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III) Le débat autour des théories de la justice sociale : libertariens, libéraux,
communautariens, communautaristes
* Une nécessaire maîtrise du bat autour des théories de la justice sociale pour saisir
« la montée de l’inégalité comme valeur subjective » comme origine de la montée
objective de l’inégalité.
Le débat autour des théories de la justice sociale nous semble absolument nécessaire à
maîtriser, dans la mesure un certain nombre d’auteurs soulignent le fait que la remise en
cause de l’Etat-providence, la montée des inégalités est le résultat non seulement d’une crise
financière, mais également et surtout le fait, que dans le champ des idées, les thèses néo-
libérales sont devenues quasi-hégémoniques.
Document n°171
“A titre indicatif, si l’on voulait imiter la structure de répartition du revenu constatée aux
Etats-Unis, il faudrait baisser de 36% le revenu disponible des 10% de foyers les plus
pauvres, c’est-à-dire multiplier par trois le nombre d’allocataires du R I. On voit bien qu’un
tel résultat n’est possible que s’il correspond intimement à la manière dont une société se
considère elle-même, hors de tout discours sur la contrainte extérieure. L’accroissement
massif des inégalités constaté aux Etats-Unis depuis vingt ans a été préparé, beaucoup plus
que par la pression des contraintes économiques, par une intense légitimation intellectuelle et
par conséquent par un débat sur la nature même du contrat social américain. Une littérature en
sciences sociales propice à ce devenir politique et social a commencé de proliférer à partir de
la fin des années 60 ; elle était fondée sur l’appel incantatoire à l’abandon des cohésions,
l’apologie de l’inégalité et la contestation de la redistribution. Elle ne s’est pas référée à la
nécessité d’adapter l’économie américaine à la donne mondiale, mais a entrepris de traiter
pour lui-même le problème de la cohésion sociale, la répartition des talents n’ayant pas
vocation à être rééquilibrée par la redistribution” .
Fitoussi (J.P.), Rosanvallon (P.), “Le nouvel âge des inégalités”, Ed Seuil, 1996, 73-74.
Cette perspective ouverte par J.P Fitoussi et P. Rosanvallon, et bien d’autres, a retenu
notre attention souhaitant insister sur le fait que la montée en puissance des inégalités est le
produit d’un bouleversement idéologique.
Elle est le résultat, en d’autres termes, “d’une montée de l’inégalité comme valeur
subjective”
1
, d’une diffusion massive “des doctrines et des théories de plus en plus
nombreuses (qui) affirment la cessité économique de l’inégalité”
2
et qui, au passage, se
manifestent fréquemment sous la forme politique d’une revendication exigeant la baisse de
l’impôt direct dans les tranches élevées de revenu”
3
.
1
Todd (E.), “L’illusion économique”, Ed Gallimard, Paris, 1999, p.157.
2
Idem.
3
Idem.
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Dans cette optique, il conviendrait de relever le rôle particulier des intellectuels o-
libéraux dans la construction d’un “nouveau sens commun”
4
des élites politiques, qu’elles
soient conservatrices ou social-démocrates.
Document n°172
Les néo-libéraux ont pris très au sérieux J.M. Keynes, pour qui Les hommes d’action qui se
croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de
quelque économiste passé. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel,
distillent des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque écrivailleur de
faculté”
5
.
Keynes (J.M.), “La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie” (1936),
Ed Payot, Paris, 1975, p.376.
Friedrich Von Hayek, insistait sur la nécessité de convertir les intellectuels, “faiseurs
d’opinion” aux vertus du néolibéralisme, considérant, au passage, que l’enjeu n’est “pas de
convertir des politiciens à la vision néolibérale mais plutôt de changer radicalement le climat
d’idées dans lequel ces mêmes politiciens opèrent”
6
. Il faudrait ici insister sur le rôle des
think-tanks, notamment en Grande-Bretagne
7
, dans cette construction de ce nouveau sens
commun néo-libéral, mais tel n’est pas l’objet de cette partie.
En effet, nous nous contenterons simplement de présenter les différentes doctrines
(liste largement non exhaustive) qui s’affrontent autour de la question des rapports entre
égalité et démocratie, autour de la notion de justice sociale.
* Qu’est-ce que la justice sociale ?
Mais avant cela, il convient de définir précisément ce que l’on entend par la notion de
justice sociale.
Document n°173
“Pour qu’une société soit considérée comme juste par les personnes qui la composent, il faut
tout d’abord que les décisions qui les affectent soient prises d’une façon qu’elles considèrent
comme légitime. Mais à cela s’ajoute une seconde exigence : que la répartition des bénéfices
et des peines leur semble équitable. Qu’il s’agisse de gitimité ou de partage, certaines
questions reviennent constamment. Un premier groupe de questions concerne la légitimité de
l’imposition des règles, par exemple des règles de partage, mais aussi plus fondamentalement,
des normes évitant la guerre de tous contre tous, ou encore l’oppression d’une partie de la
population.
4
Cf. Dixon (K.), “Les évangélistes du marché”, Ed Raisons d’Agir, Paris, 1998.
5
Keynes (J.M.), “La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie” (1936), Ed
Payot, Paris, 1975, p.376.
6
Dixon (K.), “Les évangélistes du marché”, Ed Raisons d’Agir, Paris, 1998, p. 29.
7
Idem.
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Un second ensemble de questions concerne le fait de savoir s’il existe un critère permettant de
déterminer ce qui devrait revenir à chaque personne, et si oui, lequel.
Dans le premier cas, il s’agit de savoir s’il est possible de définir des conditions telles que le
pouvoir de coercition cessaire à l’imposition de normes de justice puisse être moralement
légitime, en particulier pour la garantie de la liberté de chacun. Ce premier ensemble de
questions peut donc être placé sous le signe de l’idée de liberté, alors que le second vise à
déterminer quels sont les aspects sous lesquels les différents membres d’une société sont ou
devraient être égaux” .
V. Munoz-Dardé, “La justice sociale”, Ed Nathan, coll 128, 2000, p.13-14.
On le voit ici, la notion de justice sociale renvoie au débat, à la tension entre les
exigences de la liberté et celles de l’égalité, renvoie à la question posée par J. Rawls :
comment les hommes peuvent-ils rester égaux tout en reconnaissant et en formalisant
publiquement leurs différences ?
Ceci explique pourquoi, le débat autour des théories de la justice sociale tournent au
fond autour de la question de la démocratie.
Et pour présenter ce débat, on peut commencer par relever que les libéraux se
partagent en deux camps pour simplifier :
- ceux qui sont favorables à une démocratie « procédurale » et à un
libéralisme déontologique qui donne la priorité au juste sur le bien, qui se
méfie de toute quête d’un bien commun car le risque est trop grand de
tomber dans l’arbitraire des valeurs. Parmi ces « libéraux », on trouve entre
autres J. Habermas et J. Rawls, à ne pas confondre avec des libertariens
comme R. Nozick qui se trouve être également sur les positions d’un
libéralisme déontologique, mais qui fait œuvre en réalité d’un ultra-
libéralisme en matière économique.
- Ceux qui défendent un libéralisme téléologique, affirmant par conséquent
la supériorité du bien sur le juste, parmi lesquels on trouve les utilitaristes.
Mais face à ces libéraux, et en particulier face à ceux qui prônent un libéralisme
déontologique, on trouve les communautariens qui soulignent le caractère trop universaliste et
abstrait de ces théories libérales mais qu’il ne faut pas confondre avec les partisans d’une
société multiculturelle, communautaristes ou multiculturalistes.
Document n°174
« La pensée politique contemporaine se partage en fait entre deux sensibilités plus
complémentaires que contradictoires. Elle est marquée tout d’abord, par le développement de
philosophies dites « procédurales ».
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Celles-ci ont pour ambition d’esquisser les règles et les procédures de délibération permettant,
dans la société démocratique, l’expression de la pluralité des opinions, la compétition libre
des arguments et le règlement paisible des différends. Héritière de la pensée des Lumières, ces
nouvelles théories ont confiance dans la capacité des hommes à établir des critères généraux
afin de protéger leurs droits et d’assurer la paix. Elles prolongent en ce sens l’idéal
d’universalité de la pensée moderne. Pour la plupart, elles entendent restaurer une « politique
de la raison » capable de dépasser les oppositions d’intérêts dans la société » (…)
« Dénonçant l’arbitraire des valeurs, conscients de la frontière souvent floue entre philosophie
et idéologie, ils entendent se cantonner à une réflexion sur les règles permettant d’assurer une
équité des droits entre les individus.
Ils affichent une orientation plus libérale : leur souci fondamental est de garantir « un
égal accès à la liberté individuelle ». (…) Le communautarisme voit au contraire la société
comme une communauté ou comme un ensemble de communautés soudée(s) par des
valeurs communes. Ses partisans adressent une double critique aux philosophies « modernes »
rangées sous l’étendard du libéralisme. Ils en dénoncent tout d’abord l’universalisme : ils
refusent de faire des principes abstraits issus du XVIIIème siècle (l’individu, la nation, l’Etat,
le droit) le socle de l’unité sociale, même s’ils ont en même temps un profond respect pour les
valeurs démocratiques (la liberté, l’égalité des chances, la solidarité). Ils critiquent ensuite
l’individualisme qui conduit selon eux, à diffuser une vision « atomiste » de la société. Pour
les communautariens, la société n’est pas un assemblage d’individus égoïstes. Elle est formée
de communautés qui sont des réalités sociologiques incontournables et des creusets dans
lesquels se forgent des valeurs essentielles à la cohésion sociale. Aussi, les théories qui se
contentent de rechercher des règles d’arbitrage des conflits sont incapables de promouvoir une
société unie et solidaire. Plus qu’une politique fondée sur la raison, il convient alors de
redonner un « horizon moral » à la société contemporaine, en explorant les articulations
possibles entre la recherche d’un « bien commun » pour la société (l’adhésion à des valeurs
partagées) et le respect de la liberté individuelle. »
Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.497.498
Il reste qu’il convient de se méfier de la taxinomie des positions.
Document n°175
« Les casiers ainsi confectionnés, purs (libéralisme, communautarisme, républicanisme) ou
mixtes (républicanisme libéral, libéralisme communautariste et autres combinaisons d’ismes),
quelles que soient par ailleurs leurs vertus, ont l’inconvénient de perdre de vue la singularité
des auteurs et de comprendre leur pensée en termes de solution et non de problème ».
Ph De Lara, « Le pluralisme raisonnable est-il raisonnable ?» in C. Audard, « John
Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.96
A) La pensée des libertariens : un libéralisme déontologique soucieux des
libertés ?
N’ayant pas pour objectif d’être exhaustif, ni d’ailleurs comme possibilité, nous nous
attacherons principalement, dans le cadre de la présentation de la pensée des libertariens, à
deux auteurs, R. Nozick et F. Hayek.
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1°) Libéralisme et justice sociale chez R. Nozick.
Pour commencer d’une façon simple, il convient de relever que chez R. Nozick, il y a
un rejet de la notion de justice redistributive. Pour lui, la fiscalité redistributive est injuste et
constitue une violation du droit des gens. Pour lui, toute distribution qui est le produit de
libres transferts à partir d’une situation juste est elle-même juste. La justice sociale se confond
avec la nécessaire liberté des échanges. A partir du moment l’état initial est juste, c’est à
dire que les différentes appropriations originelles sont légitimes, les échanges alisés ne
peuvent être que mutuellement avantageux et, par conséquent, ne peuvent que conduire à un
état social optimum.
D’une telle position, il résulte que la seule taxation légitime est celle qui permet l’instauration
et le maintien d’institutions garantes du libre fonctionnement du marché (police, justice) et
que la correction des injustices ne peut être envisagé qu’à l’égard des avoirs injustement
acquis ou échangés
8
.
Dans le cadre d’une perspective plus large, il convient de relever que le libéralisme de
R. Nozick donne une priorité absolue au droit et au juste par rapport au bien, ses théories
relèvent par conséquent d’un libéralisme déontologique.
En ce sens, le libéralisme de R. Nozick se distingue des théories utilitaristes qui affirme la
priorité du bien sur le juste, libéralisme téléologique s’il en est. Pour R. Nozick, les individus
constituent des fins en soi.
Il affirme la nécessité absolue du respect des droits des individus, contrairement aux
théories utilitaristes qui peuvent, en principe, justifier la violation des droits de certains sous
condition qu’il en résulte un plus grand bien pour les autres. Pour R. Nozick, les individus
sont protégés par une barrière morale (droit à la vie, intégrité du corps, droit à la liberté, droit
de disposer de leurs possessions. Les individus sont propriétaires de leur propre personne et
de leurs propres aptitudes.
Si un tel libéralisme semble présenter un certain nombre de vertus, eu égard
notamment au nécessaire respect d’un certain nombre de droits des individus ; il n’en reste
pas moins que les positions de R. Nozick néglige pour le moins le fait que les théories de
l’échange généralisé peuvent conduire à une remise en cause du droit des individus.
Document n°175 bis
« (…) on verra que le rôle tout puissant donné au marché dans l’idéologie néo-libérale qui
déferle sur la planète depuis le début des années 1980 peut être critiqué au nom même de
l’individu : au nom des droits individuels et de l’équilibre des pouvoirs menacés par les visées
hégémoniques du principe exclusif du marché dans la perspective du libéralisme politique
8
Il reste que dans une telle conception de la justice, il semble pour le moins difficile de
dégager des applications pratiques dans la mesure où elle implique de retrouver l’origine d’une
acquisition illégitime.
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