177 III) Le débat autour des théories de la justice sociale : libertariens, libéraux, communautariens, communautaristes * Une nécessaire maîtrise du débat autour des théories de la justice sociale pour saisir « la montée de l’inégalité comme valeur subjective » comme origine de la montée objective de l’inégalité. Le débat autour des théories de la justice sociale nous semble absolument nécessaire à maîtriser, dans la mesure où un certain nombre d’auteurs soulignent le fait que la remise en cause de l’Etat-providence, la montée des inégalités est le résultat non seulement d’une crise financière, mais également et surtout le fait, que dans le champ des idées, les thèses néolibérales sont devenues quasi-hégémoniques. Document n°171 “A titre indicatif, si l’on voulait imiter la structure de répartition du revenu constatée aux Etats-Unis, il faudrait baisser de 36% le revenu disponible des 10% de foyers les plus pauvres, c’est-à-dire multiplier par trois le nombre d’allocataires du R I. On voit bien qu’un tel résultat n’est possible que s’il correspond intimement à la manière dont une société se considère elle-même, hors de tout discours sur la contrainte extérieure. L’accroissement massif des inégalités constaté aux Etats-Unis depuis vingt ans a été préparé, beaucoup plus que par la pression des contraintes économiques, par une intense légitimation intellectuelle et par conséquent par un débat sur la nature même du contrat social américain. Une littérature en sciences sociales propice à ce devenir politique et social a commencé de proliférer à partir de la fin des années 60 ; elle était fondée sur l’appel incantatoire à l’abandon des cohésions, l’apologie de l’inégalité et la contestation de la redistribution. Elle ne s’est pas référée à la nécessité d’adapter l’économie américaine à la donne mondiale, mais a entrepris de traiter pour lui-même le problème de la cohésion sociale, la répartition des talents n’ayant pas vocation à être rééquilibrée par la redistribution” . Fitoussi (J.P.), Rosanvallon (P.), “Le nouvel âge des inégalités”, Ed Seuil, 1996, 73-74. Cette perspective ouverte par J.P Fitoussi et P. Rosanvallon, et bien d’autres, a retenu notre attention souhaitant insister sur le fait que la montée en puissance des inégalités est le produit d’un bouleversement idéologique. Elle est le résultat, en d’autres termes, “d’une montée de l’inégalité comme valeur subjective”1 , d’une diffusion massive “des doctrines et des théories de plus en plus nombreuses (qui) affirment la nécessité économique de l’inégalité”2 et qui, au passage, se manifestent fréquemment sous la forme politique d’une revendication exigeant la baisse de l’impôt direct dans les tranches élevées de revenu”3 . 1 2 3 177 Todd (E.), “L’illusion économique”, Ed Gallimard, Paris, 1999, p.157. Idem. Idem. 177 178 Dans cette optique, il conviendrait de relever le rôle particulier des intellectuels néolibéraux dans la construction d’un “nouveau sens commun”4 des élites politiques, qu’elles soient conservatrices ou social-démocrates. Document n°172 Les néo-libéraux ont pris très au sérieux J.M. Keynes, pour qui “Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel, distillent des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque écrivailleur de faculté”5 . Keynes (J.M.), “La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie” (1936), Ed Payot, Paris, 1975, p.376. Friedrich Von Hayek, insistait sur la nécessité de convertir les intellectuels, “faiseurs d’opinion” aux vertus du néolibéralisme, considérant, au passage, que l’enjeu n’est “pas de convertir des politiciens à la vision néolibérale mais plutôt de changer radicalement le climat d’idées dans lequel ces mêmes politiciens opèrent”6 . Il faudrait ici insister sur le rôle des think-tanks, notamment en Grande-Bretagne7 , dans cette construction de ce nouveau sens commun néo-libéral, mais tel n’est pas l’objet de cette partie. En effet, nous nous contenterons simplement de présenter les différentes doctrines (liste largement non exhaustive) qui s’affrontent autour de la question des rapports entre égalité et démocratie, autour de la notion de justice sociale. * Qu’est-ce que la justice sociale ? Mais avant cela, il convient de définir précisément ce que l’on entend par la notion de justice sociale. Document n°173 “Pour qu’une société soit considérée comme juste par les personnes qui la composent, il faut tout d’abord que les décisions qui les affectent soient prises d’une façon qu’elles considèrent comme légitime. Mais à cela s’ajoute une seconde exigence : que la répartition des bénéfices et des peines leur semble équitable. Qu’il s’agisse de légitimité ou de partage, certaines questions reviennent constamment. Un premier groupe de questions concerne la légitimité de l’imposition des règles, par exemple des règles de partage, mais aussi plus fondamentalement, des normes évitant la guerre de tous contre tous, ou encore l’oppression d’une partie de la population. 4 Cf. Dixon (K.), “Les évangélistes du marché”, Ed Raisons d’Agir, Paris, 1998. Keynes (J.M.), “La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie” (1936), Ed Payot, Paris, 1975, p.376. 6 Dixon (K.), “Les évangélistes du marché”, Ed Raisons d’Agir, Paris, 1998, p. 29. 7 Idem. 5 178 178 179 Un second ensemble de questions concerne le fait de savoir s’il existe un critère permettant de déterminer ce qui devrait revenir à chaque personne, et si oui, lequel. Dans le premier cas, il s’agit de savoir s’il est possible de définir des conditions telles que le pouvoir de coercition nécessaire à l’imposition de normes de justice puisse être moralement légitime, en particulier pour la garantie de la liberté de chacun. Ce premier ensemble de questions peut donc être placé sous le signe de l’idée de liberté, alors que le second vise à déterminer quels sont les aspects sous lesquels les différents membres d’une société sont ou devraient être égaux” . V. Munoz-Dardé, “La justice sociale”, Ed Nathan, coll 128, 2000, p.13-14. On le voit ici, la notion de justice sociale renvoie au débat, à la tension entre les exigences de la liberté et celles de l’égalité, renvoie à la question posée par J. Rawls : comment les hommes peuvent-ils rester égaux tout en reconnaissant et en formalisant publiquement leurs différences ? Ceci explique pourquoi, le débat autour des théories de la justice sociale tournent au fond autour de la question de la démocratie. Et pour présenter ce débat, on peut commencer par relever que les libéraux se partagent en deux camps pour simplifier : - ceux qui sont favorables à une démocratie « procédurale » et à un libéralisme déontologique qui donne la priorité au juste sur le bien, qui se méfie de toute quête d’un bien commun car le risque est trop grand de tomber dans l’arbitraire des valeurs. Parmi ces « libéraux », on trouve entre autres J. Habermas et J. Rawls, à ne pas confondre avec des libertariens comme R. Nozick qui se trouve être également sur les positions d’un libéralisme déontologique, mais qui fait œuvre en réalité d’un ultralibéralisme en matière économique. - Ceux qui défendent un libéralisme téléologique, affirmant par conséquent la supériorité du bien sur le juste, parmi lesquels on trouve les utilitaristes. Mais face à ces libéraux, et en particulier face à ceux qui prônent un libéralisme déontologique, on trouve les communautariens qui soulignent le caractère trop universaliste et abstrait de ces théories libérales mais qu’il ne faut pas confondre avec les partisans d’une société multiculturelle, communautaristes ou multiculturalistes. Document n°174 « La pensée politique contemporaine se partage en fait entre deux sensibilités plus complémentaires que contradictoires. Elle est marquée tout d’abord, par le développement de philosophies dites « procédurales ». 179 179 180 Celles-ci ont pour ambition d’esquisser les règles et les procédures de délibération permettant, dans la société démocratique, l’expression de la pluralité des opinions, la compétition libre des arguments et le règlement paisible des différends. Héritière de la pensée des Lumières, ces nouvelles théories ont confiance dans la capacité des hommes à établir des critères généraux afin de protéger leurs droits et d’assurer la paix. Elles prolongent en ce sens l’idéal d’universalité de la pensée moderne. Pour la plupart, elles entendent restaurer une « politique de la raison » capable de dépasser les oppositions d’intérêts dans la société » (…) « Dénonçant l’arbitraire des valeurs, conscients de la frontière souvent floue entre philosophie et idéologie, ils entendent se cantonner à une réflexion sur les règles permettant d’assurer une équité des droits entre les individus. Ils affichent une orientation plus libérale : leur souci fondamental est de garantir « un égal accès à la liberté individuelle ». (…) Le communautarisme voit au contraire la société comme une communauté – ou comme un ensemble de communautés – soudée(s) par des valeurs communes. Ses partisans adressent une double critique aux philosophies « modernes » rangées sous l’étendard du libéralisme. Ils en dénoncent tout d’abord l’universalisme : ils refusent de faire des principes abstraits issus du XVIIIème siècle (l’individu, la nation, l’Etat, le droit) le socle de l’unité sociale, même s’ils ont en même temps un profond respect pour les valeurs démocratiques (la liberté, l’égalité des chances, la solidarité). Ils critiquent ensuite l’individualisme qui conduit selon eux, à diffuser une vision « atomiste » de la société. Pour les communautariens, la société n’est pas un assemblage d’individus égoïstes. Elle est formée de communautés qui sont des réalités sociologiques incontournables et des creusets dans lesquels se forgent des valeurs essentielles à la cohésion sociale. Aussi, les théories qui se contentent de rechercher des règles d’arbitrage des conflits sont incapables de promouvoir une société unie et solidaire. Plus qu’une politique fondée sur la raison, il convient alors de redonner un « horizon moral » à la société contemporaine, en explorant les articulations possibles entre la recherche d’un « bien commun » pour la société (l’adhésion à des valeurs partagées) et le respect de la liberté individuelle. » Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.497.498 Il reste qu’il convient de se méfier de la taxinomie des positions. Document n°175 « Les casiers ainsi confectionnés, purs (libéralisme, communautarisme, républicanisme) ou mixtes (républicanisme libéral, libéralisme communautariste et autres combinaisons d’ismes), quelles que soient par ailleurs leurs vertus, ont l’inconvénient de perdre de vue la singularité des auteurs et de comprendre leur pensée en termes de solution et non de problème ». Ph De Lara, « Le pluralisme raisonnable est-il raisonnable ?» in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.96 A) La pensée des libertariens : un libéralisme déontologique soucieux des libertés ? N’ayant pas pour objectif d’être exhaustif, ni d’ailleurs comme possibilité, nous nous attacherons principalement, dans le cadre de la présentation de la pensée des libertariens, à deux auteurs, R. Nozick et F. Hayek. 180 180 181 1°) Libéralisme et justice sociale chez R. Nozick. Pour commencer d’une façon simple, il convient de relever que chez R. Nozick, il y a un rejet de la notion de justice redistributive. Pour lui, la fiscalité redistributive est injuste et constitue une violation du droit des gens. Pour lui, toute distribution qui est le produit de libres transferts à partir d’une situation juste est elle-même juste. La justice sociale se confond avec la nécessaire liberté des échanges. A partir du moment où l’état initial est juste, c’est à dire que les différentes appropriations originelles sont légitimes, les échanges réalisés ne peuvent être que mutuellement avantageux et, par conséquent, ne peuvent que conduire à un état social optimum. D’une telle position, il résulte que la seule taxation légitime est celle qui permet l’instauration et le maintien d’institutions garantes du libre fonctionnement du marché (police, justice) et que la correction des injustices ne peut être envisagé qu’à l’égard des avoirs injustement acquis ou échangés8 . Dans le cadre d’une perspective plus large, il convient de relever que le libéralisme de R. Nozick donne une priorité absolue au droit et au juste par rapport au bien, ses théories relèvent par conséquent d’un libéralisme déontologique. En ce sens, le libéralisme de R. Nozick se distingue des théories utilitaristes qui affirme la priorité du bien sur le juste, libéralisme téléologique s’il en est. Pour R. Nozick, les individus constituent des fins en soi. Il affirme la nécessité absolue du respect des droits des individus, contrairement aux théories utilitaristes qui peuvent, en principe, justifier la violation des droits de certains sous condition qu’il en résulte un plus grand bien pour les autres. Pour R. Nozick, les individus sont protégés par une barrière morale (droit à la vie, intégrité du corps, droit à la liberté, droit de disposer de leurs possessions. Les individus sont propriétaires de leur propre personne et de leurs propres aptitudes. Si un tel libéralisme semble présenter un certain nombre de vertus, eu égard notamment au nécessaire respect d’un certain nombre de droits des individus ; il n’en reste pas moins que les positions de R. Nozick néglige pour le moins le fait que les théories de l’échange généralisé peuvent conduire à une remise en cause du droit des individus. Document n°175 bis « (…) on verra que le rôle tout puissant donné au marché dans l’idéologie néo-libérale qui déferle sur la planète depuis le début des années 1980 peut être critiqué au nom même de l’individu : au nom des droits individuels et de l’équilibre des pouvoirs menacés par les visées hégémoniques du principe exclusif du marché dans la perspective du libéralisme politique (à 8 Il reste que dans une telle conception de la justice, il semble pour le moins difficile de dégager des applications pratiques dans la mesure où elle implique de retrouver l’origine d’une acquisition illégitime. 181 181 182 distinguer du libéralisme politique) ou de la tradition libertaire (Proudhon, Bakounine, etc .), au nom de la créativité individuelle écrasée par l’enfermement dans une définition pauvrement commerciale de l’individu chez un Marx plus individualiste qu’on ne le croit habituellement, au nom de la recherche d’une articulation entre les exigences de la justice sociale et les aspirations au développement de l’individualité de chacun dans le socialisme individualiste de Jaurès etc. Nous ne pouvons pas laisser le monopole de l’individu au néolibéralisme ». Ph. Corcuff, J.Ion, F. De Singly, « Politiques de l’individualisme », éd Textuel, 2005, pp.11-12. Plus exactement, affirmer que l’individu est propriétaire de soi constitue un véritable danger par rapport à des questions relatives au statut de l’embryon, à la vente des organes ou encore à la prostitution9 . Enfin, on peut relever, que Will Kymlika10 s’interroge sur la pertinence d’une théorie qui s’interdit de lutter contre les inégalités au nom de la liberté de chacun, alors que certains handicaps représentent de véritables atteintes à la liberté et à l’autonomie de soi. Plus encore, il relève le fait que “propriété de soi” et “autodétermination” ne constituent pas des objectifs équivalents. Le droit à l’autodétermination est un référent légitime car il n’a de sens que si nous disposons à la fois de certaines ressources et de certaines libertés et implique, par conséquent que tout individu devrait avoir le même droit à ces ressources et à ces libertés. L’objectif d’une propriété de soi est restrictif, puisqu’il s’agit d’affirmer simplement le fait que l’on est propriétaire de sa propre personne et de SES propres aptitudes. Rien ne dit que ces dernières doivent être développées et qu’elles sont largement le produit de conditions sociales et économiques déterminées. 2°) F. Hayek ou la justice noyée dans la complexité sociale11 Pour F. Hayek, la justice sociale est un mirage. Sa conception de la société découle de sa conception de l’individu, plus exactement sa philososophie sociale est directement liée à sa philosophie de l’esprit humain. Document n°176 Pour F. Hayek, et selon G. Dostaler, "nous ne percevons pas directement une réalité extérieure donnée. Il n'y a pas d'essence des choses perçues. L'ordre que nous trouvons dans le 9 De ce point de vue, nous retrouvons le problème fondamental du libéralisme économique qui a trop tendance à ignorer les phénomènes de pouvoir et de domination en oeuvre au sein des mécanismes de marché. 10 Kymlika, “Théorie de la justice”, Ed La Découverte, 1998. 11 Cf. Dupuy (J.P.), “Libéralisme et justice sociale”, Ed Calmann-Lévy, Paris, 1992. 182 182 183 monde est donné par l'activité créatrice de notre esprit. La sensation est un mécanisme de décodage qui transmet de manière abstraite l'information à propos de l'environnement externe. Il n'y a pas de catégories fondamentales comme chez Descartes. Il n'y a pas de substrat des sensations, contrairement à ce que pensait Locke. Nous sommes au contraire plus près de la vision de Kant, selon laquelle la connaissance réunit et organise les institutions sensibles grâce à des catégories et principes à priori, qu'il appelle les lois de l'entendement. Le temps et l'espace ne sont pas donnés à priori mais sont des catégories de l'entendement. Les "choses en soi" ne sont pas connaissables"12. »Un individu apprend à différencier, classer et organiser les stimuli dont il est constamment bombardé. C’est par ce processus qu’un organisme, quel qu’il soit, parvient à survivre dans un environnement donné. Ce processus relève de l’expérience individuelle, mais il comporte aussi des éléments de nature héréditaire. C’est ainsi qu’est créé un ordre sensoriel, d’une manière qui échappe en grande partie à la conscience de l’individu ». G. Dostaler, “Le libéralisme de Hayek”, Ed La découverte, Coll Repères, 2001, p.29. Les individus ne prennent pas conscience des processus cognitifs qu’ils mettent en oeuvre ; leurs comportements reposent sur un substrat de connaissances tacites. Il en résulte que les individus sont irrémédiablement opaques à eux mêmes, conformément à une vision heidegérienne de l’esprit humain. Les états de conscience des individus sont gouvernés par des schèmes abstraits qui gouvernent justement leurs consciences mêmes. De cette philosophie de l’esprit, il en résulte une philosophie sociale. Pour F. Hayek, les hommes font ou plutôt agissent leur société mais ils ne savent pas ce qu’ils font, ni comment ils le font. Sa philosophie sociale relève d’un individualisme méthodologique complexe. La société échappe aux individus parce qu’elle est infiniment plus complexe qu’eux. Pour F. Hayek, comprendre l’individu n’implique pas nécessairement de comprendre la société. L’ordre social est un ordre spontané qu’aucune volonté n’a voulu, qu’aucune conscience n’a conçu (Kosmos). C’est en ce sens qu’il condamne toute perspective rationaliste constructiviste qui postule qu’il est possible de rassembler tous les savoirs individuels en un savoir commun et central dans un poste de commande. Document n°177 « La société est pour Hayek un organisme dont le degré de complexité est plus élevé que celui du cerveau humain. Il est donc impossible pour l’esprit de donner une explication complète de sa nature et de son fonctionnement. C’est ce qui rend la planification socialiste impossible, et plus généralement tous les projets de reconstruction rationnelle des sociétés utopiques, depuis la Cité idéale de Platon jusqu’au communisme de Marx ». G. Dostaler, “Le libéralisme de Hayek”, Ed La découverte, Coll Repères, 2001, p.31. « La tendance à considérer la société comme composée de totalités, d’ensembles que l’on peut 12 183 G. Dostaler, “Le libéralisme de Hayek”, Ed La découverte, Coll Repères, 2001, p.28-29. 183 184 directement appréhender, constitue une des nombreuses dérives du scientisme, que Hayek qualifie de « totalisme ». Il y associe des concepts comme ceux de classe, de nation, d’industrie, de capitalisme, d’impérialisme. Ce sont des constructions théoriques provisoires et non des réalités objectives ». G. Dostaler, “Le libéralisme de Hayek”, Ed La découverte, Coll Repères, 2001, p.37. Il ressort de cette philosophie sociale que seule le marché (ordre du marché : catallaxie) peut garantir la liberté et la justice, constituant le meilleur garant de la liberté entendue comme absence de coercition. Le marché constitue une sphère d’aliénation libératrice des individus, une sphère d’hétéronomie qui n’en est pas tout à fait une dans la mesure où la production des normes ne relève pas d’un sujet et sont les mêmes pour tous. Document n°178 « De là nous pouvons former un mot moderne, catallaxie, que nous emploierons pour désigner l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché. Une catallaxie est ainsi l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le marché à travers les actes de gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats ». F. Hayek, « Droit, législation et liberté », vol 2, « Le Mirage de la justice sociale », Ed Puf, 1981, p.131 L’ordre collectif est le résultat de l’action des hommes et non de leurs desseins. C’est sans le savoir, ni le vouloir que les hommes contribuent à l’ordre collectif. Cet ordre est un “effet de composition” produit par des actions individuelles accomplies séparément et sans qu’aucune n’ait cet ordre pour visée. Document n°179 « la plupart des grands accomplissements humains ne sont pas le résultat d’une pensée consciemment dirigée, encore moins le produit de l’effort délibérément coordonné de beaucoup de personnes, mais le résultat d’un processus où l’individu joue un rôle qu’il ne peut jamais pleinement comprendre ». F. Hayek, “Scientisme et sciences sociales : essai sur le mauvais usage de la raison » (1953), agora, 1986, p.135 J.P. Dupuy, analysant la pensée de F. Hayek, considère que tout se passe comme si la société se mettait à distance des individus qui paradoxalement l’alimentent de leurs actions, ce processus est qualifié par J.P. Dupuy d’ auto-extériorisation, d’autotranscendance, dont la caractéristique essentielle est qu’il y a production endogène d’une extériorité. En ce sens la pensée de F. Hayek s’éloigne de celle de J.J. Rousseau ou de Hobbes selon lesquelles, dans leur théorie du contrat social, il y a production, en toute conscience d’une extériorité. On peut par conséquent s’abandonner aux “forces aveugles du processus social”, aux 184 184 185 “forces obscures du marché”, un abandon qui génère une liberté plus grande pour les individus et une acceptation de leur part des inégalités puisqu’elles ne sont pas le produit d’un dessein d’une autorité. La conception de la justice chez F. Hayek repose sur l’idée d’une nécessaire conformité des individus vis-à-vis des règles de juste conduite, des règles de l’ordre social spontanée. Règles qui trouvent leur source dans un droit naturel, dans des lois fondamentales de la nature telles que la stabilité de la propriété privée, l’existence de procédures reconnues pour le transfert de propriété et le nécessaire respect des promesses. Mais ces règles ne résultent pas simplement de l’existence d’un droit naturel ; elles subissent des évolutions, il existe une évolution culturelle qui sélectionne les règles de comportement les plus bénéfiques et où les processus d’imitation jouent un rôle conséquent. Enfin, il convient de relever que chez F. Hayek, l’intervention pour réduire les inégalités est soupçonnée de conduire à des dérives totalitaires, pour lui, “l’interventionnisme de tous les phénomènes économiques ne permet guère d’arréter le planisme à un point voulu. Une fois le libre jeu du marché entravé, le dirigeant du plan sera amené à étendre son contrôle jusqu’à ce qu’il embrasse tout”. Document n°180 Nous retrouvons ici une permanence du courant libertarien, puisqu’à l’occasion d’un colloque organisé le 26 aoüt 1938 à Paris (Colloque Walter Lippmann) auquel participaient F. Hayek et L. V. Mises, le professeur Rougier déclarait : “Le drame moral de notre époque, c’est, dès lors, l’aveuglement des hommes de gauche qui rêvent d’une démocratie politique et d’un planisme économique, sans comprendre que le planisme économique implique l’Etat totalitaire et que le socialisme libéral est une contradiction dans les termes” . Cockett (R.) , “Thinking the unthinkable. Thinks and the Economic CounterRévolution, 1931-1983, Ed Fontana Press, Londres, 1994, p.11, in Dixon (K.), op-cit. Il reste qu’en matière de justice sociale, l’Etat doit assistance aux plus démunis, F. Hayek se prononce pour un revenu minimal garanti. Document n°181 « L’assurance d’un certain minimum de ressources pour chaque individu, ou une sorte de niveau de base au-dessous duquel personne ne risque de tomber même s’il est incapable de pourvoir à sa subsistance, voilà qui peut être considéré non seulement comme une protection tout à fait légitime contre un risque commun à tous, mais encore comme un élément nécessaire de la Société élargie où l’individu n’a plus désormais de créance morale sur les membres du petit groupe particulier dans lequel il est né »13. Hayek cité par G. Dostaler, “Le libéralisme de Hayek”, Ed La découverte, Coll Repères, 2001, p.76. « Il n’y a pas de raison pour que le gouvernement d’une société libre doive s’abstenir d’assurer à tous une protection contre un dénuement extrême, sous la forme d’un revenu minimum garanti, ou d’un niveau de ressources au-dessous duquel personne ne doit tomber. Souscrire une telle assurance contre l’infortune excessive peut assurément être dans l’intérêt 13 185 Hayek cité par G. Dostaler, “Le libéralisme de Hayek”, Ed La découverte, Coll Repères, 2001, p.76. 185 186 de tous ; ou l’on peut estimer que c’est clairement un devoir moral pour tous, au sein de la communauté organisée, de venir en aide à ceux qui ne peuvent subsister par eux-mêmes. A condition qu’un tel minimum de ressources soit fourni hors marché à tous ceux qui, pour une raison quelconque, sont incapables de gagner sur le marché de quoi subsister, il n’y a là rien qui implique une restriction de liberté ou un conflit avec la souveraineté du droit. Les problèmes qui nous occupent ici apparaissent seulement lorsque la rémunération de services rendus est fixée par l’autorité, mettant ainsi hors de jeu le mécanisme impersonnel du marché qui oriente les efforts des individus. » F. Hayek : Droit, législation et liberté , (1973-1979/1995), PUF, Coll. Quadrige, (volume 2, « Le mirage de la justice sociale », p. 104) Mais le vocable même de justice sociale reste pour lui un mirage. Document n°182 «...dans une société d’hommes libres, dont les membres ont toute latitude pour employer leurs connaissances à la poursuite de leurs propres objectifs, le terme « justice sociale » est un vocable vide de sens ou de contenu . » F. Hayek, Droit, législation et liberté (1976), tome 2 : Le mirage de la justice sociale, PUF, Coll. Quadrige,1995, (p.116) « La pleine égalité pour le plus grand nombre signifie inévitablement la soumission égale des multitudes aux ordres d’une quelconque élite qui gère leurs intérêts. Alors que l’égalité des droits dans un gouvernement limité est possible en même temps qu’elle est la condition de la liberté individuelle, la revendication d’une égalité matérielle des situations ne peut être satisfaite que par un système politique à pouvoirs totalitaires. » F. Hayek, Droit, législation et liberté (1976), tome 2 : Le mirage de la justice sociale, PUF, Coll. Quadrige,1995, (p.100) Document n°183 « Le grand problème est de savoir si cette nouvelle exigence d’égalité n’est pas en conflit avec l’égalité des règles de juste conduite que le gouvernement est tenu d’imposer à tous dans une société libre. Il y a évidemment une grande différence entre un pouvoir à qui l’on demande de placer les citoyens dans des situations matérielles égales (ou moins inégales) et un pouvoir qui traite tous les citoyens selon les mêmes règles dans toutes les activités qu’il assume par ailleurs. » F. Hayek, Droit, législation et liberté (1976), tome 2 : Le mirage de la justice sociale, PUF, Coll. Quadrige,1995, (p.98-99) « Tant que l’on considère que la position des divers individus doit dépendre en quelque mesure des talents de chacun et des circonstances particulières où il se trouve, il est hors du pouvoir de quiconque de garantir que tous auront les mêmes chances » F. Hayek, Droit, législation et liberté (1976), tome 2 : Le mirage de la justice sociale, PUF, Coll. Quadrige,1995, (p.152) « Comme les gens diffèrent les uns des autres en de nombreux attributs que le gouvernement ne peut modifier, celui-ci serait obligé de traiter chacun fort différemment des autres pour que tous obtiennent la même situation matérielle. Il est incontestable que pour assurer une même position concrète à des individus extrêmement dissemblables par la vigueur, l’intelligence, le talent, le savoir et la persévérance, tout autant que par leur milieu physique et social, le pouvoir devrait forcément les traiter de façon très dissemblable pour compenser les désavantages et les manques auxquels il ne peut rien changer directement. Et d’autre part, la 186 186 187 stricte égalité des prestations qu’un gouvernement pourrait fournir à tous dans cet ordre d’idées conduirait manifestement à l’inégalité des situations matérielles résultantes. » F. Hayek, Droit, législation et liberté (1976), tome 2 : Le mirage de la justice sociale, PUF, Coll. Quadrige,1995, (p.99) Qu’a tout moment la position de chaque individu dans la société soit le résultat de processus antérieurs de tâtonnements et d’exploration au cours desquels lui-même ou ses ancêtres ont poussé, avec des fortunes diverses, dans tous les coins et recoins de leur environnement (physique et social), et qu’en conséquence les occasions que créée toute modification des circonstances aient des chances d’être saisies par quelqu’un - telle est la base concrète de cette utilisation du savoir pratique éparpillé, dont dépendent la prospérité et l’adaptabilité de la Grande Société. Mais c’est en même temps la cause de l’inégalité involontaire et inévitable des chances que les décisions de chaque génération créent pour les suivantes. (...) Si les parents avaient l ’assurance qu’en quelque endroit où ils aillent, et quelque activité qu’ils choisissent, le gouvernement devra garantir l’égalité des chances à leurs enfants, de sorte que ces enfants seraient assurés des mêmes facilités quoi que leurs parents aient décidé, un facteur important qui, dans l’intérêt général, aurait dû les inspirer serait négligé dans ces décisions. » F. Hayek, Droit, législation et liberté (1976), tome 2 : Le mirage de la justice sociale, PUF, Coll. Quadrige,1995, (p.11) « Il est maintenant nécessaire de distinguer nettement entre deux problèmes entièrement différents que la demande de « justice sociale » soulève dans un ordre de marché. Le premier est : dans un ordre économique basé sur le marché, le concept de « justice sociale » a-t-il un sens, un quelconque contenu ? Le second est : est-il possible de maintenir un ordre de marché tout en lui imposant (au nom de la « justice sociale » ou sous tout autre prétexte) un modèle de rémunération fondé sur l’estimation des performances ou des besoins des différents individus ou groupes par une autorité ayant pouvoir de le rendre obligatoire ? La réponse aux deux questions est nettement non. » F. Hayek, Droit, législation et liberté (1976), tome 2 : Le mirage de la justice sociale, PUF, Coll. Quadrige,1995, (p.81-82) B) L’Utilitarisme porteur d’un libéralisme téléologique 1°) Le conséquentialisme utilitariste D’une façon générale, l’utilitarisme défend l’idée qu’un comportement ou une politique moralement juste est celui ou celle qui produit le plus grand bonheur des membres de la société. Une telle perspective semble à priori séduisante, plus particulièrement dans le contexte du XIX° siècle. En effet, l’objectif fixé par les utilitaristes ne dépend pas de l’existence de Dieu, de l’âme ou d’une quelconque entité métaphysique. En outre, la doctrine utilitariste est marqué par un conséquentialisme qui défend la formulation d’interdits au nom d’un arbitraire moral (/ homosexualité, / alcoolisme, / drogues, etc.). La condamnation d’un comportement ne doit résulter que de la preuve que celui-ci empêche ou lèse le ou les comportements d’autrui. De la même façon, un comportement ne peut être estimé moralement louable que s’il bénéficie à quelqu’un d’autre. La morale utilitariste ne relève ainsi pas de l’ordre esthétique, de l’étiquette, de la convenance ou de l’inconvenance. En ce sens les théories utilitaristes constituèrent des armes puissantes contre les préjugés. 187 187 188 Document n°184 « Dans la doctrine utilitariste, c’est le bonheur qui est le bien suprême, et le bonheur de la société la pierre de touche lorsqu’il y a conflit entre les critères secondaires. Ainsi, dans le libéralisme utilitariste, la liberté est un bien subordonné, qui doit être jugé à l’aune du critère suprême. Si une liberté particulière contribue au bonheur général, elle est considérée comme bonne ou souhaitable ; si elle diminue la masse globale de bonheur, elle est considérée comme non souhaitable. Ainsi, il est considéré comme souhaitable que les individus disposent de la liberté de choisir leur métier et leur lieu de résidence car l’exercice de ces libertés tend à augmenter le bonheur collectif. En revanche, il n’est pas souhaitable que les parents disposent de la liberté de donner ou non de l’éducation et de l’instruction à leurs enfants ou que les entrepreneurs disposent de la liberté de s’entendre pour partager un marché, car de telles libertés tendraient à diminuer le bonheur global ». Francisco Vergara, « Les fondements philosophiques du libéralisme. Libéralisme et éthique », Ed La Découverte, 2002, p.19-20. 2°) Les failles de la doctrine utilitariste La justice sociale se confond avec la recherche de la maximisation du bien- être social, de l’utilité globale entendue comme sommation des utilités individuelles. Dans le cadre de cette recherche de la maximisation de l’utilité, le problème essentiel posé est celui des ressources disponibles pour faire face aux préférences multiples des individus. Plus encore, se pose le problème du traitement et de la prise en compte de ces préférences multiples. Par souci d’agrégation des utilités individuelles pour aboutir à une utilité globale, les utilitaristes sont conduit à accorder la même importance à tous les individus, à accepter le même poids aux intérêts de chacun, à faire en sorte que tout le monde occupe la même position morale. La conception de la justice sociale chez les utilitaristes relèvent d’un libéralisme téléologique dans la mesure où le bien, entendue comme obtention d’états de faits désirables, est supérieur au juste. Il en résulte que la maximisation de l’utilité peut être réalisée au prix du sacrifice de certains individus, au prix de la détérioration de la position de certains individus. Document n°185 « Pour les libéraux les plus radicaux que sont les libertariens (Nozick, Rothbart), les libertés individuelles demeurent bien sûr, dans toutes leurs dimensions, la seule valeur fondamentale. Les libertés d’échange et de don, fondées sur le droit de propriété, ne peuvent être mis en regard d’aucun autre critère de justice, et d’éventuels objectifs d’efficience ou d’équité ne justifient en rien l’intervention de l’Etat, dont le rôle est au maximum de garantir la propriété individuelle. A la différence des libertariens, les utilitaristes ne s’opposent pas par principe à la redistribution des ressources. Mais la théorie utilitariste, référence de base des défenseurs de l’efficacité économique, encadre très fortement sa légitimité. Le critère de justice qu’elle défend est en effet la maximisation d’un bien être collectif défini comme la somme des utilités de chacun des individus, il n’existe pas dans ce cadre d’optimum économique qui se révèle préférable à un autre, quelles que soient leurs configurations plus ou moins inégalitaires. Les 188 188 189 réformes économiques et sociales ne sont alors justifiées que si elles aboutissent à se rapprocher d’un équilibre « optimal », c’est-à-dire si elles permettent d’améliorer la situation de certains agents sans détériorer la situation d’aucun autre. » Mireille Elbaum : Justice sociale, inégalités, exclusion, Observations et Diagnostics Economiques (OFCE), n° 53, Avril 1995 (p. 200) Plus encore, un certain nombre de problèmes se pose quant à la question du calcul de l’utilité globale, quant à la question de la prise en compte des utilités et des préférences individuelles. Ainsi, R Dworkin, à partir d’une distinction entre préférence personnelle (/ biens, ressources, opportunités qu’un individu souhaite disposer) et préférence externe (/biens, ressources, opportunités qu’un individu souhaite que les autres puissent disposer), se pose la question de l’intégration, dans le calcul des préférences, de préférences externes illégitimes, de préférences qui aboutissent au fait que certaines personnes souffrent parce que d’autres ne veulent pas qu’elles soient traitées sur un pied d’égalité. Il serait, semble-t-il logique, d’exclure les préférences qui nient que les préférences de chacun doivent peser du même poids ; d’appliquer au fond la règle selon laquelle, il ne peut y avoir d’utilitarisme pour les ennemis de l’utilitarisme. Dans cette perspective, il convient de relever qu’il existe des utilitaristes de la règle pour qui la coopération sociale implique l’obéissance à un ensemble de règles. Un autre problème apparaît également par rapport à la question du calcul des préférences est celle de savoir si on doit prendre en compte les préférences égoïstes, celles qui relèvent du désir d’individus souhaitant obtenir plus que leur juste part de ressources. Les utilitaristes, à quelques exceptions près, ignorent cette considération, dans la mesure où ils nient l’existence de quelque chose comme une juste part qui pourrait être définie indépendamment du résultat du calcul des utilités. La plupart des utilitaristes considèrent qu’une distribution équitable se confond avec une distribution qui maximise l’utilité, et, par conséquent, on ne peut identifier aucune préférence comme égoïste, avant que ne soit effectué ce calcul. Il conviendrait également de relever que les théories utilitaristes semblent peu porteuses d’une quelconque politique réelle de justice sociale comme le souligne Kymlicka, dans la mesure où, dans la réalité économique et sociale, la question de la mesure réelle de l’utilité, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est pour le moins pas résolue, et par conséquent, on ne voit pas bien comment les théories utilitaristes pourrait aboutir à la définition de la meilleure des politiques. Plus encore, la question de la distribution des utilités n’est pas évoqué, une telle position contribue à la légitimation des inégalités, seule compte l’utilité globale. Enfin, les définitions même de l’utilité sont sujettes à question, comment la définir, en 189 189 190 la matière, il existe quatre possibilités: - l’utilité comme hédonisme, comme recherche du plaisir, vision qui ne résiste pas longtemps à la question de R. Nozick : “Pourquoi n’accepterions nous pas d’être shootés” constamment ? - L’utilité comme état mental non hédoniste, comme recherche des choses et des activités qui donnent un sens à la vie ; - l’utilité qui ne se réduit pas à une séquence appropriée d’états mentaux, vision qui implique que la maximisation de l’utilité des individus passe par une satisfaction de leurs préférences quelles qu’elles soient. Il reste que cette utilitarisme de la satisfaction des préférences affirme qu’une chose a de la valeur si un grand nombre d’individus la désirent. Mais cela est faux. Ce ne sont pas nos préférences qui assignent de la valeur à tel ou tel bien, c’est le fait qu’il ait de la valeur qui nous donne une bonne raison de le préférer. - l’utilité comme satisfaction des préférences informés, vision qui exclut les préférences erronées. Malgré toutes ces critiques négatives, on peut relever deux arguments en faveur de la maximisation de l’utilité conçue en tant que critère de la validité morale. On peut relever que la doctrine utilitariste repose sur une égale considération de tous les intérêts : - les individus comptent, et ils comptent tous à égalité, par conséquent; - on doit accepter le même poids aux intérêts de chacun, par conséquent, - les actions moralement bonnes maximiseront l’utilité. “Fais ce que tu voudrais qu’on te fasse, et aime ton prochain comme toi-même, tel est l’idéale perfection de la moralité utilitariste”. On peut enfin relever que l’utilitarisme relève d’un libéralisme téléologique (bien > juste). L’action moralement bonne est définie en termes de maximisation du bien, plutôt qu’en termes d’égale considération des individus. La morale concerne le bien, sa maximisation est mesurée par l’agrégation utilitariste, laquelle suppose un traitement à égalité des intérêts des individus. 3°) Les enseignements de J.S. Mill et de L. Walras a) Les enseignements de J.S. Mill Pour J.S Mill, “La liberté”, “Le gouvernement représentatif”, “L’utilitarisme”, la fin de la morale est le plus grand bonheur pour tous (et non pour chacun). Pour lui, l’homme 190 190 191 cherche le bonheur, donc les plaisirs, et s’il est suffisamment éclairé, il cherchera les plaisirs les plus purs. La bienveilance, la sympathie, l’altruisme et finalement l’amour de la vertu comptent parmi ces plaisirs supérieurs. Tout homme éclairé désire non seulement son bonheur mais encore celui de son prochain. L’enjeu est d’instaurer une association entre bonheur personnel et bien de la société dans les sentiments de chaque individu, d’instaurer des lois et arrangements sociaux permettant l’harmonisation de l’intérêt individuel avec l’intérêt général. Le sentiment de justice présent dans chaque individu ne résulte guère de l’altruisme mais d’une vision égoïste, qui consiste à considérer un acte comme injuste en pensant cet acte comme étant dirigé contre soi-même. Il s’agit de faire ce que l’on voudrait que l’on te fasse, d’aimer son prochain comme soi-même. Les principes de justice doivent être impartiaux et impliquent le traitement de tout le monde de manière égale. Enfin, on trouve dans l’oeuvre de J.S. Mill, un certain nombre de propositions pour lutter contre les inégalités, pour mettre en oeuvre une une certaine forme de justice sociale. Ainsi, J.S. Mill se déclare favorable à certaines formes de restriction en matière de transfert de la propriété. Il considère qu’il doit y avoir respect d’un principe d’équité, que le revenu doit être proportionnel à l’effort accompli. Il en résulte une condamnation des héritiers oisifs. Pour J.S. Mill, l’extinction de la pauvreté sera réalisée dans le cadre d’une diffusion générale de l’éducation, de la limitation des naissances, de l’assistance aux pauvres sous condition que cette assistance ne constitue pas une désincitation au travail. b) Les enseignements de L. Walras. Pour L. Walras, la propriété des fruits du travail est juste. Les facultés personnelles sont, de droit naturel, la propriété de l’individu. Il requiert ainsi une suppression des impôts personnels. En revanche, il considère que la propriété de la terre ne se se justifie pas, dans la mesure où la terre constitue une richesse naturelle, indépendamment du travail de l’homme ; conformément à une telle analyse, L. Walras se prononce en faveur d’une nationalisation des terres. En revanche, il se déclare hostile à une taxation de l’héritage comme le prônait J.S. Mill. D’une façon générale, il considère que la prévention de l’indigence, la réalisation d’une plus grande masse possible de bien être physique, intellectuel et moral seront le produit du perfectionnement de l’activité économique, de la liberté du travail associé à un bon système de propriété, d’une éducation morale des citoyens et d’une promotion des associations de travailleurs, lesquelles devront prendre en charge la couverture des risques. Selon J.P. Dupuy, l’analyse walrassienne consiste à considérer que l’économie est un 191 191 192 jeu à somme positive, que la réalisation d’échanges est mutuellement avantageuse. Plus encore, elle repose sur l’idée que lorsqu’un état social A est supérieur à un état social B, aucun individu ne peut le nier. Un critère d’unamité apparaît donc qui confère un caractère supra éthique et supra politique à la détermination de l’optimum social. Plus exactement la seule possibilité de classement se situe à un niveau global, au niveau des états optimaux ou efficaces, niveau où la société se confond avec un individu, niveau où on néglige les divergences d’appréciation des individus qui exigeraient de prendre en compte la pluralité des préférences. Il en résulte d’une part que le classement des états optimaux ne peut que relever du domaine des économistes et non du politique et, d’autre part, que l’analyse walrassienne ne prend pas en compte l’envie : les individus sont indifférents les uns envers les autres et leurs interrelations se limitent aux strictes échanges économiques14 . C) Pour une justice déontologique : la théorie de la justice comme équité de J. Rawls 1°) Quels principes de justice ? Selon J.Rawls et s’inscrivant dans une perspective libérale, une société juste doit reposer sur l’égalité des droits et des libertés pour tous. Les principes de justice doivent être valables pour la structure de base de la société entendue comme étant une série d’institutions telles que les nécessaires protection légale de la liberté de pensée et de conscience et existence de marchés concurrentiels et de droit de la propriété privée15 . Document n°186 « En quel sens précis, la théorie de la justice comme équité est-elle donc libérale ? Lorsque Rawls doit se prononcer sur cette question en produisant une définition générale du libéralisme, il se réfère toujours à une position politique substantielle (…). Ainsi une conception libérale de la justice est définie par trois caractéristiques : « (1) une description précise de certains droits et libertés de base (bien connus dans les régimes démocratiques constitutionnels) , (2) l’attribution d’une priorité particulière à ces droits, libertés et possibilités, surtout pour contrebalancer les revendications émises au nom du bien général et des valeurs perfectionnistes ; et (3) des mesures assurant à tous les citoyens des moyens adéquats pour qu’ils puissent faire un usage effectif de leurs libertés et possibilités ». B. Guillarme, « Le républicanisme libéral de J. Rawls » in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.121. 14 in “Libéralisme et justice sociale”, Ed Calmann-Lévy, Paris, 1992. 15 Il convient de relever ici que J. Rawls ne fait pas figurer au sein de la structure de base de la société la nécessaire existence de la propriété privée des moyens de production ; il considère que sa théorie de la justice doit pouvoir être applicable dans une économie de marché mais également dans le cadre d’une économie socialiste. 192 192 193 Enfin et surtout, J. Rawls défend l’idée qu’il existe une bonne manière d’étudier des théories éthiques, la théorie du contrat. A cet effet, il se propose de construire une situation hypothétique de départ dans laquelle les individus sont enserrés dans un voile d’ignorance ; ils ne connaissent ni leur situation sociale, ni leurs dons ou capacités. Une telle situation assure la mise en oeuvre d’un processus de négociation équitable entre des êtres mutuellement désintéressés (ne s’intéressant pas aux intérêts des autres, seulement soucieux de promouvoir leurs intérêts tout en ignorant leurs positions sociales et leurs dons ou capacités). Ils ne sont intéressés que par rapport à la question de leur accès aux « biens premiers » : droits et libertés de base ; liberté de circulation et liberté de choix d’une occupation entre des possibilités variées offertes à l’individu ; revenus et richesse ; responsabilité, pouvoirs et prérogatives en relation avec la position dans la structure sociale et enfin base sociale du respect de soi même. De cette situation hypothétique, de ce processus de négociation, en ressortirait nécessairement et en toute rationalité et plutôt même raisonnabilité16 une certaine conception de la justice reposant sur trois points : - - l’acceptation d’un principe d’égalité dans l’attribution des droits et des devoirs des individus ; l’acceptation de l’idée que les inégalités de richesses et d’autorité ne peuvent être justes que si elles produisent en compensation des avantages pour chacun, et en particulier, pour les plus démunis, pour les membres les plus désavantagés de la société ; et enfin, sur l’exclusion de l’idée que le principe d’utilité puisse être reconnu comme principe de justice. Nul individu, dans la situation hypothétique de départ, ne pourrait accepter la possibilité d’une remise en cause de ses propres intérêts au profit et au nom d’une maximisation du bien être social, entendue comme maximisation de la somme algébrique des avantages. 16 « Une dichotomie assez systématique est établie par Rawls entre raison théorique, « rationalité », hétéronomie, conceptions du bien et doctrines « compréhensives « vraie », d’une part, raison pratique, « raisonnabilité », autonomie, théorie de la justice et libéralisme politique de l’autre » (C Audard, « La cohérence de la théorie de la justice » in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p. 20.). L’évolution de son œuvre de « Théorie de la justice » à « Libéralisme politique » est marquée par une volonté de fonder les principes de justice sur la base d’une autonomie doctrinale. « Une doctrine est (…) autonome parce que, dans l’ordre qu’elle représente, les valeurs politiques de la justice ne sont pas simplement représentées comme des exigences morales imposées de l’extérieur. Elles ne sont pas non plus le résultat de pressions que les autres citoyens exercent sur nous (…), mais sont plutôt basées sur notre propre raison pratique ».(J. Rawls, Libéralisme politique », éd Puf, 1995, p.133. 193 193 194 Document n°187 J. Rawls fonde en réalité sa théorie à partir d’une perspective kantienne dans le cadre d’une procédure de l’impératif catégorique : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». « La procédure de l’impératif catégorique est le modèle de la « position originelle » dans « Théorie de la justice ». « Cette procédure (de la position originelle) incorpore, selon nous, toutes les exigences pertinentes de la raison pratique et montre comment les principes de justice découlent des principes de la raison pratique en liaison avec des conceptions de la société et de la personne qui sont ellesmêmes des idées de la raison pratique » (J. Rawls, Libéralisme politique) C Audard, « La cohérence de la théorie de la justice » in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p. 20. Document n°188 « L’originalité de la démarche de Rawls se manifeste par l’exclusion de deux sacrifices qu’une société pourrait être portée à exiger d’une partie de ses membres : exclusion d’un sacrifice des plus défavorisés au nom de l’efficacité économique, donc condamnation du « libéralisme sauvage »; exclusion d’un sacrifice des plus favorisés au nom de la justice sociale, donc rejet du « socialisme autoritaire ». » F. Terré , « Préface » in Individu et justice sociale. Autour de John Rawls Seuil, Coll. Points, 1988 (p. 9) Les deux derniers points dégagent un choix de la stratégie du maximin, celle qui maximise ce que l’on obtiendrait si l’on se retrouvait dans la position minimale. Il s’agit de se mettre à distance de toute affirmation éthique ou morale. Le processus de détermination des principes de justice garantit la rationalité de la détermination et de la nature même des principes de justice. Document n°189 « Rawls part d'une idée simple: un système de règles équitable est un système auquel les contractants pourraient adhérer sans savoir à l'avance quel bénéfice personnel ils en retireront. C'est pourquoi il élabore la fiction d'une « position originelle » (il s'agit d'une procédure imaginaire de représentation de la justice comme impartialité, pas d'une hypothèse métaphysique) dans laquelle les individus connaissent les caractéristiques générales du fonctionnement de la société et de la psychologie humaine sans savoir quelle sera leur position sociale en son sein, ni quelles seront leurs aptitudes naturelles et leurs propensions psychologiques. Ils disposent de toute l'information nécessaire, sauf de celle qui leur permettrait de trancher en leur propre faveur. Dans ces conditions, chaque contractant doit imaginer des principes de justice valides pour une société où sa propre position sociale lui 194 194 195 serait assignée par son pire ennemi. Comme on sait, Rawls fait l'hypothèse que, sous ce « voile d'ignorance », les participants sélectionneraient les deux principes suivants. 1. Toute personne a un droit égal à l'ensemble le plus étendu de libertés fondamentales égales qui soit compatible avec le même ensemble de libertés pour tous. 2. Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire deux conditions: elles doivent a) être attachées à des fonctions et positions ouvertes à tous dans des conditions de juste égalité des chances b) fonctionner au plus grand bénéfice des membres les plus défavorisés de la société. Autrement dit, égale liberté pour tous, égalité des chances et application du fameux «principe de différence » : l'inégalité économique et sociale peut se justifier pour des raisons d'efficacité dans la coopération sociale et la production de richesses, mais elle n'est légitime que si elle améliore la position des plus défavorisés. » Amartya Sen, L'économie est une science morale, 1999, Paris, La Découverte, (p. 26) Il existe par ailleurs entre ces principes une hiérarchie ou plus exactement un ordre lexical. Le premier principe (égalité des libertés) est supérieur lexicalement au second principe (inégalités économiques et sociales). Dans le cadre du second principe, la juste égalité des chances est supérieure lexicalement au principe de différence. Il en résulte qu’aucune perte de liberté, aucun accroissement de l’inégalité des chances ne peuvent être compensés par un accroissement des gains en efficacité économique. Plus encore, si les inégalités économiques et sociales réelles aboutissent à une remise en cause du droit égal aux libertés de base, la société est marquée par l’existence d’une injustice17 . Sa conception de la justice relève d’une doctrine déontologique, affirmant la supériorité du juste sur le bien. Un acte injuste comme la restriction des droits ne peut être toléré même s’il permet l’accroissement de l’intérêt général. Dans sa critique de l’utilitarisme pour la raison qu’il y aurait acceptation du sacrifice, J. Rawls ne s’appuie pas sur des motifs éthiques posés par ailleurs, au nom d’une Raison contrainte par des jugements moraux qui le ferait glisser dans le camp des doctrines téléologique ou perfectionniste . J. Rawls considère qu’une véritable théorie de la justice doit tenir compte du fait que toute société est marquée par une pluralité de conceptions du bien et de l’intérêt et que, par conséquent, le meilleur principe de régulation sociale ne doit pas comporter une conception du bien mais doit s’attacher à maintenir les conditions de fonctionnement de principes de justice fondés sur l’équité. 17 Par rapport à une telle question, on peut greffer les analyses de D. Gaxie sur l’existence d’un “cens caché” ainsi que celle de Ph. Hassenteuffel sur les conséquences des inégalités économiques et sociales réelles sur la citoyenneté politique et sur la dimension effective de la citoyenneté sociale. 195 195 196 Document n°190 « D’après Rawls, une théorie qui entend servir de base d’accord sur les problèmes de justice sociale dans une société dont les membres professent une pluralité irréductible des conceptions du bien ne peut pas faire appel, dans son appareil argumentatif, à des propositions dont l’acceptation supposerait d’adhérer à une conception métaphysique du bien. Mais quel statut donner alors à la théorie des biens premiers ? Si l’on s’interdit de baser la théorie de la justice sociale sur une théorie « métaphysique » du bien humain, si l’on reconnaît en outre que les citoyens ont, de manière légitime, des conceptions différentes du bien, comment peut-on faire appel, dans la théorie de la justice comme équité, à une conception substantielle de ce qui est bon pour les citoyens et qu’il serait de la responsabilité des institutions publiques de répartir équitablement entre eux ». S. Chauvier, “Biens premiers et besoins fondamentaux” in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.65 Document n°191 « (…) le motif qui conduit Rawls à insister sur la différence entre une théorie politique et une théorie métaphysique de la justice, c’est le risque d’autocontradiction auquel s’expose une théorie de la justice qui, d’un côté, poserait que les sociétaires professent une pluralité irréductible de conceptions du bien mais, qui, de l’autre, ferait appel, dans son appareil argumentatif, à des propositions relevant d’une théorie « compréhensive » particulière ou d’une conception particulière du bien. Pour échapper à ce risque d’autocontradiction, la théorie de la justice doit donc faire appel, dans son appareil argumentatif, à un ensemble d’idées, ou de principes qui sont susceptibles de faire l’objet d’un consensus par recoupement entre membres d’une société pluraliste. Ces idées politiques sont aux yeux de Rawls (dans son ouvrage « Libéralisme politique ») : 1- celle de la société comme système équitable de coopération au long du temps, d’une génération à l’autre ; 2- celle des citoyens comme personnes libres et égales ; 3- celle d’une société bien ordonnée c’est-à-dire régulée par une conception publique de la justice. Que devient, dans ce contexte, non pas tant la théorie des biens premiers, qui, à quelques révisions de détail près, reste la même au fil des réécritures de l’œuvre, que la fondation de cette théorie ? » S. Chauvier, “Biens premiers et besoins fondamentaux” in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.82 Document n°192 « …il est vrai que toutes les théories libérales – de Kant à Rawls et Habermas – partagent un postulat universaliste et formaliste, en ce sens qu’elles croient à la rationalité possible du 196 196 197 choix d’un certain nombre de principes normatifs concernant le juste. A quoi s’adjoint l’idée que tout consensus sur la nature de la « vie bonne » au sein d’une société donnée relève plus souvent de la coercition que de la raison. Pour la pensée libérale, la diversité des sociétés démocratiques interdit qu’elles puissent être gouvernées par une conception du bien particulière. Le consensus recherché sur les questions de justice ne peut donc plus s’appuyer sur un ethos, acquis par la tradition, et qui imprègnerait la société dans son ensemble. En ce sens, on peut parler d’une problématique partagée par tous les auteurs libéraux, et qui réside dans leur préoccupation de trouver un terrain d’entente entre des individus profondément divisés par des désaccords qu’il serait exclu de prétendre résorber. L’essentiel de leur démarche consiste à penser la possibilité d’une société qui soit à la fois rationnelle et pluraliste. » Justine Lacroix : Michael Walzer : le pluralisme et l’universel, Michalon, Coll. Le bien commun, 2001 (pp. 13-14) 2°) Les critiques formulées à l’encontre de la théorie rawlsienne Au delà du fait, en prenant des accents bakouniens, que l’on peut s’interroger sur la possibilité pratique d’assujettir des générations futures au nom d’une situation hypothétique de départ. Il convient de relever de nombreuses autres critiques formulées à l’égard de la conception de la justice de J. Rawls notamment quant à la nature réellement déontologique de sa théorie de la justice, quant à la question de savoir si une telle théorie autorise une politique ambitieuse en matière de réduction des inégalités ou par rapport au caractère asociologique et apolitique de sa pensée. a) Une théorie de la justice déontologique ? Dans un premier temps, on peut douter de la nature déontologique de sa conception de la justice. En effet, le bien est préalablement défini et les individus sont intéressés par l’accès aux biens premiers. On peut relever à ce propos que la définition étroite de ces biens ne constitue pas une réponse à cette critique, sans compter que le caractère universel des biens premiers est pour le moins peu avéré notamment concernant les revenus et la prospérité, l’histoire des sociétés humaines foisonnent de mouvements qui ont défendu des valeurs non matérialistes, il suffit pour s’en convaincre de relire “Le nom de la Rose”. 197 197 198 Document n°193 « Dans une note célèbre de « Libéralisme politique », Rawls écrit que « ceux qui font du surf toute la journée à Malibu devraient trouver une façon de subvenir à leurs propres besoins et ne pourraient bénéficier de fonds publics ». Est-ce à dire que les revendications basées sur les besoins peuvent n’être que conditionnellement satisfaites ? La réponse de Rawls est manifestement affirmative, dès lors du moins que la possibilité est ouverte de pourvoir par soi-même à ses besoins. D’où l’on peut interférer, nous semble-t-il, qu’en faisant du citoyen un coopérateur, Rawls ne se borne pas à exprimer une précondition axiomatique de la théorie de la justice. Le rejet des revendications fondées sur les besoins et émanant de personnes refusant de jouer le jeu coopératif fait appel à un principe qui n’est ni politique, ni métaphysique, mais clairement éthique et que l’on peut à notre sens rapprocher d’un passage célèbre de l’Emile : « Hors de la société, l’homme isolé ne devant rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît ; mais, dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon ». Si, pour Rawls, les revenus et la richesse sont des biens premiers, c’est à la fois parce qu’ils le sont pour tous ceux, qui, spontanément, jouent le jeu de la coopération sociale, mais aussi parce que ceux qui souhaitent le jouer le moins possible doivent cependant le jouer, dès lors qu’ils bénéficient soit de transferts sociaux, soit même des simples externalités positives de la coopération des autres. C’est, nous semble-t-il, en dernière analyse, ce devoir que Rawls oppose au compteur de brins d’herbe ou au surfer de Malibu, de sorte que même en recourant à un concept élargi de besoin, Rawls ne semble pas être parvenu à éliminer toute composante normative de la fondation de sa théorie des biens premiers ». S. Chauvier, “Biens premiers et besoins fondamentaux” in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.90-92. Document n°194 "Dans une série d'articles plus récents (Le libéralisme politique, 1993 ; Justice et démocratie, 1993), Rawls reconnaît que sa réflexion n'est valable que pour les sociétés démocratiques et constitutionnelles, où les principes de liberté et de tolérance sont non seulement garantis par les institutions publiques, mais constituent aussi des règles centrales de la vie sociale. Non seulement il accepte courageusement de restreindre la portée de ses idées, mais il n'hésite pas à s'approprier les critiques dont sa théorie est l'objet pour en infléchir certains arguments. Il accepte désormais l'idée que la société est marquée par la confrontation de valeurs concurrentes, qui sont à la fois raisonnables et antagonistes, ce qu'il appelle le "fait du pluralisme". Ce constat modifie largement le regard du philosophe, puisque Rawls considère 198 198 199 que la recherche du "juste" ne nécessite plus forcément d'écarter toutes les convictions métaphysiques (c'est-à-dire de rechercher la plus grande "neutralité" sur le plan moral). Il reconnaît que la quête de la justice implique de rechercher des compromis durables entre les grandes valeurs concurrentes, par le moyen d’ajustements progressifs et le dépassement des désaccords initiaux, ce qu’il appelle le « consensus par recoupement (…) La réalisation d’un tel consensus suppose de trouver un équilibre entre les morales qui dominent la société démocratique. Elle requiert néanmoins un certain nombre de conditions : les individus doivent accepter le principe d’une compétition pacifique des arguments, se tourner systématiquement vers la recherche du compromis et admettre que leurs prétentions ne pourront jamais être totalement satisfaites. En un mot, ils doivent se plier à un « devoir de civilité » (…) qui les enjoint à reconnaître la délibération comme une étape nécessaire de la réalisation de la justice. Sur ce point J. Rawls se rapproche sensiblement dans ses derniers écrits, de « l’éthique de la discussion » de Habermas". Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.516. Il en résulte donc que la théorie de la justice n’est pas autre chose qu’une construction sociale située et non universelle, située si l’on constate qu’elle n’est au fond que le produit de l’étude de quelques théories (utilitarisme, intuitionnisme, etc.) et si on relève, à l’instar de ce qu’évoque P. Ricoeur, combien les convictions de l’auteur en matière de justice supplante le caractère rationnel de la théorie. Etudiant la structuration de l’ouvrage, P. Ricoeur remarque que le raisonnable de la conviction est présenté en premier lieu à travers l’exposition des principes de justice, avant que ne soit évoqué le rationnel de la théorie à travers la description de la situation hypothétique de départ18 . On peut enfin s’interroger raisonnablement sur une théorie qui consiste à affirmer la priorité du juste sur le bien et la priorité lexicale du premier principe sur tous les autres au regard de l’idée défendue par J. Rawls comme quoi, la priorité de la liberté n’est à comprendre que comme une tendance à long terme, un idéal régulateur qui ne peut s’imposer que lorsque un certain état de confort est atteint, ce qui démontrait au passage le caractère situé de son œuvre « Théorie de la Justice » . Document n°195 “C’est seulement quand les conditions sociales n’en permettent pas le plein exercice que nous pouvons accepter la limitation de ces droits. Les libertés égales pour tous ne peuvent être 18 199 Cf. Ricoeur (P.), in individualisme et justice sociale, Ed Seuil, Paris, 1981. 199 200 refusées que lorsque cela est nécessaire pour changer la qualité de la civilisation afin que, à la longue, chacun puisse jouir de ces libertés. (...) Même si l’intérêt fondamental pour la liberté a un objectif précis, à savoir l’établissement efficace des libertés de base , il se peut que cet intérêt n’apparaisse pas toujours comme dominant. Sa réalisation peut exiger certaines conditions sociales et un certain degré de satisfaction des besoins matériels ce qui explique pourquoi parfois les libertés de base peuvent être limitées”. Rawls (J.), “Théorie de la justice”, op-cit, p.584-585. Document n°196 Au fond, J. Rawls rejoint ici R. Barro pour qui les "Les places riches consomment davantage de démocratie, parce que ce bien est désirable en soi et même si l'accroissement des libertés politiques peut avoir un effet défavorable sur la croissance. Fondamentalement, les pays riches ont les moyens de se payer une réduction du taux du progrès économique". Jean-Paul Fitoussi, « La démocratie et le marché », Ed Grasset, 2004, p.26. b) Une théorie de la justice porteuse d’une politique réelle ambitieuse en matière de réduction des inégalités ? On peut douter de l’efficacité d’une telle théorie en matière de réduction des inégalités. En effet, si les inégalités sociales et économiques ne conduisent pas à une remise en cause des libertés ni à une dégradation de la situation des plus démunis, elles peuvent être considérées comme justes. Il en résulte que la théorie rawlsienne de la justice semble pour le moins indifférente à la question des inégalités. Plus profondément, une question se pose : - une fois posée la définition des biens premiers dont le caractère universel reste problématique et la définition d’un certain nombre de principes intangibles – n’y-a-t-il pas un risque de voir se constituer une barrière juridicoinstitutionnelle à toute tentative de mise en œuvre d’une politique de réelle mise en œuvre des principes de justice sociale, à l’image des contradictions du libéralisme politique, même revisités. Document n°197 « S’il est juste que l’Etat rende la société elle-même juste (s’il est juste qu’il rende justes les rapports matériels entre les individus qui la composent), cette exigence reste-elle compatible avec la reconnaissance principielle qu’il est juste que l’Etat reconnaisse à la société un espace d’autonomie auquel correspondent, pour cette société, des droits conçus comme des pouvoirs d’agir librement ? En outre, à supposer qu’il y ait compatibilité, la prise en compte des exigences constitutives d’une société juste requiert-elle l’abandon des principes du libéralisme politique, ou seulement la transformation de ces principes ? » 200 200 201 A. Renaut, « Qu’est-ce qu’une politique juste ? Essai sur la question du meilleur régime », éd Grasset, 2004, p.62. c) Une pensée asociologique Une des critiques les plus lourdes à l’égard de la théorie rawlsienne consiste, comme le fait P. Rosanvallon, à la qualifier de pensée a-sociologique dans la mesure où il y a un refus de prendre en compte l’envie19 , “le travail indéfini de ce que Tocqueville nomme la démocratie”, rapport toujours instable que la société et les individus qui la composent entretiennent avec leur représentation égalitaire”20. Plus exactement, J. Rawls considère que dans une société bien ordonnée et animée par ses principes de justice, l’envie ne pourrait se développer et ce plus particulièrement parce qu’il y aurait réduction de la visibilité sociale. Document n°198 “Dans une société bien ordonnée, la multiplicité des groupes ayant leur propre vie interne tend à réduire la visibilité - ou du moins la visibilité douloureuse - des différences entre les perspectives des gens. Car nous avons tendance à comparer notre situation avec celle des autres dans le même groupe que nous ou dans un groupe semblable, ou bien avec des positions qui correspondent à nos aspirations. La société tend à être divisée en divers groupes entre lesquels il n’y a pas de comparaison si bien que les différences ne suscitent pas le genre d’attention qui troublerait la vie des plus défavorisés. Et cette ignorance des différences de richesse et de situation est facilitée par le fait que lorsque les citoyens se rencontrent, au minimum pour les affaires publiques, les principes de la justice égale pour tous sont reconnus” .(Rawls (J.), “Théorie de la justice”, op-cit, p. 579).J. Rawls ajoute également que, dans une société bien ordonnée, dans une société où les principes de justice qu’il définit sont communément admis, l’envie ne pourrait se développer parce que “les plus avantagés ne font pas étalage de leurs possessions plus grandes afin de rabaisser ceux qui ont moins” (Rawls J., op-cit, p.579). Il ressort donc de la théorie de J. Rawls qu’il convient de morceler la société en de 19 L’envie est pour J. Rawls un sentiment qui peut détruire l’ordre social toutefois il considère qu’il existe un sentiment d’envie excusable. “Quand l’envie est une réaction à la perte du respect de soi-même, dans un contexte où il serait déraisonnable d’attendre des sentiments différents, je dirai qu’elle est excusable”, in “Théorie de la Justice”(1971) Ed Seuil, Paris,1997, p. 577. 20 Cf. J.P. Dupuy, “Libéralisme et justice sociale, op-cit. Selon cet auteur, il comprendre le processus d’égalisation des conditions, non en tant que recherche d’une égalité juridique ou réelle, mais en tant que “sentiment que chacun éprouve d’être fondamentalement semblable aux autres”, générant une logique de concurrence qui est soit acceptée par les individus, soit qui les pousse à détruire les avantages des autres. 201 201 202 multiples groupes pour que les différences puissent être ignorées, de “segmenter et d’opacifier le social” pour reprendre la terminologie de P. Rosanvallon21 . d) Une pensée apolitique On pourrait également considérer que la pensée de J. Rawls est une pensée a-politique marquée par l’absence de prise en compte de la notion de domination22 . Comme le relève F. Ost23 , J. Rawls s’inscrit complètement dans le cadre d’une vision libérale, au sens politique du terme. Il imagine une société sans classe, composée d’individus inégalement favorisés mais également rationnels, partageant tous le même sens de la justice, également dépourvus d’envie. J. Rawls établit un contraste typiquement libéral entre, d’une part, une sphère économique marquée par l’existence de revendications rivales, par l’existence de sujets qui pourraient être soumis à des sectes et, d’autre part, une sphère politique, pacifiée, unanimiste et toute entière ordonnée à la réalisation du bien commun, sphère politique où coexistent des citoyens totalement autonomes, en charge de la répartition des biens premiers, une sphère politique qui peine à être précisément défini autour du domaine du politique mais également autour de l’usage de la raison publique par les citoyens. Document n°199 « (…) la théorie de la justice est la réponse au problème de la définition d’un ordre politique durablement légitime en dépit du « fait du pluralisme », au moyen de la délimitation d’un « domaine du politique » dissocié de l’affirmation de fins ultimes (de ce point de vue, il y a une continuité essentielle entre les deux moments de l’œuvre de Rawls, le « Libéralisme politique » est déjà en creux dans la « Théorie de la justice »). Le politique ainsi conçu reposera sur un « consensus par recoupement ». L’idée est que les principes politiques doivent être formulables et acceptables pour eux-mêmes et non comme l’application d’une morale ou l’expression de fins ultimes. « Les institutions libres conduisent d’elles-mêmes au pluralisme », aussi le consensus politique ne peut être solide que s’il est partiel, formé du dénominateur commun (de la zone de recoupement) entre des « conceptions compréhensives » (des visions du monde, des identités) par ailleurs différentes et incompatibles entre elles. Le problème n’est pas de fonder la souveraineté et l’existence du corps politique sur le seul accord des individus (soit le contrat social classique) mais, étant donné un régime (déjà) fondé sur l’accord des individus, de remédier à la fragilité et à l’instabilité de l’existence du corps politique, sans faire appel à des principes devenus 21 22 23 202 Rosanvallon, “La crise de l’Etat-Providence”, Ed Seuil, Paris, 1981, p.101-102. Cf Höffe, in “Individu et justice sociale”, Ed Seuil, Paris, 1988. Ost (F.), in “Individualisme et justice sociale”, op-cit. 202 203 irrecevables et impraticables. Il est donc essentiel de rendre intelligible et plausible cette séparation du politique (l’autonomie du « domaine du politique »). Ph De Lara, « Le pluralisme raisonnable est-il raisonnable ?» in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.103 Mais sa conception des effets de la division du travail ou, pour le dire autrement en des termes gorziens, sa conception de la laïcisation des différentes sphères d’activités sociales est pour le moins réduite et n’est pas sans poser des problèmes en retour sur la question de sa conception de la justice sociale. En la matière Michael Walzer (Sphères de justice, 1983) apporte ici une contribution critique des plus pertinentes. Pour cet auteur, la société est marquée par l’existence de différentes sphères d’activités sociales : le système des échanges économiques, l’administration, le monde de la recherche et du savoir, l’ensemble des institutions religieuses, le champ de l’éducation, le domaine de la santé, la famille, etc …. Dans chacune de ces sphères d’activités sociales, les « biens » mis en compétition si l’on peut dire ne sont pas les mêmes, on trouve ici un parallèle finalement avec la notion de champ développé par P. Bourdieu et de l’ « illusio » qui gouverne nombre des acteurs de ses champs ou également avec la notion de « cité » développée par les « économistes de la convention » ou encore avec les analyses inaugurales de D. Bell sur « les contradictions culturelles du capitalisme ». Il en résulte par conséquent une impossibilité de raisonnement en termes de justice au singulier, face à la pluralité des biens liés à la pluralité des sphères d’activités sociales et une nécessité de mettre en œuvre un « égalitarisme complexe ». A cela, il ajoute ses inquiétudes face aux risques de la marchandisation de la société. Document n°200 « Derrière la métaphore des sphères, le philosophe ne cache pas sa volonté de critiquer les effets préjudiciables de la marchandisation de la société. Pour lui, l’obstacle que doivent résoudre les systèmes capitalistes contemporains est en effet l’emprise croissante qu’exerce la sphère économique sur tous les secteurs de la société. Si le processus d’accumulation des richesses est le bien le plus recherché dans l’échange marchand, il ne saurait s’étendre à des sphères d’activités où la justice est conçue en termes de solidarité, d’amour ou d’honneur. (…) C’est ainsi à l’Etat qu’il importe selon Walzer, de mettre en place une législation protégeant le pluralisme de la vie sociale contre l’extension continue de la logique marchande ». Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.519. Document n°200 bis « L’homme du fait de ses potentialités devrait pouvoir échapper à l ‘hégémonie d’une mesure exclusive de ses actions – qu’elle soit marchande, étatique-bureaucratique ou autre – et trouver différentes sphères de valorisation de ses aptitudes et d’expression de ses désirs 203 203 204 (l’économie, mais aussi la politique, l’art, l’amour, la sexualité, l’éducation, la famille, l’engagement bénévole, etc .), sans être ni favorisé, ni pénalisé à priori dans toutes. C’est ce sur quoi ouvre aujourd’hui, par exemple, la théorie pluraliste de la justice formulée par l’Américain Michael Walzer ». Ph Corcuff, in Ph. Corcuff, J.Ion, F. De Singly, « Politiques de l’individualisme », éd Textuel, 2005, p.48. Document n°200 bis bis Impossible de mépriser l’individualisme à moins d’admettre que le parcours de la vie d’un individu peut être fixé par d’autres que lui. L’individualisme – ainsi compris – demande nécessairement une politique non libérale (au sens économique ) afin que tout individu puisse, le mieux possible, devenir lui-même, sans être trop restreint par certaines conditions de sa naissance (l’appartenance à tel sexe, à tel groupe, à tel quartier ….). L’individualisme n’est en rien le laissez-faire à moins de penser que devenir un « individu individualisé » est un luxe réservé à ceux qui en ont les moyens, et que les autres sont condamnés à être des individus « holistes » , restant enfermées toute leur vie dans le destin de leurs identités héritées, le genre, la classe d’origine, l’origine ethnique ou nationale …. ». F. De Singly in Ph. Corcuff, J.Ion, F. De Singly, « Politiques de l’individualisme », éd Textuel, 2005, pp.67-68. En conclusion ici, on peut dire que J. Rawls imagine au fond une forme de démocratie de propriétaires24 dans laquelle la distribution des revenus s’opèrerait ex-ante, bien loin de la conception d’un Etat-Providence en charge de la redistribution des revenus ex-post25 . Une démocratie où le Politique n’a plus de raison d’exister en tant que système de fins, puisqu’il aurait pour seul charge d’être neutre et de garantir la pluralité des valeurs et des finalités individuelles. Une telle conception ignore un certain nombre de doctrines religieuse, morale, politique ou philosophique qui refusent toute mise à distance de la part des individus de leurs propres convictions et de celle des autres au sein de la sphère politique. Sa volonté de garantir la pluralité des valeurs et des finalités individuelles confine plus à l’indifférence qu’à un principe de tolérance. Et cette indifférence peut aboutir paradoxalement à une acceptation 24 On comprend mieux pourquoi E. Balladur s’est fait, avec son conseiller spécial A. Minc, le chantre de l’équité. Ils trouvèrent certainement, entre autres choses, dans l’oeuvre de J. Rawls, certes par détournement idéologique, une justification à l’idée de capitalisme populaire. 25 J. Rawls imagine l’existence d’un gouvernement composé de cinq départements. Deux départements seraient chargés des questions relative à la recherche de l’effcicacité économique, l’un ayant comme objectif la lutte contre les monopoles et l’autre, ayant comme objectif le plein emploi - ce qui ne constitue pas un problème pour J. Rawls-. Deux départements seraient chargés de la question de la redistribution, transferts sociaux (impôt négatif) et correction des inégalités par taxation de l’héritage. Enfin, le cinquième département aurait en charge la production de services publics en réponse aux différentes revendications des individus. 204 204 205 d’une « justice ethnoculturelle ». Document n°201 « Disons seulement que, selon le camp auquel on choisissait d’appartenir philosophiquement, deux possibilités s’offraient à ce niveau, celui de la fondation des principes : - soit du coté libéral, expliciter la portée du second principe rawlsien de justice, en y incluant une dimension de « justice ethnoculturelle » ; - soit, du coté communautarien, contester cette fondation pour proposer et fonder une autre conception de la justice, davantage axée sur les valeurs de la communauté et de l’appartenance que sur celles de l’individualité et de l’autonomie personnelle ». A. Renaut, « Qu’est-ce qu’une politique juste ? Essai sur la question du meilleur régime », éd Grasset, 2004, p.196. Il conviendrait également de relever que dans le cadre du débat sur la question de savoir si les ennemis de la liberté doivent pouvoir disposer de la liberté ; J. Rawls fait oeuvre d’un optimisme béat, notamment lorsqu’il considère que c’est en sauvegardant les droits et les libertés des ennemis de la liberté que ceux-ci, à terme, seront convaincus par les bienfaits de la démocratie. Document n°202 “Les libertés dont jouissent les intolérants pourraient les persuader de croire à la valeur de la liberté, d’après le principe psychologique qui veut que ceux dont les libertés sont protégées par une juste constitution et qui en tirent des avantages lui deviendront fidèles toutes choses égales par ailleurs”26. Il convient toutefois de relever que J. Rawls admet dans certains cas la nécessité de restreindre les libertés d’une secte intolérante et ce, “quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celle des institutions de la liberté sont en danger” Rawls (J.), op-cit, p.256. D) Le débat entre libéraux, libertariens, communautariens et partisans d'une société multiculturelle : la question de la neutralité de l’Etat, quelle citoyenneté, quelle liberté ? L’enjeu est ici, dans un premier temps, de présenter et d’analyser le débat entre les libéraux et les communautariens, notamment autour de leur perceptions respectives de la citoyenneté et du Politique. Dans un second temps, à travers la présentation d'un tableau reflétant les oppositions idéaux-typiques, il s'agira de bien relever les distinctions entre libéraux, libertariens, 26 205 Rawls (J.), opcit, p.255. 205 206 communautaristes et partisans d'une société multiculturelle. Dans un troisième temps, il s’agit de montrer les implications pratiques de ce débat, de montrer au fond, que la démocratie française tend peu à peu à suivre un modèle proprement libéral ou procédural plus exactement. 1°) Le débat autour du perfectionnisme : quelles conceptions de la citoyenneté et du Politique Il s’agit ici de s’interroger sur la pertinence du libéralisme déontologique qui réfute au Politique le droit de décider quel genre de vie convient le mieux aux citoyens, notamment par rapport à ceux qui ne peuvent exercer pleinement leur droit à l’autodétermination. Il y a, dans une telle disposition (par refus du perfectionnisme), un risque de reproduction et même de promotion des inégalités, ne pas privilégier certaines finalités à caractère culturel, ne pas choisir entre le foot et le théatre, ne peut que conforter la position des “importants” qui eux, sauront transmettre à leur progéniture les bases de la culture dominante. On trouve donc ici les critiques des communautariens à l’égard de la théorie de J. Rawls. a) Une opposition épistémologique et sociologique sur la conception de l’individu Pour J. Rawls ou les libéraux non téléologistes, la neutralité de l’Etat s’impose parce que les individus doivent pouvoir opter en toute liberté pour des finalités de leur choix. Les individus sont donc conçus comme étant libres de rejeter toute forme de relation sociale, comme étant des “Moi” qui préexistent à leurs différents rôles et relations socialement définis. Or, selon les communautariens, les individus sont enracinés à l’intérieur de pratiques sociales, leurs projets de vie répondent à des objectifs définies par des valeurs collectives, définissant des “horizons de sens légitime”. Plus encore, il n’y a pas de possibilité de détachement du moi à l’égard des fins, celles-ci sont constitutives des identités individuelles. En d’autres termes, il n’existe pas de “Moi” déraciné et “naturel”, il n’y a pas de possibilité de séparer individu et société et, par conséquent, on ne peut au nom de la préservation d’un tel “Moi” réfuter les théories perfectionnistes. Les communautariens ont ici “beau jeu” de rappeler que l’individu est situé, qu’il est soumis à un processus de socialisation, que la conception libérale de l’individu libre n’est pas autre chose que le produit d’une histoire particulière, d’une forme spécifique de socialisation. Selon Kymlika, les communautariens insistent sur le fait que si l’on refuse “l’idée que les valeurs collectives sont des horizons de sens légitimes”, alors elles apparaissent nécessairement comme des limitations arbitraires de la volonté, et l’exercice de la liberté 206 206 207 exige alors le rejet de toute valeur collective. Dans une perspective critique de cette approche libérale, Taylor insiste sur le fait que les individus ne peuvent assumer des projets qu’en traitant les valeurs collectives comme des horizons de sens légitime qui leur fixent des objectifs. On trouve ici au passage les analyses de Philip Pettit sur la distinction entre la liberté comme non interférence et la liberté comme non domination27. Le Moi ne se distingue pas de ses fins, l’identité d’un individu est inséparable des fins qu’il ne choisît pas et qu’il découvre par son enracinement dans un contexte social particulier. Document n°203 « Pour la philosophie communautarienne, les êtres humains doivent être capables de donner à leur existence sociale une autre visée que la défense de leurs droits individuels. Ils ne sont ni des individus isolés les uns des autres, ni des êtres purement rationnels animés par un souci permanent de protéger leur liberté. Ils sont membres de communautés dont certaines liées à la naissance (comme la famille ou la nation) et d’autres sont choisies (comme la profession). Celles-ci doivent être entendues au sens large : elles sont des groupements humains structurés par des liens de solidarité., des intérêts partagés, des activités communes, voire simplement par un sentiment de vivre ensemble. Certaines sont fondées sur l’appartenance ethnique, linguistique, religieuse, familiale, d’autres sur des métiers ou des régions, d’autres encore sur des activités privées ou sur la revendication d’une différence touchant le mode de vie ». Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.524-525. Document n°204 Selon Michael Sandel, défenseur d’un républicanisme communautarien (« Libéralisme et les limites de la justice, 1982), et d’après S. Audier, « les présupposés philosophiques de la théorie libérale seraient irrecevables. Le premier consiste à avancer une idée « kantienne » du moi, « non encombré », selon laquelle le « moi » pourrait se penser et se définir hors de son inscription dans un contexte social et culturel donné : il serait en en mesure de déterminer librement les buts de son existence, sans se trouver déterminé par eux. En ce sens, le libéralisme défendrait l’idée d’une priorité du « moi » sur ses fins. . » S. Audier, « Les théories de la République », Ed La Découverte, coll Repères, 2004, p.78. Document n°205 « …le communautarisme est caractérisé précisément par la conviction que, pour fonder une société consistante, il faut davantage que l’accord de ses membres sur les valeurs formelles du juste. Pour se stabiliser, l’identité d’un peuple requiert aussi une moralité chaude et « épaisse » - par opposition à la moralité froide et « mince » des libéraux. Ce contexte subjectif est la condition nécessaire pour que les individus s’identifient aux droits proclamés et en assument toutes les responsabilités. Pour les auteurs communautariens, le libéralisme ne peut honorer ses promesses d’émancipation car il néglige le fait que la vraie liberté passe toujours par un sentiment d’appartenance à une communauté et par un engagement au sein de celle-ci. » Justine Lacroix : Michael Walzer : le pluralisme et l’universel, Michalon, Coll. Le bien commun, 2001 (p. 14) 27 207 Pettit (Ph.), « Républicanisme », Ed Gallimard, 2004. 207 208 L’autonomie des individus réside dans leur prise de conscience des fins collectives communes proposées28 . Et de ce point de vue, l’Etat, le Politique, les communautés culturelles29 ont et doivent avoir un rôle à jouer. Et cela ne signifie en aucun cas, pour Ch. Taylor, de nier la diversité des biens face à l’affirmation d’un quelconque bien commun. Mais à un niveau individuel, “l’intuition de la diversité des biens doit être équilibré par celle de l’unité d’une vie”. “La vie éthique réelle se construit inévitablement entre l’unité et la pluralité. Nous ne pouvons supprimer ni la diversité des biens (...), ni l’aspiration à l’unité qui est implicite dans le fait de mener sa vie”30 . Document n°206 « Au fil de ses ouvrages, Taylor construit une réflexion sur la construction de l’identité. Pour lui cette dernière est au centre de la conscience moderne. Elle est donc une des conditions essentielles de l’épanouissement individuel et par conséquent, de la liberté. A cet égard, le philosophe canadien montre que l’identité implique un double processus-d’auto-réalisation : d’un côté, la découverte du « moi », c’est-à-dire la capacité de l’individu à concevoir sa propre subjectivité ; de l’autre la reconnaissance de soi dans la relation à autrui, c’est-à-dire l’aptitude de l’individu à se situer dans l’environnement social qui lui est donné. La réalisation concrète de la liberté implique de considérer cette double subjectivité. Elle repose sur la pleine conscience qu’a l’homme d’être lui-même (…) C’est en ce sens que Taylor rappelle, dans la lignée du philosophe français Emmanuel Levinas (1905-1995), que l’identité est crée de façon « dialogique » : elle suppose toujours d’entretenir un dialogue avec des partenaires (issus de la famille, des amis, de la communauté d’appartenance, mais aussi des groupes considérés comme étrangers) contre lesquels et/ou avec lesquels chaque individu forge sa propre individualité ». Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.538. Cette position de CH. Taylor justifie la position de W. Kymlicka à propos des oppositions entre communautariens et libéraux, pour lui, le désaccord entre J. Rawls et les perfectionnistes ne concerne pas la question de la priorité du juste sur le bien mais sur la meilleure organisation sociale qui permettent aux individus d’opter librement pour tel ou tel 28 Ce qui fonde la distinction opérée par Ch. Taylor entre liberté autodéterminée et liberté authentique: “La liberté autodététerminée ne veut connaître qu’elle-même, comme si le fait de choisir par soi-même justifiait n’importe quel choix, les mettait tous sur le même plan. L’authenticité au contraire revendique une certaine qualité pour le choix, elle ouvre sur la recherche des bons critères. La dignité du choix libre exige qu’il ne soit pas arbitraire ni dérisoire, qu’il ne soit pas une fantaisie, qu’il repose sur une reconnaissance des enjeux essentiels”, in Thibaud (P.), art : “Face au malaise de la modernité. Jacques Maritain, Charles Taylor”, Revue Esprit, mars-avril 1997, pp.174-183. 29 “(...)Taylor voit le principal butoir à l’immédiatisme individualiste dans le multiculturalisme, le vouloir subsister des groupes qui composent et divisent la cité moderne”, in Thibaud (P.), art : “Face au malaise de la modernité. Jacques Maritain, Charles Taylor”, Revue Esprit, mars-avril 1997, pp.174183. 30 Taylor (Ch.), art : “La conduite d’une vie et le moment du bien”, Revue Esprit, mars-avril 1997, pp.151-173. 208 208 209 bien. Cette condition de liberté dans le choix d’une manière de vivre est, au passage chez W. Kymlicka, essentielle, les individus doivent pouvoir changer d’avis sur le chemin de la recherche d’une vie qui mérite d’être vécue. Il reste que les libéraux, à l’instar de J. Rawls, seraient animés par une préoccupation distributive en matière de liberté des individus, nécessitant une réflexion et une action sur les conditions réelles de l’exercice de la liberté, c’est-à-dire une réflexion et une action qui ne se contentent pas simplement de considérer qu’il suffit de formaliser des droits pour, qu’en pratique, les individus puissent en jouir31 . Nous retrouvons la problématique essentielle de la sociologie, à partir du moment où nous nous trouvons en face d’une construction sociale, rien n’interdit de la façonner, rien n’interdit de façonner les horizons de sens légitimes, rien n’interdit non plus, au Politique, et ce dans le cadre d’une démocratie, d’y jouer un rôle. Mais une question reste entière dans l’opposition entre communautariens et libéraux : en quoi la définition d’horizon de sens légitime serait-il plus vertueux par le biais d’interactions individuelles que par le biais de la volonté générale32 ? b) Une distinction Morale et Politique : la question du perfectionnisme Pour les libéraux, la garantie de la liberté des individus passe par l’affirmation de la neutralité de l’Etat. Celui-ci n’a pas à proposer une quelconque hiérarchisation des valeurs des différentes formes de vie. Comme le souligne W. Kimlicka33 , les libéraux considèrent que le chemin de la vie bonne passe, pour chaque individu, par une existence autonome, c’est-à-dire par une existence qui n’obéit qu’à ses propres convictions quant aux valeurs, qui ne peut souffrir d’intervention étatique, par définition hétéronome. En ce sens l’Etat n’a pas à adopter une orientation perfectionniste, à chercher à influer les jugements et comportements des individus autour d’une distinction entre ceux qui seraient vertueux ou non. Document n°207 Le libéralisme développe une «(…) neutralité active, qui ne cherche pas à limiter le volume ou les objets des opérations de l’Etat, mais à leur imposer une stricte impartialité. Elles ne doivent ni symboliquement, ni pratiquement favoriser une « conception du bien » particulière, autrement dit promouvoir des valeurs, instituer des disciplines sociales, elles doivent idéalement autoriser sans prescrire, tout en garantissant l’équité entre les formes de vie qui 31 Nous sommes bien loin ici de la position des révolutionnaires français libéraux qui avaient tendance à considérer qu’il suffisait que l’Assemblée nationale vote une loi pour que, dans les faits et pratiquement, celle-ci trouve une traduction concrête. (Cf. les analyses de P. Rosanvallon ou de G. Burdeau). 32 Il convient de relever ici que les conceptions du bien sont, chez J. Rawls, toujours défendues par des individus, jamais par des groupes, par des collectifs. Cela est notamment souligné par Berten (A.), Da Silveira (P.), Pourtois (H.), in “Libéraux et communautariens”, Ed Puf, Paris, 1997. 33 Kymlicka (W.), “Théories de la justice”, Ed La Découverte, 1998. 209 209 210 composent le pluralisme. Il ne s’agit pas d’une utopie, mais de l’idéalisation d’une tendance à l’oeuvre dans le fonctionnement des démocraties. Un exemple européen : alors que l’ampleur et la variété d’objets des politiques publiques ne sont guère mises en question dans la plupart des pays, et que les gouvernements les plus agressivement libéraux des dernières décennies ont certes écorné les programmes publics, parfois avec des conséquences douloureuses, mais sans parvenir à infléchir réellement le type d’Etat sous les services duquel nous vivons, il est frappant de constater que les politiques démographiques (famille, immigration), où l’action de l’Etat touche aux fins ultimes du collectif en agissant sur les choix individuels (décider qui et cobien nous devons être), sont sorties à peu près partout du domaine du possible légitime, sourdement abandonnées faute de pouvoir être symboliquement assumées. Il y a certes une police de l’immigration en Europe, mais le concept d’une politique de l’immigration, fondé sur le choix par un pays de son destin démographique, par exemple par une politique de quotas comme cela se pratique aux Etats-Unis, choque la sensibilité dominante et apparaît rarement sur l’agenda politique . (…) Tout accorder à l’Etat comme fonction, ne rien céder à l’Etat comme fin, telle pourrait être notre devise ». Ph De Lara, « Le pluralisme raisonnable est-il raisonnable ?» in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.104-105. Du coté des communautariens, outre le fait qu'ils contestent l'effectivité de la neutralité de l'Etat dans la pratique des démocraties libérales34, ils acceptent mal l’idée que l’Etat n’aurait pas le droit de décider quel genre de vie convient le mieux aux citoyens et ce, plus particulièrement, par rapport à ceux qui, parmi eux, ne peuvent pratiquement exercer pleinement leur droit à l’autodétermination. Pour Galston ou Ratz, un Etat perfectionniste ne peut être assimilé à un Etat attentatoire aux libertés individuelles, dans la mesure où un Etat perfectionniste peut bien évidemment reconnaître l’existence de droits des individus. Rien n’interdit en effet, et pour le moins, qu’un Etat perfectionniste s’inscrive dans une tradition politique libérale et démocratique et dans ces conditions, les droits des individus participent d’une conception de l’excellence morale conforme à cette même tradition. Les communautariens insistent sur le fait que les libéraux, en réalisant la promotion d’un Etat neutre, ne font qu’alimenter un processus d’atomisation du social, de destruction du Politique (fin de l’appartenance politique) posant les conditions théoriquement et pratiquement de l’émergence et du développement d’une société nihiliste, d’une société incapable de réaliser l’objectif qu’elle se fixe celui de la pleine autonomie et liberté des « Tous les auteurs d’inspiration communautarienne sont aujourd’hui d’accord pour critiquer la prétendue neutralité de l’Etat, qui affirme s’abstenir dans l’ordre culturel comme il s’abstient dans l’ordre religieux. En réalité, lié à une nation ou à une « culture sociétale » particulière, l’Etat national n’est jamais neutre », in D. Schnapper, « La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine », Ed Gallimard, 2002, p.182-183. 34 210 210 211 individus. “Nombre de communautariens critiquent le libéralisme non pas pour sa conception du moi et de ses intérêts, mais parce qu’il néglige les conditions sociales requises pour la satisfaction effective de ses intérêts”35 , pour l’exercice réel de son autodétermination. C’est pourquoi les communautariens insistent sur le fait que l’autonomie morale des individus ne peut être réalisée sans intervention du Politique, sans intervention de l’Etat par rapport à la préservation d’une infrastructure culturelle ou par rapport à l’instauration d’espace publics de débat. Il y a selon les communautariens, nécessité, pour l’Etat libéral, de protéger le pluralisme des valeurs si l’on veut véritablement que l’individu puisse opter entre tel ou tel chemin de la vie bonne. En la matière, on ne peut laisser fonctionner librement le marché et accepter que se constitue un véritable marché des idées qui ne pourraît qu’aboutir à une limitation des possibilités de choix des individus du fait que le marché sélectionne les formes de vie les plus satisfaisantes et élimine celles qui sont moins dignes d’être vécues ou inefficientes. Plus encore, ils insistent sur le fait que l’on ne peut présupposer que les jugements individuels sur le bien sont par essence supérieurs au jugement de la collectivité, de la communauté politique, surtout si celle-ci présente un caractère démocratique. Il n’y a aucune raison objective de considérer que ces jugements individuels, en l’absence de toute délibération collective et démocratique, ne puissent pas être le produit de “caprice subjectif et arbitraire”36 . Notons que J. Rawls ne nie pas cette idée, il se contente simplement de considérer que “l’appareil coercitif de l’Etat” n’est certainement pas l’espace le plus pertinent pour des délibérations et pour l’échange et la mise en commun d’expériences individuelles ou collectives. J. Rawls privilégie le principe de la libre association, la garantie et l’exercice réel des libertés de réunion, d’association et d’expression. Relevons également que J. Rawls, dans un article sur “la priorité du juste et les idées du bien”, en 1988, affirme que dans le contexte d’une culture publique partagée, une certaine convergence des valeurs apparaît et ce, en dépit d’une forte hétérogénéité des conceptions du bien choisies par les individus. Il précise que les principes de justice déterminent des limites dans lesquelles la recherche du bonheur est menée par les individus et qu’il existe nécessairement une conception publique du bien permettant l’accord sur un certain nombre d’idéaux et de valeurs rendant possible la cohésion sociale. En d’autres termes, J. Rawls est dans l’idée que dans une société libérale, un minimum de convergence sociale doit régner sur certaines valeurs, et, au minima, sur l’idée qu’une société juste et bonne repose sur le fait que chacun doit pouvoir 35 36 211 Kymlicka (W.), “théories de la justice”, op-cit. Kymlicka (W.), “Théories de la justice”, op-cit. 211 212 jouir d’une égale liberté37 . Plus encore, il convient de relever que l’on ne peut assimiler le libéralisme de J. Rawls à un individualisme asitué, ahistorique et sans appartenance, à une sorte “d’égoisme sociologique”38 il conçoit la société comme “union sociale d’unions sociales”39 . 2°) L'opposition entre communautariens, libéraux, multiculturalistes et libertariens : une typologie Comme l’évoque A. Berten, P. Da Silveira et H. Pourtois40 , le débat entre communautariens et libéraux ne peut être ramené à des oppositions simples entre partisans de l’universalisme, contractualistes sensibles au processus de sociation et partisans du contextualisme sensibles au processus de communalisation41 . Au delà de l’existence de communautariens et de libéraux radicaux, on trouve, pour exemple, des libéraux modérés qui se soucient de la mise en oeuvre des meilleurs conditions culturelles, sociales et politiques, susceptibles de promouvoir une véritable autonomie morale et politique. Comme on peut trouver des communautariens, et c'est le cas le plus souvent, soucieux de l'unité de la communauté des citoyens, se retrouvant finalement plutôt sur une position consistant à vouloir l'existence d'une "communauté de communautés", mais pouvant se retrouver au passage sur des positions peu progressistes, ce qui est le cas d'Alasdair MacInctyre. Document n°208 "Comme l'avait entrepris Tocqueville un siècle plus tôt, (Alasdair) MacIntyre dénonce les risques de délitement du corps social que provoquent le relâchement des liens sociaux, les discordes entre communautés et l'isolement croissant des individus aux Etats-Unis. Plus que cela, le rôle croissant du droit dans la société américaine, loin de parvenir à une meilleure 37 Convenons ici que la position de J. Rawls est loin de relever d’un quelconque égoisme sociologique ou d’une quelconque vision du politique qui se confonderait avec une société privée. 38 Berten (A.), Da Silveira (P.), Pourtois (H.), “Libéraux et communautariens”, Ed Puf, Paris, 1997. 39 Rawls (J.), art : “Les libertés de base et elrs priorités”, in Berten (A.), Da Silveira (P.), Pourtois (H.), “Libéraux et communautariens”, Ed Puf, Paris, 1997. 40 Berten (A.), Da Silveira (P.), Pourtois (H.), “Libéraux et communautariens”, Ed Puf, Paris, 1997. 41 Il convient ici de relever que le débat entre communautariens et libéraux est le plus souvent mal saisi dans le champ médiatico-politique français. En effet, les communautariens sont assimilés aux partisans du communautarisme et sont par conséquent rejetés au nom d’une tradition républicaine, elle-même mal comprise. Il est donc absolument indispensable de se désaisir d’une telle vision et ce d’autant plus que bien des positions des communautariens relèvent d’une orientation proprement républicaine. 212 212 213 régulation des échanges, entraîne selon lui un regain de confrontations des échanges. Plus que cela, le rôle croissant du droit dans la société américaine, loin de parvenir à une meilleure régulation des échanges, entraîne selon lui un regain de confrontations. Il mène à une guerre civile d'un nouveau genre, où la norme juridique se mue en arme et les avocats en fantassins. D'une manière générale, le droit est de plus en plus dissocié de la morale. Trop abstrait, destiné à protéger exclusivement l'individu contre la société, il n'implique plus aucun devoir à l'égard de la collectivité et, surtout, ne prend plus en compte les valeurs sur lesquelles s'était forgée l'unité nationale au XIXème siècle. La pensée de MacIntyre, en ce sens, est aux antipodes de la philosophie procéduraliste de John Rawls". Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.526. Il reste que les communautariens sont bien évidemment sensibles à la reconnaissance de l'égale dignité des cultures. Document n°209 "Selon les penseurs communautariens, la véritable égalité n'impose pas seulement que les individus disposent de conditions économiques décentes -d'autant que l'Etat-providence lui même semble atteindre ses limites . Elle implique également que la dignité de chacun d'entreeux soit assurée par la reconnaissance de la dignité de sa culture, à la fois au sens intellectuel et anthropologique du terme"42. D. Schnapper, « La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine », Ed Gallimard, 2002, p.182. Toutefois, il convient de distinguer communautariens et partisans du multiculturalisme. Document n°210 « Le communautarisme est une riposte intellectuelle au libéralisme triomphant des années 1970-1980. Il n’a pas d’unité doctrinale et sous sa bannière s’exprime une grande diversité d’auteurs. Les communautariens prônent toutefois un retour vers la vie éthique où la responsabilité morale envers autrui vaut tout autant que la liberté individuelle. Les communautés quant à elles, n’ont pas un caractère absolu ; elles ne sont qu’une solution au problème de l’individualisme. C’est sans doute ce qui sépare le communautarisme du multiculturalisme, dont les théoriciens défendent la place des communautés non par antiindividualisme, mais au nom de la défense des identités et des cultures considérées comme des « réalités vivantes ». Les philosophes multiculturalistes réintroduisent aussi des questions proprement politiques relatives à la citoyenneté, à l’organisation de l’Etat et au phénomène national. ».(…) Une différence majeure cependant sépare les deux approches. Alors que les communautariens se rejoignent dans une condamnation définitive des dérives individualistes du libéralisme, les tenants du mutliculturalisme ne mettent nullement en question l’héritage libéral. Les principaux auteurs (Taylor, Kymlicka, Walzer) cherchent à concilier les principes fondamentaux de la société nord-américaine, comme la liberté individuelle et l’égalité des 42 D. Schnapper, « La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine », Ed Gallimard, 2002, p.182. 213 213 214 chances avec la nécessaire reconnaissance de la diversité des cultures (…) Le multiculturalisme n’est donc pas en contradiction avec la démocratie libérale : il vise à en approfondir les principes dans le sens d’une plus grande tolérance et d’une plus grande justice ». Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.533-534-535. Document n°211 Libertariens Multiculturalistes La conception La société comme La de la société société Libéraux Communautariens comme La société comme La ensemble « communauté d’individus communautés distinctes d’individus communautés » Le contrat social Le contrat social Les valeurs morales de partagées de la société Les comme association Les fondations Les contrats privés de association société principes La liberté absolue La de justice La liberté responsabilité L’égal individuelle La respect liberté Le respect des valeurs des tempérée par communes (nationales, l’égalité identités (ou La linguistiques, ethniques équité) et religieuses) responsabilité sociale La recherche du La quête du bien juste degré Fort Le Faible Fort Moyen d’ouverture des groupes dans la société Le lien entre Hostilité à et comme Etat nation(s) l’Etat Dissociation de l’Etat et Identification lieu des nations de (variable selon les (ou l’Etat et de la auteurs) d’intégration de la « minorités nationales) nation société mais respect de l’idée nationale Le l’Etat rôle de Garantir les libertés Garantir individuelles les (Etat individuelles « veilleur de nuit » Protéger culturels les libertés Garantir les Protéger les solidarités libertés et droits individuelles les valeurs communautaires Maintenir l’égalité des (tempérer chances les injustices par le droit) D’ après Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.557. 214 214 215 Ce tableau a été modifié dans une perspective de lecture de gauche à droite, des courants intellectuels qui souscrivent à la plus grande des libertés individuelles au risque d’une disparition de l’idée même de société aux courants intellectuels qui posent l’idée d’un nécessaire rattachement des individus à la société : - soit à travers un socle minimum de droit et la constitution d’une ossature institutionnelle (position des partisans d’un libéralisme déontologique) ; - soit à travers l’affirmation d’un solide corpus de valeurs et d’institutions (communautariens républicains). De ce tableau, il en ressort aussi l’idée que, bien évidemment, l’écart théorique est faible entre libertariens et multiculturalistes, ou entre ces derniers et les libéraux. Document n°212 « Le multiculturalisme a (…), d’une certaine façon, partie liée avec l’individualisme moderne. Il s’y enracine cependant de deux manières différentes, négative et positive : selon la première vision, c’est parce que l’individualisme moderne est allé trop loin qu’il convient de le tempérer par un sens retrouvé de la communauté ; selon la seconde, c’est au nom même des idéaux d’autonomie et d’épanouissement de soi chers à l’individu moderne que doivent être pris en compte aujourd’hui ses besoins de reconnaissance culturelle ». M. Doytcheva, « Le multiculturalisme », éd La découverte, coll Repères, 2005, p.13 3°) Vers une démocratie procédurale en France ou dans l’Union Européenne ? Toujours est-il que de la présentation et de l’analyse du débat entre libéraux et communautariens, il en résulte, au bout du compte et au risque de la carricature, deux conceptions de la démocratie, de la liberté, de la citoyenneté et du Politique. Document n°213 Au fond, en suivant Ch. Taylor43 , on peut considérer qu’il existe deux modèles : - un modèle libéral, qui fait la part belle à la liberté des modernes, au nécessaire respect des droits individuels et à la toute aussi nécessaire égalité de traitement des individus. Un modèle qui repose sur l’idée que la liberté n’est pas une fin en soi mais qu’elle est la condition de l’accomplissement des projets individuels, lesquels projets constituent des fins en soi. Un modèle qui met l’accent sur la nécessaire capacité des citoyens entendue comme “pouvoir de faire valoir ses droits et d’assurer l’égalité de traitement des individus”, entendue également comme “pouvoir d’influer sur les preneurs de décisions”.Un modèle qui valorise moins, pour ne pas dire aucunement, la participation proprement politique des citoyens, au profit d’une valorisation de leur pouvoir d’influence. 43 Taylor (Ch.), “Quiproquos et malentendus : le débat communautariens-libéraux”, in Berten (A.), Da Silveira (P.), Pourtois (H.), “Libéraux et communautariens”, Ed Puf, Paris, 1997 , p.114-119. 215 215 216 - Un modèle républicain qui met l’accent sur la nécessité de la participation des individus, en d’autres termes qui met l’accent sur la nécessaire liberté des Anciens, sur “la participation dans l’autogouvernement” comme “essence de la liberté”. Taylor (Ch.), “Quiproquos et malentendus : le débat communautariens-libéraux”, in Berten (A.), Da Silveira (P.), Pourtois (H.), “Libéraux et communautariens”, Ed Puf, Paris, 1997 , p.114-119. Document n°214 « Si des auteurs comme M. Sandel ou Ch. Taylor critiquent la vision libérale de l’individu moderne, ce n’est pas parce qu’ils lui préfèrent la société holiste du passé, mais parce que, estiment-ils, elle conduit à une impasse et manque à réaliser une de ses promesses essentielles qu’est l’autonomie individuelle. Dépouillé de tous ses engagements constitutifs, le sujet est moins libéré que rendu impuissant (Sandel). La liberté complète est un vide dans lequel rien ne vaudrait la peine d’être fait, aucun engagement ne compterait plus qu’un autre. Contre « l’atomisme libéral », Charles Taylor défend sa « thèse sociale » selon laquelle un certain nombre de conditions sociales et un certain type d’environnement sont nécessaires pour permettre l’exercice des libertés individuelles. Ainsi la liberté de choisir ses convictions et son mode de vie n’a de sens que si la société nous offre différentes options possibles. Mais, dans une société régie par la seule rationalité économique, le choix qui s’offre aux citoyens, à terme, ne risque t-il pas d’être celui entre Pepsi et Coca-Cola ? L’Etat libéral devrait donc, selon Taylor, s’engager pour la promotion de la diversité et la survivance culturelle. Ces débats illustrent en fait deux interprétations divergentes de l’idée de liberté qu’on peut résumer avec Isaiah Berlin, sous les termes de liberté positive et de liberté négative, renvoyant à une autre distinction établie par B. Constant entre liberté des Anciens et liberté des Modernes. Selon cette opposition, la liberté moderne ou libérale est une liberté essentiellement négative qui se rapproche d’avantage de l’indépendance : c’est la capacité de s’affranchir de toute contrainte sociale dans les limites autorisées par la loi. La liberté positive désigne en revanche l’autonomie, c’est-à-dire la capacité à choisir et à fixer soi-même les buts de son existence. Cet autoaccomplissement passe par la participation de l’individu à une communauté historique particulière. Mais quelle devrait en être la nature ? S’agit-il des communautés de la tradition ou de la communauté politique des citoyens ? On retrouve dans la critique communautarienne du libéralisme, notamment chez Taylor, une valorisation à la fois des communautés substantielles de la tradition et des vertus républicaines classiques. Ce dernier thème sera toutefois développé de manière systèmatique par un autre courant de la philosophie politique contemporaine qui est le républicanisme, représenté par des auteurs comme J. Pocock ou Q. Skinner. A l’instar des communautariens, les républicanistes estiment que la coopération entre individus « mutuellement indifférents » imaginée par Rawls ne suffit pas au fonctionnement et à la cohésion de la société ; ils affirment la nécessité pour les démocraties modernes d’appeler leurs citoyens au service d’un bien collectif, en cultivant les 216 216 217 « vertus civiques » et une participation active dans les affaires publiques ». M. Doytcheva, « Le multiculturalisme », éd La découverte, coll Repères, 2005, p.35-36. Le modèle républicain repose au fond sur une logique selon laquelle la démocratie doit répondre à un idéal citoyen “gouverner et être gouverné à son tour”. Ce modèle repose sur une conception de la relation entre le Politique et le citoyen qui n’est pas uniquement fondée sur une opposition entre “eux” (le gouvernement) et “nous” (les individus), il n’y a pas d’extériorisation du Politique, il n’y a pas “d’univers politique étranger”, “le gouvernant peut être nous et pas toujours eux”. La maximisation de la liberté personnelle s’opère par une prise en charge par les citoyens de la sphère politique44 . Si l’on s’accorde sur l’existence de ces deux modèles, alors, on peut commencer à les penser comme idéologie et, à ce titre, à analyser leur fonction pratico-sociale. Dans cette perspective, on peut relever comme le fait Ch. Taylor que le modèle libéral s’impose de plus en plus en Amérique. L’Amérique “est devenue une République moins participative et plus “procédurale”. Relevons que cette inquiétude est en réalité partagée par J. Rawls. Document n°215 Sans qu’on doive l’y réduire évidemment, il n’est pas difficile de relier l’entreprise de Rawls à des préoccupations spécifiquement américaines, comme le souci d’infléchir ce que l’on pourrait appeler la prééminence de la politique par le droit, qui voit les « libéraux » (au sens américain, c’est-à-dire la gauche), s’appuyer sur l’activisme judiciaire pour contourner les faiblesses ou les blocages des voies démocratiques locales et fédérales. Traduit en termes pratiques, l’œuvre de Rawls vise à inscrire la politique des principes dans un espace plus large que celui de l’activisme judiciaire, où le succès de réforme de gauche se trouve ultimement suspendu à la nomination de tel juge à la Cour suprême plutôt que tel autre. Ce qui est chez Habermas la visée de la politique démocratique, à savoir la dissociation des droits et de la souveraineté du peuple, est chez Rawls le problème : comment reconstruire une société politique tout en enregistrant l’inéluctable effacement du langage de la souveraineté du peuple devant le « fait du pluralisme » (la démocratie des minorités) ? Selon cette lecture, la notion de justice politique est pour ainsi dire un cheval de Troie permettant de jouer le droit des individus contre lui-même, d’utiliser le langage de l’individualisme égalitaire et identitaire pour revivifier l’idée de la démocratie comme régime, de la société démocratique comme société politique ». Ph De Lara, « Le pluralisme raisonnable est-il raisonnable ?» in C. Audard, « John Rawls. Politique et métaphysique”, éd puf, 2004, p.108-109. 44 Cf. Skinner (Q.), “Sur la justice, le bien commun et la priorité de la liberté”, inBerten (A.), Da Silveira (P.), Pourtois (H.), “Libéraux et communautariens”, Ed Puf, Paris, 1997. 217 217 218 De la même façon, un certain nombre d’éléments nous conduit à penser que la démocratie française tend peu à peu à se conformer au modèle libéral, dans lequel “la liberté est définie en opposition à la démocratie, comme une prérogative que les individus font jouer contre les décisions que la majorité pourrait prendre”45 . Un modèle dans lequel le Politique disparaît du fait de l’existence de deux mouvements congruents : - une déresponsabilisation du centre sous l’effet de la mise en oeuvre de politique de décentralisation et de déconcentration qui confie au niveau le plus bas possible la détermination d’orientations proprement politique ( en termes de définition du sens d’une politique publique) ; - une mise sous pression du centre sous l’effet de l’action des lobbies. A cela s’ajoute le fait qu’au bout du compte, dans le cadre d’une philosophie libérale poussée jusqu’à ses extrêmes; le Politique ne peut que disparaître, puisqu’il n’existe plus de conflits au sein de la société, le mécanisme de la main invisible vient résoudre d’une façon harmonieuse les conflits d’intérêts. Le Politique se fond dans l’établissement des conditions de mise en oeuvre de processus économiques et politiques à travers lesquels les préférences individuelles vont se combiner pour donner lieu à des choix sociaux globaux et collectifs concourrant à la définition d’un bien commun. L’instrumentalisation du Politique n’est plus loin, il n’existe qu’en tant que procédure, il n’est, à ce compte, qu’enregistrement de la réalité sociale, un bouchon sur la rivière, et plus exactement un rocher soumis au fracas des vagues, dans une société où “les enfants meurent de soif au milieu des fontaines”. Rocher qui ne cesse de renvoyer les vagues à leur destin. “La communauté politique n’est qu’un cadre nécessaire, un ensemble d’arrangements externes, pas une vie commune”46 . Document n°216 « Selon Amitaï Etzioni (L’esprit de communauté, 1993 ; Les droits et le bien commun,1995 ; La troisième voie, 2000), (…) la société repose sur trois piliers : le pouvoir, l’échange et la morale. Dans toutes les organisations humaines (…), les individus acceptent en effet de vivre ensemble et de soumettre aux règles communes pour trois raisons : la contrainte, l’intérêt et les valeurs. La vie en collectivité repose à des degrés variables selon les moments et les lieux, sur la coercition exercée par des institutions (premier lieu), sur l’avantage qu’ont les membres à y participer (second pilier) et sur les croyances communes qu’ils partagent sur l’ordre social (troisième pilier). L’articulation de ces trois dimensions est nécessaire, selon Etzioni, pour qu’un système social fonctionne harmonieusement. Or dans la société américaine, les deux premiers piliers ont pris une place tellement prédominante que la vie commune s’en trouve menacée. « Une société ne 45 Sandel (M.), art : “La république procédurale et le moi désengagé”, in Berten (A.), Da Silveira (P.), Pourtois (H.), “Libéraux et communautariens”, Ed Puf, Paris, 1997. 46 Walzer (M.), art : “Communauté, citoyenneté et jouissance des droits”, in La Revue Esprit, mars-avril 1997, pp.122-131. 218 218 219 peut pas être fondée exclusivement sur l’échange et le pouvoir, le marché et l’Etat, le commerce et les institutions, écrit Etzioni. Toute vie sociale repose également sur des normes, des règles morales, des liens d’affection et de solidarité, une culture commune ». Face au « vide moral » que génère une société fondée essentiellement sur l’autorité de l’Etat et le système marchand, il appartient de défendre une « troisième voie » où les valeurs collectives retrouveraient une place significative. Or c’est au sein des communautés que les valeurs jouent leur rôle intégrateur. «La bonne société doit résulter de la combinaison de trois secteurs : l’Etat, le secteur privé et les communautés. Chacun d’eux reflète et sert une part de notre humanité. Et chacune des parties doit limiter les deux autres » . (…) Le sociologue donne à cet égard une définition particulière de la communauté. Celle-ci est un groupement de personnes librement constitué : elle trouve son fondement soit dans la pratique d’une même activité (comme les professions, les groupes marquant leur préférence pour certains modes de vie, les cercles de loisirs …), soit dans la volonté de s’entraider ou de s’organiser pour répondre à un problème collectif (les communautés de quartier, les associations de parents, les associations de citoyens …) . Sa particularité est qu’elle s’établit sur une base volontariste . (…) La solution politique prônée par Etzioni ne consiste pas à ignorer les clivages identitaires mais à soutenir au sein même des communautés culturelles les éléments qui tendent vers la gesellschaft (…), c’est-à-dire vers une communauté conçue comme un lieu ouvert trouvant sa légitimité dans l’entraide et le partage des intérêts». Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.528-529530. Document n°217 A.Etzioni défend le projet d’une « société mosaïque » dans laquelle « (…) la reconnaissance des différences n’empêcherait pas l’intégration sociale autour de valeurs fondamentales ». Il distingue les « valeurs partagées » des « valeurs agrées ». Ainsi, il reconnaît sept valeurs partagées de la vie communautaire « (…) la démocratie conçue comme une idée du bien (et non pas simplement comme une technique de gouvernement) ; le respect des constitutions et des droits qui en dépendent ; la loyauté envers la nation ; la tolérance et le respect envers toutes les communautés ; la limitation des identités politiques (elles peuvent s’exprimer, mais demeurent simplement une composante de la société) ; le principe du « mégalogue » (un vaste dialogue élargi à l’ensemble des communautés) ; le principe de la réconciliation (nécessaire pour fonder une nouvelle société). Ces valeurs préexistent aux relations sociales. Elles ont une nature « précontractuelle » (elles sont antérieures au pacte d’association des hommes. Enracinés dans la société, elles se transmettent d’une génération à l’autre ». Les « valeurs agrées, quant à elles, sont celles qui font l’objet d’un accord au terme d’un débat raisonné. Ce sont des principes « politiques » sur lesquels les individus s’entendent afin de faire respecter les droits de chacun de façon équitable. Ces principes négociés ne suffisent pas à eux seuls, à créer des liens sociaux, car ils ne proposent aucune vision d’ensemble du bien commun. Ils permettent simplement de réguler les relations entre des personnes qui cherchent à protéger leurs libertés dans un monde régulé par la concurrence . En d’autres termes, les valeurs agrées sont fragiles parce qu’elles sont contractuelles. Elles expriment un accord temporaire entre des individus placés en face-à-face mais, situées hors du champ de la morale, elles sont incapables de cimenter la société ». Olivier Nay, « Histoire des idées politiques », Ed Dalloz/A. Colin, 2004, p.531-532. On peut donc convenir du fait que le modèle républicain est radicalement opposé au 219 219 220 modèle libéral dans la mesure où “les républiques ne peuvent fonctionner que si chaque citoyen trouve la plus grande proportion de son bonheur dans l’activité publique plutôt que dans la sphère privée”. Il suppose “ce que Marx, à propos de la Terreur jacobine de 1793, appela le “sacrifice” des valeurs bourgeoises - industrie, compétition, intérêt privé et souci de soi”47 . Autant dire qu’il est totalement inadapté à la nature de la société civile contemporaine. On peut ici paradoxalement mobiliser les réflexions de D. Schnapper pour défendre pourtant une position qui serait communautarienne, républicaine et même socialiste. Document n°218 "L'homo democraticus tend à penser qu'il ne peut être représenter que par lui-même". D. Schnapper, « La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine », Ed Gallimard, 2002, p.182. "L'appel à la raison à vocation universelle, à la capacité de se détacher au moins partiellement de ses origines et à la légitimité de la loi apparaît de plus en plus étranger aux expériences vécues des hommes démocratiques. Ces derniers affirment volontiers la positivité de l'identité territoriale et celle d'une origine revendiquée, l'immédiateté de leur expérience vécue, seule vérité, contre la citoyenneté définie comme transcendance et comme abstraction". D. Schnapper, « La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine », Ed Gallimard, 2002, p.239. CONCLUSION En conclusion, il convient d’insister sur l’importance, en nombre et en qualité, des critiques existantes à l’égard de la théorie de la justice de J. Rawls. Par conséquent, cette théorie doit être présentée, non pas comme un horizon indépassable et surtout indiscutable, mais susciter de véritables débats autour des positions libérales, communautariennes, libertariennes et multiculturalistes . Plus fondamentalement, il convient de relever que la théorie de J. Rawls, outre le fait qu’elle semble susciter un certain engouement médiatico-politique, n’est pas sans effet sur la façon de concevoir les politiques publiques à venir. Si notre objectif n’est en aucun cas d’assimiler cette théorie avec ses traductions pratiques dans le champ politique français, il convient de relever qu’elle a rencontré un certain nombre d’échos dans l’intelligentsia française et s’est traduite dans le réel, à partir de travaux de différentes commissions telles que celles dirigée par A . Minc. En effet, au début des années quatre-vingt-dix , un débat 47 Walzer (M.), art : “Communauté, citoyenneté et jouissance des droits”, in La Revue Esprit, mars-avril 1997, pp.122-131. 220 220 221 autour des notions d’égalité et d’équité anime le vie politique française et une partie des intellectuels. S’opposent ici les partisans de l’égalité, notion à bien des égards mythifié, aux partisans de l’équité qui prônent la discrimination positive. Au coeur de cet affrontement se trouve en réalité la question de l’égalité devant le service public. * Le faux débat égalité/équité Document n°219 « (…) prenant le contre-pied des intentions poursuivies par le philosophe américain John Rawls, tout en se plaçant pourtant sous son égide, on a parfois utilisé le concept d’équité comme prétexte pour délégitimer les politiques de redistribution. Derrière l’instrumentalisation de la notion d’équité, transparaissait parfois la volonté de rabattre la notion d’ »inégalité » sur celle, nettement plus neutre de « différence ». Cette première confusion n’était évidemment pas fortuite et avait pour vocation de permettre une dénonciation commode des tendances à l’uniformisation dont serait porteuse la reccherche de l’égalisation des conditions. Cette dénonciation se déployait, soit sur un plan éthique (« la différence est une valeur sociale et individuelle primordiale. Il faut que les gens puissent exprimer leur individualité et, donc, se différencier »), soit sur un plan pragmatique (« la différenciation est un facteur de croissance et d’incitation individuelle. L’inégalité est en ce sens un moteur de la vie économique et sociale »). Cette confusion existe encore, mais elle s’est fortement réduite dans les débats sur les inégalités. Nous savons bien collectivement qu’une inégalité n’est pas une différence. Il y a dans la notion d’inégalité, telle que nous l’employons en règle générale dans les discussions publiques, une dimension normative qui la relie directement à l’idée que l’on se fait de la justice sociale. L’inégalité est une différence bien sûr, mais c’est une différence subie qui disjoint les articulations de l’ordre social juste, voire qui rend injuste l’ordre lui-même ». Louis Maurin, Patrick Savidan, art : « Inégalités : la grande hypocrisie française », in Observatoire des inégalités, « L’état des inégalités en France », éd Belin, 2007, pp.13-14. Document n°220 « La France a vécu jusqu’ici sur un modèle égalitaire simple : accroître de façon uniforme les droits juridiques ou sociaux, réduire les inégalités de revenus, développer pour tous les prestations sociales. Cette démarche a été appliquée, avec des succès variables pendant les Trente Glorieuses, à une économie repliée sur elle-même, plus inflationniste et bénéficiant encore d’une croissance génératrice de plein-emploi. Certains contestent d’ailleurs que ce modèle ait été équitable, l’égalité des chances ne suffisant pas à compenser la capacité très différente des individus à se réaliser. » A. Minc ,La France de l’an 2000, Odile Jacob/La documentation française,1994 (p. 85) Document n°221 « Nous risquons de nous enfermer dans un dilemme insoluble entre efficacité et égalité, qui verra, dans ces conditions, la première prendre naturellement le pas sur la seconde. Une conception et une pratique de l’équité doivent permettre de réduire cette contradiction. » A.Minc, La France de l’an 2000, Odile Jacob/La documentation française, 1994 (p. 88-89) Document n°222 221 221 222 « Au nombre de ses clauses, en effet, un contrat social doit définir les domaines où la société entend promouvoir l’égalité, ce qui légitime en même temps les différences auxquelles elle consent. » J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon, Le nouvel âge des inégalités, Seuil, 1996, (p 99) Document n°223 « Le concept d’égalité, lorsqu’il n’est point précisé, est vide de substance » J.P. Fitoussi : Le débat interdit, Arléa, 1995, (p. 164) Document n°224 D’un côté, égaliser les chances revient à rendre équitables les conditions d’une compétition dont l’aboutissement est l’inégalité des résultats. De l’autre, égaliser les résultats passe par une intervention sur les conditions de la compétition qui altère l’égalité des chances. Telles quelles, ces deux formes d’égalité sont irréconciliables : l’égalité des résultats nie l’égalité des chances et l’égalité des chances produit l’inégalité des résultats. » Emmanuelle Reynaud : Egalité, justice, équité : John Rawls et l’idéal égalitaire, La revue de l’IRES, n° 18, printemps-été 1995, (p. 37) Document n°225 « Je propose de définir l’équité comme une propriété du critère d’égalité qu’on choisit. Il apparaît donc vain de vouloir opposer égalité et équité, comme on l’a fait récemment. Ce serait vouloir opposer, à une conception, le jugement moral que l’on porte sur elle. » J.P. Fitoussi, Le débat interdit, Arléa,1995, (p. 166) Document n°226 « En un sens, le principe d’égalité est partout et toujours une projection vers l’avenir et, pourrait-on dire, en dépit du passé, un mouvement par lequel la société cherche à libérer, ne serait-ce que partiellement, les individus de leur histoire, pour leur permettre de mieux affronter leur avenir en leur ouvrant un éventail de choix que certaines circonstances de leur passé ont par trop restreint. L’idée d’égalité met en œuvre un combat contre le déterminisme, l’explication linéaire du futur par le passé. » Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon (1996), Le nouvel âge des inégalités, Seuil, (pp. 101) Document n°227 « Qu'est-ce que l'égalité? Il n'est pas de théorie sociale, même les plus critiques eu égard à certains critères d'égalité, qui ne soit fondée elle-même sur l'exigence de l'égalité dans au moins une dimension. Comment, en effet, se prévaloir d'une attitude éthique si chaque individu ne se voit pas accorder une égale considération dans un certain domaine, celui jugé important dans la théorie que l'on défend ? La difficulté vient du fait que l'espace auquel peut s'appliquer le concept est multidimensionnel, et que la définition de l'égalité dans l'une de ses dimensions implique au sens causal l'acceptation d'inégalités en d'autres dimensions. Par exemple, l'approche libérale la plus radicale est fondée sur le critère de l'égalité devant la loi. «Cette majestueuse égalité devant la loi, qui permet aux riches, comme aux pauvres, de dormir la nuit sous les ponts », ironisait Anatole France. C'était définir à la fois le critère choisi et les dimensions où l'on acceptait que les inégalités se développent. Car garantir également la liberté à chacun implique, dans l'approche libertarienne défendue notamment par Robert Nozick, que le gouvernement ne cherche pas à infléchir la répartition primaire des revenus et des richesses. Même ceux qui proposent de supprimer le SMIC le font au nom d'un critère d'égalité: l'égalité devant l'emploi (le SMIC étant supposé constituer une barrière à l'emploi, notamment des 222 222 223 jeunes, et cela au profit de ceux qui ont déjà un emploi. Si l'on choisit un critère d'égalité plus substantiel, disons «l'égalité devant la vie », c'est que l'on accepte évidemment une assez grande inégalité dans le domaine des contributions au financement des services publics et sociaux. On peut définir dans ce cadre l'équité comme étant une propriété du ou des critères d'égalité que l’on choisit. II apparaît donc vain de vouloir opposer égalité et équité. Ce serait vouloir opposer une conception et le jugement moral que l'on porte sur elle. L'équité peut conduire à rechercher une dimension plus exigeante de l'égalité, mais en aucun cas à y renoncer. Par exemple, certains auteurs, notamment Sen, considèrent plus équitable de définir l'égalité non pas dans l'espace des revenus ou de celui de l'accès aux «biens sociaux primaires» - comme le suggère Rawls - mais dans celui de la liberté de réalisation de ses projets et de la capacité de le faire. Pour ne prendre que l'exemple le plus simple, deux personnes disposant d'un même revenu, mais dont l'une serait handicapée, ne jouiraient pas de la même liberté de poursuivre leurs objectifs. L'égalité des revenus peut ainsi masquer une très grande inégalité de bien-être. L'équité, sur la base d'un critère d'égalité d'ordre supérieur, exige alors une plus grande inégalité dans la répartition des revenus. Mais il s'agit dans ce cas d'une inégalité correctrice, destinée à réduire ou à compenser une inégalité première. Recompris dans cette perspective, on perçoit toute la confusion qui avait entouré le récent débat sur cette question. » Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon (1996), Le nouvel âge des inégalités, Seuil, (pp. 97-98) Document n°228 « Comme s’il fallait choisir entre deux valeurs de même ordre, l’équité – ou la discrimination positive « socio-économique » car les deux termes peuvent être confondus – est souvent opposée à l’égalité. Mais ces deux notions n’ont pas vocation à se remplacer : l’une ne cherche pas à prendre la place de l’autre. L’égalité est une fin, l’équité est une méthode. Il faut donc les associer dans une même démarche, celle qui admet la préservation de la démocratie comme objectif prioritaire : l’équité permet d’obtenir l’égalité. (…) C’est donc à tort que l’on propose de substituer à la devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité » une autre formule « Liberté, Equité, Fraternité ». L’égalité reste centrale avec l’équité : si l’on déroge au principe d’égalité, c’est pour mieux parvenir à réaliser l’égalité ». E. Keslassy, « De la discrimination positive », Ed Bréal,2004, p.25.26. IV) Le renouveau du débat autour des théories de la justice sociale : des thèses d’A. Sen à la prise en compte de l’injustice sociale, à la promotion des logiques de redistribution et de reconnaissance 223 223