi, c’est donc le vouloir relationnel à un Tiers,
c’est-à-dire à un autre-que-lui qui en outre n’est pas moi. Je ne
puis en effet refuser à l’Autre la perfection de l’être qu’est la
relationnalité, puisqu’en effet je le veux égal à moi en perfection,
pour la raison même de cette relationnalité par laquelle je veux
qu’il soit. Autrement dit : se vouloir soi-même comme être de
conscience et de liberté, c’est vouloir l’Autre comme autre et
avec lui vouloir le Tiers comme l’autre de l’Autre, tous deux
comme êtres autres de conscience et de liberté. La perfection de
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l’altérité implique le Tiers, en sorte que le véritable autrui est
toujours plusieurs. Il comprend aussi le Tiers d’une rencontre
avec un autre.
Ce déploiement, ternaire et unique, de la communication de
l’être à partir de l’Un-Premier peut se laisser « figurer » dans le
schéma suivant :

Je (L’Un)
Époux-père
PÈRE
(L’Autre) Toi

Épouse-mère

VERBE


ESPRIT
Père

Mère

Enfant
Je - (L’Un)

Toi - (L’Autre)

(Le Tiers)
Lui
Eux
La structure de la relationnalité humaine selon sa perfection
n’est donc pas la dualité, en sa réciprocité immédiate, mais la
ternarité en sa réciprocité médiatisée par l’Autre, selon une relation simple entre « je » et « toi », et une relation conjointe du « je
et du toi » au « lui ».
C — Analogie transcendantale entre l’Humain « universalisé »
et le Divin « en son unicité ».
Pour l’homme, cette relation constitutive envers le Tiers,
impliquée dans la relation à l’Altérité, s’opère, avec le plus de
justesse possible, dans la paternité et la maternité conjointes, spirituelles et charnelles à la fois, envers la filialité. Paternité, maternité et filialité humaines, depuis l’engagement conjugal qui
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FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
leur donne naissance, n’ont plus seulement une valeur
phénoménale, mais elles incarnent une valeur ontologique, une
valeur de constitution de l’être comme tel. La relationnalité
interpersonnelle de structure ternaire qui s’y manifeste a une
signification transcendantale et absolue, relevant de la perfection
de l’être.
Cette structure relationnelle en tant qu’humaine est affectée
d’inactualité et ouverte à la possibilité d’autres altérités et donc à
la multiplicité. Seule sa perfection plurale, achevée en la ternarité
des consciences et des libertés peut être affirmée de l’Absolu
dans l’être, c’est-à-dire de Dieu. Chaque personne consciente et
libre est une et sans distinction en elle-même, et toutes trois
ensemble unies entre elles en une véritable unité infrangible et
non morcelable, selon de parfaites distinctions des unes par
rapport aux autres. Cette structure interpersonnelle est la
forme relationnelle transcendantale de l’être 6.
En conséquence paternité, maternité et filialité sont trois
dimensions « relationnelles », pouvant chacune définir la réalité
substantielle de la personne humaine. La « filialité », est toujours
en position relationnelle tierce. Choisie ou ratifiée pour ellemême comme état de vie définitif, la « filialité » — par exemple,
dans le célibat compris dans sa relationnalité constitutive et non
comme renoncement, délaissement ou abandon — , atteste la
perfection qu’a en elle-même la structure ternaire des relations
interpersonnelles. Ne confondons pas en effet filialité avec
infantilisme, ni engagement conjugal avec pulsion sexuelle.
D — Permutations des « appellations relationnelles ».
Selon une intelligibilité relationnelle et interpersonnelle, une
« filialité » se positionne donc toujours « en tiers » par rapport à
une « paternité indissociablement liée à une maternité radicalement distincte », jamais « en second ». La filialité en sa réalité
personnelle n’est pas constituée en dépendance d’une origine
personnelle unique, selon un rapport binaire. Aussi la ternarité
est-elle constitutive en retour de la relation à l’altérité. La
parentalité « construit » donc la conjugalité selon sa structure de
perfection en l’être. Lorsqu’elle est insérée en un rapport binaire,
la relation de filiation est alors appliquée métaphoriquement à
des qualités ou à des propriétés déterminatives groupées par
paires. Lorsqu’un tel concept métaphorique de filiation relie
cependant deux personnes, il ne signifie pas alors une
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relationnalité spécifiquement filiale constitutive des personnes
par rapport à une paternité et une maternité indissociables, mais
il exprime un rapport entre deux réalités (souvent entre deux
personnes) comparable, au moins partiellement, à une relation
« paternité - filialité » abstraitement considérée en elle-même et
séparée conceptuellement de la relation « maternité - filialité ».
Ainsi on dira, par exemple, de Platon qu’il est le fils (spirituel)
de Socrate, pour signifier une continuité de pensée
exceptionnelle entre le maître et son disciple.
Et pour exprimer la richesse existentielle de la relationnalité
conjugale authentique, lorsqu’on est à l’étroit dans des schémas
binaires, on pourra recourir à des aspects propres aux autres
relations interpersonnelles familiales considérées isolément,
abstraction faite de leur solidarité ontologique exclusive et sans
confusion de leur spécificité propre. Ainsi l’épouse pourra être
appelée « ma fiancée, ma sœur », « ma fille »... Dans le récit du
chapitre 2 de la Genèse, Ève n’est-elle pas tirée du côté
d’Adam ? N’y a-t-il pas là comme une relation de filiation pour
traduire l’intuition que l’homme dans son authenticité première
se doit, par tout son être, de faire exister son épouse comme son
égal en face-à-face : chair de sa chair, os de ses os. Mais l’être de
filialité procède non de l’Un vers l’Autre, mais de l’Un et de
l’Autre conjointement comme un Tiers en double face-à-face,
dédoublant ainsi le face-à-face de l’Un et de l’Autre. L’être de
filialité est chair de leurs chairs, os de leurs os 7, être de leurs
êtres.
E — L’éthique du couple et de la famille.
L’éthique du couple et de la famille doit être déduite de la
structure ontologique ternaire de la communication de l’être et
non de considérations biologiques, psychologiques ou sociales
qui ne sont que réceptrices du sens ontologique et instruments de
son accomplissement. 

— Le fondement de l’éthique familiale.
L’obligation morale n’est autre que la nécessité de notre
relationnalité ontologique émergeant en notre conscience et
requérant notre entière adhésion pour nous y conformer. Elle est
tout entière exigence de fidélité active à notre être même. Dans
leur relationnalité constitutive chaque position personnelle :
paternité, maternité et filialité, a donc une valeur absolue. Les
exigences éthiques de cette structure, en tant que ses nécessités
14
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
s’imposent à nos actions, sont « universalisées » en l’humanité
entière. Cette universalisation est le fondement de la relation de
« fraternité » comme amour du prochain excluant toute restriction particulière à un groupe. Mais ce n’est pas l’universalisation
comme telle qui fonde la valeur éthique, mais la relationnalité
ternaire constitutive de la perfection de l’être.
L’éthique du couple et de la famille a comme idéal d’être
l’image de l’intelligibilité trinitaire de Dieu : l’homme-épouxpère image du Père en Dieu, la femme-épouse-mère l’image du
Verbe-Parole et l’enfant image de l’Esprit saint fruit du Père et
du Verbe. L’éthique du couple et celle de la famille sont proportionnées à leur constitution spirituelle et sont fondées en une
analogie avec l’être trinitaire de Dieu. La conscience morale
spontanée devine cela confusément, mais elle le pervertit
souvent. Aussi unicité, indissolubilité et fécondité sont des
exigences entrelacées selon l’orientation des relations ternaires.
— L’exigence d’unicité.
L’idéal d’unicité de l’amour humain est l’aspect de
perfection qui, dans l’engagement fiducial des époux, le
constitue en image de la relation du Père à sa Parole, car les
époux sont déjà substantiellement existants. Ils sont « un »
couple dans la multitude des couples. Ils n’ouvrent pas
l’universalisation du couple. En revanche la conception conjointe
et la parentalité envers l’enfant est à l’image de la spiration de
l’Esprit « ab utroque ». La parentalité est unique en sa source : le
couple, mais n’est pas de soi unique en son terme : l’enfant.
Certes la parentalité n’est pas partagée qualitativement par le
nombre des enfants, mais venant à l’existence, elle ne peut pas
éliminer sa finitude ontologique et ne pas témoigner positivement
de sa finitude par son « universalisation » propre, dans une
fécondité à la mesure de ses moyens. Une fécondité racornie ou
éliminée serait une mutilation. Ce que ne put supporter la sœur
d’Apollon, Diane-Artémis, la vierge chasseresse, qui, par jalousie
envers Niobé, poussa son divin frère à tuer les sept fils de cette
mère comblée.
Pourquoi ne pas concevoir spéculativement, sans vouloir
changer l’usage liturgique, une spécificité de type maternel pour
la Deuxième Personne en Dieu : la Parole prononcée par le Père ?
Ève n’a-t-elle pas été tirée de l’être d’Adam par Dieu ? N’est-elle
pas ainsi dans la manière dont elle est amenée à l’existence,
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15
image de l’Éternel en sa Deuxième Personne ? N’est-elle pas
l’objet de l’attention originelle du premier homme ? N’est-elle
pas la vérité personnelle de la « Parole originelle » d’Adam :
« Celle-ci est os de mes os et chair de ma chair » ? Dans
l’unicité de l’amour l’homme adhère ainsi à la réalité que Dieu
l’a fait être. L’homme n’est vraiment homme que comme vouloir
que la femme soit femme pleinement épanouie comme femme en
tout son être, en distinction et autonomie entière d’avec lui.
— L’exigence de fidélité réciproque.
En Dieu, trinité de personnes, l’Esprit saint comme troisième
personne, Dieu comme les deux autres garantit, si l’on peut dire,
que les deux autres sont infiniment parfaites. « Sans l’Esprit, le
Père et le Verbe ne sont rien, ni Père ni Verbe ». Mais ce jugement ne part pas d’une constatation négative a posteriori. Il n’est
que l’implication grammaticalement négative d’une nécessité
d’initiative a priori. S’il y a Père, il y a Verbe et Esprit. (A  B)
 (non B  non A). Aussi de l’absence d’enfants (une nonexistence constatée a posteriori) dans un couple, on ne peut
conclure à la nullité de la valeur constitutive de l’engagement
conjugal. Aussi la valeur de perfection du couple comme couple
humain, apparaît même dans la réalité du couple privé de descendance. C’est de cette situation humaine que Jésus parle
lorsqu’il dit, dans le cadre d’une discussion sur la répudiation,
qu’il y a des hommes qui se font eunuques pour le royaume
(l’homme renonce à répudier sa femme pour cause de stérilité),
lorsqu’ils et parce qu’ils ont compris le sens de perfection fondamentale que constitue la relation conjugale. (Ce qui ne signifie
pas que dans l’expérience courante des hommes, cette intelligence coïncide avec un premier attachement affectif ou un
premier mariage selon la phénoménalité de l’existence et son
organisation juridique. Un tel idéal n’est pas un donné tout fait
ou réalisé autoritairement). Ailleurs Jésus dit qu’il n’appartient
pas aux hommes de séparer ce que Dieu a uni. L’absence de
descendance, par déficience des conditions biologiques
corporelles, lesquelles ne peuvent être érigées en normes morales
supérieures à la relationnalité spirituelle constitutive de l’être, ne
peut prévaloir sur la décision d’engagement qui actualise le
vouloir ontologique que l’autre soit et soit absolument pour un
Tiers. La volonté d’avoir une descendance « fait
ontologiquement suite » à la volonté d’épanouissement du
16
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
conjoint. Mais la volonté réciproque d’épanouissement conjugal
implique dans son authenticité la volonté généreuse d’une
descendance.
— L’exigence de générosité familiale.
Les personnes divines ne sont pas plus ou moins Dieu alors
que pour l’homme, leur réalité humaine personnelle est plus ou
moins parfaitement humaine, sans que l’on puisse dire même
qu’il y ait une « perfection de la nature humaine dans l’égalité ».
La nature humaine comporte des disparités constitutives d’une
personne à l’autre ; ce qui ne les empêche pas d’être toutes des
« personnes de même nature humaine » malgré l’imperfection
manifestée par l’existence de ces différences. Les personnes
humaines ne sont selon leur nature, ni pleinement époux-père, ni
épouse-mère, ni fils ou fille (ni également doués en force, beauté,
intelligence, volonté, conscience et liberté) et la structure ternaire
familiale n’est pas plus à l’abri d’une contrefaçon d’elle-même
que l’intelligence humaine, faculté du vrai n’est à l’abri d’erreurs
parfois invincibles. Aucune en sa spécificité relationnelle n’est
en exclusivité l’une ou l’autre de ces trois possibilités, tout
comme il n’y a pas égalité et identité des qualités naturelles.
Tout « père » fut même d’abord « fils », et toute mère, fille. La
spécificité personnelle n’est pas fixée par une relationnalité
unique et parfaite. Et la relation conjugale, lorsqu’elle n’est pas
comprise en son fondement ontologique, ne se révèle pas comme
unique et indissoluble en elle-même, autant que les relations de
paternité-maternité et de filialité. Au plan de la phénoménalité,
elle ne manifeste pas sa dimension de perfection et est vécue
comme « interchangeable », sujette à actualisation répétée et
comme « recyclable ». Tout cela donne l’impression que la
relationnalité est « accidentelle », de moindre perfection
constitutive que la substantialité en chacun, laquelle est perçue
comme beaucoup plus stable, solide, et permanente.
Cette phénoménalité donne à penser que la personnalité de
l’homme est « essentiellement » substantielle, c’est-à-dire individualité substantielle. Or en sa substantialité l’homme n’est pas
plus parfait qu’en sa relationnalité. L’édification de sa personne
en sa substantialité dépend d’ailleurs, au cours de son histoire, de
la manière dont il bâtit sa relationnalité et dont il parvient à
construire une relation conjugale-parentale ou filiale en exclusivité, en laquelle il « engage » tout son être, non pour le perdre,
F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E
17
mais pour le construire. De plus, en tant que perfection mélangée
d’indéfinitude ontologique, due à la limitation de notre être, la
relationnalité humaine se disperse de proche en proche envers
toute autre personne en l’innombrable multitude des humains. Sa
relationnalité est par là « uniformisée » en une fraternité universalisée. Aucune personne humaine n’existe en une relationnalité
« mesurée » et « limitée » à deux autres personnes seulement, en
une — impossible — possession pleine et entière de toute sa
nature humaine. Et ici au contraire, une restriction ou un rejet de
l’aspect quantitatif que comporte cette universalisation de la
relationnalité humaine serait une « mutilation ». Ce serait ajouter
une imperfection d’ordre quantitatif, sur le plan de son accomplissement, à l’imperfection qualitative constitutive de la structure relationnelle de perfection en l’Homme, imperfection
d’ordre qualitatif qui introduit la nécessité d’un déploiement
dans le quantitatif.
Mais dans la structure ternaire familiale, l’époux-père
oriente son épouse vers leur enfant ; l’épouse-mère oriente son
enfant vers son père ; le père aimé de son épouse oriente son
enfant vers sa mère et l’enfant veut son père pour sa mère et sa
mère pour son père. Toute tendance à des relations
exclusivement binaires à l’intérieur de la famille porte atteinte à
son essence relationnelle d’amour, lequel n’est authentiquement
achevé qu’en structure ternaire.
V. LE DIEU TRINITAIRE REVELE EN JESUS, SOURCE ET
MODELE DE LA SPIRITUALITE ET DE L’ETHIQUE FAMILIALES
En Dieu, les spécificités personnelles, parfaites de nature,
sont celles qui conviennent, dans leur différenciation à une activité de communication d’être de nature parfaite, se déployant en
une structure interpersonnelle parfaite de nature. Autrement dit :
la spécificité de la relationnalité personnelle singulière de chaque
personne est d’une perfection absolue en la divinité, et la
structure interpersonnelle divine qui en est leur déploiement est
parfaite. Il est propre à la nature divine comme parfaite, que
chaque personne soit d’une nature divine parfaite. Développons
cette dernière affirmation.
En Dieu la modalité paternelle de la relationnalité du Père
n’est réelle qu’en tant qu’elle est la modalité de tout son être sub-
18
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
stantiel personnel. C’est un « je » divinement paternel, plénitude
absolue de paternité divine, selon toute la perfection de la nature
divine.
Le Père est, par tout son être substantiel paternellement
relationnel au Verbe et à l’Esprit. Il n’existe pas comme
personne « absolue » que l’on pourrait penser comme capable
d’exister seul sans dépendre d’aucune. En conséquence, on ne
peut le concevoir comme s’il pouvait ne pas être nécessairement
l’origine des autres, alors qu’on concevrait le Verbe et l’Esprit en
dépendance du Père et donc en quelque sorte « inférieurs au
Père », selon les a priori du primat de l’unité indivise. La propriété pour chaque personne d’une relationnalité spécifique,
identique en sa spécificité avec sa réalité personnelle
substantielle, fait qu’il n’y a aucune supériorité d’une personne
par rapport à une autre et qu’aucune ne peut exister sans les
autres, ni l’une avant ou après les autres, ni être plus ou moins
« Dieu » que les autres.
Le Père par toute sa réalité substantielle est relationnel non
pas d’une relationnalité interchangeable avec celle du Verbe ou
celle de l’Esprit, mais d’une relationnalité « personnellement »
paternelle. Il faut encore préciser discursivement que la
spécificité de la relation au Verbe est autre que celle de la
relation à l’Esprit et que l’une implique l’autre dans l’unité de sa
personne substantielle doublement relationnelle. « Doublement »
ne signifiant pas la duplication d’une même relation, car chaque
relation entre personnes est originale et unique. Il n’y a pas de
répétition, ni l’ombre d’un commencement d’« universalisation » en l’Infini, qui ferait de la Pluralité divine le début
d’une série à poursuivre. Il est de la nature divine, selon les deux
points de vue discursifs de 1°) substance en la personne et 2°) de
structure de personnes, que le Père soit Père, le Verbe Verbe, et
l’Esprit Esprit, comme il est de la nature humaine selon les deux
mêmes points de vue discursifs mutatis mutandis — car il y a en
l’humanité, l’imperfection de l’universalisation — que l’homme
soit l’homme et la femme femme, et qu’il y ait à partir d’eux
famille humaine et que dans la famille humaine, constituée par
leur engagement, l’époux-père soit époux et père, l’épouse-mère
soit épouse et mère, et le fils (ou fille) soit fils (ou fille) de son
père et fils (ou fille) de sa mère.
En Dieu la relationnalité spécifique des personnes, même si
elle est pensée par concepts universels — indéfiniment
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19
applicable aux singuliers, comme le concept « Dieu » lui-même
d’ailleurs — n’est pas « universalisée » dans la réalité de Dieu,
mais est chaque fois unique, tout comme Dieu est unique. Elle
est en chaque personne la relationnalité propre à chacune selon
une structure de parfaite communication d’être. En l’humanité,
une telle relationnalité est « relative » à d’innombrables
personnes en l’humanité, car en l’humanité elle est affectée
d’imperfection et d’indéfinitude. La paternité personnelle
substantielle est « universalisée » en l’humanité, de même que la
maternité et la filialité en d’innombrables époux-pères
relativement aux  épouses-mères et parents relativement aux
 fils (filles) de génération en génération. Et dans une même
famille, les enfantements sont multipliables de nature. La
paternité en Dieu n’est pas universalisée, étirée dans
l’indéfinitude et le nombre. En Dieu il y a un « Père » à la fois en
perfection éminente et en unicité stricte incommunicable, sans
démultiplication de paternité. Voilà pourquoi sa paternité, sa
personnalité et sa divinité sont rigoureusement une seule et
même réalité-sujet. Il n’y a pas de succession de générations en
Dieu, car un seul Esprit personnel procède du Père et du Verbe.
De même pour le Verbe et l’Esprit, leur spécificité personnelle
est une même réalité avec leur divinité. Un seul Esprit en tant
que terme unique de la communication de l’être comme il n’y a
qu’un seul Père comme origine unique de cette communication
d’être.
Le concept « père » est une dénomination de la spécificité
relationnelle substantielle de la Première Personne. Elle est
« heureuse », la plus heureuse des trois. Elle est un véritable nom
propre par son unicité absolue. Voilà pourquoi Jésus, en raison
de l’unicité de sa relation au Père dit « N’appelez personne
« Père », car vous n’avez qu’un seul père, votre Père des Cieux »
(Mt 23, 9). Jésus ne trouve pas indécent qu’un enfant emploie ce
« nom propre » pour son père en vertu de la relation unique avec
lui, de même pour sa mère, mais désapprouve l’attribution de ce
nom propre à des dignitaires religieux ou autres. Mais « papa » et
« maman » ne sont des noms propres que dans l’intimité
familiale, en sa structure ternaire, que perçoivent déjà, comme
spécifique de l’humanité, les deux premiers chapitres de la
Genèse.
L’appellation de « fils » usuellement donnée à la Deuxième
Personne conviendrait mieux structuralement à la Troisième :
20
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
l’Esprit, car un « fils » est en fait le « troisième » dans une
famille humaine. Il n’est perçu spéculativement et
artificiellement comme « second » que dans une culture qui met
entre parenthèses — là aussi en lien avec le postulat
parménidien — la femme (qui est subordonnée) et la mère
(utilisée comme instrument) et qui escamote la relation conjugale
distinctive et consubstantielle qui inscrit le « fils » dans l’être.
Seul, absolument parlant, le Père, en Dieu, peut de sa propre
substance — sans processus d’émanation, ni partage ni ou
abandon d’une partie de lui-même — faire exister éternellement
sa Parole et lui dire : « Tu es Toi en qui je me complais » et
exprimer cette complaisance sur un Fils d’homme en qui sa
Parole est présente. En l’usage liturgique, donc, la « maternité
ontologique du Verbe » envers l’humanité se traduit surtout dans
son rôle de Sauveur, nous élevant avec le Père en la divinité,
comme frères en adoption en l’Esprit. Elle est la mission
salvatrice et divinisatrice manifestée et réalisée en son
incarnation de Fils d’homme, Verbe fait homme.
C’est en raison de sa « position tierce » fils en humanité, né
selon l’Esprit (le Tiers en Dieu) que Jésus, Verbe incarné,
deuxième en sa personnalité issue du Père, est appelé « fils »,
bien qu’étant ontologiquement en « rôle maternel », conjoint au
Père, dans leur commune spiration de l’Esprit et leur commune
divinisation de l’humanité en l’Esprit, lequel est divinement en
un rôle de « filialité » ontologique. L’Esprit accueille en
fraternité de grâce l’humanité divinisée. Mais sans l’accueil de
l’Esprit, il n’y aurait pas d’humanité divinisée.
Comme la structure interpersonnelle de Dieu est trinitaire —
parce que communication parfaite d’être — , cela signifie que la
spécificité relationnelle du Père est double en son unicité : envers
le Verbe qui est issu de lui et envers l’Esprit qui procède de lui et
du Verbe. Il en va de même selon leurs spécificités relationnelles
respectives pour le Verbe et l’Esprit. En Dieu, parce que son
interpersonnalité est trinitaire, les personnes sont chacune
doublement « relatives » les unes aux autres. Cette « relativité »
ou spécificité de la relationnalité, c’est-à-dire la modalité de leur
relationnalité discursivement considérée de façon « abstraite »
par rapport à leur substantialité, ne peut être tenue seule pour la
« réalité des personnes » mais désigne le mode de leur
relationnalité, selon lequel chacune, en sa relationnalité existe
substantiellement divinement.
F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E
21
Tous Trois, Père, Verbe, Esprit, sont personnes
substantielles relationnelles en spécificité double propre à
chacune. Les personnes sont des substantialités relationnelles
spécifiques. Il est de « leur » nature divine d’être relationnelle
« spécifiquement », de manière non interchangeable, et non
« communément ». Il est de « la » nature divine comme structure
de personnes d’être structurée selon leur spécificité personnelle
substantielle.
Pour chaque personne cette spécificité relationnelle est
double en son terme et unique en son principe, et une face de
cette relationnalité implique l’autre, car la communication de
l’être n’a pas une structure duale ou binaire, mais ternaire, trinitaire.
Pour le Père vouloir le Verbe, c’est déjà vouloir l’Esprit, car
le Père ne peut vouloir le Verbe qu’en une parfaite générosité
distinctive, c’est-à-dire vouloir le Verbe pleinement infiniment
distinct substantiellement de lui comme relationnel à un autre, à
une personne autre que son Verbe, bien évidemment, et autre que
lui-même le Père. Si la relationnalité du Verbe revenait immédiatement vers lui le Père, en une relation binaire réciproque, la
relationnalité du Verbe ne serait pas, quant à sa source et son
terme, pleinement distincte de lui, le Père et la générosité
paternelle du Père ne serait pas parfaite en assurant pas une
parfaite distinction de son Verbe par rapport à lui.
L’idée d’une structure binaire en réciprocité immédiate reste
encore prisonnière d’une conception « individualiste » et
unitariste, en dépendance de Parménide. Ce serait encore un
vouloir de l’autre très narcissique, loin de la perfection d’une
générosité pour l’autre comme autre, voulant l’autre pleinement
égal à soi dans une parfaite distinction d’avec soi, ayant
totalement en propre en tant qu’autre sa relationnalité spécifique
substantielle vers un autre.
Le Verbe « en rôle maternel » veut l’Esprit en « rôle de
filialité » comme pleinement distinct de lui, c’est-à-dire tourné
vers le Père, reconnaissant en louange infinie la générosité du
Père pour le Verbe. Dans l’Esprit, le Père se voit infiniment
reconnu comme Père. Ainsi l’Esprit permet au Père d’être Père
en plénitude. C’est pour cela que l’homme créé et élevé en participation à la vie trinitaire par le Verbe incarné « missionné » par
22
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
le Père en une filiation humaine : Jésus, peut dire en l’Esprit, en
fraternité connaturalisée : « Abba Père ».
En Dieu, la nature divine est infiniment identique de nature,
en chacune des personnes, sans mélange de diversité dans les
qualités, les pouvoirs et activités de conscience et de liberté de
chacune, la dignité personnelle et la valeur de leur spécificité
relationnelle. Il n’est pas plus digne d’être le Père que l’Esprit ou
le Verbe, chacun voulant infiniment que l’autre soit lui-même.
En l’humanité en revanche l’identité de nature des personnes
est affectée de multiples diversités et de différences de plus ou
moins grande variation, dans son propre développement et d’une
personne à une autre et dans l’évolution de toute l’humanité.
Mais en Dieu cette identité d’essence de chaque substance
personnelle n’implique pas une identité individuelle en ellemême avec elle-même de la substance des personnes en raison
de la perfection divine. Penser de la sorte la nature, c’est être
asservi au postulat parménidien. La perfection divine exclut en
revanche toute différence de perfection dans l’être et l’agir et
surtout, si je puis dire, cette imperfection absolue qu’est
l’« existence en solitude », car la perfection de l’être, c’est la
communication de l’être, le vouloir que l’autre soit, et soit en
plénitude lui-même substantiellement distinct en une égale
relationnalité. Chaque personne en Dieu est Dieu en plénitude
substantiellement divine, nature divine selon sa spécificité
substantielle relationnelle avec les autres. Cette identité de nature
des personnes implique même les différences personnelles de
leur relationnalité. Nous soulignons donc encore plus fortement
que le concile de Florence 8, l’unité de la nature qui en chaque
personne est une et la même, sauf — vu la discursivité de notre
pensée — pour l’opposition de relation, c’est-à-dire la
spécificité relationnelle des personnes.
En Dieu, il n’y a pas de disparité entre les personnes, elles
sont chacune en plénitude, selon leur relationnalité propre,
incommunicable, non interchangeable ni cumulable, ni
« recyclable », tout ce que la nature divine signifie de perfection.
Le Père est Dieu comme Père unique ; le Verbe est Dieu comme
Verbe unique ; et l’Esprit est Dieu comme Esprit unique. Il est
de la nature divine que le Père soit Père, le Verbe Verbe et
l’Esprit Esprit. Être Dieu, être une personne, être Père est une
seule et même chose pour le Père. De même, pour le Verbe et
l’Esprit. Être Dieu, être une personne, être le Verbe est une seule
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23
et même chose pour le Verbe. Être Dieu, être une personne, être
l’Esprit est une seule et même chose pour l’Esprit.
Et c’est une même chose pour la nature de Dieu que le Père,
le Verbe et l’Esprit soient ainsi égaux entre eux. C’est aussi une
seule et même chose que la spécificité des personnes est la
raison, raison de nature divine de leur unité indivisible, en une
structure interpersonnelle parfaite toute de nature divine. Il est de
la nature divine que les personnes entre elles selon leur
spécificité incommunicable forment une parfaite unité de
structure en une parfaite communication d’être.
CONCLUSION
Concluons. En méditant rationnellement l’intelligibilité trinitaire de Dieu, l’homme comprend la vivante unité plurielle de
l’être et il se libère de la tyrannie de l’Objet indivis, pensé
comme un idéal désirable. Il s’affranchit ainsi de l’unité inerte de
l’Objet que lui-même pose « en soi », tandis qu’il est encore dans
l’ignorance réflexive de l’initiative généreuse de son être de
Sujet conscient et libre. La représentation de cet Objet clos et
soi-disant parfait dans son unicité — par exemple en objectivant
et réifiant notre concept transcendantal de l’être — opprime
l’homme, le ferme sur lui-même et dans ses rapports avec autrui,
il le rend indifférent ou dominateur dans la mesure où il
s’identifie avec cet « idéal » solitaire posé comme existant en soi.
Ne serait-il pas préférable pour l’homme de reconnaître que cet
Objet, comme terme de son intentionnalité active de conscience
est, en fait, la visée de son vouloir de faire être absolument ?
De plus l’ignorance de ce Vouloir-faire-être ferme sur luimême l’Objet, qui est posé comme terme de désir, et elle ne
comprend pas son orientation vers le Tiers qui ferait de cet Objet
une « Personne ». Ainsi la pensée platonicienne de l’Eidos, n’est
pas autre chose, dans son exercice in actu exercito cogitandi, que
le vouloir humain profond qu’autrui soit, et soit absolument ;
mais ce vouloir généreux est dénaturé parce que la doctrine platonicienne réduit en fait notre intentionnalité de conscience aux
« déterminations des choses ». L’eidos platonicien « un en luimême » est un substitut dévitalisé d’autrui, du « Toi » personnel.
L’« Idée » platonicienne est à la fois la « Femme » cristallisée en
statue de marbre et le cercueil de la « Mère ». Dans le cadre de
cette philosophie de l’Objet, Aristote, avec la rigoureuse logique
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
24
qui le caractérise, a certes parfaitement pensé la perfection de cet
Objet, dans son idée de Dieu comme Pensée de sa pensée et
Volonté de sa volonté. C’est un Dieu parfaitement un, indivis en
lui-même, mais aussi sans relations avec d’autres êtres, car il se
dégraderait s’il avait la moindre connaissance et le moindre
amour pour le monde et les hommes 9.
Tout Objet, fini ou infini, posé en sa perfection solitaire en
soi, excite en l’homme le désir de possession et inhibe, sa
générosité constitutive. Dès lors, un groupement familial où
sévissent des rapports possessifs de domination, de supériorité et
d’infériorité, voilà l’enfer. Au contraire une vie de générosité
familiale, plus profonde que le désir, voilà le paradis, car on a
compris que l’amour n’est pas fils 10 de Poros et de Pénia, mais
seulement qu’il est habité d’une aspiration à être parfait en tant
qu’amour, parfait en sa structure ternaire.
Le désir humain — car un être fini est aussi un être de désir,
puisqu’il est en devenir de lui-même, et il est vrai que notre désir
s’ouvre sur l’infini de la communication de l’être — , notre désir
donc a comme objet véritable l’actualisation de cette générosité
familiale, conjugale, parentale et filiale, vers l’Autre et le Tiers.
L’idéal de nos familles, c’est l’« être familial » de Dieu même. Il
nous a révélé en Jésus qu’il nous y ferait participer, dans le
dessein d’achever Lui-même l’œuvre commencée dans sa
création. Et notre conscience, en raison de son existentialité
familiale, est constituée par Lui en capacité de lui donner notre
foi. La foi dans le conjoint et la foi au Christ sont de même
nature. Voilà une dernière analogie sur laquelle nous
terminerons.
1
. On peut résumer comme suit cet argument qui se sert des affirmations
mêmes de la théorie de la participation pour la réfuter :
1) Toute multiplicité doit être unifiée.
2) Or l’unité n’est pas la multiplicité et ce qui est un n’est pas ce qui est
multiple.
3) Donc la réalité « une » qui réalise l’unification des réalités
« multiples » est extérieure aux réalités multiples.
Mais alors :
1) En raison de cette extériorité (transcendante) de la réalité une et unifiante (les intelligibles uns en eux-mêmes) par rapport à la réalité multiple (les
sensibles multiples en eux-mêmes), il y a deux ordres de réalités. Ce qui est
F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E
25
une nouvelle multiplicité, de nature autre que celle des sensibles en euxmêmes et des intelligibles entre eux.
2) Or, comme toute multiplicité doit être unifiée, cette nouvelle
multiplicité doit être aussi unifiée.
3) Comme la réalité qui l’unifiera doit lui être extérieure, il faudra à
nouveau un nouvel ordre de réalité, un troisième, pour unifier les deux
précédents ; et ainsi de suite.
En conséquence, il faut remédier à cette situation spéculativement indéfendable :
Comme le processus indéfini, engendré ruineusement par les principes
mêmes de la doctrine platonicienne, provient de ce que le principe d’unité est
une réalité substantielle extérieure à la réalité multiple de substances
sensibles, Aristote insérera le principe d’unité dans l’ordre de la réalité
multiple, non comme une réalité substantielle, mais comme une composante
de celle-ci. L’eidos de Platon change de « lieu ». Elle descend du « lieu des
intelligibles » dans celui des sensibles. Elle change aussi de statut
ontologique ; elle n’est plus substantielle elle-même en elle-même, mais
composante d’une substance. Elle devient morphê. Mais, en devenant morphê,
l’eidos n’est pas intérieurement modifié. Dans ses qualités par rapport au
principe de multiplicité qu’est la matière, il n’est pas fondamentalement
révisé. Il n’est pas davantage réévalué quant à sa dignité ontologique, car la
morphê relève toujours de la perfection du réel, et la hulê, de son
imperfection.
2
. Il faut en effet une nouvelle « forme » (forme au carré, au deuxième
degré en quelque sorte) pour l’unité de la « détermination principielle »
(forme-matière), et une nouvelle « matière » (matière au carré, au deuxième
degré en quelque sorte) pour rendre compte de leur dualité. De plus la structure « matière-forme » en étant multipliée « formellement » comme telle en de
multiples essences naturelles différentes, nous met en présence d’une nouvelle
multiplicité avec comme « détermination » au second degré, la structure
« matière-forme ». Il ne s’agit pas d’une multiplicité qui serait obtenue selon
un rapport de « genre-espèce » entre les diverses « forme-matière », et qui ne
serait qu’une multiplicité analytique et discursive — rappelant le vieux
problème médiéval de la hiérarchie des formes —, auquel cas notre objection
ne porterait pas ; mais il s’agit bel et bien d’une multiplicité produite par
l’application même de la doctrine hylémorphique du fait qu’il faut bien
l’appliquer en plusieurs « essences » différentes, que celles-ci soient
hiérarchisées en classes ou non. La composition hylémorphique comme telle
demande à son tour à être considérée comme une « forme », comme une
« morphê » au second degré, requérant un « principe matériel » de
multiplication au second degré aussi ; et ainsi de suite. En effet cette nouvelle
morphê, cette hypermorphê, fait nombre avec les précédentes (celles des
réalités sensibles de nature différente) et réclame une nouvelle « surstructure » hylémorphique, une troisième. La théorie hylémorphique nous
engage elle aussi dans une suite indéfinie de structures hylémorphiques
emboîtées les unes dans les autres, comme la théorie platonicienne de la
2
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FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
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participation nous engageait dans une suite indéfinie d’idées superposées les
unes aux autres.
3
. Rép. Livre VI, 506 a
4
. De potentia : q. 2, a.1, in corpore.
« Dicendum, quod natura cuiuslibet actus est, quod seipsum communicet
quantum possibile est. Unde unumquodque agens agit secundum quod in actu
est. Agere vero nihil aliud est quam communicare illud per quod agens est
actu, secundum quod est possibile. Natura autem divina maxime et purissime
actus est. Unde et ipsa seipsam communicat quantum possibile est.
Communicat autem se ipsam per solam similitudinem creaturis, quod omnibus
patet ; nam quaelibet creatura est ens secundum similitudinem ad ipsam. Sed
fides catholica etiam alium modum communicationis ipsius ponit, prout
ipsamet communicatur communicatione quasi naturali : ut sicut ille cui
communicatur deitas, non solum sit Deo similis, sed vere sit Deus. »
Autre référence. S.Th., q. 31, a.3, ad 1.
« Ad primum ergo dicendum quod, licet angeli et animae sanctae semper
sint cum Deo, tamen, si non esset pluralitas personarum in divinis, sequeretur
quod Deus esset solus vel solitarius. Non enim tollitur solitudo per
associationem alicuius quod est extraneae naturae : dicitur enim aliquis solus
esse in horto, quamvis sint ibi multae plantae et animalia. Et similiter diceretur
Deus esse solus vel solitarius, animalis et hominibus cum eo existentibus, si
non essent in divinis personae plures. Consociatio igitur angelorum et
animarum non excludit solitudinem absolutam a divinis :... ».
Mais auparavant, Thomas avait établi dans le corps de son article que
Dieu ne pouvait être dit « seul » de manière catégorématique, c’est-à-dire en
lui-même, pour autant qu’une affirmation catégorématique concerne
« absolument » un « sujet-suppositum » donné et non « relativement » à autre
chose.
5
. Il n’est pas possible, dans le cadre de cette conférence, de pouvoir établir par la voie de la réflexion transcendantale le bien-fondé épistémologique
d’une ontologie relationnelle de l’être, laquelle fonde en retour dans l’être la
réflexion transcendantale elle-même. Je vous renvoie aux 400 premières pages
de mon livre : L’être de l’Alliance, publié dans la collection Cogitatio Fidei,
aux Éditions du Cerf, en 1992, Paris.
6
. La structure trinitaire selon l’énoncé catholique : « qui ex patre
filioque procedit » s’y conforme pleinement, si on l’accorde avec la
conception de l’Église d’Orient qui comprend la procession de l’Esprit « à
travers » le Fils, mais qui refuse d’ajouter ce « complément de formulation »
au texte des Pères conciliaires de Nicée-Constantinople. Une intelligibilité
structurale relationnelle permet de comprendre simultanément et
synthétiquement les deux formules, qui séparément sont quelque peu
incomplètes ou pas assez explicites. La formule occidentale ne montre pas
assez le lien de la relation du Fils à l’Esprit avec la relation du Père au Fils et
F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E
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la formule orientale ne souligne pas assez l’égalité de perfection de la relation
du Fils à l’Esprit à celle du Père à l’Esprit. Une conception qui ferait du Père
une double source selon une relation au Fils et selon une relation à l’Esprit,
sans relation du Fils à l’Esprit serait notoirement incompréhensible.
7
. Ces réflexions permettraient de clarifier la double appellation reconnue
à Jésus : Parole du Père ou Verbe de Dieu (Verbe en Dieu) et Fils de Dieu ou
Fils du Père. Un « fils » en l’humanité est « personne sponsale » en Dieu.
Cette présence divine personnelle en un homme fait de lui un « fils d’homme »
unique entre tous les hommes. Ce « Fils unique » entre tous les fils et filles de
Dieu (créatures) est, comme personne éternelle, la Parole conjointe au Père
pour l’existence de l’Esprit. Du Père, origine éternelle et de son Verbe, à la
fois Parole sponsale éternelle du Père et Fils envoyé en tant que « fils » vers
les hommes, procède l’Esprit, en qui nous sommes tous prédestinés à être
frères divinisés. Nous devenons ainsi, après notre mort, réellement — et nous
en aurons l’expérience — fils du Père par connaturalisation, nés alors de sa
Parole divine humanisée et adoptés en frères divinement par l’Esprit. On
pourrait ainsi d’une part mieux se garder de tout schéma de déification de
l’homme « Jésus » et d’autre part comprendre notre « divinisation » comme
vraiment réelle et sans aucune confusion ou fusion avec Dieu. L’union dans le
Christ, des deux natures en un seul sujet personnel, qui est perçue comme
absurde ou incompréhensible si, dans le cadre d’une pensée centrée sur le
rapport de l’homme avec les choses, l’on se représente préalablement et de
façon objectiviste l’acte créateur comme une « fabrication », est au contraire
d’une claire rationalité si l’on pense la création comme une communication de
l’être, selon laquelle le don de l’être personnalise l’être à qui le don est fait,
ou plutôt qui fait de « l’être personnel » ce don même que Dieu lui fait, ainsi
qu’on peut en saisir l’intelligibilité surtout dans le cadre d’une pensée
réflexive centrée sur la relationnalité entre les personnes.
8
. Le 17e concile œcuménique de Florence (1438-1445). Denzinger
Enchiridion symbolorum, n° 703. « Hae tres personae sunt unus Deus et non
tres dii : quia trium est una substantia, una essentia, una natura, una divinitas,
una immensitas, una aeternitas, omniaque sunt unum, ubi non obviat relationis
oppositio. »
. Métaphysique, Livre  7, 1072 sq.
9
10
. Contrairement à l’enseignement de Diotime, la prêtresse de Mantinée,
dans le Banquet (203 b, sq) de Platon ! Il est vrai que Platon fait d’Éros une
réalité intermédiaire, ou plutôt un « mixte » comme l’orthè doxa, entre le
manque qui est dans le désir, et la perfection du Bien ou du Beau vers laquelle
le désir tend. L’amour pour Platon est de l’ordre du devenir et donc de la
finitude de l’être seulement. Mais précisément, là est l’insuffisance de la
pensée de Platon, comme de celle d’Aristote : ne pas avoir vu que le Bien
n’est bien que parce qu’il est Amour : « don de l’être », non seulement comme
« diffusion de soi » — ce qui implique une certaine dé-gradation ou dé-
28
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
perdition de perfection —, mais comme position d’un Autre en égale
perfection dans l’être, d’un Autre pour un Tiers en égale perfection, afin que,
comme Autre, il soit parfaitement distinct de l’Un qui le pose, distinct de l’Un
qui n’est ce qu’il est qu’en tant que vouloir que l’Autre soit. La perfection
dans la distinction implique l’égalité dans la perfection d’être communiquée.
***
Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact par email : <[email protected]>
Texte préparé comme base de discussion, pour une conférence à
l’Association des philosophes chrétiens
Paris, Sorbonne Nouvelle, 18 février 1995
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