Rapport de la séance 10 par Régis Froger

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Rapport Séance n°10
Régis Froger – Deuxième secrétaire
Le juge judiciaire est-il incompétent pour apprécier la compatibilité d'un acte administratif avec une directive
communautaire ?
« La cour, vidant le délibéré, et adjugeant le profit du défaut, met l’appellation, et ce
dont est appel, au néant, émendant quant à ce, corrigeant, réformant la sentence des
premiers juges, décharge l’appelant, condamne l’intimé aux dépens de l’incident, dont
distraction au profit de Me Bizotin, avoué, qui la requiert pour le surplus des fins de
la demande, met les parties hors de cause et les renvoie dos à dos, dépens compensés »...
Vous ne comprenez pas ? Normal. Grâce à Daumier, l’espace d’un
instant, vous avez ressenti le désarroi du justiciable face aux débats
énigmatiques qui animent parfois les tribunaux.
Car nous débattons d’une question pour le moins surprenante.
Le juge judiciaire peut contrôler la compatibilité des lois avec les normes
communautaires. Les actes administratifs sont inférieurs aux lois. Donc
le juge judiciaire peut contrôler la compatibilité des actes administratifs
avec les normes communautaires.
Aristote, qui était plein de bon sens, l’a démontré : qui peut le plus, peut le
moins. L’affaire est réglée. Le plus simplement qui soit.
Mais voilà. Si, comme l’affirmait Descartes, le bon sens est la chose la mieux
partagée du monde… les juristes ne sont pas cartésiens.
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Dans leur monde, il faut, justifier, expliquer et démontrer. Quelque soit
l’évidence première de la solution. Quitte à ce que le justiciable s’y perde.
Surtout quand il se heurte à un conflit de compétence.
Car c’est bien d’un conflit dont il s’agit.
D’un côté, les chambres civiles et commerciale décident conformément
au bon sens : le juge judiciaire peut contrôler la compatibilité d’un acte
administratif avec une norme communautaire.
Mais de l’autre, le juge administratif résiste, prouve qu’il existe. Il entend
préserver l’intégrité de son territoire et repousse les assauts judiciaires.
S’il n’a pas pour lui le bon sens, il a un avantage stratégique indéniable :
l’appui du Tribunal des conflits.
Alors, s’agit-il d’un tableau caricatural, où chaque camp bataille coûte que
coûte, pour sauver un lopin de terre, au détriment du justiciable qui
attend le jugement de son affaire ?
Evaluons les forces en présence.
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Le nerf de la guerre, c’est la conception française de la séparation des
pouvoirs et l’arrêt Setpfond. Le juge civil ne peut pas apprécier la légalité
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d’un acte administratif. En cas de besoin, il doit renvoyer une question
préjudicielle au juge administratif.
Habilement, la Cour de cassation contourne l’obstacle quand la norme
de référence est internationale. Avec un argument simple : contrôler la
conventionalité d’un acte, ce n’est pas en apprécier la légalité. Il s’agit,
face à deux normes de rang hiérarchique différent, de déterminer laquelle
est applicable, en préférant l’acte international supérieur. Il ne s’agit pas
d’apprécier la légalité de la norme inférieure.
Séduisant. Mais abscond. La fiction juridique ne doit pas être un alibi.
Quand deux normes ont le même objet et disent le contraire, le juge qui
décide d’appliquer la plus élevée au lieu de la plus récente apprécie leur
compatibilité.
Exception d’illégalité ou exception d’inconventionnalité, le résultat est le
même : la norme inférieure est écartée.
La Cour de cassation a dans sa botte une autre arme : la primauté du
droit communautaire. Elle commande d’écarter toute disposition
nationale qui aurait pour effet d’en diminuer l’efficacité. Elle commande
que le juge compétent au principal statue immédiatement sur
l’application du droit communautaire.
Audacieux. Mais clairement condamné par le Tribunal des conflits.
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Le principe de primauté commande seulement de ne pas appliquer des
règles de fond contraires au droit communautaire. Les procédés mis en
œuvre pour y parvenir sont indifférents. En quoi le fait de renvoyer au
juge administratif une question préjudicielle porterait atteinte à l’efficacité
du droit communautaire ?
Une troisième voie est parfois suggérée. Il suffirait de solliciter - un peu l’article 55 de la Constitution : il donne compétence au juge judiciaire
pour écarter une loi inconventionnelle… il vaut a fortiori pour tous les
actes de rang inférieur.
Mais l’artifice est si grand que vous n’avez pas osé l’utiliser. Lorsque,
avec l’arrêt Jacques Vabre, vous avez reconnu votre compétence pour
écarter les lois sur ce fondement, il s’agissait de faire face à un vide
juridique, pour assurer la primauté effective des normes internationales
et communautaires. Pour les actes administratifs, il n’y a pas de vide. Il y
a déjà un juge : le juge administratif.
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Et c’est là que se trouve la différence fondamentale entre lois et actes
administratifs. Si le juge civil est incompétent pour apprécier la
compatibilité d’actes administratifs avec le droit communautaire, c’est
tout simplement parce que c’est le juge administratif qui est compétent.
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On entend d’ici le cri de Panurge « Par la reine des Andouilles, toutes les
hiéroglyphiques d’Egypte n’approchèrent jamais ce jargon ! ».
Curieux monde que ce droit dans lequel la logique ne rejoint pas le bon
sens. Faut-il se résoudre à cette complexité de notre système
juridictionnel, qui oblige à des renvois artificiels… pardon, préjudiciels ?
Ne peut-on pas simplifier, unifier, réunifier ?
Non, on ne peut pas. Pas toujours. Imaginez-vous que par soucis de
simplicité on crée une grande profession unique… de la santé : notre
kinésithérapeute serait notre dentiste ! Absurde, parce que simpliste.
Fondamentalement, la persistance de turbulences n’est pas seulement
due aux raffinements byzantins du fonctionnement juridictionnel. La
complexité du droit est une donnée objective, qui s’impose aux juges.
L’enjeu de la question posée est autrement plus redoutable qu’une petite
bataille entre juge administratif et juge judiciaire. Notre système juridique
est tributaire de l’existence de deux droits, deux systèmes de
représentation, deux grilles de lecture.
Certes, la dualité juridictionnelle ne s’impose pas dans l’absolu, d’autres
pays ont opté pour un système différent. Mais le fait est que notre
système a fait ses preuves. Le fait est que le juge administratif existe, qu’il
a
développé
un
droit
autonome,
l’administration, l’Etat, au droit.
qu’il
a
permis
d’assujettir
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Cette réalité, le juge judiciaire ne peut pas l’ignorer. Il ne peut pas ignorer
l’environnement dans lequel il évolue, au nom d’un bon sens apparent.
Exemple : le sens commun voudrait qu’une augmentation de 1°C de la
température moyenne de la Terre n’ait que peu d’importance pour les
sociétés humaines. Rien n’est plus faux : cela suffit à provoquer une
sécheresse.
Toutes proportions gardées, si le juge judiciaire étend le champ de sa
compétence en mordant sur les terres du juge administratif, c’est
l’existence du droit administratif et de son autonomie qu’il met en jeu.
Ce n’est pas son rôle.
Evidemment, la situation n’est pas totalement satisfaisante pour le
justiciable ballotté d’un ordre à l’autre. Mais des mécanismes existent
pour limiter ces bizarreries du dualisme juridictionnel. Ce sont le
Tribunal des conflits et les questions préjudicielles. Ces questions qui
limiteront les risques de divergence de jurisprudence, redoutables pour
les justiciables.
Certains craignent que Strasbourg condamne la France si une procédure
devenait trop longue et coûteuse à raisons de renvois préjudiciels. Ils ont
raison. Mais rien n’interdit au législateur d’intervenir pour réformer la
procédure des questions préjudicielles. Il suffirait, par exemple, de
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prévoir un système de renvoi rapide et souple, calqué sur celui des avis
contentieux du Conseil d’Etat et la Cour de cassation.
La complexité des procédures doit être réduite à sa plus simple
expression. Mais la fiction juridique ne peut pas occulter une réalité
objectivement complexe. Il faut être simple, pas simpliste.
C’est pourquoi je répondrais à la question posée par l’affirmative et suis
défavorable au projet d’arrêt qui suit :
« qu’en se référant à la primauté du droit communautaire, sans apprécier la légalité de
[l’acte administratif litigieux], la cour d’appel a justement décidé que ce texte ne
pouvait faire obstacle à l’application de (…) la directive [communautaire] (…) du
9 février 1976 ».
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