La psychiatrie évolutionniste Albert DEMARET * ABSTRACT Evolutionary psychiatry The author’s perspective is that of a naturalist and ethologist. ln this paper, he looks for evidences of phylogenetic components inherited from evolutionary adaptive behaviours in the etiology of psychopathological syndroms: bipolar depressions, seasonal affective disorders, obsessive-compulsive disorders, hysterical syndrome, impulsive behaviours, eating disorders, etc. Evolutionary psychiatry which sets present human pathological behaviour in the context of our species past evolution and of our ancestor's adaptations to their natural environment} leads the psychopathologist to revise certain of classic concepts in this field and resort to some of the concepts used by the ethologists, such as territory, hierarchy, allo-grooming and altruistic behaviour. It constitutes an invitation to reconsider the heredity of mental disorders in the light of phylogenetic consideration. As Freud and Lorenz have always recommended, one should not dissociate ontogeny from phylogeny in the study of human behaviour, whether normal or pathological. Key words: Evolutionary psychiatry, Ethology, Territoriality, Grooming, Altruism, Mania, Depressions, Hysterical and obsessive-compulsive disorders, Eating disorders, Adaptation, Phylogeny, Animal models, Hunters-gatherers. La psychiatrie évolutionniste est une approche épigénétique des maladies mentales, donnant une place importante à la phylogenèse dans l'étiologie des syndromes et symptômes psychiatriques. Selon cette perspective, les maladies mentales ne sont pas seulement le produit de facteurs familiaux, sociaux et culturels, mais aussi de facteurs génétiques dont certains, loin d'être «morbides », sont au contraire des programmes phylogénétiques de comportements adaptatifs hérités d'époques plus ou moins lointaines du passé de l'espèce. Elle est une psychiatrie biologique au même titre que l'éthologie est une «biologie du comportement» (Eibl-Eibesfeldt, 1972; Ruwet, 1969). * Neuropsychiatre. Président de la Société Royale de Médecine Mentale de Belgique. Médecin-spécialiste des Hôpitaux de l'Univ. de Liège. Service de Médecine psychologique et de psychiatrie dynamique (Pr. D. Luminet). 198 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE De l'Animal à l'Homme Les modèles animaux utilisés proviennent dans leur presque totalité de l'observation des comportements spontanés et adaptatifs au milieu naturel. Il ne s'agit, le plus souvent, que d'analogies avec le comportement humain, et plus rarement d'homologies, mais ainsi qu'on va le voir, l'intérêt de ces analogies n'est pas du tout négligeable, contrairement à ce qui est généralement affirmé. Les analogies qui existent entre des comportements humains et animaux ne révèlent pas de parenté phylogénétique, mais permettent de soutenir, au moins dans certains cas, que des pressions sélectives semblables (des milieux naturels et des structures sociales analogues) ont joué un rôle comparable sur les phylogenèses respectives, conduisant à des ressemblances par le phénomène de « convergence ». Prudemment interprétées, elles jettent quelques lumières sur le passé lointain de notre espèce. Dans notre phylogenèse, le mode de vie des chasseurs-cueilleurs, pendant les derniers millions d'années de l'évolution humaine, doit avoir laissé un maximum de traces dans le comportement humain actuel, normal ou pathologique. Il représente donc le modèle à privilégier dans la réflexion évolutionniste sur la biologie des comportements humains. L'intérêt des analogies S'il existait encore des représentants des espèces intermédiaires entre l'homme et l'animal, des Homo erectus, des Homo faber, des Australopithèques, et des espèces constituant les « chaînons manquants », il ne serait sans doute pas nécessaire de recourir aux analogies de comportements que nous offrent les espèces animales contemporaines pour comprendre la phylogenèse de nos conduites. Et il serait plus aisé d'établir des homologies. Mais il ne nous reste que les espèces animales actuelles. De la même façon qu'il a fallu se baser sur l'anatomie comparée pour reconstituer la phylogenèse des organes ne laissant pas de fossiles, il faut recourir à l'éthologie comparée pour reconstituer la phylogenèse des comportements. Les homologies de programmes phylogénétiques sont a priori les plus intéressantes parce qu'elles témoignent d'une origine commune. Elles se voient chez les primates proches, en particulier chez les Chimpanzés commun (Pan troglodytes) et nain (Pan paniscus). Toutefois ces espèces n'ont pas évolué dans le même milieu que l'espèce humaine, et à ce point de vue elles ne peuvent nous donner que des indications plus limitées que ce que l'on pourrait espérer sur la base de leur proximité génétique. Il faut donc aussi étudier les espèces, même éloignées au plan phylogénétique, qui ont évolué dans des milieux comparables à l'environ- ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 199 nement primitif de l'homme, une forme de savane tropicale arborée. Les Babouins comptent parmi celles-ci. Mais des enseignements peuvent être retirés d'espèces encore plus éloignées, par exemple de la comparaison des comportements des ongulés solitaires et forestiers, relativement proches des ancêtres du groupe entier des ongulés, avec ceux qui ont colonisé les savanes en formant des groupes ou des troupeaux (Schäppi, 1979; 1981), et même de l'observation des oiseaux (Lorenz, 1989). Ces espèces nous montrent des programmes de comportements adaptatifs à des milieux naturels variés. Certains de ces milieux ont pu constituer à des phases successives de l'évolution, les environnements naturels auxquels notre espèce et ses ancêtres ont dû s'adapter également. Si des programmes analogues semblent décelables dans les comportements «normaux» ou «pathologiques» de l'homme, on est fondé à les considérer comme de possibles héritages phylogénétiques d'anciennes adaptations comportementales à ces milieux, comme des témoignages d'une phénomène de «convergence» au cours de l'évolution. Rappelons comme exemple d'analogies au plan anatomique, la patte antérieure fouisseuse des taupes et des courtilières. Ces analogies ne révèlent évidemment aucune parenté entre ces mammifères et ces insectes, mais témoignent que ces espèces ont subi des pressions évolutives comparables dans des milieux semblables. Il en va de même pour les comportements. Pour plus de détails sur ce sujet important, le lecteur peut se reporter à Lorenz (1974) et à Eibl-Eibesfeldt (1974). Le thème des analogies et des homologies nous donne l'occasion de dire quelque mots sur le sujet des pleurs et des larmes) développé par van Renynghe de Voxvrie (1991). Psychiatres ou psychothérapeutes, quelle que soit notre empathie envers nos patients, nous ne nous étonnons pas assez de ce comportement hautement spécifique des pleurs que nous voyons se produire tous les jours dans nos thérapies et de la contagion émotionnelle qu'il tend à créer. Son origine ne se découvre pas dans les observations primatologiques, puisque même nos plus proches cousins dans la phylogenèse ne pleurent pas. Les pleurs sont, de ce point de vue, encore plus spécifiques de l'Homme que le rire. Les seules analogies que l'on peut faire à propos des larmes renvoient aux mammifères marins, qui ont aussi d'importantes glandes lacrymales, dont la fonction est d'éliminer les sels en excès. Or, l'hypothèse d'une période de notre phylogenèse pendant laquelle nos ancêtres seraient passés par une phase aquatique transitoire n'est pas insoutenable (Hardy, 1960; Morgan, 1972, McNaughton 1989). Elle a été desservie par les regrettables fictions et les dangereuses applications «thérapeutiques» (par exemple naissance sous l'eau) que certains se sont empressés de développer Mais il est défendable de faire certains parallélismes entre quelques-unes 200 ETHOLOGIE et PSYCHIATRIE des caractéristiques anatomiques, physiologiques et comportementales de notre espèce avec celles de mammifères qui se sont adaptés à la vie aquatique, notamment par la réduction du pelage et l'apparition de graisse sous-cutanée: otaries, phoques, etc. En ce qui concerne les larmes, l'hypothèse est qu'après avoir eu une fonction physiologique d'élimination des sels absorbés en excès pendant cette phase de la phylogenèse en milieu marin, complémentaire à celle du rein produisant les urines, les glandes lacrymales surdéveloppées ont été conservées, après l'abandon de la phase aquatique, à des fins de communication non-verbale des émotions. Il est certain que les pleurs exercent une forte influence sur autrui et inhibent l'agressivité (jusqu'à un certain point en tout cas). Dans cette perspective, nous rappellerons une idée émise par D. Morris (1972), mais qui paraît avoir été délaissée ensuite, selon laquelle les larmes auraient le pouvoir de déclencher les soins de type parental, de la même façon que l'écoulement de l'urine chez le nourrisson déclenche les gestes d'essuyer et de sécher la peau inondée. On pense à l'analogie avec les canidés, le chiot parvenant à calmer instantanément l'agressivité des adultes en colère en se jetant sur le dos et en émettant quelques gouttes d'urine, un des comportements de type infantile auxquels recourent les chiens dominés pour exprimer leur soumission. Si l'on pouvait confirmer un jour que pleurer a effectivement eu chez l'homme une première fonction physiologique parallèle à celle d'uriner, il serait d'autant plus fascinant de découvrir que l'apparition de la nouvelle fonction de signalisation s'est produite en conservant la trace de la fonction première, réutilisant, comme c'est souvent le cas dans les processus évolutifs, des matériaux existants pour construire du nouveau. Comme le sourire, les larmes peuvent être un stimulus-signal inhibiteur de l'agression. Mais comme c'est le cas pour beaucoup d'autres signaux « ritualisés » d'apaisement, l'effet n'est pas garanti. Contrairement à ce que Lorenz a pensé, la ritualisation des conduites agonistiques ne supprime pas tout danger de meurtre, même chez les animaux. On connaît maintenant de nombreux exemples d'infanticides par des mâles de différentes espèces, et notamment de primates comme les Langurs, les Gorilles et les Chimpanzés. Nous ne pouvons développer ce sujet ici, mais nous saisirons seulement l'occasion de suggérer que les pleurs et les larmes révèlent peut-être aussi par leur existence la nécessité de dresser un maximum d'inhibitions contre l'agressivité naturelle dans notre espèce. Ainsi que nous l'avons déjà exprimé par ailleurs, notre espèce est, au plan de la biologie des comportements, à la fois plus agressive et plus altruiste que les autres (Demaret, 1987). Les influences culturelles ne font que renforcer ou inhiber ces prédispositions biologiques (Schäppi, 1981). ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 201 La Durée: une quatrième dimension de la Métapsychologie Certains syndromes psychiatriques paraissent porteurs de traces de l'influence de la phylogenèse plus nettement reconnaissables que les comportements des sujets indemnes de pathologie. Toutefois la psychiatrie n'est pas le seul domaine où s'expriment de façon privilégiée des programmes de comportement conservés du passé de l'espèce. Des émotions fortes et soudaines, par exemple, peuvent faire apparaître des réactions «toutes faites », non apprises et cependant adaptatives, même si elles ne réussissent pas toujours. Il en est ainsi du « réflexe de mort », que chacun peut présenter devant un danger terrifiant - comme devait l'être la brusque apparition d'un prédateur dans le milieu primitif - et qui est tout à fait analogue à celui observable chez les animaux. Des exemples bien connus sont donnés par la couleuvre, l'opossum et d'autres espèces comme le lapin, qui présentent cette réaction d'immobilisation, parfois qualifiée, de façon assez approximative, d'hypnose animale. L'expérience du R.P. Kircher sur la poule est largement connue. La psychopathologie amplifie cette réaction, occasionnelle et brève chez le sujet normal, jusqu' à réaliser le syndrome catatonique, chronique ou récidivant chez les schizophrènes anxieux (Vieira, 1972; Gallup et Maser, 1977, Demaret, 1979; 1984). Cette réaction repose très certainement sur un programme phylogénétique construit à une époque lointaine de l'évolution et conservé en raison de sa valeur de survie. La réapparition de conditions d'environnement très hostiles, comme on peut l'observer en temps de guerre, par exemple, peut être aussi un révélateur de la nature adaptative de certains comportements jugés pathologiques dans les conditions de vie normale. Nous pensons à un grand nombre de comportements dits « impulsifs », tels les passages à l'acte psychopathiques, l'attrait pour le jeu, certaines formes de boulimie, de kleptomanie, la pyromanie, etc., sur lesquels nous reviendrons, et qui ont pu être à la base de conduites adaptatives chez les chasseurscueilleurs de la préhistoire. On doit se rappeler que les périodes pendant lesquelles se sont produites les adaptations comportementales de notre espèce, au cours de l'évolution, représentent une durée à proprement parler inimaginable, se comptant par millions d'années. Il n'est guère défendable de soutenir que les programmes mis en place pendant cette longue durée se sont effacés dans le courant des quelques derniers millénaires, en raison de l'apparition du langage et de l'évolution culturelle qui les auraient rendus sans fonction. Déjà la période pendant laquelle notre espèce à évolué en subsistant de la chasse et de la cueillette, et qui représente une étape essentielle de l'hominisation, s'étend au moins sur deux millions d'années, soit quatre cent fois la période historique, si on estime celle-ci à cinq mille ans. Et si 202 ETHOLOGIE et PSYCHIATRIE l'on remonte le temps jusqu'aux premiers reptiles dont nous conservons encore des structures cérébrales actives dans notre cerveau archaïque, selon MacLean, la durée se chiffre à quelque trois cent millions d'années. Les psychiatres et psychothérapeutes ne regardent pas aussi loin en arrière: la vie infantile de leurs patients et quelques données sur celles de leurs parents et grands-parents leur suffit comme recul. Ceux qui admettent le rôle de facteurs génétiques ne s'interrogent guère sur l'ancienneté de ceux-ci, et l'idée que certains d'entre ces facteurs pourraient remonter loin dans la phylogenèse, avoir un caractère adaptatif plutôt que pathogène, ne leur est pas familière. C'est pourquoi Badcock (1990) parle de cette prise en considération de la durée en psychanalyse comme de l'introduction d'une quatrième dimension dans la théorie, s'ajoutant aux points de vue topique, économique et dynamique classiques. Les psychiatres et l'animalité D'autre part, la nature et l'animal laissent les psychiatres assez indifférents, au moins dans l'exercice de leur profession, excepté pour les rares d'entre eux qui se servent d'animaux de compagnie dans leurs traitements. «Many leading psychiatrists are urban products, knowing little of biological fundamentals », écrivait S. Cobb en 1958. C'est encore vrai de nos jours, même s'ils ont lu K. Lorenz, D. Morris ou J. Bowlby. Le fait que les psychothérapeutes ne sont pas enclins à prendre en considération le point de vue naturaliste, zoologique, dans leur pratique, ne tient pas seulement à la conviction que le langage (verbal ou nonverbal, mais spécifique à l'homme) est le seul outil efficace de travail, mais aussi au malaise qu'une référence à la zoologie leur paraît risquer de créer dans la relation avec leurs patients. Beaucoup de thérapeutes semblent craindre qu'en agissant ainsi, ils courent le risque que leurs patients en arrivent à penser qu'ils sont observés comme des bêtes curieuses, et que leurs collègues les suspectent d'être des partisans attardés de la théorie de la dégénérescence. Et ce à une époque où de distingués spécialistes affirment, à nouveau, que l'homme a rompu ses attaches mentales avec le monde animal par l'acquisition du langage et le développement de la culture. Un travail pourtant très prudent dans ses références à l'éthologie animale, comme celui des Tinbergen (1972) sur l’autisme infantile, proposant une méthodologie d'approche nouvelle et incontestablement utile, n'a rencontré d'abord que de l'indifférence et du rejet. Cette peur de donner l'impression de revenir à une perception du malade mental comme régressé à l'animalité ne pouvait qu'être réveillée, même si ce n'était pas du tout son intention, par les propos de l'un des maîtres ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 203 à penser de la psychiatrie française de nos jours, Henri Ey, lorsqu'il a écrit l'introduction à son ouvrage «Psychiatrie animale» (1964): «Nous rencontrons ici la notion même de régression ou d'archaïsme phylogénétique des comportements pathologiques de l'homme par quoi il est « dégénéré ». Et c'est en effet à une conception naturaliste de la psychiatrie que ces échos d'une forme primitive de l'évolution ... nous renvoient, comme si, au-delà des facteurs culturels de sa condition psychopathologique, au-delà de la «horde primitive» des structures barbares de sa préhistoire, l'homme en tombant dans la folie retrouvait les racines animales de son existence. » Une telle présentation de la conception naturaliste, évolutionniste de la psychiatrie, allait à contre-courant de la pensée psychiatrique du moment: influencée par l'anti-psychiatrie et les conceptions de Szasz sur le « mythe de la maladie mentale ». Rien d'étonnant si la recommandation finale de H. Ey ne fut guère suivie: «Si le psychiatre doit être un anthropologue culturaliste, il doit être aussi, et par adéquation à l'objet de sa science, un naturaliste ». Elle ne pouvait qu'inquiéter ceux qui, à tort, voyaient dans une telle attitude un obstacle à la réinsertion des malades mentaux dans la société. Un article d'Ellenberger (1964) dans le même ouvrage, sur les Jardins zoologiques et les Hôpitaux psychiatriques du passé, devait augmenter encore leurs craintes, en montrant les ressemblances dans l'attitude de la société envers les malades mentaux et les animaux sauvages. Comment réussir la réinsertion sociale des patients des hôpitaux psychiatriques s'ils donnent l'image d'être retournés à l'animalité ? Mieux vaut encore le réductionnisme de l'explication biochimique des maladies mentales, il est plus rassurant. La phylogenèse en psychopathologie Les anciens aliénistes avaient moins de réticence à accepter l'idée d'une résurgence des instincts de nature animale ou humaine primitive dans les troubles mentaux: on n'attendait pas d'eux autre chose que de mettre les malades à l'écart, le temps nécessaire pour qu'ils retrouvent peut-être la santé et leur «humanité», spontanément ou aidés par quelque traitement de choc propre à leur provoquer une émotion salutaire. Ainsi pensaient Morel, Magnan, Lombroso, et d'autres, sans pour autant manquer, semble-t-il, d'humanité envers leurs malades. Les premiers psychanalystes étaient quant à eux passionnés par l'hypothèse évolutionniste selon laquelle les comportements et les fantasmes des névrosés, des pervers et des psychotiques étaient des survivances de la phylogenèse et de la préhistoire de l'homme. Freud était con- 204 ETHOLOGIE et PSYCHIATRIE vaincu que la pathologie mentale ne découlait pas seulement du passé individuel et des expériences et fantasmes de l'enfance, mais encore, et plus foncièrement, du passé phylogénétique de l'espèce humaine (Sulloway, 1981) . Cette conviction profonde transparaît dans des notes éparses à travers toute son œuvre, et surtout dans des écrits comme «Totem et Tabou », le «Moïse» et d'autres essais. Ce «biologisme» de Freud, évidemment mal étayé en raison de sa préférence pour Lamarck et des connaissances scientifiques encore très limitées à l'époque en matière de biologie du comportement et de paléontologie, n'a pas manqué d'être qualifié de spéculation fantaisiste par ses critiques et même par la majorité des psychanalystes qui lui ont succédé et qui ont totalement délaissé cette partie de son œuvre, la jugeant dépassée, fantaisiste, voire un peu délirante. C'est encore de cette façon que beaucoup ont accueilli la découverte en 1983 d'un texte écrit par Freud en 1915, qu'il avait renoncé à publier, non sans quelques regrets, en en réalisant sans doute le caractère prématuré, trop spéculatif et insuffisamment documenté. Il y proposait une reconstitution des étapes de la préhistoire de l'homme sur la base de ce que donnent à voir les maladies mentales. Ce travail devait, dans le projet initial de Freud, couronner ses Essais de Métapsychologie. Il a été rebaptisé «Une fantaisie phylogénétique », Freud ayant utilisé ces termes lorsqu'il y faisait allusion dans sa correspondance avec Ferenczi (Freud, 1986). Ainsi que I. Grubrich-Simitis le prédit dans les commentaires qu'elle donne à la publication du manuscrit redécouvert, certains ne manqueront pas de trouver dans cette «fantaisie phylogénétique» de Freud un argument de plus pour répudier sa métapsychologie et son biologisme: les chercheurs qui s'intéressent au premier chef à l'aspect linguistique du processus d'interprétation et à la philosophie du langage. En effet, de façon à première vue simpliste, Freud y expose l'idée que les dispositions à l'hystérie d'angoisse, à l'hystérie de conversion et à la névrose obsessionnelle ont été acquises dans la lutte contre le dénuement de l'époque glaciaire, et que les fixations qui sont à la base de la démence précoce, de la paranoïa et de la maniaco-dépressive tirent leur origine de la répression exercée par le père sur les fils en prolongement du rôle de ce dénuement après la fin de l'époque glaciaire. Du point de vue actuel sur l'évolution de l'Homme, pratiquement rien n'est défendable de cette tentative de Freud de reconstituer la préhistoire de l'humanité à partir de l'observation de la psychopathologie, si ce n'est l'impressionnante intuition, chez celui qui a révélé l'importance de la période infantile dans l'étiologie des troubles mentaux, que l'on ne peut comprendre totalement ceux-ci sans recourir aussi à la phylogenèse. ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 205 Marie Moscovici (1989) et Catherine David (1991) ont bien saisi la profondeur des intuitions dans la «fantaisie phylogénétique» de Freud, au-delà des évidentes naïvetés et erreurs qui y abondent. Toutes deux réclament que l'on s'intéresse à nouveau au Freud dit «spéculatif », qui leur paraît apporter à l'humanité un message plus important encore que celui, plus opératoire, qui est généralement le seul retenu. Elles montrent combien cette notion freudienne d'une mémoire archaïque de l'espèce, transparaissant d'abord dans les troubles mentaux, mais en fait présente chez tout être humain, fait partie de ce que la psychanalyse a de plus essentiel à faire découvrir, et combien elle participe de ce caractère subversif qui en faisait le prestige à ses origines et qu'elle a perdu en se technicisant et en se vulgarisant. Sur le plan biologique, on notera même à l'actif de Freud, que sa notion de castration, à laquelle il recourait dans cette «fantaisie» était très proche de celle que les éthologistes ont à l'esprit lorsqu'ils parlent de « castration psychique », pour désigner l'inhibition (réversible en règle générale) de la fonction de reproduction d'un congénère occupant un statut hiérarchique inférieur, et qui peut s'exercer entre mâles ou entre femelles, réduisant ces inférieurs à des fonctions d'auxiliaires à la reproduction des dominants (Immelmann, 1990). Les partisans des théories de la tabula rasa, successeurs de Watson, et d'autres behaviouristes considérant que tout comportement humain est entièrement appris, y compris ceux qui sont considérés pathologiques ne pouvaient que refuser l'hypothèse d'une phylogenèse des comportements et, par conséquent, la psychiatrie évolutionniste. Toutefois, une telle attitude radicale se rencontre de moins en moins souvent (même si elle connaît des regains chez des sociologues ou des psychanalystes) depuis que l'imbrication de l'inné et de l'acquis est généralement admise, sous forme de programmes phylogénétiques de comportements (Eibl-Eibesfeldt, 1976), ou de contraintes sur l'apprentissage (Seligman et Hager, 1972). Cette interaction entre la phylogenèse et l'apprentissage nous paraît comparable à celle qui existe entre les facteurs endogènes et psychogènes dans l'épigenèse des maladies mentales. Eysenck (1979), par exemple, behaviouriste non-suspect de sympathies envers Freud, admettait que certains troubles psychologiques, comme les phobies, ont des bases phylogénétiques. L'apport de Bowlby à la psychiatrie évolutionniste A ce jour, l'étude des primates nous a donné des enseignements précieux sur notre comportement d'attachement, ses origines, ses fonctions, sa nature, sur les causes et les conséquences possibles de ses perturbations, 206 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE grâce aux recherches de Bowlby (1978a; 1978b; 1984), elles-mêmes inspirées par les découvertes de Lorenz sur l'Empreinte et le Lien, et de Harlow sur les systèmes d'affection chez le singe Rhesus. Les travaux de Bowlby réalisent une excellente synthèse de l'éthologie animale et humaine. Ils sont maintenant suffisamment connus et facilement accessibles pour que l'on puisse ici se limiter à en résumer les apports essentiels à la psychiatrie évolutionniste. Nombre de pathologies humaines ont été reconsidérées avec fruit par Bow1by, par exemple les différentes formes d'anxiété, les phobies infantiles, les phobies scolaires, l'agoraphobie, la peur de séparation, la peur de l'étranger, le deuil (normal et) pathologique, etc. Elles sont apparues sous un jour nouveau par l'éclairage évolutionniste. En les interprétant par comparaison avec les différentes formes d'attachement observables chez les animaux d'une part, et chez les chasseurscueilleurs de la préhistoire d'autre part, Bowlby recadre cet attachement dans le milieu primitif: le «milieu d’ adaptétude évolutionniste de l’ homme ». L'attachement est considéré comme un comportement instinctif autonome: l'amour n'est pas étayé sur la satisfaction des besoins alimentaires, contrairement à l'opinion généralement admise depuis les premiers écrits psychanalytiques. La fonction première de l'attachement est d'assurer la sécurité de l'enfant contre les dangers de l'environnement (prédateurs, etc.), par la proximité maternelle ou d'autres adultes, au contact desquels l'enfant apprend à explorer le milieu. Les développements que d'autres chercheurs ont donné aux travaux de Bowlby suivent des orientations personnelles des plus variées (Klein, 1980; Anzieu, 1985; Cyrulnik, 1989), mais l'on n'y retrouve pas toujours l'inspiration naturaliste et évolutionniste qui en fait l'originalité principale à notre point de vue. Les recherches de Bowlby ne s'étendent guère au-delà du thème de la pathologie de l’attachement et de la séparation. Même si elles peuvent sans doute contribuer à leur élucidation, elles laissent inexplorées les grandes névroses (comme l'hystérie et la pathologie obsessionnelle), et les psychoses (comme les dépressions bipolaires, les schizophrénies, les paranoïas, etc.) C'est dans ces voies libres que l'on peut poursuivre la réflexion évolutionniste à partir de l'approche éthologique. On sait aussi que Bowlby n'aborde pas le thème de l'Oedipe: il est intéressant à ce sujet de prendre connaissance du travail de Badcock (1990), qui ne manquera pas de susciter des réactions en sens divers, en raison de son inspiration à la fois freudienne et sociobiologique. Le milieu naturel dans lequel Bowlby recadre l'attachement est celui où s'est produite la fin de l'hominisation: il s'agit d'une savane arborée telle qu'elle a dû exister en Afrique du sud-est, il y à deux millions d'années. Par rapport aux durées géologiques et de l'évolution, cet espace de ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 207 temps est relativement court, même s'il dépasse déjà nos capacités de représentation. C'est à cette même période terminale de l'hominisation que pensait Freud en 1915, sans en avoir une image aussi proche de la réalité que celle que Bowlby (1978a) nous en donne dans son premier volume. Au moment où Freud formulait ses hypothèses, Dart n'avait pas encore découvert le premier Australopithèque. Nous verrons plus loin comment la pensée de Freud a probablement évolué pendant cette période de silence qu'il s'est imposée sur ses «fantaisies phylogénétiques» après avoir renoncé à les publier dans ses Essais de Métapsychologie. L'apport de MacLean à la psychiatrie évolutionniste La phylogenèse de l'homme remonte évidemment bien au-delà de ces deux millions d'années auxquelles se limite Bowlby. Si l'on veut s'intéresser aux origines biologiques de maladies mentales comme la maniacodépressive, la schizophrénie, la paranoïa, les grandes névroses, etc, qui donnent l'impression d'être plus archaïques que les troubles étudiés par Bowlby, il faut chercher, pensons-nous, plus loin dans le temps et la phylogenèse, et étudier le comportement d'espèces animales moins proches de notre niveau évolutif que les primates supérieurs; des lémuriens jusqu'aux reptiles. C'est ici que nous quittons le psychanalyste-éthologiste Bowlby pour le neurophysiologiste-évolutionniste MacLean. Quelles que puissent être les critiques que d'autres neurophysiologistes formuleront ou expriment déjà à l'égard du schéma de la «théorie des trois cerveaux de l'homme» ou, mieux, du «cerveau triunique» de MacLean, le mérite restera à son auteur d'avoir su, mieux que quiconque avant lui, faire apparaître l'héritage animal encore actif que l'évolution a laissé en chacun de nous dans nos structures cérébrales. Au flou du terme de « cerveau archaïque », il a substitué ceux, beaucoup plus éclairants pour la psychiatrie évolutionniste, de cerveaux reptilien, paléomammifère, (hérité des reptiles mammaliens et des mammifères primitifs), et néomammifère, représentant les grandes étapes de l'évolution des structures cérébrales pendant près de trois cent millions d'années. Les travaux de MacLean étant maintenant bien connus et plus facilement accessibles depuis la synthèse qui en a été récemment publiée par R. Guyot (MacLean et Guyot, 1990), nous nous limiterons à rappeler que MacLean situe dans le complexe-R (le cerveau reptilien) les structures cérébrales sur lesquelles reposent les programmes de comportements territoriaux, hiérarchiques, épigamiques (parades), et d'autres que nous pensons retrouver à la base de beaucoup de syndromes ou symptômes psychiatriques. Nous insisterons sur un aspect peu connu de l'évolution des mammifères primitifs: la longue période de leurs transformations progressives ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 208 pendant le règne des dinosaures, soit durant deux cent millions d'années environ (Sigogneau-Russell, 1991). En effet, il est intéressant de comparer les propos évolutionnistes de Freud en 1915 et en 1938, quelques mois avant sa mort. Il écrit alors cette phrase étonnante, isolée parmi d'autres notes retrouvées après son décès (Freud, 1941) : «Avec les névrosés on se croirait dans un paysage préhistorique, aux temps du Jurassique; les grands sauriens sont toujours là, les joncs et les prèles sont aussi hauts que des palmiers ». Il serait tout à fait injuste de suspecter Freud de croire que les humains ont côtoyé les dinosaures; très certainement au contraire en était-il arrivé à penser que le «roc biologique» sur lequel butte l'investigation psychanalytique classique se situe bien plus loin dans le temps que l'époque de la « horde primitive », c'est-à-dire chez les mammifères primitifs ou leurs prédécesseurs, vivant à l'ombre des dinosaures du secondaire. Freud annonçait MacLean ... Exemples d'éclairages évolutionnistes sur la psychopathologie Il nous reste à illustrer la psychiatrie évolutionniste par quelques exemples. Pour ne pas allonger cette partie, qu'en tant qu'observateur naturaliste nous préférons aux discours théoriques, nous renverrons à notre ouvrage sur la phylogenèse et la valeur de survie des maladies mentales (Demaret, 1979), en nous limitant à détailler quelques-uns des domaines non abordés dans ce travail antérieur et à ajouter quelques références intéressantes non mentionnées ou inexistantes alors. Le psychanalyste anglais Rycroft (1972) a fait remarquer que la territorialité et le comportement de grooming ne sont malheureusement pas représentés dans la théorie psychanalytique des instincts. Dès les années trente, le psychanalyste hongrois 1. Hermann, peu connu chez nous avant la première traduction en français de ses travaux (Hermann, 1972), avait toutefois attiré l'attention sur l'intérêt du grooming: il apparaît comme un précurseur de Bowlby. On pourrait ajouter maintenant l'altruisme, compte tenu des travaux éthologiques des dernières années portant sur ce sujet (Trivers, 1971; Dawkins, 1990 et beaucoup d'autres). Nous ordonnerons nos exemples sur la base de ces trois catégories de comportement. Nous nous excusons par avance du caractère schématique des idées qui vont être exposées et qui mériteraient chacune de longs développements nuancés. La territorialité La maniaco-dépressive. S'il existe de nombreux modèles animaux de la dépression (Jesberger and Richardson, 1985), dont les préférés - on devrait dire les moins ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 209 méprisés - par les cliniciens (Widlöcher, 1983) sont de ceux inspirés par les travaux de Harlow sur la séparation, ou de Seligman sur la « learned helplessness », le psychiatre naturaliste est frappé par le fait que tous ces modèles sont créés en laboratoire et ne proviennent pas (celui de Harlow faisant partiellement exception) de l'observation des comportements animaux évoluant dans la nature. De plus, en tant que clinicien, ils nous ont toujours parus bien insatisfaisants pour donner un éclairage éthologique sur cette maladie fondamentale qu'est la psychose maniacodépressive, rebaptisée « dépression bipolaire », et particulièrement sur la manie. Il y a vingt ans, nous avons proposé un modèle éthologique territorial de la manie et de la mélancolie (Demaret, 1971b; 1979). S'il n'est pas souvent repris dans la littérature, comme d'ailleurs celui proposé par Price (1967), basé sur le comportement hiérarchique (voir aussi Price et Sloman, 1987), cela nous paraît dû surtout à la tendance, dont nous avons parlé plus haut, à négliger l'observation du comportement animal spontané pour lui préférer l'expérimentation volontaire, façon de conserver une forme de maîtrise de la nature, c'est-à-dire, en dernière analyse, de notre propre nature. Le modèle animal conçu en laboratoire est un modèle réduit et opératoire, qui ne remet pas en question le statut de l'homme, pas plus que les théories biochimiques de la dépression ne semblent gêner les partisans de la tabula rasa. Par contre l'image d'un homme, fut-il malade, encore habité par des programmes instinctifs territoriaux hérités de son passé animal est inacceptable pour beaucoup. Et pourtant, pour quiconque a un regard un peu naturaliste, rien ne ressemble plus au comportement maniaque que celui d'un animal s'installant sur son territoire, défendant celui-ci et, pourrions nous ajouter, jouissant de son domaine. lnversement, rien ne ressemble plus à une mélancolie que le comportement d'un animal dépossédé de son territoire. La plus belle expérience d'éthologie que l'on puisse faire pour illustrer ce rapprochement consiste à répéter celle de Tinbergen sur les épinoches en aquarium. Deux épinoches mâles s'étant partagé un aquarium, il suffit en s'aidant de cloches en verre renversées sur chacune d'elles, de les contraindre à pénétrer dans le domaine de l'autre pour qu'elles inversent leur comportement plein d'assurance (et même les couleurs qui le signalent) en son contraire, et pour le retrouver aussitôt qu'elles sont ramenées dans leur territoire. On peut donc à volonté les faire passer d'un état analogue à la manie à son contraire, analogue à la mélancolie, en les plaçant dans leur territoire ou dans celui du congénère. Le caractère saisonnier ou périodique de la maniaco-dépressive s'accorde à notre sens très bien avec la périodicité des comportements territoriaux dans la nature. Le comportement territorial s'observe à travers presque tout le règne animal, et aussi chez les primates; il n'y a aucune 210 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE raison de supposer qu'il ne serait pas programmé chez l'homme. On sait d'ailleurs qu'au cours de certaines manipulations neuro-chirurgicales sur l'hypothalamus, des personnes qui n'avaient jamais présenté d'accès maniaque ou mélancolique sont soudainement entrées dans cet état. Delay (1946) avait déjà souligné ce fait. Tout être humain est potentiellement un maniaco-dépressif, l'agent révélateur étant par exemple dans un cas la prédisposition génétique à réagir aux variations de la photopériode (dans les formes saisonnières) et dans un autre, le scalpel du neurochirurgien. La crise épileptique, programmée elle aussi chez tout être humain sur le mode d'une réaction critique « d'épouvante-défense », selon Cerletti, déclenchée par un produit convulsivant ou par le passage d'un courant électrique dans la sismothérapie, reste le plus puissant traitement biologique de la dépression mélancolique. Dans notre modèle éthologique de la mélancolie, la convulsion thérapeutique peut se comprendre comme un équivalent biologique de fuite hors d'un territoire étranger. Les surprenantes guérisons après une grave tentative de pendaison ratée, fait clinique connu, peuvent s'interpréter de la même façon, comme un «acte consommatoire », au sens éthologique, mettant fin à un conflit hiérarchique ou territorial par une soumission ritualisée archaïque. Dans un intéressant article, Chance (1964) avait déjà attiré l'attention sur les fonctions adaptatives des convulsions. Les syndromes affectifs saIsonniers. On connaît maintenant ces formes particulières de dépressions hivernales mises en évidence par Rosenthal et Coll. (1984), dans lesquelles il y a ralentissement psychomoteur, appétence accrue pour les hydrates de carbone, hyperphagie, prise de poids, asthénie et souvent une certaine tristesse. Présents en automne et en hiver, ces syndromes disparaissent au printemps. L'efficacité du traitement par la lumière de ces syndromes affectifs saisonniers (S.A.S. ou S.A.D.) révèle de façon indubitable la réactivité du cerveau humain aux variations de la photopériode. Elle devrait aussi faire suspecter que certaines formes de dépressions saisonnières reposent sur des programmes psycho-biologiques apparentés à l'hibernation, même si le déterminisme de l'hibernation n'est pas toujours clairement lié à la lumière. Cette possibilité avait déjà été suggérée par Lange (1928) et plus récemment par Mrosovsky (1970), avant que l'on définisse le S.A.S. Il est étonnant, aux yeux d'un psychiatre-naturaliste, que ce rapprochement ne soit pratiquement jamais plus évoqué maintenant, sauf omission de notre part en parcourant la littérature. Nous avons seulement trouvé une prudente allusion à cette hypothèse comme à une voie possible de recherche, dans un travail de Kaspers et Coll. (1989). ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 211 On sait qu'au moins une espèce de lémurien, le Chirogale (Cheirogalus medius)) présente une forme d'hibernation saisonnière, et est capable d'accumuler des réserves de graisse à la base de la queue et aux membres inférieurs pour survivre à cette période d'inactivité. De même le Singe écureuil mâle (Saïmiri sciurus) présente annuellement une prise de poids liée à une mise en réserve de graisses aux épaules et au tronc, qui a pour fonction de lui faciliter l'accès aux positions dominantes dans les combats saisonniers pour la hiérarchie (Napier, 1985), D'autre part, c'est un fait connu de longue date que l'on peut amener des oiseaux captifs à chanter beaucoup plus tôt dans la saison si on les soumet à de fortes stimulations lumineuses pendant l'hiver. Le fait que le ralentissement dépressif dans les S.A.S. peut s'observer en été, bien que plus rarement, n'est en aucune façon une contradiction au modèle animal de l'hibernation pour les dépressions hivernales, car il existe un autre modèle éthologique auquel on peut se reporter dans les formes estivales: celui de la torpeur adaptative aux fortes chaleurs (Shallow Torpor; estivation), observable chez certaines espèces animales vivant par exemple dans des déserts torrides (Walker and Berger, 1980). Les résultats thérapeutiques parfois obtenus dans les dépressions par suppression totale du sommeil paraîtront moins paradoxaux si l'on sait que beaucoup d'animaux hibernants sortent quelquefois de leur torpeur pendant quelques heures ou quelques jours et présentent une activité normale plus ou moins prolongée pendant laquelle ils réexplorent le milieu. S'il devait se confirmer que la dépression saisonnière est bien apparentée à l'hibernation, il y aurait là matière à humilité vis-à-vis de notre nature humaine. De toute façon, sans nier aucunement l'intervention de facteurs psychogènes dans les causes de cette affection, le seul fait qu'elle apparaisse ou guérisse par l'action biologique de la lumière mérite que l'on s'interroge sur le bien-fondé d'une vision désincarnée de l'esprit on d'un déterminisme n'ayant d'autre racines que dans le langage. Les troubles obsessionnels-compulsionnels, Nous avons suggéré dans un travail antérieur que les comportements obsessionnels et compulsionnels pourraient dériver des comportements animaux de marquage du territoire (Demaret, 1979). L'observation comparée des gestes par lesquels les mammifères apposent leurs odeurs et de ceux des malades présentant des compulsions de nettoyage, de lavage, ou au contraire des phobies de contact, fait apparaître en effet d'étonnantes analogies. De nombreuses espèces de mammifères et les primates primitifs que sont les lémuriens signalent leur passage ou les limites de leur territoire en déposant des marques odorantes sur des objets plus ou moins en 212 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE évidence. Il existe de multiples formes de ce marquage, variables selon les espèces, utilisant soit les fèces, soit les urines, soit la sécrétion de glandes spécialisées pour cette fonction, situées en des endroits différents du corps, souvent la région anale, parfois sur les membres, la tête, ou ailleurs encore. Bien que l'utilité de ce marquage par les odeurs ne soit pas évidente dans chaque cas pour les observateurs, ceux-ci relatent souvent l'insistance mise par les animaux à imprégner d'odeurs caractéristiques de l'espèce, du groupe, du sexe ou de l'individu, soit l'environnement, soit leur progéniture ou leur partenaire. On voit les animaux frotter longuement et de façon répétée, voire stéréotypée, des branches, des pierres saillantes, parfois en se nettoyant de cette façon le pelage et la peau, laissant ainsi leur traces. Le marquage de l'environnement, du partenaire (allomarquage), l'autoimprégnation du corps propre, et la dispersion spontanée des odeurs s'imbriquent pour laisser des traces de la présence des animaux dans leur milieu (Schilling, 1990; Wickler, 1978). D'autre part, ils flairent les marques apposées par leurs congénères, semblant en retirer des informations diverses sur le comportement de ceux-ci. Ces activités se déroulent chaque jour, avec « ponctualité », le matin, le soir, ou à toute occasion. Ces marques odorantes donnent l'avantage à l'animal qui les a déposées de signaler aux congénères que le territoire est occupé, ce qui peut créer une certaine inhibition chez ces derniers s'ils y pénètrent. Mais ces traces ont en même temps l'inconvénient de renseigner aussi les prédateurs, et de les conduire jusqu'à leur auteur. Dès lors, certaines espèces-proies recourent à des stratégies anti-prédateur: le Lièvre commun (Lepus europaeus) est bien connu pour brouiller sa piste. « Pour rejoindre son gîte, le lièvre ne procède pas en ligne droite, mais d'une façon très singulière: parvenu en vue de celui-ci, il exécute quelques sauts jusqu'à recevoir des effluves du gîte. Il fait alors demi-tour, bondit encore, suit sa propre trace à l'envers; il fait un grand saut de côté pour se placer parallèlement ou obliquement par rapport à la première piste; repassant près du gîte, il revient encore en arrière en bondissant, fait un nouveau saut de côté et continue ce manège jusqu'au moment où il juge qu'il peut, d'un bond puissant, se blottir à l'endroit choisi.» (Koenen, in Grzimek, 1974). Les prédateurs qui suivent à la trace les méandres de cette piste s'égarent ou sont repérés à temps par le lièvre. Ce comportement est programmé : le petit lièvre le présente déjà. Evoquons maintenant le comportement, typique des sujets atteints d'une grave névrose obsessionnelle-compulsionnelle, qui consiste à marcher avec de continuels retours en arrière, déplacements latéraux, évitement de certains objets, passage obligé par d'autres, arrêts et piétinements, etc. N'y a-t-il pas là d'étonnantes ressemblances avec le comportement du ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 213 lièvre? Nous en avons assez dit sur les analogies pour que l'on ne nous suspecte pas de soutenir une parenté entre le lièvre et l'homme obsessionnel, mais aussi pour qu'on ne les juge pas sans intérêt. Le patient atteint de névrose obsessionnelle ne présenterait-il pas une réactivation d'un programme phylogénétique de marquage territorial doublé d'une stratégie de défense contre le prédateur? Ne nous dit-il pas sa phobie de laisser des « traces », invisibles et pourtant décelables, porteuses de dangers inconnus mais graves, et sa compulsion à toucher certains objets tout en prenant bien garde de ne pas en toucher d'autres? «Je suis toujours suivi» ai-je plus d'une fois entendu dire par ces malades coutumiers de ces retours en arrière, et dont le comportement territorial semble exprimer leur besoin insatisfait d'affirmation de soi, leur vécu d'oppression dans la société ou la famille. Le doute, l'ambivalence, le flou de la pensée, la procrastination, la méticulosité, les manies de symétrie et tant d'autres symptômes, ou « contre-symptômes» (baptisés formations réactionnelles), qu'il serait trop long d'énumérer ici ne sont-ils pas la transposition au niveau mental du conflit entre le désir de s'affirmer (en marquant son territoire ou du moins son passage) et celui de demeurer insaisissable (par la stratégie anti-prédateur)? Qui n'a pas noté que plus on essaye d'obtenir d'un obsessionnel ou d'un «psychasthénique» des précisions sur ses pensées parasites, moins on y voit clair ? Freud a noté lui-même que «l'homme aux rats », son patient atteint d'une névrose obsessionnelle, reconnaissait dans son enfance les personnes d'après l'odeur, « tel un chien» et que les sensations olfactives, à l'âge adulte, lui importaient plus qu'à d'autres. Il ajoutait que ce patient avait présenté dans l'enfance des tendances « coprophiles» très marquées et de l'érotisme anal. Freud ne pouvait faire de rapprochement entre l'analité et le marquage du territoire, notion encore quasi inconnue à l'époque. Mais actuellement, l'analité, la tendance à « salir », ou la «formation réactionnelle» à la propreté, caractéristiques des conduites obsessionnelles» devraient être considérée en premier lieu comme l'expression des programmes phylogénétiques de marquage par les fèces, les urines et les sécrétions corporelles et non seulement comme le résultat d'une éducation sphinctérienne inadéquate. Le psychanalyste B. This (1960) avait déjà pensé à cette base biologique de l'analité, mais il ne fut guère écouté. Salir, c'est marquer directement; nettoyer, c'est effacer le marquage d'un autre et en même temps apposer le sien. Dans la nature, l'animal fait souvent simultanément l'un et l'autre, par exemple en se nettoyant le pelage sur une écorce qu'il imprègne en même temps de son odeur. Nous y reviendrons plus loin. Les obsessionnels-compulsionnels (ancienne «folie du doute et du toucher », laveurs compulsifs, maniaques du nettoyage, vérificateurs, etc.) 214 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE: auraient conservé des programmes phylogénétiques du comportement de marquage olfactif, sans avoir conscience de leur nature, donnant lieu à divers comportements stéréotypés qui paraissent bizarres en dehors de leur contexte naturel, aussi bien aux patients qu'à ceux qui les observent. Par exemple, bien que cette hypothèse puisse paraître fantaisiste, le lavage compulsif des mains pourrait avoir sa racine phylogénétique dans le comportement de marquage par l'urine. Celui-ci est pratiqué de façon très ritualisée (au sens éthologique), par certaines espèces de primates (lorisidés, cébidés), qui urinent sur leurs mains en les frottant l'une contre l'autre, et marquent ainsi leur passage dans les branchages (urine washing). On imagine facilement la transposition de ce programme de comportement aux compulsions des obsessionnels. Ce signal urinaire laissé par les singes est actif pendant des mois et peut être réactivé par simple hydratation (pluies). On ne peut manquer de rapprocher ce fait de la conviction des obsessionnels que leurs propres « traces» ou celles des autres sont quasi indélébiles et même se propagent: tout se passe comme s'ils avaient conservé de la phylogenèse d'étonnants souvenirs. Le sorcier hottentot arrose de son urine les jeunes circoncis, les nouveaux mariés et les chasseurs: cette conduite ritualisée (au sens culturel) n'est sans doute pas sans fondement biologique non plus. On nous opposera que le comportement de l'homme s'est affranchi de l'olfaction, évolution déjà très marquée chez les primates supérieurs. Il serait toutefois erroné de croire que les odeurs n'ont plus d'importance déterminante dans le comportement humain, spécialement en psychopathologie. Freud admettait le rôle des odeurs, tout en considérant que la répression du sens olfactif, qu'il jugeait liée à l'éloignement du sol par l'adoption de la position verticale, était une première étape de l'évolution vers des conduites sociales civilisées. Après lui, Brill (1932) a fait un travail psychanalytique intéressant sur le rôle des odeurs en psychopathologie. On connaît les travaux de Montagner (1988) et de ses collaborateurs (Schaal) sur la reconnaissance réciproque et précoce de la mère et du nouveau-né. La sexologie, la neurologie (Sacks, 1988), ainsi que l'éthologie humaine des sociétés «primitives» ou «civilisées» (Eibl-Eibesfeldt, 1976) apportent de nombreux faits à l'appui de l'importance toujours actuelle de l'olfaction dans le comportement humain. Bien que les primates et l'homme montrent une substitution progressive de l'olfaction par la vision (accompagnée par la disparition du vomer), cette évolution est bien moins prononcée que chez les oiseaux, par exemple, animaux qui ne réagissent guère qu'à des stimuli auditifs et visuels (à part certains migrateurs pour lesquels les odeurs semblent encore un repère utilisable). Il subsiste toujours chez l'homme de nombreuses glandes apocrines produisant des sécrétions odorantes, notamment dans les régions axillaires et péri-anales, dont la fonction de marquage est toujours potentiellement ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 215 intacte. Leurs sécrétions ne font que renforcer les traces odorantes que nous laissons sur notre passage, même avec nos chaussures aux pieds, ainsi qu'un chien policier peut facilement en donner la preuve. Même sans déambuler dans le plus simple appareil, partout où nos pieds ou nos mains se sont posés, partout où nous nous sommes assis ( glandes péri-anales), nous laissons des traces. Il semble que le patient atteint de troubles obsessionnelscompulsionnels en ait une connaissance sub-consciente, en soit insécurisé et cherche à «brouiller la piste », impression que l'on a toujours, ainsi que nous l'avons déjà dit, lorsqu'on essaye de préciser ses phobies et ses obsessions, et que l'on se heurte au flou de sa pensée, à ses retours en arrière, à ses lenteurs et digressions. Tout se passe comme si le cheminement de sa pensée était à l'image de celui de sa progression de « lièvre », comme s'il y avait mentalisation conforme à un schéma phylogénétique de comportement. Même si les sécrétions des glandes apocrines et sudoripares, les urines et les fèces étaient devenues inexistantes ou inodores, il serait encore possible pour un éthologiste de soutenir que les comportements de marquage n'ont pas nécessairement disparu de l'éthogramme humain: en effet on sait que les schèmes de comportement sont souvent plus stables que les caractères morphologiques (von Cranach, 1972). Il suffit de penser à l'exemple de la réaction d'horripilation, lorsqu'on est soumis au froid, ou en présence de stimuli effrayants, ou enthousiasmants, alors qu'il n'est plus utile de hérisser ces vestiges de poils pour se réchauffer ou pour impressionner (cf. le «frisson sacré de l'enthousiasme militant» selon Lorenz, 1969; 1970, b). Cette question de l'importance des odeurs dans le comportement de l'homme est illustrative des deux façons opposées d'aborder la comparaison du comportement animal et humain, aussi bien chez les zoologistes que chez les psychologues. Ainsi Y. Leroy (1987), ne consacre que 4 pages au comportement olfactif de l'homme pour conclure qu'il n'a guère d'intérêt - sur plus des 400 de son ouvrage sur les communications olfactives alors que M. Stoddart (1990) consacre un livre entier à l'étude de ce comportement chez l'homme dans ses aspects biologiques spécifiques et' culturels. K. Lorenz (1969) avait donné de la pensée magique et de la force de l'habitude une première explication éthologique à propos du comportement «superstitieux» de son oie apprivoisée Martina. Nous invitons le lecteur à se reporter à cette délicieuse histoire. Rapoport (1991) la reprend dans ses interprétations éthologiques des troubles obsessionnels-compulsionnels, pour lesquels elle admet également l'enracinement dans les programmes de comportement de marquage du territoire. 216 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE Les troubles schizophréniques. Le comportement des schizophrènes n'est parfois pas éloigné de celui des troubles obsessionnels : on y retrouve aussi des symptômes du marquage olfactif, et même plus que chez les obsessionnels: témoins les stéréotypies, et surtout les symptômes très régressifs présentés par des schizophrènes en phase aiguë, étalant leurs excréments sur les murs de leur chambre, comme certains lémuriens le font sur les branches des arbres pour marquer leur territoire. A.B. Vieira, qui a bien étudié les aspects éthologiques des schizophrénies, développe ce sujet mieux que nous (Vieira, 1974; 1982; 1991). Rappelons simplement, dans la ligne de ce que nous venons d'exposer, l'existence de « délires olfactifs de relation » (Bourgeois, 1973). Les comportements exhibitionnistes. La phylogenèse des primates montre, comme nous venons de le dire, une évolution consistant dans la substitution progressive de l'olfaction par la vision dans l'adaptation à l'environnement et dans la communication avec les congénères. Cette évolution se marque dans les conduites de la signalisation territoriale. Ainsi, chez plusieurs espèces de primates plus évolués que les prosimiens auxquels nous nous sommes référé surtout pour les marquages par les odeurs, le pénis érigé sert à l'expression de la menace territoriale à l'égard de congénères étrangers: c'est le cas chez certaines espèces de Babouins terrestres (caractéristique des individus postés en périphérie du groupe et que l'on appelle des «sentinelles») et chez le Singeécureuil, le « penile display » de cette espèce ayant été étudié de façon approfondie par MacLean (1991) et Ploog, qui ont localisé les structures cérébrales qui le commandent dans le Complexe-R, et ont montré que le petit mâle présente déjà cette parade à l'âge de deux jours sans l'avoir apprise. Cette menace phallique dérive sans doute de façon ritualisée du chevauchement pseudo-copulatoire de dominance. Cette observation naturaliste ne devrait pas être ignorée ou négligée par les psychiatres qui s'occupent des exhibitionnistes, et pourtant c'est le cas. Quand on a entendu des exhibitionnistes parler de leur compulsion irrésistible à la récidive, malgré les sanctions qu'ils savent inévitables, et de l’état de trouble de la conscience dans lequel l'acte se produit, quand on sait que ces actes stéréotypés ont un caractère saisonnier, qu'ils sont souvent répétés aux mêmes endroits et aux mêmes heures (fait déjà noté par Lasègue), qu'ils ont donc des modèles animaux assez rapprochés au plan phylogénétique (non seulement les Babouins mais aussi les Chimpanzés, qui présentent souvent une érection lors de leur parade de défi), on devrait intégrer ce modèle éthologique témoignant d'une composante phylogénétique probable dans les explications de cette pathologie. Jones ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 211 et Frei (1979) ont bien traité de cette hypothèse et nous nous limiterons à renvoyer à leur travail. La phobie obsédante de n'être muni que d'un pénis de taille inférieure pourrait être analysée également sur cette base éthologique. L'évolution de la menace phallique depuis ses origines primatologiques jusqu'à l'homme nous paraît s'être accompagnée d'une forme de clivage partiel entre deux composantes de dominance et de sexualité. L'expression ritualisée de la menace dans le comportement quotidien recourt au déplacement (au sens éthologique) vers le haut de la signalisation phallique du «membre viril» sur l'extrémité du membre supérieur, voire la face (le nez, et ce qui nous reste de canines à exhiber dans le rictus de menace). Le geste bien connu (différent de celui de l'indication) qui consiste à «ériger» l'index, parfois en l'agitant dans le sens antéro-postérieur, est un premier niveau de la menace phallique ritualisée et déplacée sur une autre région du corps; il est facilement compris par les enfants en bas-âge. La signification menaçante devient de plus en plus explicite avec les gestes de montrer le poing, de faire le «bras d'honneur», jusqu'à celui de brandir une arme quelconque. A l'opposé, dans la parade militaire, le détournement de l'arme est une forme de ritualisation, à la fois éthologique et culturelle, exprimant l'absence d'agressivité. L'arme possède bien évidemment la valeur phallique que lui ont toujours reconnue les psychanalystes, sans parler de celle du sceptre, de la crosse, et autres bâtons signalant un statut enviable. L'exhibitionniste, souvent peu sûr de lui, en est resté à une ritualisation plus biologique et dont la composante sexuelle s'exprime nettement dans le choix de ses «victimes». Celles-ci sont préférentiellement des petites filles, auxquelles il cherche à faire peur, sans avoir de véritables intentions sexuelles ou agressives, puisqu'il maintient toujours une distance respectable entre elles et lui. Il est préférable qu'il en reste à cette forme biologiquement primitive d'affirmation de soi plutôt que de recourir, comme le font certains psychopathes ou hystériques, à l'exhibition plus dangereuse des symboles phalliques spécifiques que sont les armes blanches ou les armes à feu. Ou de passer à des actes de violence directe. Certaines tribus de Nouvelle-Guinée ont renforcé culturellement la ritualisation éthologique de la menace phallique par le port d'un étui pénien d'impressionnantes dimensions (on pourrait parler ici de stimulus supra-normal en termes d'éthologie) . .Le lustrage ou grooming L'onychophagie et la trichotillomanie. Chacun connaît le comportement du grooming chez les primates, par lequel ils s'assurent mutuellement l'entretien du pelage et en même temps 218 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE un apaisement réciproque (Sparks, 1978). Nous avons décrit ce comportement et suggéré qu'il sous-tend un certain nombre de pathologies psychiatriques (Demaret, 1973; 1979). En particulier nous avons fait ressortir que l'onychophagie et la trichotillomanie étaient modulées sur le programme phylogénétique du lustrage, rapprochement qui est maintenant repris par Rapoport (1989) et ses collaborateurs, dans leurs nombreux travaux sur le traitement psychopharmacologique des compulsions et des tics (Léonard et ColL, 1991; Swedo et Coll. 1989). Il est en tout cas intéressant de pouvoir donner à de tels comportements des modèles éthologiques qui évitent de recourir à des interprétations invoquant abusivement ou prématurément des pulsions masochistes, masturbatoires, voire auto-destructrices, alors qu'il s'agit plus simplement d'un comportement de toilettage hérité du passé, et qui est encore tout à fait naturel et adapté dans certaines régions du monde où l'on s'épouille mutuellement avec plaisir et efficacité. Les avatars du lustrage chez l'Homme. Le lustrage chez l'homme est un de ces exemples auxquels nous faisons allusion plus haut où un comportement est conservé plus longtemps dans l'évolution d'une espèce que les organes anatomiques qui en sont l'objet. La disparition du pelage, dont la cause et la fonction sont encore inexpliquées, ne s'est pas accompagnée de l'extinction du programme du lustrage (qui conservait de toute façon comme objet la chevelure, étonnamment développée de surcroît). Or, on sait que le temps consacré au lustrage chez les primates est considérable, occupant une partie considérable des « loisirs », avec pour effet une régulation des rapports sociaux. Quels objets substitutifs du pelage disparu ont bien pu s'offrir aux premiers «singesnus» avant que le langage ne permette que le bavardage social (comme dans les cocktails) se substitue au lustrage social, et que le tabac, l'alcool et les drogues ne soient disponibles? Nous avons fait remarquer que les gestes du fumeur de cigarettes reproduisent ceux du grooming, ce qui n'est peut-être pas sans importance dans la compréhension de ce comportement et des raisons de la difficulté de s'en défaire. Nous formulons l'hypothèse que c'est dans cette nécessité de trouver des objets nouveaux pour l'exercice du programme du lustrage que se sont renforcés des comportements dont on décèle déjà l'ébauche chez les primates (utilisation d'outils) et que sont apparues des activités spécifiquement humaines: tissage (peut-être à partir du tressage des cheveux, rendu nécessaire par leur développement exubérant au moins chez certaines races - comme caractère spécifique); peinture (d'abord sur le corps) tatouages et dessins (il est intéressant de considérer les gribouillis plus ou moins structurés que l'on dessine en téléphonant à un interlocu- ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE teur intouchable que l'on veut peut-être inconsciemment lustrer); façonnage d'outils et d'autres objets, dont ceux nécessaires pour la couture: aiguilles, poinçons, fils (et plus tard le tricot: Vieira, 1989). Beaucoup plus récentes, l'écriture et son corollaire la lecture, nous paraissent aussi avoir des racines biologiques dans les gestes du lustrage. Peut-être même le cannibalisme rituel, comportement hautement spécifique, dérive-t-il plus du lustrage que de pulsions dévoratrices ou agressives. En effet, dans les observations qui ont été faites sur des chimpanzés ayant tué des jeunes de leur espèce, on voit alterner des gestes de lustrage et de dévoration, comme si la distinction entre le congénère et le non-congénère n'était pas nette (Bygott, 1972; Demaret, 1987). En dernière analyse, c'est par les différentes formes de travail (et par le langage) que l'homme serait parvenu à substituer des activités nouvelles aux gestes du lustrage, devenus sans objets, ou presque, par la perte du pelage: cette évolution devrait intéresser aussi les ergothérapeutes, les kinésithérapeutes (très concernés par le lustrage dans leurs techniques de massage ou de relaxation), et les psychothérapeutes (dans une réévaluation de l'importance respective des paroles apaisantes et des interprétations élaborées dans l'efficacité de leurs méthodes). En tant que substituts du pelage perdu par notre espèce pour le grooming il est évident que les animaux de compagnie tiennent une place importante, au moins dans notre culture où les contacts physiques sont très contrôlés. Et pourtant beaucoup de thérapeutes hésitent à interroger leurs patients à propos de leurs animaux familiers, à s'y intéresser, par peur de les effaroucher en parlant d'animaux, tant ce thème a été jugé infantile et régressif. L'expérience démontre cependant que dans la majorité des cas, les patients apprécient de pouvoir s'exprimer aussi à ce sujet, et parfois longuement, sans que l'on puisse les suspecter d'une quelconque zoolâtrie. De plus, ces dialogues portant sur la relation avec l'animal-compagnon se révèlent souvent un bon fil conducteur en psychothérapie (Demaret, 1976; 1977a; Demaret et Bartsch, 1983). De même, les références à des notions d'éthologie pour expliquer certains comportements ou certains fantasmes sont au moins aussi bien acceptées que celles renvoyant à des notions psychodynamiques, souvent plus inquiétantes et moins humoristiques. Comment ne pas reconnaître d'ailleurs dans la position des protagonistes d'une psychanalyse la reproduction de l'attitude du grooming mais avec frustration du contact physique? On peut faire bien des associations libres à partir de ce rapprochement! La phobie des aiguilles: un exemple clinique. En ce qui concerne l'éclairage supplémentaire que la prise en considération du programme du lustrage peut apporter à la compréhension de cer- 220 ETHOLOGIE ET PSY-CniATf,i~ tains symptômes, nous donnerons un exemple de phobie obsédante assez classique : la peur des aiguilles. Il s'agit d'une patiente de 37 ans, mariée et mère d'un garçon de 6 ans. Celui-ci présente brusquement un épisode respiratoire aigu et grave. La patiente doit l'amener en urgence, en le tenant dans les bras et en cherchant à l'apaiser par des caresses, à l'hôpital où il est immédiatement séparé d'elle et placé en réanimation. Elle ne peut suivre les soins donnés à son enfant qu'à distance, à travers la vitre séparant le couloir réservé aux «accompagnants» du local de réanimation. Pendant tout ce temps, elle souffre de ne pouvoir toucher et tenir son enfant. L'enfant est sauvé, mais on lui conseille de désormais faire disparaître toute substance susceptible de créer de l'allergie, et elle retient l'insistance mise : «Vraiment tout! » Aussi se met-elle en devoir de retirer les moquettes, d'éliminer tous les vêtements « avec des poils », d'expulser les animaux de compagnie, et finalement elle s'enferme dans la maison avec l'enfant, qu'elle n'ose même plus promener dehors, par peur d'une nouvelle crise. Un jour elle est prise d'une soudaine angoisse à l'idée qu'elle aurait pu oublier une aiguille dans le pantalon de l'enfant lorsqu'elle a mis ce vêtement dans la machine à lessiver. Où l'aiguille est-elle allée? Dans les tuyaux? Ou bien est-elle demeurée dans le pantalon? Elle vérifie cent fois celui-ci sans pouvoir se rassurer et finit par le jeter. Mais à partir de là, elle qui était une ancienne couturière, elle n'ose plus prendre une aiguille en main, et elle se met à vérifier partout s'il n'en traîne pas quelque part, Y compris dans les endroits les plus invraisemblables, mais surtout dans les vêtements, dans ses cheveux, ceux du mari ou ceux de l'enfant, ou dans la vaisselle, d'où elles pourraient être avalées par le petit, lequel en mourrait sans doute. En rêve, elle se voit avec des aiguilles dans la bouche, et plus elle en retire, plus il y en a. Un jour où, pour lui laisser un peu de répit, sa mère a repris l'enfant chez elle, il lui vient tout à coup l'image que le T-shirt de l'enfant est rempli d'aiguilles et qu'il s'en répand partout, comme des puces qui sautent de la fourrure d'un chien. Elle pose la «bonne question» pour un éthologue: «Pourquoi ai-je surtout peur qu'il y en ait dans les vêtements, dans les cheveux, dans les poils? » Il nous faudrait trop de place pour analyser ce cas en détail dans la perspective éthologique en faisant intervenir le programme du lustrage dans le «choix du symptôme », mais il nous paraît assez évident qu'il n'est pas possible de comprendre ce type de pathologie sans penser au grooming. De plus, comme pour l'onychophagie, l'approche éthologique du symptôme permet de faire l'économie d'imaginer des hypothèses psychanalytiques faciles, par exemple que cette femme veut inconsciemment la mort de son fils, qui aurait pu ne pas être désiré, etc. Plus simplement, on peut pen- ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 221 ser que le programme de grooming a été activé par la détresse de l'enfant, puis plus encore par les recommandations de faire disparaître « absolument tout ce qui a des poils », amenant la mère à explorer continuellement ce qui tient lieu de fourrure (les cheveux, les vêtements), à la recherche de « poils ». L'aiguille prend ici la valeur d'un corps étranger dangereux comme peuvent l'être les échardes que les primates lustreurs s'attachent à enlever avec soin, en se gardant bien de les avaler, à la différence des pellicules épidermiques qu'ils découvrent et ingèrent dans une satisfaction évidente, comme récompense de leur travail (les humains pratiquant encore l'épouillage social ingèrent en plus les poux qu'ils trouvent, alors que les primates en sont plutôt dépourvus). Cette femme était probablement prise dans une situation paradoxale: il lui était à la fois enjoint de lustrer et de ne pas lustrer, de chercher les causes de la maladie dans les poils et d'écarter absolument tout ce qui pouvait ressembler à ceux-ci. Comment ne pas finir par halluciner le corps étranger pathogène sous forme de ce que le programme du lustrage prévoit de découvrir : une écharde (une aiguille) ... à ne pas avaler. On sait que si le petit singe se plaint, la mère le prend et se met à le lustrer à la recherche de ce qui cause la souffrance de l'enfant. C'est sans doute ce que voulait faire cette femme, déjà pendant la réanimation de son enfant, et par après, en « épouillant» l'environnement, l'enfant, et toute personne qui s'en approcherait. Il n'est pas interdit d'imaginer qu'elle faisait tout cela par «formation réactionnelle» contre des pulsions infanticides, mais cela ne nous paraît pas probable ... Et nous pensons au contraire, bien que nous ne lui ayons pas dit en ces termes, qu'elle préfèrerait être comparée à un mère-singe trop anxieuse que perçue comme une mauvaise mère humaine. Dans un autre cas de phobie obsédante que l'on nous a récemment présenté, le patient, âgé de 30 ans, est obsédé par la pensée qu'il pourrait s'être introduit involontairement un objet dans les cheveux, un clou, ou une pièce de monnaie, par exemple en se passant la main dans les cheveux; que cet objet pourrait tomber dans son assiette ou dans sa tasse, et qu'il pourrait l'avaler. Il passe donc son temps à secouer les mains pour s'assurer qu'il n'y a pas de clou ou de pièce de monnaie collés à ses doigts, à se peigner ou à se faire peigner par son épouse, à secouer la tête baissée pour que tombe tout objet de métal qu'il pourrait avoir inséré dans sa chevelure sans le vouloir. Dans ses antécédents personnels, on retrouve d'une part une phobie de la pédiculose, et plus récemment une phobie du tétanos et du SIDA, l'un et l'autre pouvant se contracter, dans son esprit, par l'ingestion ou la piqûre d'un objet métallique. Les « ingrédients» habituels des phobies 222 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE et obsessions liées au programme du grooming se retrouvent ici: cheveux, objet effilé, pénétrant, ou susceptible d'être avalé; avec en plus la réminiscence de la pédiculose (la pièce de monnaie collant aux doigts et aux cheveux). Rappelons que les pathologies du grooming sont traitées avec une certaine efficacité, semble-t-il, par la psychopharmacologie antidépressive à fortes doses (Rapoport, 1989). Cette efficacité de certains antidépresseurs dans cette pathologie se comprend mieux si l'on tient compte que dans les pathologies dépressives, le malade a tendance à négliger les soins corporels (incurie), c'est-à-dire l'auto-lustrage. La référence au lustrage pourrait aussi éclairer des pathologies comme les délires parasitaires, ou délires dermatozoïques, ou syndrome d'Ekbom (Marneros et Coll., 1988), que certains pensent liés à l'isolement social, et qui sont en tout cas plus fréquents dans le sexe féminin et chez les personnes âgées. L'altruisme Si l'on s'en tient étroitement à la théorie psychanalytique, l'altruisme peut être réduit à des formations réactionnelles contre des pulsions fondamentales égoïstes et agressives. En suivant tout aussi fidèlement la théorie initiale de la sélection naturelle, il n'y aurait aucun avantage pour un animal vivant dans les conditions naturelles à se comporter en aidant les congénères à son propre désavantage, donc en agissant de façon altruiste, puisque cela conduirait à sa propre perte dans la lutte pour la survie, ou à celle de ses descendants héritant des composantes génétiques de cette prédisposition. En fait, depuis les travaux de certains chercheurs, bien présentés entre autres dans les ouvrages de Dawkins (1989), il apparaît maintenant assez clairement qu'il peut exister deux formes d'altruisme véritable et parfaitement adaptatif pour ceux qui les présentent: l'altruisme réservé à la parentèle, c'est-à-dire aux sujets apparentés génétiquement dans le groupe, et l'altruisme réciproque, basé sur le principe qu'un service offert sera rendu, sauf tricherie (Immelmann, 1990). Développer ce thème sur le plan théorique prendrait beaucoup trop de place, et il nous paraît préférable de présenter tout de suite des exemples tirés de l'approche éthologique de la psychiatrie, et dont certains ont été détaillés dans nos publications antérieures. Précisons simplement que l'existence de comportements altruistes chez l'animal ne réclame aucune forme de conscience ou d'intention de l'acte: il en est d'ailleurs bien souvent de même chez les humains, la spontanéité des actes d'altruisme, leur caractère souvent irréfléchi, voire impulsif, les faisant apprécier plus encore par ceux qui en bénéficient. ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 223 Les troubles du comportement alimentaire. Nous avons présenté le syndrome d'anorexie mentale chez la jeune fille comme un exemple de comportement altruiste adaptatif au milieu naturel, analogue au comportement des aidants à la reproduction (helpers at the nest) (Demaret, 1971a; 1977b; 1979; 1991a). Les jeunes filles boulimiques apparaissent également dans cette perspective comme des parents-auxiliaires dont l'apport altruiste paraît lié à l'aide à l'allaitement (nourrices). Enfin les jeunes hommes anorexiques, caractérisés par leur comportement de coureurs compulsifs, exprimeraient le programme phylogénétique des chasseurs à la course (Demaret, 1991 b). Le syndrome anorexiqueboulimique serait donc basé sur des programmes adaptatifs à la survie des chasseurs-cueilleurs ayant évolué vers l'hominisation dans les derniers millions d'années. Ce rapprochement est à notre sens intéressant à deux points de vue. Au plan de la génétique: les composantes génétiques que l'on tend à reconnaître maintenant dans ce syndrome (Holland, Sicotte et Treasure 1988), qui avait toujours été considéré comme purement socio-culturel, pourraient donc être situées dans l'échelle chronologique de l'Evolution à quelque deux millions d'années. Au plan thérapeutique: l'anorexique serait donc fondamentalement altruiste, malgré les apparences qu'elle donne d'être exclusivement préoccupée par son problème alimentaire et d'image du corps, et ce changement de perspective pourrait faire progresser certains principes des psychothérapies qui lui sont appliquées. L'homosexualité masculine. L'homosexualité masculine a été considérée comme un comportement altruiste dans le milieu naturel: le sujet homosexuel ne se reproduit pas directement mais apporte son aide aux membres du groupe auquel il est apparenté génétiquement, et notamment à la progéniture, dont il augmente ainsi les chances de survie (Wilson, 1987). Cette stratégie contribuerait à la préservation et à la propagation des gènes que l'homosexuel a en commun avec les membres du groupe. Ainsi s'expliquerait la présence d'une certaine proportion d'homosexuels mâles dans la population comme une stratégie adaptative à la «castration psychologique» imposée par les «dominants». Cette suggestion n'a pas rencontré beaucoup d'adhésion. Badcock (1990) va plus loin en suggérant un rapprochement avec les comportements de «cleptogamie» (Immelmann, 1990) qui s'observent chez certaines espèces de batraciens, reptiles, oiseaux, et mammifères, ou des mâles «satellites» se font tolérer par le dominant puis parviennent à des «copulations furtives» avec les femelles de celui-ci. Ces comportements n'ont pas encore été décrits chez les primates, à notre connaissance, 224 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE bien que des coïts entre des femelles et des mâles subordonnés paraissent exister à l'insu des dominants ou grâce à une certaine indifférence de leur part. Dans cette perspective, l'homosexualité masculine reposerait sur un programme phylogénétique d'hétérosexualité cryptique. Cette autre suggestion risque de se voir encore plus mal acceptée par certains milieux que celle de Wilson. Elle est pourtant assez séduisante au plan biologique. Les comportements impulsifs. Beaucoup de comportements impulsifs semblent être les formes actuelles d'expression de programmes dont la valeur adaptative au milieu naturel et la fonction altruiste est assez compréhensible. Les psychopathes portés au passage à l'acte ne sont-ils pas appréciés dans les armées en temps de guerre? Précisons que les passages à l'acte ne sont pas nécessairement agressifs et peuvent être altruistes. Dans les conditions naturelles où les aliments ne sont pas disponibles de façon régulière, la boulimie et l'appétence pour les substances sucrées peuvent être adaptatives, ainsi que Lorenz (1973) l'a déjà fait remarquer. Certaines espèces de mammifères ont développé une capacité d'ingurgiter des quantités étonnantes d'aliments qu'ils peuvent ainsi ramener dans leur «estomac social» au gîte où ils seront régurgités pour les jeunes et les congénères qui sont restés pour les protéger (c'est le cas chez des canidés sociaux). Des espèces de primates, notamment certains macaques, ont acquis des abajoues dans lesquelles ils stockent de la nourriture, comme le font les hamsters. La kleptomanie peut elle aussi être le reflet de programmes ayant permis de survivre par le vol d'aliments en l'absence de comportements de partage. Une autre base biologique de cette conduite dont le «symbolisme» semble se rattacher quelquefois au désir d'enfant chez la femme peut être en rapport avec le « vol d'enfants » qui s'observe chez les primates et d'autres espèces. Nous avons fait mention de ces modèles biologiques à propos de l'anorexie mentale et de la boulimie (Demaret, 1991a; 1991b). Le jeu pathologique pourrait reposer sur des programmes phylogénétiques qui ont pu avoir une fonction adaptative dans les activités des chasseurs-cueilleurs. La pyromanie, tellement redoutable de nos jours, a pu être à la base, sinon de la découverte du feu, au moins de certaines techniques de chasse puis de défrichement, de pâturage et de culture. Les fugues de l'adolescence ont pu faciliter la recherche de nouveaux territoires. Il vaudrait parfois mieux, devant certaines tentatives de suicide d'adolescents, parler d'équivalents de fugues, plutôt que de considérer les fugues comme des équivalents de suicide. Lorenz (1970a) est l'auteur d'un intéressant travail éthologique sur l'adolescence et le conflit des générations. ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 225 L'hystérie de conversion et la spasmophilie. La névrose hystérique peut être considérée dans certains de ses aspects importants comme une forme d'expression de programmes phylogénétiques altruistes. Dans un des chapitres de notre travail sur la phylogenèse et la valeur adaptative des maladies mentales, nous avons pris comme modèle animal de l’hystérie de conversion (dont l'expression la plus typique est sans doute la pseudohémiplégie), la « feinte de l'aile brisée », telle qu'elle est observable chez des oiseaux nichant sur le sol et cherchant à détourner un prédateur de l'endroit où se trouvent leurs œufs ou leurs jeunes (Demaret, 1979). Ce comportement consistant à attirer l'attention pour tromper le prédateur se voit aussi chez certains primates et nous en avons trouvé une description dans Hrdy (1984), à propos d'une espèce de Colobe, le Langur de Mentawai (Presbytis potenziani). A l'approche d'êtres humains représentant un danger pour sa femelle et sa progéniture, le mâle adulte émet des cris puissants et secoue violemment des branches en effectuant de larges cercles, attirant ainsi l'attention sur lui. Il est probable que cette espèce n'a pas le monopole de cette stratégie anti-prédateur chez les primates. A la différence de ce qui est observé chez les oiseaux, on ne décrit pas ici de «simulation» de blessure. Si de telles simulations étaient un jour décrites chez des primates se livrant à une forme de jeu du « chat perché» en présence d'un prédateur, on pourrait supposer que les individus qui prendraient de tels risques sont génétiquement très proches de la progéniture menacée. Mais s'il s'agit des mères, elles commenceront plutôt par se saisir de leur jeune, conformément au programme de l'attachement, et se mettront à l'abri avec lui, cramponnés mutuellement. La base phylogénétique de la tétanie psychogène et de la spasmophilie, dont on sait la parenté avec la personnalité hystérique, réside probablement dans cette réaction programmée (Demaret, 1979). Remarquons que chez les Callitrichidae, ce sont les mâles qui portent les jeunes (des jumeaux) la plus grande partie du temps: il n'est donc pas probable que ce soit eux qui présentent l'éventuelle « simulation» de blessure. Celle-ci pourrait plus facilement se comprendre de la part de femelles auxiliaires apparentées à la progéniture menacée, surtout de femelles âgées n'ayant plus beaucoup de chances de mener à bien une nouvelle maternité. A l'appui de cette hypothèse, nous relevons le fait que chez l'Entelle, ou Langur Hanuman (Presbytis entellus) dont les mâles pratiquent l'infanticide dans certaines circonstances (Hrdy, 1984), ce ne sont pas les jeunes mères qui prennent le risque de défendre les petits contre la violence des mâles, mais les vieilles femelles. Elles ne présenteront évidemment pas de «simulation de blessure» en la circonstance, une telle réaction ne 226 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE pouvant en rien modifier le comportement infanticide du mâle, mais il ne nous paraît pas exclu qu'en présence d'un prédateur, les femelles âgées, dans cette espèce ou dans une autre, se comportent de façon à attirer l'attention sur elles. Nous n'avons toutefois pas connaissance de tels comportements. L'interprétation adaptative de la ménopause (Dawkins, 1990) présente ce phénomène spécifiquement humain comme plus avantageux à partir d'un certain âge que de nouvelles grossesses, dans notre espèce dont les enfants réclament des soins prolongés pendant plusieurs années de la part de leur mère pour survivre dans le milieu naturel. Parvenue à cet âge, une femme assurera mieux la survie de ses petits-enfants en tant que mère-auxiliaire et expérimentée qu'elle ne pourrait mener à bien une nouvelle maternité. Le maternage intense dont beaucoup de grandsmères font preuve, leur vigilance inquiète, leur tolérance accrue envers les «caprices» des petits-enfants se comprennent assez naturellement dans cette perspective. Bien que la ménopause soit un phénomène spécifiquement limité à notre espèce, on lui connaît un parallèle chez les biches âgées, dites « bréhaignes », qui ne se reproduisent plus mais deviennent des meneuses, conduisant la harde vers les ressources dont elles ont, semble-t-il, gardé la mémoire des emplacements et des dangers du parcours. A plusieurs reprises sur ce thème des modèles animaux possibles de l'hystérie, nous avons rencontré la tendance à attirer l'attention sur soi, fût-ce au prix de courir des dangers: cette tendance évoque la traumatophilie des hystériques, leur apparente méconnaissance du danger, voire la «belle indifférence» des syndromes conversifs. De même, les violentes crises d'agitation que les jeunes primates peuvent présenter lors du sevrage peuvent aller jusqu'à leur faire courir des risques réels d'attirer des prédateurs vers le groupe et vers eux. On a observé qu'au cours de ces paroxysmes d'agitation et de cris, évoquant les temper tantrums décrits en pédopsychiatrie, les petits lancent des coups d'œil dans la direction de la mère, comme s'ils voulaient tester l'effet de leur violent «caprice », ce qui n'est pas sans évoquer ce que l'on observe dans les grandes crises d'agitation des hystériques. Trivers (1974), a donné de ces phénomènes du sevrage une interprétation en termes de conflit entre les intérêts de la mère et ceux, de l'enfant, devenue classique (Schappi, 1982). Selon les observations de Jane van Lawick-Goodall, les mères chimpanzés semblent peu impressionnées par ces crises, ce qui contraste avec leur sollicitude habituelle envers les enfants plus jeunes. Une des caractéristiques du comportement hystérique chez la femme demeure un mystère pour les hommes qui y sont confrontés: la coquetterie extrême, le comportement séducteur en surface, voire provocant, presque ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 227 toujours suivi du refus des relations sexuelles. Si l'on prend en considération la différence d'investissement des deux sexes dans la reproduction, et les chances de survie de la progéniture dans le monde animal, il n'y a cependant rien que de très naturel à ce que le sexe féminin soit programmé pour éviter autant que possible des fécondations par des mâles trop empressés dont les qualités pourraient ne pas être idéales. Il y a trop à perdre : grossesse, allaitement, élevage, et peut-être pour une progéniture moins capable de survivre que celle d'autres femelles qui ont été plus exigeantes dans leur choix du mâle. Par contre, ce dernier n'a pas grand chose à perdre dans une copulation qui aboutit, et du point de vue de la propagation de ses gènes, il augmente même son potentiel par rapport aux autres mâles en multipliant ses chances. Ainsi agissent les psychopathes et les Don-Juans. Le couple hystéro-psychopathique ne serait donc pas un pur produit de la culture et des milieux sociaux défavorisés, mais aussi le reflet amplifié des stratégies de reproduction différentes selon les sexes. Les variations sur ce thème biologique sont innombrables: elles réclament de nombreuses nuances dont on trouvera une bonne approche dans des ouvrages comme celui de Dawkins (1990) et que nous ne pouvons développer ici. Synthèse Le «symptôme», dont l'intérêt a été quelque peu négligé dans la psychopathologie moderne au profit de l'analyse des conflits sous-jacents, (en particulier depuis la notion, par ailleurs très utile, de «symptôme offert », que l'on doit à Balint), fait l'objet d'une attention renouvelée dans la psychiatrie évolutionniste. En lui reconnaissant une composante phylogénétique possible, on lui découvre en même temps une signification nouvelle, utile à la compréhension de la nature et de l'origine des troubles présentés. Et le « choix » du symptôme devient plus clair. Toutefois, en raison de la fonction adaptative fondamentale des programmes conservés par la phylogenèse, l'importance relative des différents symptômes observés dans un même syndrome ne sera pas toujours la même que dans l'approche médicale. Ainsi, dans l'anorexie mentale, le refus de s'alimenter est en fait, malgré son importance médicale, un symptôme secondaire à l'altruisme. De même, l'hypnose collective est plus fondamentale que l'hypnose individuelle (Demaret, 1984). L'approche évolutionniste contribue donc à une révision des notions du normal et du pathologique, et conduit à reconsidérer sous un jour nouveau des concepts comme l'oralité (avec l'attachement et le lustrage), l'analité (avec la territorialité et le marquage), ou des mécanismes de défense comme la formation réactionnelle (par l'altruisme), ou encore 228 ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE l'hérédité (par les adaptations phylogénétiques). Elle permet parfois une explication au choix du symptôme, lorsqu'il apparaît que la base phylogénétique possible de celui-ci se rattache au type de conflit générateur des troubles observés. Ces perspectives sur la psychopathologie, rejoignant le vœu de Henri Ey que le psychiatre soit aussi un naturaliste, intéresseront surtout les esprits déjà enclins à recadrer les comportements humains dans le contexte des phénomènes naturels. Toutefois, même les psychiatres les plus indifférents au monde de la nature et ne s'intéressant qu'aux aspects linguistiques devraient prendre en considération la phylogenèse, au moins comme ils le font avec l'étymologie pour saisir toute la signification des mots. Freud, à travers toute son œuvre, n'a pas cessé d'insister pour que l'on ne sépare pas l'ontogenèse de la phylogenèse. La même insistance se retrouve dans les œuvres de Lorenz. Ainsi le père de la psychanalyse et celui de l'éthologie peuvent-ils être rapprochés dans l'histoire de l'étude des comportements humains. L'un et l'autre ont certes commis bien des erreurs dans leur cheminement intellectuel, mais leurs intuitions fondamentales demeurent sans doute parmi les plus importantes en psychologie, et parmi les plus dérangeantes: celles de Freud plus encore que celles de Lorenz. «Nous descendons tous d'une longue lignée de meurtriers» a écrit Freud, tandis que Lorenz, auquel on a injustement reproché son livre sur l'Agression (qui traitait tout autant du Lien), croyait que la ritualisation de l'agressivité était une barrière solide contre les pulsions au meurtre. La réalité des infanticides chez les langurs, les gorilles, les chimpanzés et d'autres espèces, d'une part, et celle des inhibitions et des ritualisations de l'agressivité chez les espèces sociales d'autre part, donnent en définitive autant raison à Freud qu'à Lorenz. Le caractère dérangeant des écrits de l'un et de l'autre de ces deux grands esprits de notre siècle tient sans doute à leur conviction que notre phylogenèse détermine encore en partie, et à notre insu, nos comportements: «L'idée d'inconscient, son énigme même, à laquelle nous semblons nous être apprivoisés, a peut-être aujourd'hui pour dernier refuge de la persistance de son caractère inacceptable pour la pensée, cette notion bizarre d'hérédité et de mémoire archaïque» (Marie Moscovici, 1989). Albert Demaret Exposé introductif à la Journée d’Etudes de la Société Royale de Médecine Mentale de Belgique sur le thème « Ethologie et Psychiatrie ». 15 septembre 1990, Hôpital Universitaire Erasme de Bruxelles. Publié dans Acta Psychiatrica Belgica 91, 4-5, 197-231, 1991. ETHOLOGIE ET PSYCHIATRIE 229 BIBLIOGRAPHIE ANZIEU, D. : Le moi-peau. Dunod. Paris. 1985. BADCOCK, Ch.: Oedipus in Evolution. Blackwell. Oxford. 1990. 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