LA QUESTION DU FONDEMENT ONTOLOGIQUE
DE LA FAMILLE
I. PRESENTATION DE LA THESE.
Découvrir l’être de la famille ! Prendre conscience de sa
constitution ontologique ! Oui, c’est un projet qui en vaut la
peine. Car il y a bel et bien une constitution ontologique de la
famille. Elle est même fondée en l’Absolu de perfection de
l’être, que nous nommons communément « Dieu ». Elle ne
dépend pas seulement de la volonté divine, mais elle a son
fondement en l’être même de Dieu, selon une structure, en Lui,
de type « familial » également. Telle est la thèse que je voudrais
développer. Nos familles humaines sont réellement les images
analogiques d’un Dieu « familial » en lui-même. Et c’est parce
qu’il est familial en lui-même qu’il est capable de créer, de créer
le monde et l’Homme, de créer l’Humain comme être familial, et
aussi de se révéler à nous selon un processus familial et de nous
conduire à l’absolu de la perfection éthique, que fonde et requiert
précisément notre être humain, familial en image du Sien, en
nous introduisant en ses propres relations « familiales »
divinement parfaites.
II. L’HERITAGE DU LOGOS GRECO-ROMAIN
A La famille et la problématique de l’unité.
Mais d’abord quelle sorte d’intelligibilité du Réel notre
langage occidental véhicule-t-il, au cours de son histoire,
lorsqu’il parle de la « famille » ? Nous dirons qu’il traduit une
étroite corrélation et interdépendance entre la pratique familiale
des humains et leur pensée de l’unité du Réel, primo en leur
origine, secundo en leur évolution.
1 Ainsi le mot famille dérive du verbe latin « famulari »
qui signifie, par emprunt à la langue osque, « être au service d’un
maître ». Le « famulus » était un serviteur ou un esclave. La
« familia » s’étendait à tous ceux qui étaient soumis à l’autorité
FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FAMILLE
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d’un chef : son (ou ses) épouse(s), leurs enfants, serviteurs, ser-
vantes et esclaves. Ce groupement familial s’étendait souvent sur
plusieurs générations.
La cohésion de ce groupement procédait d’une personne :
le « pater familias » et s’étendait aux autres membres selon des
rapports gradués et mélangés de domination-soumission. Cette
organisation familiale est comparable à plusieurs autres dans les
domaines politiques et religieux. Cette généralisation d’un
même type d’organisation sociale en différents domaines de la
société laisse supposer qu’à leur base il y a une certaine
conception philosophique (au sens large du terme) de la réalité,
de l’être : conception que l’on appellera, précisément en fonction
de ces dites organisations sociales, hiérarchique (hiéros : sacré,
d’origine divine ; archè : commandement) ou patriarcale.
Cette conception de l’être est construite autour d’une
certaine idée de l’unité ; unité telle qu’en elle-même et en sa
perfection, elle ne comporte pas de distinction et qui donc, en
rapport avec une multiplicité, est estimée supérieure et plus
parfaite que l’aspect de distinction qui, en cette multiplicité, lui
est nécessairement associé. L’unité est au sommet de la
pyramide, du côté du ciel. Elle est « caput », tête et chef. La
multiplicité est à la base, du côté de la terre. Elle est « membra »,
membres rattachés à la tête.
2 D’une signification très englobante à l’origine, le terme
de famille s’est peu à peu focalisé, en concomitance avec des
modifications sociales très importantes, sur la famille dite
« nucléaire », ou parentale, composée du père, de la mère et des
enfants. Quels sont les grands traits de cette évolution de la
pratique familiale et corrélativement de l’idée d’unité qui lui est
associée ?
Le principe de l’évolution de la pratique familiale n’est
autre que le désir pour chacun des membres de la « famille des
familiers-familia famulorum » d’acquérir pour eux-mêmes le
statut social du « pater familias » et de jouir d’une « potestas »
égale à la sienne. Le « père » patri-arche est en effet considéré
par les siens, comme le seul qui soit pleinement maître de lui,
parce que maître des autres. Ce désir conduit dialectiquement les
Famuli, les Soumis à prendre d’abord la place du Maître tout en
gardant le cadre très large du rapport domination-soumission, un
peu comme dans la dialectique du Maître et de l’Esclave de
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Hegel. Ensuite cette aspiration à la dignité de maître tend à
multiplier cette situation au profit d’un nombre de plus en plus
grand de « patres familiarum » avec en corollaire un champ de
plus en plus restreint de « famuli-familiers ». Une égalité de
dignité entre les hommes, du moins entre les hommes-masculins,
se voit ainsi de plus en plus affirmée. On atteint ainsi, par
rétrécissements successifs de l’étendue de la famille des
familiers, le cercle biparental, aux potentialités qualitativement
plus profondes, de la famille nucléaire, chaque homme mâle
est pater familias.
Enfin, et c’est ici que cette évolution sociale de la famille
bascule vers l’émiettement individuel destructeur de la personne,
lorsque ce même principe de l’autorité individuelle et de la sou-
mission imposée, concrétisée dans la personne unique du pater
familias continue à agir à l’intérieur de la famille nucléaire. Le
statut d’indépendance « individuelle » du pater familias est en
effet toujours perçu comme objet de désir et comme un idéal à
réaliser par chacun des membres, adultes ou non, de la famille
parentale. Par logique interne des présupposés culturels initiaux,
la parentalité conjointe est donc à son tour soumise à réduction,
comme le fut le réseau des familiers et elle est menacée d’être
restreinte à la monoparentalité, déconjugalisée en quelque sorte,
tandis que la filialité des enfants est diluée, atténuée et enfin
gommée le plus rapidement possible de leur existence
individuelle en une émancipation largement illusoire.
Cela se passe ainsi et nous en avons des indices dans
notre société actuelle lorsque la conjugalité profonde entre
l’homme et la femme, conjugalité qui fonde la parentalité, n’a
pas été perçue réflexivement en son essence et lorsque la famille
parentale n’est vécue que dans l’extériorité des objets, comme un
tout petit cercle dans ce même plan d’extériorité qui était celui
du groupement familial, du clan, de la tribu, de la race humaine
toute entière. Telle est l’évolution interne en quelque sorte à
l’ordre social fondé sur le principe culturel initial de l’autorité
individuelle hiérarchique et patriarcale. Elle aboutit à un émiet-
tement hyperindividualiste, parce l’autorité, en cette forme mon-
archique, est contrainte finalement de lâcher prise et de renoncer
à réaliser l’unité de la famille, en raison même de l’univer-
salisation inéluctable du modèle d’unité qu’elle représente.
Chacun se veut être pour lui-même son propre « monarque ».
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Cette évolution est d’abord positive sur le plan phénoménal,
et ensuite négative sur le plan nouménal. Il est donc requis, par le
fait même, qu’on remédie en profondeur aux insuffisances
originelles de cette évolution. Celles-ci après avoir permis en un
premier temps un certain dépassement d’elles-mêmes comme
par une sorte de ruse de la raison qui utilise, jusqu’à son point
de rupture avec la réalité, le dynamisme d’une vérité partielle
menacent maintenant son développement futur. Il faut donc que
ce qui a été un progrès social sur le plan phénoménal soit repensé
et fondé en une compréhension plus adéquate de la réalité
profonde de l’existence humaine familiale.
Corrélativement à cette évolution de l’organisation fami-
liale, se développe, en interdépendance avec elle, une autre
évolution : celle de la problématique philosophique de l’Un et du
multiple. Comment comprendre l’Unité et la multiplicité du
Réel ? Cette problématique a posé au départ, avec Parménide,
une compréhension de l’unité qui exclut du concept de sa
perfection toute pluralité réelle. L’unité y est « définie », en un
concept unique, comme l’opposé de la distinction. « Unum est
indivisum in se ». Dans cette optique, on peut dire que la famille
est vécue comme la forme existentielle de l’antinomie
spéculative de l’un et du multiple. La vie et la pratique familiales
sont corrélatives des solutions spéculatives de l’antinomie et
réciproquement. Leurs destinées sont liées. Sur ce point capital
de l’ontologie, la pensée philosophique et la pratique familiale
échouent ou réussissent ensemble. Ou bien le projet familial
échoue et la pensée philosophique reste dans l’aporie ; ou bien
l’antinomie de l’un et du multiple trouve enfin une solution
satisfaisante et le projet ontologique familial peut s’épanouir.
La conception classique de l’unité, c’est-à-dire en tant
qu’elle exclut toute distinction de sa perfection, conduit, en effet,
toute forme d’un tel principe d’unité, théorique ou pratique, à
unifier la multiplicité qui lui est spécifiquement apposée et
opposée, en lui restant extérieure. Elle est donc obligée en
quelque sorte d’avouer implicitement son impuissance à unifier
vraiment la multiplicité qu’elle doit prendre en charge. Cela
explique en profondeur les exemples d’émiettement de l’entité
familiale, qui vont se généralisant, exemples observés dans les
faits.
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Malgré le génie de Platon, ô combien soucieux d’organi-
sation politique ! cette impuissance à unifier vraiment, qui
caractérise « l’unité en soi », apparaît déjà dans l’argument dit du
troisième homme à l’égard de la théorie des formes idéelles, les
« eidê » ; chacune, étant une en elle-même, est censée, selon
Platon, unifier la réalité sensible multiple qui lui ressemble
1
.
Mais une critique semblable, double, peut être faite envers la
théorie de l’hylémorphisme aristotélicien
2
.
Aussi la théorie de l’acte et de la puissance qui, dans la
scolastique thomiste, par la distinction entre essence et existence,
généralisera en quelque sorte la relation « forme-matière » pour
rendre compte de la multiplicité des « natures » dans l’unité de
l’être, souffre-t-elle de la même impuissance à réaliser une véri-
table unification du multiple. Dans cette manière de concevoir
l’unité, la réalité d’une distinction entre des êtres sera toujours le
signe de la présence d’une certaine imperfection en ces êtres
distincts, imperfection spéculativement responsable de la
distinction elle-même. C’est pour cela qu’un tel concept d’unité,
d’unité définie exclusivement par l’indivision, ne pourra jamais
traduire la puissance unificatrice qui opère dans le Réel. En effet
dans sa définition même, le principe de la distinction entre les
êtres lui est toujours opposé de l’extérieur, en dehors de son
pouvoir d’unification.
En conséquence, dans cette optique, en laquelle le concept
d’unité est pensé uniquement comme indivision, même la notion
d’acte, et singulièrement celle d’actus essendi-d’acte d’être, du
moins dans son acception habituelle « scolairement - scolas-
tique », manquera, pour ces mêmes raisons, du pouvoir ontolo-
gique d’unifier la multiplicité du réel, en la fondant et en la
garantissant dans l’être. Par conséquent elle traduit son impuis-
sance à nous donner une intelligibilité valable de la réalité
humaine de la famille.
B La famille et ses interprétations mythologiques.
Nous faut-il rester prisonniers de cette optique ? Nous ne le
pensons pas. Pas plus que nous ne devons rester prisonniers de
trois mythes célèbres qui impliquent une semblable conception
de l’unité et une pareille dépréciation de l’idée de distinction et
de pluralité, précisément entre hommes et femmes. Il s’agit du
mythe « religieux » de l’androgyne originel. Celui-ci est divisé,
scindé en homme et femme, en punition d’avoir voulu escalader
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