LA QUESTION DU FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE I. PRESENTATION DE LA THESE. Découvrir l’être de la famille ! Prendre conscience de sa constitution ontologique ! Oui, c’est là un projet qui en vaut la peine. Car il y a bel et bien une constitution ontologique de la famille. Elle est même fondée en l’Absolu de perfection de l’être, que nous nommons communément « Dieu ». Elle ne dépend pas seulement de la volonté divine, mais elle a son fondement en l’être même de Dieu, selon une structure, en Lui, de type « familial » également. Telle est la thèse que je voudrais développer. Nos familles humaines sont réellement les images analogiques d’un Dieu « familial » en lui-même. Et c’est parce qu’il est familial en lui-même qu’il est capable de créer, de créer le monde et l’Homme, de créer l’Humain comme être familial, et aussi de se révéler à nous selon un processus familial et de nous conduire à l’absolu de la perfection éthique, que fonde et requiert précisément notre être humain, familial en image du Sien, en nous introduisant en ses propres relations « familiales » divinement parfaites. II. L’HERITAGE DU LOGOS GRECO-ROMAIN A — La famille et la problématique de l’unité. Mais d’abord quelle sorte d’intelligibilité du Réel notre langage occidental véhicule-t-il, au cours de son histoire, lorsqu’il parle de la « famille » ? Nous dirons qu’il traduit une étroite corrélation et interdépendance entre la pratique familiale des humains et leur pensée de l’unité du Réel, primo en leur origine, secundo en leur évolution. 1 — Ainsi le mot famille dérive du verbe latin « famulari » qui signifie, par emprunt à la langue osque, « être au service d’un maître ». Le « famulus » était un serviteur ou un esclave. La « familia » s’étendait à tous ceux qui étaient soumis à l’autorité 2 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE d’un chef : son (ou ses) épouse(s), leurs enfants, serviteurs, servantes et esclaves. Ce groupement familial s’étendait souvent sur plusieurs générations. — La cohésion de ce groupement procédait d’une personne : le « pater familias » et s’étendait aux autres membres selon des rapports gradués et mélangés de domination-soumission. Cette organisation familiale est comparable à plusieurs autres dans les domaines politiques et religieux. Cette généralisation d’un même type d’organisation sociale en différents domaines de la société laisse supposer qu’à leur base il y a une certaine conception philosophique (au sens large du terme) de la réalité, de l’être : conception que l’on appellera, précisément en fonction de ces dites organisations sociales, hiérarchique (hiéros : sacré, d’origine divine ; archè : commandement) ou patriarcale. — Cette conception de l’être est construite autour d’une certaine idée de l’unité ; unité telle qu’en elle-même et en sa perfection, elle ne comporte pas de distinction et qui donc, en rapport avec une multiplicité, est estimée supérieure et plus parfaite que l’aspect de distinction qui, en cette multiplicité, lui est nécessairement associé. L’unité est au sommet de la pyramide, du côté du ciel. Elle est « caput », tête et chef. La multiplicité est à la base, du côté de la terre. Elle est « membra », membres rattachés à la tête. 2 — D’une signification très englobante à l’origine, le terme de famille s’est peu à peu focalisé, en concomitance avec des modifications sociales très importantes, sur la famille dite « nucléaire », ou parentale, composée du père, de la mère et des enfants. Quels sont les grands traits de cette évolution de la pratique familiale et corrélativement de l’idée d’unité qui lui est associée ? — Le principe de l’évolution de la pratique familiale n’est autre que le désir pour chacun des membres de la « famille des familiers-familia famulorum » d’acquérir pour eux-mêmes le statut social du « pater familias » et de jouir d’une « potestas » égale à la sienne. Le « père » patri-arche est en effet considéré par les siens, comme le seul qui soit pleinement maître de lui, parce que maître des autres. Ce désir conduit dialectiquement les Famuli, les Soumis à prendre d’abord la place du Maître tout en gardant le cadre très large du rapport domination-soumission, un peu comme dans la dialectique du Maître et de l’Esclave de F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 3 Hegel. Ensuite cette aspiration à la dignité de maître tend à multiplier cette situation au profit d’un nombre de plus en plus grand de « patres familiarum » avec en corollaire un champ de plus en plus restreint de « famuli-familiers ». Une égalité de dignité entre les hommes, du moins entre les hommes-masculins, se voit ainsi de plus en plus affirmée. On atteint ainsi, par rétrécissements successifs de l’étendue de la famille des familiers, le cercle biparental, aux potentialités qualitativement plus profondes, de la famille nucléaire, où chaque homme mâle est pater familias. Enfin, et c’est ici que cette évolution sociale de la famille bascule vers l’émiettement individuel destructeur de la personne, lorsque ce même principe de l’autorité individuelle et de la soumission imposée, concrétisée dans la personne unique du pater familias continue à agir à l’intérieur de la famille nucléaire. Le statut d’indépendance « individuelle » du pater familias est en effet toujours perçu comme objet de désir et comme un idéal à réaliser par chacun des membres, adultes ou non, de la famille parentale. Par logique interne des présupposés culturels initiaux, la parentalité conjointe est donc à son tour soumise à réduction, comme le fut le réseau des familiers et elle est menacée d’être restreinte à la monoparentalité, déconjugalisée en quelque sorte, tandis que la filialité des enfants est diluée, atténuée et enfin gommée le plus rapidement possible de leur existence individuelle en une émancipation largement illusoire. Cela se passe ainsi — et nous en avons des indices dans notre société actuelle — lorsque la conjugalité profonde entre l’homme et la femme, conjugalité qui fonde la parentalité, n’a pas été perçue réflexivement en son essence et lorsque la famille parentale n’est vécue que dans l’extériorité des objets, comme un tout petit cercle dans ce même plan d’extériorité qui était celui du groupement familial, du clan, de la tribu, de la race humaine toute entière. Telle est l’évolution interne en quelque sorte à l’ordre social fondé sur le principe culturel initial de l’autorité individuelle hiérarchique et patriarcale. Elle aboutit à un émiettement hyperindividualiste, parce l’autorité, en cette forme monarchique, est contrainte finalement de lâcher prise et de renoncer à réaliser l’unité de la famille, en raison même de l’universalisation inéluctable du modèle d’unité qu’elle représente. Chacun se veut être pour lui-même son propre « monarque ». 4 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE Cette évolution est d’abord positive sur le plan phénoménal, et ensuite négative sur le plan nouménal. Il est donc requis, par le fait même, qu’on remédie en profondeur aux insuffisances originelles de cette évolution. Celles-ci après avoir permis en un premier temps un certain dépassement d’elles-mêmes — comme par une sorte de ruse de la raison qui utilise, jusqu’à son point de rupture avec la réalité, le dynamisme d’une vérité partielle — menacent maintenant son développement futur. Il faut donc que ce qui a été un progrès social sur le plan phénoménal soit repensé et fondé en une compréhension plus adéquate de la réalité profonde de l’existence humaine familiale. — Corrélativement à cette évolution de l’organisation familiale, se développe, en interdépendance avec elle, une autre évolution : celle de la problématique philosophique de l’Un et du multiple. Comment comprendre l’Unité et la multiplicité du Réel ? Cette problématique a posé au départ, avec Parménide, une compréhension de l’unité qui exclut du concept de sa perfection toute pluralité réelle. L’unité y est « définie », en un concept unique, comme l’opposé de la distinction. « Unum est indivisum in se ». Dans cette optique, on peut dire que la famille est vécue comme la forme existentielle de l’antinomie spéculative de l’un et du multiple. La vie et la pratique familiales sont corrélatives des solutions spéculatives de l’antinomie et réciproquement. Leurs destinées sont liées. Sur ce point capital de l’ontologie, la pensée philosophique et la pratique familiale échouent ou réussissent ensemble. Ou bien le projet familial échoue et la pensée philosophique reste dans l’aporie ; ou bien l’antinomie de l’un et du multiple trouve enfin une solution satisfaisante et le projet ontologique familial peut s’épanouir. La conception classique de l’unité, c’est-à-dire en tant qu’elle exclut toute distinction de sa perfection, conduit, en effet, toute forme d’un tel principe d’unité, théorique ou pratique, à unifier la multiplicité qui lui est spécifiquement apposée et opposée, en lui restant extérieure. Elle est donc obligée en quelque sorte d’avouer implicitement son impuissance à unifier vraiment la multiplicité qu’elle doit prendre en charge. Cela explique en profondeur les exemples d’émiettement de l’entité familiale, qui vont se généralisant, exemples observés dans les faits. F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 5 Malgré le génie de Platon, ô combien soucieux d’organisation politique ! cette impuissance à unifier vraiment, qui caractérise « l’unité en soi », apparaît déjà dans l’argument dit du troisième homme à l’égard de la théorie des formes idéelles, les « eidê » ; chacune, étant une en elle-même, est censée, selon Platon, unifier la réalité sensible multiple qui lui ressemble 1. Mais une critique semblable, double, peut être faite envers la théorie de l’hylémorphisme aristotélicien 2. Aussi la théorie de l’acte et de la puissance qui, dans la scolastique thomiste, par la distinction entre essence et existence, généralisera en quelque sorte la relation « forme-matière » pour rendre compte de la multiplicité des « natures » dans l’unité de l’être, souffre-t-elle de la même impuissance à réaliser une véritable unification du multiple. Dans cette manière de concevoir l’unité, la réalité d’une distinction entre des êtres sera toujours le signe de la présence d’une certaine imperfection en ces êtres distincts, imperfection spéculativement responsable de la distinction elle-même. C’est pour cela qu’un tel concept d’unité, d’unité définie exclusivement par l’indivision, ne pourra jamais traduire la puissance unificatrice qui opère dans le Réel. En effet dans sa définition même, le principe de la distinction entre les êtres lui est toujours opposé de l’extérieur, en dehors de son pouvoir d’unification. En conséquence, dans cette optique, en laquelle le concept d’unité est pensé uniquement comme indivision, même la notion d’acte, et singulièrement celle d’actus essendi-d’acte d’être, du moins dans son acception habituelle « scolairement - scolastique », manquera, pour ces mêmes raisons, du pouvoir ontologique d’unifier la multiplicité du réel, en la fondant et en la garantissant dans l’être. Par conséquent elle traduit son impuissance à nous donner une intelligibilité valable de la réalité humaine de la famille. B — La famille et ses interprétations mythologiques. Nous faut-il rester prisonniers de cette optique ? Nous ne le pensons pas. Pas plus que nous ne devons rester prisonniers de trois mythes célèbres qui impliquent une semblable conception de l’unité et une pareille dépréciation de l’idée de distinction et de pluralité, précisément entre hommes et femmes. Il s’agit du mythe « religieux » de l’androgyne originel. Celui-ci est divisé, scindé en homme et femme, en punition d’avoir voulu escalader 6 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE la montagne sacrée des dieux. Dans le mythe « politique » de l’âge d’or, les hommes vivaient bienheureux entre eux, dans l’unité d’une même identité, sans devoir concevoir ni naître des femmes. Enfin dans le mythe « économique » de Prométhée, la femme, Pandore- « la détentrice de tous les dons », est imaginée comme la suprême ruse de la vengeance des dieux envers les hommes. Il faut en effet les châtier d’avoir reçu de Prométhée la maîtrise du feu, source des arts et des richesses. Pandore, la première femme, sera la séduisante porteuse de la « valise vengeresse », valise pourvoyeuse de tous les maux de la terre et geôlière de toute espérance. Si nous ne pouvions nous libérer de toutes ces représentations mythiques et/ou philosophiques en lesquelles la distinction entre l’homme et la femme dépend d’une imperfection ontologique ou morale, dans ses relations au divin, à la société et au monde, il nous serait bien impossible de nous interroger rationnellement plus avant sur le fondement ontologique de la famille. On pourrait même se demander si la question du fondement ontologique de la famille a bien un sens. Perçue dans sa multiplicité irréductible, et donc dans son inéliminable imperfection, la famille, dans l’optique classique du primat de la seule unité indivise, me semble n’avoir de fondement que dans une réalité de nature autre que familiale. C’est l’échec spéculatif. C — La famille et ses réductions idéologiques. En conséquence de ces présupposés philosophiques, mythologiques ou spéculatifs, on propose généralement trois pseudo-finalités à la famille. En effet, de même qu’il n’y a d’unité d’une multiplicité, dans la vision classique, que par rapport ou à une unité élémentaire, ou à l’unité du tout, ou à une unité originelle et organisatrice, ainsi la famille est habituellement ou bien subordonnée au bien-être et à l’épanouissement de l’individu (ce sont les idéologies individualistes) ; ou bien mise au service du développement de l’espèce humaine, au niveau tribal, national, ou planétaire, ou aussi pour former un « peuple de croyants » (ce sont les idéologies collectivistes) ; ou bien enfin on estimera que la famille est fondée dans une unité transcendante de nature divine à la perfection de laquelle sa multiplicité interne interdit de ressembler, tant pour les individus qui la composent en tant F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 7 qu’agents familiaux, que pour l’ensemble universel auquel elle donne naissance (ce sont les idéologies de renoncement à la famille et au monde). D — La famille spoliée de ses ressources éthiques. Enfin mentionnons une dernière difficulté touchant les conceptions classiques de la famille. Comment donner une justification suffisante aux exigences morales les plus élevées qui doivent animer la vie familiale ? Si l’on ne donne pas à ces exigences un véritable fondement en l’être spirituel de l’homme, il est bien difficile d’y faire adhérer les personnes et les sociétés. De plus il y a alors une certaine incohérence hypocrite à les imposer autoritairement, de l’extérieur, comme l’expression d’une volonté révélée de Dieu. Inversement, si l’on admet que la famille est bien le lieu d’un accomplissement éthique des conjoints et qu’elle est source de vies humaines nouvelles, spirituelles, conscientes et libres, alors il faut former l’hypothèse qu’elle doit avoir son fondement dans un aspect de perfection de l’être et de l’existence des personnes humaines et qu’elle ne peut être pensée uniquement dans l’ordre des phénomènes, comme une réalité sensible, purement biologique, passagère, qui même si elle résiste dans le temps, est, pense-t-on, défaite par la mort, étant subordonnée à des fins d’une autre nature qu’elle. Le constat des insuffisances de l’héritage gréco-romain touchant le couple humain et la famille nous met devant l’évidence de devoir nous interroger à nouveau, de façon radicale, sur son essence, sur son ancrage éthique dans l’être selon la structure qui lui est propre et inaliénable. III. NATURE D’UNE INTERROGATION NOUVELLE A — Complémentarité entre sciences et philosophie. La question philosophique du fondement ontologique de la famille se distingue nettement des interrogations sociologiques, psychologiques et juridiques sur les rôles qui ont été, qui sont, et qui peuvent être dévolus à la famille, tant vis-à-vis de ses membres que par rapport aux différentes « formes de sociétés » auxquelles elle participe. 8 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE Ces interrogations, qui portent sur les aspects observables et extérieurs de la vie de la famille dans le monde, sont nécessaires, opportunes, bénéfiques, et riches d’enseignements. Leurs réponses appartiennent à ce que nous appelons usuellement « les sciences humaines ». L’interprétation herméneutique de ces réponses nous montre que la manière de concevoir ces rôles et de les remplir implique, plus ou moins clairement, des présupposés philosophiques sur la nature de la famille. Mais ces réponses ne peuvent nous dire quel est l’être ou l’essence de la famille. De plus, si nous comprenons bien la méthode des sciences humaines, nous savons qu’elles ne nous induisent pas par elles-mêmes à juger de l’être de la famille d’après les rôles qu’elle joue, mais qu’elles demandent au contraire à connaître et à analyser les rôles que la famille doit jouer d’après l’être et l’essence que la réflexion philosophique parviendra à discerner dans la réalité humaine de la famille, même si le spectacle objectif de l’univers familial ne nous les rend pas toujours manifestes. B — La question ultime en philosophie. Il nous faut donc au sujet de la famille nous poser les questions de ses conditions a priori de possibilité, et cela au niveau le plus élevé de la réflexion philosophique. En d’autres termes nous devons reprendre la question que Platon posait pour les êtres en général : « pê agatha estin ? » 3 « Par où les êtres sont-ils bons ? ». Lorsque nous posons cette question à propos de la famille : « Par où la famille est-elle bonne ? », nous ne pouvons pas répondre par une abstraction hypostasiée : l’idée du Bien par exemple, ou invoquer simplement la volonté de Dieu qui en a ainsi décidé. En effet cette question de la possibilité ultime renaîtrait à propos de la bonté de la volonté de Dieu : « En raison de quoi cette volonté peut-elle être bonne ? », ou « En raison de quoi le Bien est-il bon ? » si l’on ne veut pas que l’Idée du Bien ne soit qu’un mot vide. On sait en effet que c’est devant cette difficulté que la pensée de Platon dut avouer son impuissance, et que les néoplatoniciens tentèrent de la dépasser en affirmant que le Bien était « diffusion de soi ». Cette question « Par où les êtres sont-ils bons ? », est sans doute la question ultime que le philosophe puisse poser. Elle va même au-delà de la question de l’existence de Dieu, car elle s’applique à Dieu même : « Par quoi en Dieu même, Dieu est-il bon ? ». En effet, si l’on dit que c’est par bonté que Dieu crée, alors le philosophe F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 9 posera la question de savoir en vertu de quelle condition a priori de bonté, Dieu a en lui-même la possibilité de créer des êtres distincts de lui et distincts entre eux. C — Une orientation de recherche. Pour répondre à cette question nous pouvons trouver auprès de Thomas d’Aquin une indication précieuse. Dans son De potentia 4, nous pensons qu’il se démarque enfin radicalement, même si ce n’est que momentanément, des schémas explicatifs platoniciens et néoplatoniciens et que, tout en gardant un vocabulaire aristotélicien, il se libère du postulat parménidien que l’Être dans sa perfection doit se fermer sur lui-même, tel un Acte pur qui serait seulement « pensée de sa pensée » et « volonté de sa volonté », c’est-à-dire l’agir pur de son être en soi seul. Mais Thomas aperçoit un « au-delà d’Aristote ». Le propre de l’acte d’être en tant qu’agir pur, c’est au contraire, nous donne-t-il à comprendre, de se communiquer distinctivement dans toute la mesure de son propre pouvoir, et cela, sans qu’il faille recourir, pour comprendre cette communication, à une « puissance réceptrice » qui serait extérieure à l’être en acte d’être et qui garantirait par là la distinction de l’être qui reçoit l’existence par rapport à son donateur d’existence. Une telle initiative dans l’acte de communiquer l’être, telle qu’elle est déjà pensée par exemple dans l’idée de création du monde et de l’homme par Dieu, implique que la réalité de l’acte parfait d’être, qui est celle de Dieu, soit en Dieu même une communication d’être parfaitement actualisée, source d’une pluralité constitutive de son unité même. Thomas d’Aquin nous met sur la piste d’une ontologie relationnelle. Pourquoi ne pas la suivre et l’élargir jusqu’à en faire une véritable route 5 ! IV. LA FAMILLE SELON UNE PHILOSOPHIE DE L’ALTERITE A — Deux ontologies en relation de contradiction. Nous appellerons alors ontologie relationnelle, l’ontologie qui prendrait pour fondement, non un postulat contraire à celui de l’ontologie unitaire, mais sa contradictoire stricte, sans tierce possibilité, et qui poserait qu’au moins une forme (et non pas toute forme) de relation, et donc de distinction entre « des êtres » dans l’être, relève ou est liée à ce qu’il y a de perfection 10 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE dans l’être, c’est-à-dire à l’aspect de perfection du Réel. Unité relationnelle d’êtres distincts appréciée comme perfection simple de l’être et non comme cas particulier d’une unité d’ordre. L’ontologie relationnelle est une ontologie d’unité plurielle d’unités en une même égale perfection. Aussi l’ontologie relationnelle n’est pas un chapitre « complémentaire » de l’ontologie de l’Unité, ni une ontologie de « la relation », ce plus chétif des accidents de la substance. Elle en est une refonte à la racine. B — La structure ternaire de l’être. Dans cette optique nouvelle, considérons ce que signifie « être » pour un être de conscience et de liberté. Dans l’expérience spirituelle, « être » ce n’est pas « être-là » comme une chose observée seule ou à côté d’une autre ou de multiples autres, mais c’est se saisir en acte comme existant dans un processus de communication d’être que nous pourrions résumer ainsi : être soi, c’est vouloir que l’autre existe et qu’il soit luimême pleinement « être » en égale perfection à moi. De plus, vouloir ainsi cette existence d’un autre — ce qui se vérifie pour l’homme de la façon la plus adéquate et la mieux proportionnée possible dans la foi conjugale et l’amour humain — c’est aussi vouloir que cet autre que moi soit relationnel à un autre comme je suis relationnel à lui, et cela dans une parfaite distinction d’avec moi. C’est donc le vouloir pour lui-même relationnel à un autre que moi et à un autre que lui, c’est-à-dire constitutivement relationnel à un tiers, voulu alors conjointement. Être Soi par soi — pour être soi pleinement — , c’est donc en un même acte vouloir que l’autre soit et soit comme moi vouloir d’un autre encore — pour qu’il soit pleinement luimême — , vouloir d’un autre que moi, d’un autre que lui. Vouloir l’Autre comme autre pleinement distinct de moi et pleinement relationnel, selon une relationnalité pleinement distincte de moi, c’est donc le vouloir relationnel à un Tiers, c’est-à-dire à un autre-que-lui qui en outre n’est pas moi. Je ne puis en effet refuser à l’Autre la perfection de l’être qu’est la relationnalité, puisqu’en effet je le veux égal à moi en perfection, pour la raison même de cette relationnalité par laquelle je veux qu’il soit. Autrement dit : se vouloir soi-même comme être de conscience et de liberté, c’est vouloir l’Autre comme autre et avec lui vouloir le Tiers comme l’autre de l’Autre, tous deux comme êtres autres de conscience et de liberté. La perfection de F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 11 l’altérité implique le Tiers, en sorte que le véritable autrui est toujours plusieurs. Il comprend aussi le Tiers d’une rencontre avec un autre. Ce déploiement, ternaire et unique, de la communication de l’être à partir de l’Un-Premier peut se laisser « figurer » dans le schéma suivant : Je (L’Un) Époux-père PÈRE (L’Autre) Toi Épouse-mère VERBE ESPRIT Père Mère Enfant Je - (L’Un) Toi - (L’Autre) (Le Tiers) Lui Eux La structure de la relationnalité humaine selon sa perfection n’est donc pas la dualité, en sa réciprocité immédiate, mais la ternarité en sa réciprocité médiatisée par l’Autre, selon une relation simple entre « je » et « toi », et une relation conjointe du « je et du toi » au « lui ». C — Analogie transcendantale entre l’Humain « universalisé » et le Divin « en son unicité ». Pour l’homme, cette relation constitutive envers le Tiers, impliquée dans la relation à l’Altérité, s’opère, avec le plus de justesse possible, dans la paternité et la maternité conjointes, spirituelles et charnelles à la fois, envers la filialité. Paternité, maternité et filialité humaines, depuis l’engagement conjugal qui 12 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE leur donne naissance, n’ont plus seulement une valeur phénoménale, mais elles incarnent une valeur ontologique, une valeur de constitution de l’être comme tel. La relationnalité interpersonnelle de structure ternaire qui s’y manifeste a une signification transcendantale et absolue, relevant de la perfection de l’être. Cette structure relationnelle en tant qu’humaine est affectée d’inactualité et ouverte à la possibilité d’autres altérités et donc à la multiplicité. Seule sa perfection plurale, achevée en la ternarité des consciences et des libertés peut être affirmée de l’Absolu dans l’être, c’est-à-dire de Dieu. Chaque personne consciente et libre est une et sans distinction en elle-même, et toutes trois ensemble unies entre elles en une véritable unité infrangible et non morcelable, selon de parfaites distinctions des unes par rapport aux autres. Cette structure interpersonnelle est la forme relationnelle transcendantale de l’être 6. En conséquence paternité, maternité et filialité sont trois dimensions « relationnelles », pouvant chacune définir la réalité substantielle de la personne humaine. La « filialité », est toujours en position relationnelle tierce. Choisie ou ratifiée pour ellemême comme état de vie définitif, la « filialité » — par exemple, dans le célibat compris dans sa relationnalité constitutive et non comme renoncement, délaissement ou abandon — , atteste la perfection qu’a en elle-même la structure ternaire des relations interpersonnelles. Ne confondons pas en effet filialité avec infantilisme, ni engagement conjugal avec pulsion sexuelle. D — Permutations des « appellations relationnelles ». Selon une intelligibilité relationnelle et interpersonnelle, une « filialité » se positionne donc toujours « en tiers » par rapport à une « paternité indissociablement liée à une maternité radicalement distincte », jamais « en second ». La filialité en sa réalité personnelle n’est pas constituée en dépendance d’une origine personnelle unique, selon un rapport binaire. Aussi la ternarité est-elle constitutive en retour de la relation à l’altérité. La parentalité « construit » donc la conjugalité selon sa structure de perfection en l’être. Lorsqu’elle est insérée en un rapport binaire, la relation de filiation est alors appliquée métaphoriquement à des qualités ou à des propriétés déterminatives groupées par paires. Lorsqu’un tel concept métaphorique de filiation relie cependant deux personnes, il ne signifie pas alors une F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 13 relationnalité spécifiquement filiale constitutive des personnes par rapport à une paternité et une maternité indissociables, mais il exprime un rapport entre deux réalités (souvent entre deux personnes) comparable, au moins partiellement, à une relation « paternité - filialité » abstraitement considérée en elle-même et séparée conceptuellement de la relation « maternité - filialité ». Ainsi on dira, par exemple, de Platon qu’il est le fils (spirituel) de Socrate, pour signifier une continuité de pensée exceptionnelle entre le maître et son disciple. Et pour exprimer la richesse existentielle de la relationnalité conjugale authentique, lorsqu’on est à l’étroit dans des schémas binaires, on pourra recourir à des aspects propres aux autres relations interpersonnelles familiales considérées isolément, abstraction faite de leur solidarité ontologique exclusive et sans confusion de leur spécificité propre. Ainsi l’épouse pourra être appelée « ma fiancée, ma sœur », « ma fille »... Dans le récit du chapitre 2 de la Genèse, Ève n’est-elle pas tirée du côté d’Adam ? N’y a-t-il pas là comme une relation de filiation pour traduire l’intuition que l’homme dans son authenticité première se doit, par tout son être, de faire exister son épouse comme son égal en face-à-face : chair de sa chair, os de ses os. Mais l’être de filialité procède non de l’Un vers l’Autre, mais de l’Un et de l’Autre conjointement comme un Tiers en double face-à-face, dédoublant ainsi le face-à-face de l’Un et de l’Autre. L’être de filialité est chair de leurs chairs, os de leurs os 7, être de leurs êtres. E — L’éthique du couple et de la famille. L’éthique du couple et de la famille doit être déduite de la structure ontologique ternaire de la communication de l’être et non de considérations biologiques, psychologiques ou sociales qui ne sont que réceptrices du sens ontologique et instruments de son accomplissement. — Le fondement de l’éthique familiale. L’obligation morale n’est autre que la nécessité de notre relationnalité ontologique émergeant en notre conscience et requérant notre entière adhésion pour nous y conformer. Elle est tout entière exigence de fidélité active à notre être même. Dans leur relationnalité constitutive chaque position personnelle : paternité, maternité et filialité, a donc une valeur absolue. Les exigences éthiques de cette structure, en tant que ses nécessités 14 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE s’imposent à nos actions, sont « universalisées » en l’humanité entière. Cette universalisation est le fondement de la relation de « fraternité » comme amour du prochain excluant toute restriction particulière à un groupe. Mais ce n’est pas l’universalisation comme telle qui fonde la valeur éthique, mais la relationnalité ternaire constitutive de la perfection de l’être. L’éthique du couple et de la famille a comme idéal d’être l’image de l’intelligibilité trinitaire de Dieu : l’homme-épouxpère image du Père en Dieu, la femme-épouse-mère l’image du Verbe-Parole et l’enfant image de l’Esprit saint fruit du Père et du Verbe. L’éthique du couple et celle de la famille sont proportionnées à leur constitution spirituelle et sont fondées en une analogie avec l’être trinitaire de Dieu. La conscience morale spontanée devine cela confusément, mais elle le pervertit souvent. Aussi unicité, indissolubilité et fécondité sont des exigences entrelacées selon l’orientation des relations ternaires. — L’exigence d’unicité. L’idéal d’unicité de l’amour humain est l’aspect de perfection qui, dans l’engagement fiducial des époux, le constitue en image de la relation du Père à sa Parole, car les époux sont déjà substantiellement existants. Ils sont « un » couple dans la multitude des couples. Ils n’ouvrent pas l’universalisation du couple. En revanche la conception conjointe et la parentalité envers l’enfant est à l’image de la spiration de l’Esprit « ab utroque ». La parentalité est unique en sa source : le couple, mais n’est pas de soi unique en son terme : l’enfant. Certes la parentalité n’est pas partagée qualitativement par le nombre des enfants, mais venant à l’existence, elle ne peut pas éliminer sa finitude ontologique et ne pas témoigner positivement de sa finitude par son « universalisation » propre, dans une fécondité à la mesure de ses moyens. Une fécondité racornie ou éliminée serait une mutilation. Ce que ne put supporter la sœur d’Apollon, Diane-Artémis, la vierge chasseresse, qui, par jalousie envers Niobé, poussa son divin frère à tuer les sept fils de cette mère comblée. Pourquoi ne pas concevoir spéculativement, sans vouloir changer l’usage liturgique, une spécificité de type maternel pour la Deuxième Personne en Dieu : la Parole prononcée par le Père ? Ève n’a-t-elle pas été tirée de l’être d’Adam par Dieu ? N’est-elle pas ainsi dans la manière dont elle est amenée à l’existence, F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 15 image de l’Éternel en sa Deuxième Personne ? N’est-elle pas l’objet de l’attention originelle du premier homme ? N’est-elle pas la vérité personnelle de la « Parole originelle » d’Adam : « Celle-ci est os de mes os et chair de ma chair » ? Dans l’unicité de l’amour l’homme adhère ainsi à la réalité que Dieu l’a fait être. L’homme n’est vraiment homme que comme vouloir que la femme soit femme pleinement épanouie comme femme en tout son être, en distinction et autonomie entière d’avec lui. — L’exigence de fidélité réciproque. En Dieu, trinité de personnes, l’Esprit saint comme troisième personne, Dieu comme les deux autres garantit, si l’on peut dire, que les deux autres sont infiniment parfaites. « Sans l’Esprit, le Père et le Verbe ne sont rien, ni Père ni Verbe ». Mais ce jugement ne part pas d’une constatation négative a posteriori. Il n’est que l’implication grammaticalement négative d’une nécessité d’initiative a priori. S’il y a Père, il y a Verbe et Esprit. (A B) (non B non A). Aussi de l’absence d’enfants (une nonexistence constatée a posteriori) dans un couple, on ne peut conclure à la nullité de la valeur constitutive de l’engagement conjugal. Aussi la valeur de perfection du couple comme couple humain, apparaît même dans la réalité du couple privé de descendance. C’est de cette situation humaine que Jésus parle lorsqu’il dit, dans le cadre d’une discussion sur la répudiation, qu’il y a des hommes qui se font eunuques pour le royaume (l’homme renonce à répudier sa femme pour cause de stérilité), lorsqu’ils et parce qu’ils ont compris le sens de perfection fondamentale que constitue la relation conjugale. (Ce qui ne signifie pas que dans l’expérience courante des hommes, cette intelligence coïncide avec un premier attachement affectif ou un premier mariage selon la phénoménalité de l’existence et son organisation juridique. Un tel idéal n’est pas un donné tout fait ou réalisé autoritairement). Ailleurs Jésus dit qu’il n’appartient pas aux hommes de séparer ce que Dieu a uni. L’absence de descendance, par déficience des conditions biologiques corporelles, lesquelles ne peuvent être érigées en normes morales supérieures à la relationnalité spirituelle constitutive de l’être, ne peut prévaloir sur la décision d’engagement qui actualise le vouloir ontologique que l’autre soit et soit absolument pour un Tiers. La volonté d’avoir une descendance « fait ontologiquement suite » à la volonté d’épanouissement du 16 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE conjoint. Mais la volonté réciproque d’épanouissement conjugal implique dans son authenticité la volonté généreuse d’une descendance. — L’exigence de générosité familiale. Les personnes divines ne sont pas plus ou moins Dieu alors que pour l’homme, leur réalité humaine personnelle est plus ou moins parfaitement humaine, sans que l’on puisse dire même qu’il y ait une « perfection de la nature humaine dans l’égalité ». La nature humaine comporte des disparités constitutives d’une personne à l’autre ; ce qui ne les empêche pas d’être toutes des « personnes de même nature humaine » malgré l’imperfection manifestée par l’existence de ces différences. Les personnes humaines ne sont selon leur nature, ni pleinement époux-père, ni épouse-mère, ni fils ou fille (ni également doués en force, beauté, intelligence, volonté, conscience et liberté) et la structure ternaire familiale n’est pas plus à l’abri d’une contrefaçon d’elle-même que l’intelligence humaine, faculté du vrai n’est à l’abri d’erreurs parfois invincibles. Aucune en sa spécificité relationnelle n’est en exclusivité l’une ou l’autre de ces trois possibilités, tout comme il n’y a pas égalité et identité des qualités naturelles. Tout « père » fut même d’abord « fils », et toute mère, fille. La spécificité personnelle n’est pas fixée par une relationnalité unique et parfaite. Et la relation conjugale, lorsqu’elle n’est pas comprise en son fondement ontologique, ne se révèle pas comme unique et indissoluble en elle-même, autant que les relations de paternité-maternité et de filialité. Au plan de la phénoménalité, elle ne manifeste pas sa dimension de perfection et est vécue comme « interchangeable », sujette à actualisation répétée et comme « recyclable ». Tout cela donne l’impression que la relationnalité est « accidentelle », de moindre perfection constitutive que la substantialité en chacun, laquelle est perçue comme beaucoup plus stable, solide, et permanente. Cette phénoménalité donne à penser que la personnalité de l’homme est « essentiellement » substantielle, c’est-à-dire individualité substantielle. Or en sa substantialité l’homme n’est pas plus parfait qu’en sa relationnalité. L’édification de sa personne en sa substantialité dépend d’ailleurs, au cours de son histoire, de la manière dont il bâtit sa relationnalité et dont il parvient à construire une relation conjugale-parentale ou filiale en exclusivité, en laquelle il « engage » tout son être, non pour le perdre, F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 17 mais pour le construire. De plus, en tant que perfection mélangée d’indéfinitude ontologique, due à la limitation de notre être, la relationnalité humaine se disperse de proche en proche envers toute autre personne en l’innombrable multitude des humains. Sa relationnalité est par là « uniformisée » en une fraternité universalisée. Aucune personne humaine n’existe en une relationnalité « mesurée » et « limitée » à deux autres personnes seulement, en une — impossible — possession pleine et entière de toute sa nature humaine. Et ici au contraire, une restriction ou un rejet de l’aspect quantitatif que comporte cette universalisation de la relationnalité humaine serait une « mutilation ». Ce serait ajouter une imperfection d’ordre quantitatif, sur le plan de son accomplissement, à l’imperfection qualitative constitutive de la structure relationnelle de perfection en l’Homme, imperfection d’ordre qualitatif qui introduit la nécessité d’un déploiement dans le quantitatif. Mais dans la structure ternaire familiale, l’époux-père oriente son épouse vers leur enfant ; l’épouse-mère oriente son enfant vers son père ; le père aimé de son épouse oriente son enfant vers sa mère et l’enfant veut son père pour sa mère et sa mère pour son père. Toute tendance à des relations exclusivement binaires à l’intérieur de la famille porte atteinte à son essence relationnelle d’amour, lequel n’est authentiquement achevé qu’en structure ternaire. V. LE DIEU TRINITAIRE REVELE EN JESUS, SOURCE ET MODELE DE LA SPIRITUALITE ET DE L’ETHIQUE FAMILIALES En Dieu, les spécificités personnelles, parfaites de nature, sont celles qui conviennent, dans leur différenciation à une activité de communication d’être de nature parfaite, se déployant en une structure interpersonnelle parfaite de nature. Autrement dit : la spécificité de la relationnalité personnelle singulière de chaque personne est d’une perfection absolue en la divinité, et la structure interpersonnelle divine qui en est leur déploiement est parfaite. Il est propre à la nature divine comme parfaite, que chaque personne soit d’une nature divine parfaite. Développons cette dernière affirmation. En Dieu la modalité paternelle de la relationnalité du Père n’est réelle qu’en tant qu’elle est la modalité de tout son être sub- 18 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE stantiel personnel. C’est un « je » divinement paternel, plénitude absolue de paternité divine, selon toute la perfection de la nature divine. Le Père est, par tout son être substantiel paternellement relationnel au Verbe et à l’Esprit. Il n’existe pas comme personne « absolue » que l’on pourrait penser comme capable d’exister seul sans dépendre d’aucune. En conséquence, on ne peut le concevoir comme s’il pouvait ne pas être nécessairement l’origine des autres, alors qu’on concevrait le Verbe et l’Esprit en dépendance du Père et donc en quelque sorte « inférieurs au Père », selon les a priori du primat de l’unité indivise. La propriété pour chaque personne d’une relationnalité spécifique, identique en sa spécificité avec sa réalité personnelle substantielle, fait qu’il n’y a aucune supériorité d’une personne par rapport à une autre et qu’aucune ne peut exister sans les autres, ni l’une avant ou après les autres, ni être plus ou moins « Dieu » que les autres. Le Père par toute sa réalité substantielle est relationnel non pas d’une relationnalité interchangeable avec celle du Verbe ou celle de l’Esprit, mais d’une relationnalité « personnellement » paternelle. Il faut encore préciser discursivement que la spécificité de la relation au Verbe est autre que celle de la relation à l’Esprit et que l’une implique l’autre dans l’unité de sa personne substantielle doublement relationnelle. « Doublement » ne signifiant pas la duplication d’une même relation, car chaque relation entre personnes est originale et unique. Il n’y a pas de répétition, ni l’ombre d’un commencement d’« universalisation » en l’Infini, qui ferait de la Pluralité divine le début d’une série à poursuivre. Il est de la nature divine, selon les deux points de vue discursifs de 1°) substance en la personne et 2°) de structure de personnes, que le Père soit Père, le Verbe Verbe, et l’Esprit Esprit, comme il est de la nature humaine selon les deux mêmes points de vue discursifs mutatis mutandis — car il y a en l’humanité, l’imperfection de l’universalisation — que l’homme soit l’homme et la femme femme, et qu’il y ait à partir d’eux famille humaine et que dans la famille humaine, constituée par leur engagement, l’époux-père soit époux et père, l’épouse-mère soit épouse et mère, et le fils (ou fille) soit fils (ou fille) de son père et fils (ou fille) de sa mère. En Dieu la relationnalité spécifique des personnes, même si elle est pensée par concepts universels — indéfiniment F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 19 applicable aux singuliers, comme le concept « Dieu » lui-même d’ailleurs — n’est pas « universalisée » dans la réalité de Dieu, mais est chaque fois unique, tout comme Dieu est unique. Elle est en chaque personne la relationnalité propre à chacune selon une structure de parfaite communication d’être. En l’humanité, une telle relationnalité est « relative » à d’innombrables personnes en l’humanité, car en l’humanité elle est affectée d’imperfection et d’indéfinitude. La paternité personnelle substantielle est « universalisée » en l’humanité, de même que la maternité et la filialité en d’innombrables époux-pères relativement aux épouses-mères et parents relativement aux fils (filles) de génération en génération. Et dans une même famille, les enfantements sont multipliables de nature. La paternité en Dieu n’est pas universalisée, étirée dans l’indéfinitude et le nombre. En Dieu il y a un « Père » à la fois en perfection éminente et en unicité stricte incommunicable, sans démultiplication de paternité. Voilà pourquoi sa paternité, sa personnalité et sa divinité sont rigoureusement une seule et même réalité-sujet. Il n’y a pas de succession de générations en Dieu, car un seul Esprit personnel procède du Père et du Verbe. De même pour le Verbe et l’Esprit, leur spécificité personnelle est une même réalité avec leur divinité. Un seul Esprit en tant que terme unique de la communication de l’être comme il n’y a qu’un seul Père comme origine unique de cette communication d’être. Le concept « père » est une dénomination de la spécificité relationnelle substantielle de la Première Personne. Elle est « heureuse », la plus heureuse des trois. Elle est un véritable nom propre par son unicité absolue. Voilà pourquoi Jésus, en raison de l’unicité de sa relation au Père dit « N’appelez personne « Père », car vous n’avez qu’un seul père, votre Père des Cieux » (Mt 23, 9). Jésus ne trouve pas indécent qu’un enfant emploie ce « nom propre » pour son père en vertu de la relation unique avec lui, de même pour sa mère, mais désapprouve l’attribution de ce nom propre à des dignitaires religieux ou autres. Mais « papa » et « maman » ne sont des noms propres que dans l’intimité familiale, en sa structure ternaire, que perçoivent déjà, comme spécifique de l’humanité, les deux premiers chapitres de la Genèse. L’appellation de « fils » usuellement donnée à la Deuxième Personne conviendrait mieux structuralement à la Troisième : 20 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE l’Esprit, car un « fils » est en fait le « troisième » dans une famille humaine. Il n’est perçu spéculativement et artificiellement comme « second » que dans une culture qui met entre parenthèses — là aussi en lien avec le postulat parménidien — la femme (qui est subordonnée) et la mère (utilisée comme instrument) et qui escamote la relation conjugale distinctive et consubstantielle qui inscrit le « fils » dans l’être. Seul, absolument parlant, le Père, en Dieu, peut de sa propre substance — sans processus d’émanation, ni partage ni ou abandon d’une partie de lui-même — faire exister éternellement sa Parole et lui dire : « Tu es Toi en qui je me complais » et exprimer cette complaisance sur un Fils d’homme en qui sa Parole est présente. En l’usage liturgique, donc, la « maternité ontologique du Verbe » envers l’humanité se traduit surtout dans son rôle de Sauveur, nous élevant avec le Père en la divinité, comme frères en adoption en l’Esprit. Elle est la mission salvatrice et divinisatrice manifestée et réalisée en son incarnation de Fils d’homme, Verbe fait homme. C’est en raison de sa « position tierce » fils en humanité, né selon l’Esprit (le Tiers en Dieu) que Jésus, Verbe incarné, deuxième en sa personnalité issue du Père, est appelé « fils », bien qu’étant ontologiquement en « rôle maternel », conjoint au Père, dans leur commune spiration de l’Esprit et leur commune divinisation de l’humanité en l’Esprit, lequel est divinement en un rôle de « filialité » ontologique. L’Esprit accueille en fraternité de grâce l’humanité divinisée. Mais sans l’accueil de l’Esprit, il n’y aurait pas d’humanité divinisée. Comme la structure interpersonnelle de Dieu est trinitaire — parce que communication parfaite d’être — , cela signifie que la spécificité relationnelle du Père est double en son unicité : envers le Verbe qui est issu de lui et envers l’Esprit qui procède de lui et du Verbe. Il en va de même selon leurs spécificités relationnelles respectives pour le Verbe et l’Esprit. En Dieu, parce que son interpersonnalité est trinitaire, les personnes sont chacune doublement « relatives » les unes aux autres. Cette « relativité » ou spécificité de la relationnalité, c’est-à-dire la modalité de leur relationnalité discursivement considérée de façon « abstraite » par rapport à leur substantialité, ne peut être tenue seule pour la « réalité des personnes » mais désigne le mode de leur relationnalité, selon lequel chacune, en sa relationnalité existe substantiellement divinement. F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 21 Tous Trois, Père, Verbe, Esprit, sont personnes substantielles relationnelles en spécificité double propre à chacune. Les personnes sont des substantialités relationnelles spécifiques. Il est de « leur » nature divine d’être relationnelle « spécifiquement », de manière non interchangeable, et non « communément ». Il est de « la » nature divine comme structure de personnes d’être structurée selon leur spécificité personnelle substantielle. Pour chaque personne cette spécificité relationnelle est double en son terme et unique en son principe, et une face de cette relationnalité implique l’autre, car la communication de l’être n’a pas une structure duale ou binaire, mais ternaire, trinitaire. Pour le Père vouloir le Verbe, c’est déjà vouloir l’Esprit, car le Père ne peut vouloir le Verbe qu’en une parfaite générosité distinctive, c’est-à-dire vouloir le Verbe pleinement infiniment distinct substantiellement de lui comme relationnel à un autre, à une personne autre que son Verbe, bien évidemment, et autre que lui-même le Père. Si la relationnalité du Verbe revenait immédiatement vers lui le Père, en une relation binaire réciproque, la relationnalité du Verbe ne serait pas, quant à sa source et son terme, pleinement distincte de lui, le Père et la générosité paternelle du Père ne serait pas parfaite en assurant pas une parfaite distinction de son Verbe par rapport à lui. L’idée d’une structure binaire en réciprocité immédiate reste encore prisonnière d’une conception « individualiste » et unitariste, en dépendance de Parménide. Ce serait encore un vouloir de l’autre très narcissique, loin de la perfection d’une générosité pour l’autre comme autre, voulant l’autre pleinement égal à soi dans une parfaite distinction d’avec soi, ayant totalement en propre en tant qu’autre sa relationnalité spécifique substantielle vers un autre. Le Verbe « en rôle maternel » veut l’Esprit en « rôle de filialité » comme pleinement distinct de lui, c’est-à-dire tourné vers le Père, reconnaissant en louange infinie la générosité du Père pour le Verbe. Dans l’Esprit, le Père se voit infiniment reconnu comme Père. Ainsi l’Esprit permet au Père d’être Père en plénitude. C’est pour cela que l’homme créé et élevé en participation à la vie trinitaire par le Verbe incarné « missionné » par 22 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE le Père en une filiation humaine : Jésus, peut dire en l’Esprit, en fraternité connaturalisée : « Abba Père ». En Dieu, la nature divine est infiniment identique de nature, en chacune des personnes, sans mélange de diversité dans les qualités, les pouvoirs et activités de conscience et de liberté de chacune, la dignité personnelle et la valeur de leur spécificité relationnelle. Il n’est pas plus digne d’être le Père que l’Esprit ou le Verbe, chacun voulant infiniment que l’autre soit lui-même. En l’humanité en revanche l’identité de nature des personnes est affectée de multiples diversités et de différences de plus ou moins grande variation, dans son propre développement et d’une personne à une autre et dans l’évolution de toute l’humanité. Mais en Dieu cette identité d’essence de chaque substance personnelle n’implique pas une identité individuelle en ellemême avec elle-même de la substance des personnes en raison de la perfection divine. Penser de la sorte la nature, c’est être asservi au postulat parménidien. La perfection divine exclut en revanche toute différence de perfection dans l’être et l’agir et surtout, si je puis dire, cette imperfection absolue qu’est l’« existence en solitude », car la perfection de l’être, c’est la communication de l’être, le vouloir que l’autre soit, et soit en plénitude lui-même substantiellement distinct en une égale relationnalité. Chaque personne en Dieu est Dieu en plénitude substantiellement divine, nature divine selon sa spécificité substantielle relationnelle avec les autres. Cette identité de nature des personnes implique même les différences personnelles de leur relationnalité. Nous soulignons donc encore plus fortement que le concile de Florence 8, l’unité de la nature qui en chaque personne est une et la même, sauf — vu la discursivité de notre pensée — pour l’opposition de relation, c’est-à-dire la spécificité relationnelle des personnes. En Dieu, il n’y a pas de disparité entre les personnes, elles sont chacune en plénitude, selon leur relationnalité propre, incommunicable, non interchangeable ni cumulable, ni « recyclable », tout ce que la nature divine signifie de perfection. Le Père est Dieu comme Père unique ; le Verbe est Dieu comme Verbe unique ; et l’Esprit est Dieu comme Esprit unique. Il est de la nature divine que le Père soit Père, le Verbe Verbe et l’Esprit Esprit. Être Dieu, être une personne, être Père est une seule et même chose pour le Père. De même, pour le Verbe et l’Esprit. Être Dieu, être une personne, être le Verbe est une seule F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 23 et même chose pour le Verbe. Être Dieu, être une personne, être l’Esprit est une seule et même chose pour l’Esprit. Et c’est une même chose pour la nature de Dieu que le Père, le Verbe et l’Esprit soient ainsi égaux entre eux. C’est aussi une seule et même chose que la spécificité des personnes est la raison, raison de nature divine de leur unité indivisible, en une structure interpersonnelle parfaite toute de nature divine. Il est de la nature divine que les personnes entre elles selon leur spécificité incommunicable forment une parfaite unité de structure en une parfaite communication d’être. CONCLUSION Concluons. En méditant rationnellement l’intelligibilité trinitaire de Dieu, l’homme comprend la vivante unité plurielle de l’être et il se libère de la tyrannie de l’Objet indivis, pensé comme un idéal désirable. Il s’affranchit ainsi de l’unité inerte de l’Objet que lui-même pose « en soi », tandis qu’il est encore dans l’ignorance réflexive de l’initiative généreuse de son être de Sujet conscient et libre. La représentation de cet Objet clos et soi-disant parfait dans son unicité — par exemple en objectivant et réifiant notre concept transcendantal de l’être — opprime l’homme, le ferme sur lui-même et dans ses rapports avec autrui, il le rend indifférent ou dominateur dans la mesure où il s’identifie avec cet « idéal » solitaire posé comme existant en soi. Ne serait-il pas préférable pour l’homme de reconnaître que cet Objet, comme terme de son intentionnalité active de conscience est, en fait, la visée de son vouloir de faire être absolument ? De plus l’ignorance de ce Vouloir-faire-être ferme sur luimême l’Objet, qui est posé comme terme de désir, et elle ne comprend pas son orientation vers le Tiers qui ferait de cet Objet une « Personne ». Ainsi la pensée platonicienne de l’Eidos, n’est pas autre chose, dans son exercice in actu exercito cogitandi, que le vouloir humain profond qu’autrui soit, et soit absolument ; mais ce vouloir généreux est dénaturé parce que la doctrine platonicienne réduit en fait notre intentionnalité de conscience aux « déterminations des choses ». L’eidos platonicien « un en luimême » est un substitut dévitalisé d’autrui, du « Toi » personnel. L’« Idée » platonicienne est à la fois la « Femme » cristallisée en statue de marbre et le cercueil de la « Mère ». Dans le cadre de cette philosophie de l’Objet, Aristote, avec la rigoureuse logique FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE 24 qui le caractérise, a certes parfaitement pensé la perfection de cet Objet, dans son idée de Dieu comme Pensée de sa pensée et Volonté de sa volonté. C’est un Dieu parfaitement un, indivis en lui-même, mais aussi sans relations avec d’autres êtres, car il se dégraderait s’il avait la moindre connaissance et le moindre amour pour le monde et les hommes 9. Tout Objet, fini ou infini, posé en sa perfection solitaire en soi, excite en l’homme le désir de possession et inhibe, sa générosité constitutive. Dès lors, un groupement familial où sévissent des rapports possessifs de domination, de supériorité et d’infériorité, voilà l’enfer. Au contraire une vie de générosité familiale, plus profonde que le désir, voilà le paradis, car on a compris que l’amour n’est pas fils 10 de Poros et de Pénia, mais seulement qu’il est habité d’une aspiration à être parfait en tant qu’amour, parfait en sa structure ternaire. Le désir humain — car un être fini est aussi un être de désir, puisqu’il est en devenir de lui-même, et il est vrai que notre désir s’ouvre sur l’infini de la communication de l’être — , notre désir donc a comme objet véritable l’actualisation de cette générosité familiale, conjugale, parentale et filiale, vers l’Autre et le Tiers. L’idéal de nos familles, c’est l’« être familial » de Dieu même. Il nous a révélé en Jésus qu’il nous y ferait participer, dans le dessein d’achever Lui-même l’œuvre commencée dans sa création. Et notre conscience, en raison de son existentialité familiale, est constituée par Lui en capacité de lui donner notre foi. La foi dans le conjoint et la foi au Christ sont de même nature. Voilà une dernière analogie sur laquelle nous terminerons. 1 . On peut résumer comme suit cet argument qui se sert des affirmations mêmes de la théorie de la participation pour la réfuter : 1) Toute multiplicité doit être unifiée. 2) Or l’unité n’est pas la multiplicité et ce qui est un n’est pas ce qui est multiple. 3) Donc la réalité « une » qui réalise l’unification des réalités « multiples » est extérieure aux réalités multiples. Mais alors : 1) En raison de cette extériorité (transcendante) de la réalité une et unifiante (les intelligibles uns en eux-mêmes) par rapport à la réalité multiple (les sensibles multiples en eux-mêmes), il y a deux ordres de réalités. Ce qui est F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 25 une nouvelle multiplicité, de nature autre que celle des sensibles en euxmêmes et des intelligibles entre eux. 2) Or, comme toute multiplicité doit être unifiée, cette nouvelle multiplicité doit être aussi unifiée. 3) Comme la réalité qui l’unifiera doit lui être extérieure, il faudra à nouveau un nouvel ordre de réalité, un troisième, pour unifier les deux précédents ; et ainsi de suite. En conséquence, il faut remédier à cette situation spéculativement indéfendable : Comme le processus indéfini, engendré ruineusement par les principes mêmes de la doctrine platonicienne, provient de ce que le principe d’unité est une réalité substantielle extérieure à la réalité multiple de substances sensibles, Aristote insérera le principe d’unité dans l’ordre de la réalité multiple, non comme une réalité substantielle, mais comme une composante de celle-ci. L’eidos de Platon change de « lieu ». Elle descend du « lieu des intelligibles » dans celui des sensibles. Elle change aussi de statut ontologique ; elle n’est plus substantielle elle-même en elle-même, mais composante d’une substance. Elle devient morphê. Mais, en devenant morphê, l’eidos n’est pas intérieurement modifié. Dans ses qualités par rapport au principe de multiplicité qu’est la matière, il n’est pas fondamentalement révisé. Il n’est pas davantage réévalué quant à sa dignité ontologique, car la morphê relève toujours de la perfection du réel, et la hulê, de son imperfection. 2 . Il faut en effet une nouvelle « forme » (forme au carré, au deuxième degré en quelque sorte) pour l’unité de la « détermination principielle » (forme-matière), et une nouvelle « matière » (matière au carré, au deuxième degré en quelque sorte) pour rendre compte de leur dualité. De plus la structure « matière-forme » en étant multipliée « formellement » comme telle en de multiples essences naturelles différentes, nous met en présence d’une nouvelle multiplicité avec comme « détermination » au second degré, la structure « matière-forme ». Il ne s’agit pas d’une multiplicité qui serait obtenue selon un rapport de « genre-espèce » entre les diverses « forme-matière », et qui ne serait qu’une multiplicité analytique et discursive — rappelant le vieux problème médiéval de la hiérarchie des formes —, auquel cas notre objection ne porterait pas ; mais il s’agit bel et bien d’une multiplicité produite par l’application même de la doctrine hylémorphique du fait qu’il faut bien l’appliquer en plusieurs « essences » différentes, que celles-ci soient hiérarchisées en classes ou non. La composition hylémorphique comme telle demande à son tour à être considérée comme une « forme », comme une « morphê » au second degré, requérant un « principe matériel » de multiplication au second degré aussi ; et ainsi de suite. En effet cette nouvelle morphê, cette hypermorphê, fait nombre avec les précédentes (celles des réalités sensibles de nature différente) et réclame une nouvelle « surstructure » hylémorphique, une troisième. La théorie hylémorphique nous engage elle aussi dans une suite indéfinie de structures hylémorphiques emboîtées les unes dans les autres, comme la théorie platonicienne de la 2 2 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE 26 participation nous engageait dans une suite indéfinie d’idées superposées les unes aux autres. 3 . Rép. Livre VI, 506 a 4 . De potentia : q. 2, a.1, in corpore. « Dicendum, quod natura cuiuslibet actus est, quod seipsum communicet quantum possibile est. Unde unumquodque agens agit secundum quod in actu est. Agere vero nihil aliud est quam communicare illud per quod agens est actu, secundum quod est possibile. Natura autem divina maxime et purissime actus est. Unde et ipsa seipsam communicat quantum possibile est. Communicat autem se ipsam per solam similitudinem creaturis, quod omnibus patet ; nam quaelibet creatura est ens secundum similitudinem ad ipsam. Sed fides catholica etiam alium modum communicationis ipsius ponit, prout ipsamet communicatur communicatione quasi naturali : ut sicut ille cui communicatur deitas, non solum sit Deo similis, sed vere sit Deus. » Autre référence. S.Th., q. 31, a.3, ad 1. « Ad primum ergo dicendum quod, licet angeli et animae sanctae semper sint cum Deo, tamen, si non esset pluralitas personarum in divinis, sequeretur quod Deus esset solus vel solitarius. Non enim tollitur solitudo per associationem alicuius quod est extraneae naturae : dicitur enim aliquis solus esse in horto, quamvis sint ibi multae plantae et animalia. Et similiter diceretur Deus esse solus vel solitarius, animalis et hominibus cum eo existentibus, si non essent in divinis personae plures. Consociatio igitur angelorum et animarum non excludit solitudinem absolutam a divinis :... ». Mais auparavant, Thomas avait établi dans le corps de son article que Dieu ne pouvait être dit « seul » de manière catégorématique, c’est-à-dire en lui-même, pour autant qu’une affirmation catégorématique concerne « absolument » un « sujet-suppositum » donné et non « relativement » à autre chose. 5 . Il n’est pas possible, dans le cadre de cette conférence, de pouvoir établir par la voie de la réflexion transcendantale le bien-fondé épistémologique d’une ontologie relationnelle de l’être, laquelle fonde en retour dans l’être la réflexion transcendantale elle-même. Je vous renvoie aux 400 premières pages de mon livre : L’être de l’Alliance, publié dans la collection Cogitatio Fidei, aux Éditions du Cerf, en 1992, Paris. 6 . La structure trinitaire selon l’énoncé catholique : « qui ex patre filioque procedit » s’y conforme pleinement, si on l’accorde avec la conception de l’Église d’Orient qui comprend la procession de l’Esprit « à travers » le Fils, mais qui refuse d’ajouter ce « complément de formulation » au texte des Pères conciliaires de Nicée-Constantinople. Une intelligibilité structurale relationnelle permet de comprendre simultanément et synthétiquement les deux formules, qui séparément sont quelque peu incomplètes ou pas assez explicites. La formule occidentale ne montre pas assez le lien de la relation du Fils à l’Esprit avec la relation du Père au Fils et F O N D E M E N T O N T O L O G I Q U E D E L A F A M I LL E 27 la formule orientale ne souligne pas assez l’égalité de perfection de la relation du Fils à l’Esprit à celle du Père à l’Esprit. Une conception qui ferait du Père une double source selon une relation au Fils et selon une relation à l’Esprit, sans relation du Fils à l’Esprit serait notoirement incompréhensible. 7 . Ces réflexions permettraient de clarifier la double appellation reconnue à Jésus : Parole du Père ou Verbe de Dieu (Verbe en Dieu) et Fils de Dieu ou Fils du Père. Un « fils » en l’humanité est « personne sponsale » en Dieu. Cette présence divine personnelle en un homme fait de lui un « fils d’homme » unique entre tous les hommes. Ce « Fils unique » entre tous les fils et filles de Dieu (créatures) est, comme personne éternelle, la Parole conjointe au Père pour l’existence de l’Esprit. Du Père, origine éternelle et de son Verbe, à la fois Parole sponsale éternelle du Père et Fils envoyé en tant que « fils » vers les hommes, procède l’Esprit, en qui nous sommes tous prédestinés à être frères divinisés. Nous devenons ainsi, après notre mort, réellement — et nous en aurons l’expérience — fils du Père par connaturalisation, nés alors de sa Parole divine humanisée et adoptés en frères divinement par l’Esprit. On pourrait ainsi d’une part mieux se garder de tout schéma de déification de l’homme « Jésus » et d’autre part comprendre notre « divinisation » comme vraiment réelle et sans aucune confusion ou fusion avec Dieu. L’union dans le Christ, des deux natures en un seul sujet personnel, qui est perçue comme absurde ou incompréhensible si, dans le cadre d’une pensée centrée sur le rapport de l’homme avec les choses, l’on se représente préalablement et de façon objectiviste l’acte créateur comme une « fabrication », est au contraire d’une claire rationalité si l’on pense la création comme une communication de l’être, selon laquelle le don de l’être personnalise l’être à qui le don est fait, ou plutôt qui fait de « l’être personnel » ce don même que Dieu lui fait, ainsi qu’on peut en saisir l’intelligibilité surtout dans le cadre d’une pensée réflexive centrée sur la relationnalité entre les personnes. 8 . Le 17e concile œcuménique de Florence (1438-1445). Denzinger Enchiridion symbolorum, n° 703. « Hae tres personae sunt unus Deus et non tres dii : quia trium est una substantia, una essentia, una natura, una divinitas, una immensitas, una aeternitas, omniaque sunt unum, ubi non obviat relationis oppositio. » . Métaphysique, Livre 7, 1072 sq. 9 10 . Contrairement à l’enseignement de Diotime, la prêtresse de Mantinée, dans le Banquet (203 b, sq) de Platon ! Il est vrai que Platon fait d’Éros une réalité intermédiaire, ou plutôt un « mixte » comme l’orthè doxa, entre le manque qui est dans le désir, et la perfection du Bien ou du Beau vers laquelle le désir tend. L’amour pour Platon est de l’ordre du devenir et donc de la finitude de l’être seulement. Mais précisément, là est l’insuffisance de la pensée de Platon, comme de celle d’Aristote : ne pas avoir vu que le Bien n’est bien que parce qu’il est Amour : « don de l’être », non seulement comme « diffusion de soi » — ce qui implique une certaine dé-gradation ou dé- 28 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE perdition de perfection —, mais comme position d’un Autre en égale perfection dans l’être, d’un Autre pour un Tiers en égale perfection, afin que, comme Autre, il soit parfaitement distinct de l’Un qui le pose, distinct de l’Un qui n’est ce qu’il est qu’en tant que vouloir que l’Autre soit. La perfection dans la distinction implique l’égalité dans la perfection d’être communiquée. *** Joseph Duponcheele : docteur en philosophie Contact par email : <[email protected]> Texte préparé comme base de discussion, pour une conférence à l’Association des philosophes chrétiens Paris, Sorbonne Nouvelle, 18 février 1995