Kh BL Comment la division du travail politique permet-elle d'expliquer les comportements électoraux ? Définition du travail politique : avec Max Weber, on peut définir le travail politique par le sens que lui donnent les acteurs : le travail politique a alors pour but l’obtention du pouvoir ainsi que la défense d’objectifs dans le processus de décision politique. I) Rationalisation du travail politique, rationalisation des comportements En reprenant la terminologie wéberienne, on peut envisager le processus électoral comme la phase ultime de la rationalisation du pouvoir politique qui fonderait la démocratie. A) La politique n'échappe pas au processus de rationalisation des activités sociales… - La rationalisation du travail est propre à la civilisation occidentale. L’entreprise capitaliste en est le foyer et la division du travail le vecteur, mais Weber souligne qu’elle déborde le processus de production au sens strict, et imprègne progressivement l’ensemble des activités sociales. Il est particulièrement attentif à ses effets en science et en politique. - En politique, le processus de rationalisation s'incarne dans la domination légalo-rationnelle, qui s'accompagne d'une spécialisation de la fonction politique. Autrefois "occasionnelle", "secondaire", l'activité politique s'est professionnalisée. Weber note que l'homme politique dans les régimes constitutionnels vit généralement à la fois "pour" et "de" la politique. L'extension démocratique du vote a contribué à déplacer le pouvoir des notables fortunés vers les permanents (les "fonctionnaires de parti"), responsables de la continuité du travail à l'intérieur de leur organisation, ou encore vers les journalistes. Le parti politique est devenu appareil, "machine", la politique est devenue entreprise, la "prolétarisation spirituelle" des militants est la contrepartie du charisme du chef. B) …qui se traduit par une rationalisation du comportement électoral On peut envisager la rationalisation du comportement de l’électeur comme une conséquence de la rationalisation du travail politique. La sociologie des choix électoraux en fait état : - de même que la division du travail de production a donné naissance à l’homo oeconomicus, la division du travail politique engendrerait l’homo politicus. (cf. Anthony Downs, An economic theory of democracy, 1957). L'électeur vote alors pour le parti donc la victoire maximise son utilité. Son choix parmi l'offre politique s'apparente à celui du consommateur rationnel. L'analyse des scrutins fait apparaître des faits saillants qui valident cette théorie. - L’électeur adapte son vote au mode de scrutin. Cette rationalité limitée du choix électoral individuel peut induire des effets collectifs qui n’étaient pas attendus des acteurs ( cf. élimination de L. Jospin dès le 1er tour des présidentielles de 2002 qu'on peut expliquer par des un "vote stratégique inversé", selon l'article d’A. Blais in Le nouveau désordre électoral, dirigé par B. Cautrès et N. Mayer) - Plus généralement, la volatilité du vote peut être vue comme le signal de l’autonomie et de la rationalité de l’électeur, qui choisit en fonction de la structure de l’offre et de la conjoncture électorales. C) L’ambivalence de la division verticale du travail politique en démocratie - La démocratie modifie-t-elle véritablement la distribution du pouvoir politique ? La sociologie a abordé cette question avec scepticisme. On peut s’appuyer ici sur les analyses de Weber et/ou Pareto. Le travail politique reste fondamentalement l’apanage d’une élite en démocratie, la division du travail politique introduite par la représentation populaire est tellement encadrée, hiérarchisée, que le partage du pouvoir qu’elle devrait en principe induire est illusoire. - La sociologie politique empirique américaine a cependant montré comment le citoyen électeur s’approprie un espace dans le jeu politique, grâce aux échelons intermédiaires de la division verticale du travail politique. Lazarsfeld (Cf. the People’s Choice, 1948) souligne le rôle des leaders d’opinion dans les choix électoraux, qui ne se réduisent pas ainsi à l’influence des messages médiatiques. - Les échelons intermédiaires de la division verticale du travail politique sont aussi le vivier du renouvellement d’élites dont la perennité n’est pas assurée (cf. Robert Dahl, Qui gouverne ?, 1961). Cette polyarchie peut se lire comme une redistribution du pouvoir, relative mais authentique, opérée par le mécanisme de division du travail politique propre aux régimes démocratiques. En adoptant une grille de lecture wéberienne, la division du travail politique apparaît comme ouvrant la possibilité de comportements électoraux rationnels. Ces comportements potentiellement rationnels le sont-ils effectivement ? Ceci présupposerait que l’électeur soit en mesure de se saisir des tenants et des aboutissants de ses choix afin de se comporter en stratège. Or, la division du travail politique ne favorise pas la diffusion de cette compétence. II) La division du travail politique aliène-t-elle l’électeur ? A) Aliénation de l’électeur - La division du travail de production est aliénante. Marx distingue à ce titre l’atelier et la fabrique. Dans la fabrique, l’ouvrier est dépossédé de son propre travail dont il ne maîtrise ni le processus, ni l’affectation. Le taylorisme accentue cette aliénation en disqualifiant l’habileté de l’ouvrier. - La position de l’électeur dans le travail politique n’est-elle pas analogue à celle de l’ouvrier à l’usine ? La fonction latente du vote serait alors d’entériner, de légitimer la monopolisation des décisions politiques par les classes dominantes. - Il n’y a pas qu’un rapport d’analogie entre domination politique et exploitation économique. Marx considère l'Etat comme l'instrument de la classe dominante – la bourgeoisie dans la société capitaliste -; la "superstructure" émane de "l'infrastructure". Les mécanismes d’aliénation politique et idéologique renforcent l’aliénation économique. B) La division du travail politique institue un « Cens caché » - La division du travail politique est inégalitaire, ce qui contredit l’idéologie « naïvement » démocratique postulée par la production de sondages et le suffrage universel. Les travaux de P. Bourdieu et D. Gaxie ont démonté cette idéologie. - Ainsi, tout le monde ne peut pas avoir une opinion, et toutes les opinions ne se valent pas. Les choix de la plupart des électeurs, en particulier ceux démunis des compétences culturelles propres au champ politique, relèvent de la « foi implicite », ce qui explique le poids de l’origine sociale dans les choix électoraux. (cf. Michelat & Simon) - La viscosité sociologique des comportements électoraux mise en évidence par l’Ecole de Columbia et le Paradigme de Michigan, peut également être interprétée comme attestant une aliénation de l’électeur. C) L’électeur est assujetti - Les professionnels de la politique (journalistes, sondeurs, partis) définissent les objets légitimes du débat électoral, au delà des clivages partisans, produisant ainsi une autonomisation, une fermeture du champ politique, que Bourdieu analyse d’ailleurs souvent dans les mêmes termes que le champ religieux. - Loïc Wacquant a ainsi décrit comment le surgissement de la « geste sécuritaire » comme thème électoral a éclipsé dans les années 90 la question de l’insécurité sociale. - La fonction latente du moment électoral l’apparenterait alors à un rituel d’intronisation, de légitimation du pouvoir comparable au sacre des monarchies? En adoptant une grille de lecture marxiste, l’autonomie du champ politique apparaît comme se construisant au détriment de l’autonomie de l’électeur. Celui-ci n’agit plus alors comme stratège, mais comme agent dont les dispositions concourent à la reproduction de la domination politique et économique. Nous allons voit maintenant comment les analyses en termes de stratégie et les analyses en termes de dispositions expliquent non plus l’orientation du choix électoral, mais l’acte même du vote. III) L’abstention : le désenchantement du jeu électoral ? A) L’abstention redouble le « cens caché ». L'abstention ou la non-inscription provient souvent d'un sentiment d'incompétence, et constitue une autre forme du "cens caché". L'abstention est ainsi devenue le "premier parti" des ouvriers et des chômeurs (cf article d'E. Pierru dans La démobilisation politique, dirigé par F. Mattonti). Cette explication rend compte des inégalités de participation électorale, mais pas vraiment de la montée de l'abstention sous la Vème République. B) Une abstention stratégique ? - La division du travail politique produirait un « désenchantement » du jeu politique, propice à une mise à distance du vote par l’électeur (cf. Weber). Il en va de même du repli sur la sphère privée caractéristique des sociétés démocratiques (cf. Tocqueville) - La volatilité de l’abstention selon le type et les enjeux du scrutin, l’intermittence de l’abstention (appuyer si possible cette observation sur des exemples précis) soutiennent cette analyse. - La montée récente de l’abstention pourrait alors se comprendre comme l’avènement d’un électeur - homo politicus, qui aiguiserait le paradoxe d'Olson. C) Une abstention anomique ? - La division du travail est créatrice d’anomie. Les associations, les partis, les collectivités locales, constituent des « groupements intermédiaires », des "segments" qui protègeraient la démocratie de l’anomie politique, à l'intérieur desquels se maintiendrait une solidarité mécanique favorable à la mobilisation des électeurs. - La montée de l’abstention dans les classes populaires peut se comprendre alors comme le résultat de la crise de l’identité ouvrière et des instances de socialisation qui lui sont attachées. L’enquête qualitative menée par O. Masclet (La gauche et les cités) va dans ce sens. - La montée de l’abstention manifesterait alors une nouvelle forme d’anomie liée à la précarisation du travail. Ccl : le jeu électoral ne serait que l'apparence du jeu démocratique, ne serait pas un processus de décision, mais actualiserait la dépendance des gouvernants envers les gouvernés. La fait que la propriété privée soit mieux défendue que la propriété sociale peut se comprendre au regard de la division du travail politique. Double enjeu : universaliser les conditions d'accès à l'universel, vote n'est pas une condition suffisante de la démocratie, ni la seule modalité de participation politique en démocratie.