grec avec Lancelot et le latin avec Nicole. Il lut non seulement la Bible, saint Augustin, les écrivains
de l’Antiquité, non seulement les plus grands auteurs latins, en particulier Virgile, mais aussi, situation
plus rare en ce temps où l'enseignement des jésuites reposait surtout sur le latin, les classiques
grecs, Aristote, Plutarque et surtout les tragiques Sophocle et Euripide, qu’il fut vite en mesure de lire
à livre ouvert, admirant les plus beaux passages, les apprenant par cœur, les annotant dans les
marges, critiquant les scènes «peu tragiques» ou «languissantes», les beaux vers «à contresens»,
les personnages qui ne gardent pas l’unité de leurs caractère. Il y découvrit un monde de cruauté, y
acquit une vision de l’être humain victime de ses passions, et son imagination se peupla de plus en
plus de héros, et surtout d'héroïnes, condamnés par les dieux à chercher désespérément une
innocence perdue, à vivre dans le mal et à en mourir. Plus qu'aucun de ses contemporains, il fut
marqué par la culture grecque à laquelle il allait devoir son élégance sans afféterie, la politesse
exquise de son langage, la musique de ses vers, et aussi la subtile connaissance d'un coeur humain
miraculeusement libéré de la matière. Mais, alors qu’il était élevé dans une telle crainte de la chair,
que le paganisme humaniste et le péché I'attiraient comme un vertige, en dépit des interdictions de
Lancelot, il se cacha pour lire en grec ‘’Les amours de Théagène et de Chariclée’’, un long roman
d’Héliodore, qui titillait sa sensualité naissante. C’est ainsi qu’il allait donc pouvoir réaliser dans son
œuvre ce parfait équilibre entre le corps et l'âme qu'exige toute étude psychologique vraie.
Son âme d’artiste s’éveillait déjà. Il fit ses premiers essais poétiques : des billets à Antoine Vitart ;
quelques poèmes où il célébra des événements familiaux ; des élégies chrétiennes en latin aux
impeccables distiques : ‘’Ad Christum’’, ‘’In avaritiam’’, ‘’Laus hiemis’’, où alternaient le badinage
et une réelle ferveur religieuse. Mais ce n’étaient que des travaux d'élève et pas tellement doué. La
première pièce de quelque importance, qui ne fut pas publiée de son vivant, est une suite de sept
odes, intitulée ‘’Les promenades de Port-Royal-des-Champs’’, un émouvant hommage à cette
sainte maison où il reçut son éducation, où il peignit avec ironie les saints hommes qui l'entouraient
de leur sollicitude véritablement paternelle, et, avec une gaucherie naïve, le paysage de Port-Royal.
Mais il y a dans ces exercices de style, où on trouve parfois de la grâce et une sincérité d'accent, une
imitation constante des poètes latins (Virgile, Horace) ou des Français Malherbe, Théophile de Viau,
Maynard, Racan, Voiture, ce qui fait que leur intérêt n'est que documentaire.
Il ne semble pas s’être passionné pour les luttes doctrinales, allait garder surtout de l’atmosphère
respirée à Port-Royal le sentiment de la faiblesse de l’être humain agité par ses passions, et entraîné
vers le péché s’il n’est pas secouru par la grâce. Cependant, en disciple fidèle, il prit le parti de ses
maîtres contre les jésuites. Surtout, comme, dans ce centre spirituel, s’étaient retirées quelques-unes
des plus grandes familles du royaume, il put nouer certaines relations qui, par la suite, lui furent fort
utiles dans sa carrière.
Mais, en octobre 1658, il quitta Port-Royal pour Paris où il acheva sa formation intellectuelle et morale
par l'étude de la philosophie (on disait alors la «logique»), au prestigieux collège d'Harcourt
(actuellement le lycée Saint-Louis). Il était alors sous la protection de Nicolas Vitart, cousin germain
de son père, qui, étant secrétaire du duc, l’hébergea à l’hôtel de Luynes, sur un quai de la Seine. Du
fait de son séjour à Port-Royal-des-Champs, il noua des liens avec la grande famille des Chevreuse,
très en vue dans «le monde» (le duc était le gendre de Colbert). Il put entrer dans certains cercles
littéraires, où il rencontra en particulier La Fontaine, dont la femme était une de ses parentes
éloignées. Il avait pour confident le jeune abbé Le Vasseur qui partageait son goût de la poésie et de
la galanterie amoureuse. Tous deux fréquentaient la belle société, faisaient les beaux esprits dans les
salons où se lisaient les dernières comédies à la mode, les poèmes qui font rêver des dames
disposées à aller un peu plus loin. Et ils manifestèrent aussi leur tendance à mener joyeuse vie avec
les comédiens et comédiennes des troupes de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais.
Et, malgré que ses maîtres et sa tante, conformément aux préceptes du jansénisme, condamnaient
absolument les mises en scène de sentiments profanes, abhorraient donc le théâtre, jugé coupable
d’être immoral, d’«empoisonner les âmes», d'exciter les passions, et d’avoir un caractère mondain,
méprisaient les comédiens, gens excommuniés soupçonnés de mener une vie scandaleuse, lui qui,
depuis son arrivée à Paris, avait bien changé, était soucieux de s’affranchir de Port-Royal, était