Les (més) aventures de la réification Lorsque Lucien Goldmann écrit son article de 1959 consacré à la réification, celui-ci s’annonce au premier abord comme un texte « orthodoxe » : référence à l’ « analyse marxienne de la valeur », et au « fétichisme de la marchandise » (Goldmann,1959 : 66). Toutefois, une approche plus fine révèle un texte paradoxal, fait d’un va et vient entre une fidélité au marxisme en général et à Lukács en particulier, et une approche plus critique, plus innovante. Avant d’examiner quelles étaient ces critiques, un retour s’impose sur des questions d’autant plus délaissées qu’elles semblent, pour la plupart, aller de soi : la théorie de la réification appartient-elle effectivement au corpus théorique marxiste (partie 1) ? Y a-t-il une réification avant le capitalisme, ou bien celle-ci lui est-elle consubstantielle (partie 2) ? Enfin quels sont les apports de la sociologie après Lukács et jusqu’à aujourd’hui, partie qui fera également le point sur les usages intellectuels et sociaux de la notion (partie 3). 1. La théorie de la réification appartient-elle effectivement au corpus théorique marxiste ? C’est à Kostas Axelos et Jacqueline Bois qu’il revint en 1959 d’introduire dans le marxisme les termes réification et réifier pour traduire les mots allemands Verdinglichung et verdinglichen. Les mots allemands Versachlichung et versachlicht furent traduits par chosification, et chosifié (In Lukács, 1960 : 86, note de bas de page). À quelques années près, ils ne disposaient pas de mots en français pour cela : réification et réifier ne furent inventé respectivement qu’en 1917 et 1930 par Julien Benda (Benda,1917: 66-67 et Benda 1930 : 156). Dès lors, son attribution au courant de pensée marxiste et à un auteur singulier, posent problème. Le concept lui-même existait-il, et sous quel vocable, dans la pensée de Marx, et pour quel usage ? Ce concept avait-il un équivalent dans la pensée française AVANT l’invention du mot réification, et si non comment le comprenait-on en français ? Question subsidiaire : sommes-nous certains, dans cet exemple précis, d’une correspondance entre la pensée allemande et sa traduction française ? S’agissant des termes allemands, l’examen de quatorze oeuvres majeures de Marx1 révèle la rareté de son emploi en allemand : Verdinglichung et versachlichung n’apparaissent chacun que six fois dans trois livres : Zur Kritik des politischen Ökonomie et les livres un et trois du Capital. Mais l’affaire se complique sous l’effet de deux facteurs : les traductions françaises du Capital, qui ne recourent que deux fois au mot réification (dans les chapitres 48 et 51 du livre 3, dans la traduction de 1977 de Mme Cohen-Solal et Gilbert Badia), sans que ce terme ne fasse par ailleurs l’objet d’une entrée indexique spécifique ; et la présence d’un troisième terme, vergegenständlichung, souvent traduit par aliénation mais dont le sens serait plutôt objectivation. Or ce dernier terme, hérité de Hegel, intervient bien plus souvent, y compris dans ses œuvres tardives : à quatre reprises dans le 48ème chapitre du livre 3 Zur Judenfrage, Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie, Die Heilige Familie, Ökonomischphilosophische Mannskripte, Deutsche ideologie, Das Elend der Philosophie, Manifest, Lohnarbeit un Kapital, Die klassenkämpfe in Frankreich, Der achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte, Zur Kritik des politischen Ökonomie, Grundrisse, Lohn, Preis und Profit, Das Kapital. 1 du Capital ! De plus, contrairement à la proposition de Kostas Axelos et Jacqueline Bois, réification est utilisé une fois pour traduire Versachlichung2 et une fois pour traduire Verdinglichung3. Conclusion : l’allemand dispose de trois termes : Versachlichung, Verdinglichung et vergegenständlichung. Le français également : chosification, réification, objectivation (auxquels on pourrait également ajouter, en suivant l’édition du Capital de 1947, « matérialisation »), mais les correspondances entre le vocabulaire allemand et les termes français sont peu sûres, voire aléatoire… Mais est-il possible de décontextualiser une traduction au risque d’un simple décalque mécanique de terme à terme ? Ne sommes-nous pas la en face de concepts renvoyant à des problématiques différentes employées à des niveaux différents ? Que le mot n’existât pas dans les précédentes traductions françaises ne pose pas de problème, si l’on est certain que le concept, lui, existait chez l’auteur, qui ne se trouve pas trahi. L’origine marxiste du concept de réification est généralement située chez Marx dans la quatrième partie du premier chapitre du capital intitulé : « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret »4 (Vandenberghe, 1997: 26); et la phrase qui se rapproche sans doute le mieux de la définition qui en fut, plus tard, donnée, est celle où Marx écrit huit ans auparavant: « Dans la production la personne s'objective et dans la personne se subjectivise la chose » (Marx, 1859). Le « secret » de Lukács, était de se servir du terme réification pour désigner à la fois l’aliénation de l’homme et le fétichisme de la marchandise. Plusieurs auteurs s’accordent pour dire que Lukács a « interprété» (Porcher, 2010, document internet), « développé » (Leenhardt: 426) ou « généralisé» (Vandenberghe, 1997: 17) et « se fonde » (Hanak, 1974: 317-318) sur la théorie du fétichisme « au-delà des marchandises » (Vandenberghe, 1997: 17), « dans la conscience » (Leenhardt: 426), ce qui fait que « le concept de réification n’a pas vraiment de source canonique » (Vandenberghe, 1997: 25). Il en résulte que « l’origine du concept se trouverait là où le mot même est absent » (Vandenberghe, 1997: 26). L’imprécision dans la traduction de certains termes rend parfois difficile la distinction de sens très différents (le terme verdingen est souvent traduit « employer » ou « salarier »). Cela ne suffit pas pour rejeter l’existence du concept dans la pensée de Marx. Mais s’il se trouvait chez Marx, c’est aussi parce qu’il existait au-delà de lui, dans la philosophie allemande. La réification dans la philosophie et la sociologie allemande « diese Personifizierung der Sachen und Versachlichung der Produktionsverhältnisse » traduit en français par « la personnalisation des choses et la réification des rapports de production» en 1977, page 750, mais par « la personnalisation des choses et la matérialisation des conditions de production» en 1947. 3 « die Verdinglichung der gesellschaftlichen Produktionsbestimmungen und die Versubjektivierung der materiellen Grundlagen der Produktion », traduit en français par « la réification des déterminations sociales de la production ou la subjectivation de ses fondements matériels» en 1977, page 793. 4 La phrase citée par Lukács est: « Par ce quiproquo les produits du travail deviennent des marchandises, des choses suprasensibles bien que sensibles ou des choses sociales... Ce n'est que le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui revêt ici pour eux la forme fantasmagorique d'un rapport de choses » Kapital, I, 38-39 2 La nostalgie d’une Gemeinschaft, d’un ordre communautaire révolu, était répandue dans le monde germanophone des années vingt et trente pour lequel : « les rapports sociaux donnaient de plus en plus l’impression d’être soumis à la recherche de finalités terre-à-terre de type calculateur » (Honneth, 2005: 13). Il s’ensuivait que « bien des gens espéraient […] l’arrêt du processus de réification, le retour à une vie plus naturelle et la rénovation de toute l’essence de la communauté » (Hanak, 1974: 317-318). Le concept de réification, ou, vu dans l’autre sens, l’espoir d’une vie plus libre et plus autonome, était dans « l’esprit du temps ». Sans doute cela ne résultait pas seulement d’un trait de civilisation, mais aussi de la place spécifique occupée par les intellectuels « qui n’ont aucune attache sociale » (Mannheim, 1929 : 127 de l’édition électronique) que « leur position et surtout par leurs pratiques spécifiques, ils sont singulièrement prédisposés à valoriser l’autonomie, critiquent la société moderne en terme de réification» (Vandenberghe, 1997: 24), d’où une propension à valoriser l’action du sujet autonome et à considérer la réification comme « une habitude de pensée » (Honneth, 2005: 72). Alors que le prolétariat subit sa condition de force de travail réduite à une marchandise et expérimente chaque jour les limites imposées à son action (pointeuse, horaires postés…), les intellectuels, au nom d’une nostalgie et d’un ordre rêvé, déplorent la réification du monde. Ce qui est pour le premier de l’ordre du matériel, se transforme chez les seconds en problèmes idéels, voire en « états d’âme ». La pré-supposition du sujet libre et la pré-condition de son autonomie conduisent au paradoxe signalé par Frédéric Vandenberghe 5 de l’autocontradiction performative. Mais cette prétention à une position « en surplomb », indéterminée, est elle-même suspecte. Si le monde est réifié, comment puis-je ne pas l’être ? Et si je le suis, quel est le contenu de vérité de ma dénonciation ? À l’inverse, nous devons nous interroger pour savoir si, comme l’affirme Frédéric Porcher, « la philosophie du sujet libre, du sujet détaché de tout être, de toute substance comme de tout objet, du sujet sans substance et tout en projet, loin d’avoir jamais constitué un horizon de libération, est au contraire la figure même de l’aliénation. » (Fischbach, 255 : 20096). Ceci ne retint pourtant pas les plus grands auteurs dans cette dénonciation : Nietzsche7, Hegel8, Simmel9, Max Weber10, Husserl et Heidegger (Vandenberghe, 1997: 26) utilisèrent les mots Verdinglichung et Versachlichung. On comprend alors l’extension que fit Goldmann de la définition promue par Lukacs à une autre définition, de Weber. La bureaucratisation, confondue avec la rationalisation, devient sous la plume de Goldmann une forme de la réification11. Quant à Lukács, il disposait ainsi d’une théorie de la réification avant de devenir marxiste, théorie qu’il exposait dès 1908 dans L’Histoire du développement du drame « en dénonçant l’omniprésence de la réification, ils reconnaissent eo ipso qu’ils y échappent, ce qui contredit la thèse » (Vandenberghe, 1997: 29) 6 Franck Fischbach : Sans Objet Capitalisme, subjectivité, aliénation, Vrin, 2009, page 255 cité par Porcher, 2010 7 Au-delà du bien et du mal (1886) 8 Philosophie du droit (1821) 9 La philosophie de l’argent (1900) 10 Économie et société (1922). 11 « La première [conséquence de la réification] et la plus importante nous paraît être la formation de l’État bureaucratique moderne» (Goldmann,1959 :81) « la rationalisation formelle de Weber est rigoureusement synonyme de réification de Marx. » (Vandenberghe, 1997: 17) 5 moderne, où il dénonçait la « réification de la vie » (Versachlichung)12. Ce n’est donc pas à Marx qu’il convient d’imputer une théorie de la réification, même si celle-ci est, d’une certaine manière, présente à travers son approche matérialiste de Hegel et son application à la théorie économique, mais à son interprétation par Lukács dans Histoire et conscience de classe. Fischbach affirme qu’elle fait obstacle à une juste compréhension du processus d’aliénation (Fischbach, op.cit, page 68). Le risque est alors de lâcher la proie du concept d’aliénation pour l’ombre de la réification. De cet usage continu dans des contextes temporels différents, il résulte une polyphonie, voire une cacophonie qui nous conduisent à nous demander si on ne ferait pas mieux d’abandonner une fois pour toutes le concept de réification qui, « Comme un trou noir, il attire tout» (Vandenberghe, 1997: 29) et qui « pourrait connaître les mésaventures du concept d’aliénation quand il est devenu si total qu’il désignait tout et ne retenait rien » (Dubet, 2007). La tentation est donc grande d’abandonner ce concept au profit d’autres, plus assurés et moins élastiques (Vandenberghe, 1997: 2829). Rochlitz rappelle que ces incertitudes qui, comme chez le croyant, font vaciller la foi, ont atteint les plus grands mais que malgré tout « Horkheimer et Adorno refusent d’abandonner la théorie de la réification » (Rochlitz, 1991: 11). Nous mettrons ce concept à l’épreuve de ses usages, en le confrontant tout d’abord, dans la continuité de la tradition marxiste, à ses rapports aux types de formation sociale (deuxième partie), puis des sociologues contemporains (troisième partie). 2. Y a-t-il une réification avant le capitalisme, ou bien celle-ci lui est-elle consubstantielle ? « Le monde bourgeois et capitaliste pousse la réification à son paroxysme» Kostas AXELOS préface à Georg Lukács Histoire et conscience de classe, 1959 Une approche superficielle des auteurs nous convainc aisément de la connexion réification-capitalisme. Les références explicites à ce dernier abondent (Honneth, 2005:28, Barot, Fischbach, 2009: 99). Pourtant, une étude plus fine introduit un élément de doute: en effet, chez Honneth c’est l’«utilité dans les transactions économiques » (Honneth, 2005: 24) qui fonde la réification ; pour Marcuse, c’est « le fétichisme total de la marchandise » (Marcuse, 1967: 8). Autrement dit, la réification débute avec l’échange marchand, et se réalise avec le capitalisme, à un certain point de son développement. Il y a donc un saut qualitatif qui fait que l’on passe d’un état (non défini) de pré-réification, à un état de réification achevé où celle-ci se donne à voir pleinement. Cette vision d’un en-deça, d’un état et d’un au-delà de la réification, correspondant à une conception évolutionniste partant d’un précapitalisme, passant par le capitalisme suivi d’un post-capitalisme est-elle défendable ? Plusieurs arguments militent contre elle. Vincent Charbonnier cite les termes suivants: la « tendance à la dépersonnalisation et à la réduction du qualitatif au quantitatif » dans la société bourgeoise, la rationalisation, « ce désir de tout réduire à des chiffres et des formules » et où il constate en outre que la culture moderne est devenue une culture bourgeoise et que « les formes économiques d’une classe dominent l’ensemble de la vie ». (Charbonnier, 2008) 12 Y a-t-il un en-deça de la réification ? L’existence de cette position implicite est rappelée par Hanak (1974: 317) à propos de la « culture grecque » comme monde non réifié et modèle d’un monde à venir. Mais il s’agit là d’une représentation du monde grec par la philosophie allemande du premier quart du XXe siècle, et non du monde grec réel. À propos de la culture grecque, Horkheimer et Adorno situent précisément la description de sa genèse dans l’Odyssée (Rochlitz, 1991: 10). Joseph Gabel quant à lui rappelle que les analyses de l’école sociologique française situaient le processus de réification « à la base du phénomène religieux primitif » (Gabel, 1962: 39). On peut évidemment objecter que situer la source de ce fait social dans la société précapitaliste c’est en même temps souligner que la réification ne trouve son complet développement que dans la société capitaliste. Mais cette dernière affirmation est elle-même contestable. Outre le fait que ceci nous place devant le paradoxe de pouvoir dénoncer un état de la réification que cet état lui-même devrait nous interdire de dénoncer (voir le paradoxe cité plus haut) elle ne fait aucun cas des évolutions internes au système mises en lumière par Lucien Goldmann dans son article de 1959 où il souligne « la perspective qui est en train de se réaliser d’une diminution de la réification » (Goldmann, 1959 : 103), en particulier sa perte « du terrain » dans le droit (Goldmann, 1959 :83), la préservation de la sphère « privée » (Goldmann, 1959 :84), la « relation humaine et non réifiée qu’il a avec ses camarades » (Goldmann, 1959 : 95), les « crises et la résistance de la classe ouvrière» (Goldmann, 1959 : 93). En somme, la réification ne peut être complète car si la force de travail est une marchandise, elle demeure une « marchandise consciente » (Goldmann, 1959 : 94) et que les conséquences d’une réification au-delà de certaines limites atteindraient le système lui-même (Goldmann, 1959 : 93). Le rapport existant entre la progression de la réification et l’évolution des formes sociales est contradictoire de deux manières. À mesure que la réification progresse, se développent de nouvelles formes de résistance juridiques (droits de la personne), de solidarité de classe, une sphère privée devenue refuge face à la sphère publique. D’autre part, toute forme de réification n’est pas négative dans la mesure où elle est liée au progrès et à la rationalisation des activités sociales (« l’universalité des valeurs et le respect des libertés individuelles », Goldmann, 1959 :102): il y a un acquis positif du libéralisme « qui a agi pendant de longues années dans la pensée socialiste européenne» (Goldmann, 1959 :105). On comprend, après l’expérience des dictatures bureaucratiques se réclamant du socialisme, qu’il soit désormais difficile de voir un au-delà de la réification dans les « Conseils ouvriers » (Lukács, 1922 : 106), perspective séduisante mais malheureusement discréditée, même si Goldmann voit encore dans la réification « un phénomène étroitement lié à l’absence de planification et à la production pour le marché » (Goldmann, 1959 : 101). Dire que la réification, comme unité de l’aliénation et du fétichisme de la marchandise, se donne à voir avec plus de netteté dans le capitalisme est une chose ; mais il s’agit là de changement d’intensité et de forme. L’anthropologie nous enseigne que dans aucune société, l’économique n’est si autonomisé qu’il n’y ait plus de place pour les rapports sociaux de camaraderie ou amoureux, ni un social tellement hégémonique qu’aucune intention utilitaire ou d’intérêt puisse apparaître. Nous devons donc admettre, pour que ce concept conserve quelque utilité, une définition pluridimensionnelle, au risque, assumé, d’avoir à faire face à un « concept mou », susceptible d’extension et de rétrécissement. 3. La réification aujourd’hui Ce n’est ici ni l’objet ni le lieu d’un bilan de tous les débats et apports des sciences sociales au concept de réification depuis la seconde guerre mondiale, c’est-àdire depuis l’article, finalement hétérodoxe, de Lucien Goldmann. Relevons toutefois que cette période est marquée par deux pôles temporels : la thèse de Joseph Gabel sur la fausse conscience (publiée en 1962) et l’opuscule d’Axel Honneth sur la réification paru en 2005. Chacune de ces œuvres plonge ses racines dans deux sources : l’une idéelle, l’autre matérielle ; une, dans la philosophie hégelienne (fausse conscience et idéologie pour Gabel, reconnaissance pour Honneth), l’autre dans les enjeux de son époque. Joseph Gabel trouve la matière et le moteur de son étude dans le racisme porté à son paroxysme par le IIIème Reich ; Axel Honneth dans l’instrumentalisation des personnes par les techniques de management et la revendication des salariés à plus de reconnaissance, qui revient comme un leitmotiv13. Plutôt qu’un bilan, ce sera une synthèse transversale autour de quelques questions : - Quelles sont les définitions que l’on peut relever, imputer à un auteur, et sur lesquelles pouvons-nous nous accorder ? - Doit-on persister à connoter négativement la réification, pour quelle raison et pour quels objectifs ? J’ai relevé, sans prétendre à l’exhaustivité, neuf définitions possibles de la réification, qui ne s’excluent pas les unes les autres, mais qui soit se complètent, soit en constituent une autre face : 1. L’autonomisation de la catégorie économique (Lucien Goldmann), « en dernière instance » (Friedrich Engels) ou « désencastrée » (Karl Polanyi). 2. Variante sociologiste : l’autonomisation des structures sociales (Frédéric Vandenberghe). 3. La transformation des rapports sociaux en rapports entre les choses (Karl Marx). 4. L’oubli de la valeur d’usage au profit de la valeur d’échange (Georg Lukács). 5. La transformation des hommes (et non plus des rapports sociaux) en objet, c’est-à-dire leur instrumentalisation (Axel Honneth). 6. La transformation des personnes en choses, c’est-à-dire l’idéologie raciste (Joseph Gabel). 7. Le refus de la reconnaissance d’autrui, du monde et de soi (Axel Honneth) 8. La « passivisation » des attitudes, la transformation de l’acteur en contemplateur (Axel Honneth). 9. La fausse conscience, l’incompréhension de sa propre pratique (Joseph Gabel, Axel Honneth). Cette idée, qui n’est pas explicitée comme telle par Axel Honneth dans son livre sur la réification, m’était venue à la suite de sa lecture. Agissant en tant que Conseiller des salariés (syndicaliste), je rencontrais le lendemain une salariée qui demandait mon assistance durant l’entretien préalable à son licenciement pour « faute ». Elle me dit tout de go : « j’ai travaillé 50 heures certaines semaines et je n’en ai jamais eu la moindre reconnaissance ». Un bel exemple de rencontre du réel et du conceptuel. 13 Il résulte de cette pluralité de définitions qu’il ne s’agit pas seulement de caractères différents d’un phénomène unique, mais qu’un même mot désigne des phénomènes de niveaux différents: métasociaux (les structures économiques ou sociales), sociaux (les rapports commerciaux, politiques, hiérarchiques entre les hommes), ou infrasociaux (psychologiques). Si l’on considère la contribution la plus récente, celle d’Axel Honneth, on peut relever que celui-ci centre sa réflexion sur le sujet (et non sur la structure, qu’elle soit économique ou sociale, ni sur la seule marchandise) mais qu’il se situe effectivement dans la continuité de Georg Lukács et de Karl Marx. Même s’il reproche au premier de connecter trois niveaux séparés, le monde extérieur, les relations interindividuelles et la relation à soi, on retrouve les trois concepts que le second a hérité de la philosophie hégélienne : - À la réification du rapport aux choses, correspond le fétichisme ; les choses ne sont vues que sous leur rapport quantitatif. - À la réification du rapport aux autres, correspond l’idéologie ; autrui n’est vu qu’à travers le prisme des préjugés, ou de ce qu’il est possible d’en attendre. - À la réification du rapport à soi, correspond l’aliénation ; le producteur est séparé de sa production, l’homme ne peut se reconnaître dans ses réalisations. On voit la complication résultant de la multiplicité de définitions non nécessairement liées entre elles : la « chosification », en tant que processus lié à un état social est un lien faible. Mais est-il suffisant ? C’est sans doute dans l’hostilité exprimée à l’encontre de ce phénomène que le concept se « durcit » à nouveau, donnant prise à une critique concrète. Globalement, on pourrait retenir la notion de « pathologie sociale » pour désigner le point commun à l’ensemble de ces critiques. Mais s’il y a maladie, qui sera le guérisseur ? Le militant, le prolétariat, l’intellectuel, le psychanalyste ou le manager ? Cette pathologie, peut-être tour à tour et suivant le cas, le moyen de la domination d’une classe sur une autre, la « nécessité » étant un moyen de contrôle social plus ferme que la persuasion par la religion, et qui s’accommode d’une allure démocratique puisque ce ne sont plus les hommes qui paraissent dominer. Ce peut être aussi l’image d’un monde social qui échappe à son créateur et qui frappe toutes les classes sociales, soit également, soit inégalement. Le moyen le plus sûr de relever les motifs de cette perception péjorative pourrait être la recherche des antonymes qui, en principe, n’existent dans aucun dictionnaire, et révèlent le contenu des alternatives proposées par leurs auteurs. Pour Lukács, l’antonyme c’est la (prise de ) conscience de classe, mais celle-ci n’est autonome ni du parti ni des intellectuels bourgeois. Pour Lucien Goldmann, c’est la solidarité prolétarienne, mais avec l’apport des valeurs libérales de la petite bourgeoisie. Pour Adorno, c’est la catharsis, apportée par l’œuvre d’art. Pour Axel Honneth, c’est la praxis, en tant qu’elle est opposée à la poiesis, du contemplateur passif, mais aussi la reconnaissance. En définitive, il est bien difficile de résumer en une seule antonymie (ou même en quelques unes) un concept porteur d’une telle polysémie. Conclusion En même temps que Lucien Goldmann nous transmettait l’apport de Georg Lukács à travers sa relecture de Marx, il nous transmettait ses doutes, et même ses hérésies. Il nous donnait à voir un phénomène qui s’insinue dans les espaces laissés vacants, mais de manière inégale, hétérogène, avec des moments et des lieux de reculs, que ce soit sous l’effet d’une crise ou d’une action consciente. Que pouvons-nous dire aujourd’hui du phénomène et du concept ? Le premier constitue désormais une expérience quotidienne, que ce soit sous l’aspect de « lois » qui s’imposeraient de l’extérieur comme une fatalité et qui trouvent leurs expressions journalistiques – « les marchés réagissent », les « réformes nécessaires » – soit dans le rapport institutionnel entre personnes : est-ce le pôle emploi qui convoque un chômeur, ou un agent du service public de l’emploi qui reçoit consigne de radier un travailleur privé d’emploi ? Est-ce un supérieur qui évalue son subordonné, ou un ambitieux qui exécute la consigne reçue ou règle des comptes avec un salarié rebelle ? Enfin, que l’on songe aux injonctions au savoir être, à la bonne humeur obligatoire, au coaching pour paraître toujours en forme ? Reconnaissons que l’interprétation « subjective » d’Axel Honneth – la réification, c’est d’abord l’absence de reconnaissance du sujet – sort validée par ces expériences. Quant au concept, il trouve une nouvelle jeunesse dans sa transformation et sa réappropriation par certains mouvements sociaux : proclamer que « le monde n’est pas une marchandise » et qu’ « un autre monde est possible » n’aurait sans doute pas déplu à Lucien Goldmann. Remerciements à Stéphane Bornhausen pour son aide s’agissant des traductions de l’allemand. Bibliographie ANSART Pierre, article « réification », Dictionnaire de sociologie, Le Robert, 1999 BAROT Emmanuel, Note de lecture « Sartre : de la réification à la révolution » http://www.marxau21.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=117:ebarot-sartre-de-la-reification-a-la-revolution&catid=34:sartre&Itemid=54 BENDA Julien, Le Bergsonisme, ou Une philosophie de la mobilité, (6 éd., Mercure de France, 1917 BENDA Julien, La Nouvelle revue française, t. 35, 2, 1930, p. 156 CHARBONNIER Vincent, « Reconnaissance et réification (à propos d'un livre d'axel honneth) », texte oralement présenté lors de la séance du séminaire Marx au XXIe siècle du 15 mars 2008 à Paris (CHSPM, université Paris 1) DUBET François, « À propos de la Société du mépris et de la Réification d’Axel Honneth », La Vie des idées, 29 octobre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/A-propos-de-la-Societe-du-mepris.html FISCHBACH Franck, Sans Objet Capitalisme, subjectivité, aliénation, Vrin, 2009 GABEL Joseph, La fausse conscience, Minuit, 1962 GOLDMANN Lucien, « La réification », in Recherches dialectiques, Gallimard, 1959, pages 64 à 106 HANAK T. « Comment G. Lukács a été conduit au concept de réification », in L’aliénation aujourd’hui, sous la direction de Joseph Gabel et Trinh Van Thao, Paris, Anthropos, 1974 HONNETH Axel, La réification, petit traité de Théorie critique, Gallimard, 2005 LEENHARDT Jacques, Article « La Réification », Encyclopedia universalis LOWY Michael, « Lukács : un marxisme de la subjectivité révolutionnaire », Nouvelle Fondation, 2006/3-4, N°3, p.150-154 LUKACS Georg Histoire et conscience de classe, Paris, éd. de Minuit, 1960 MANNHEIM Karl, Idéologie et utopie, Une introduction à la sociologie de la connaissance, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1956, [1929] MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, 1967 MARTUCELLI Danilo, note critique de « La société du mépris », de Axel Honneth, Revue française de sociologie, 2007 MARX Karl, Introduction à la critique de l'économie politique, 1859 MARX Karl, Le Capital, Éditions sociales, 1977 [1867 et 1893] PARIS Robert, « La fausse conscience est-elle un concept opératoire ? » Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, Année 1963, Volume 18, Numéro 3, pages 554560 PORCHER Frédéric, Note de lecture, « Franck Fischbach : Sans Objet, Capitalisme, subjectivité, aliénation », mardi 9 février 2010, http://www.actuphilosophia.com/spip.php?article198 ROCHLITZ Rainer « Culture et système chez Habermas, Réseaux, Année 1991, Volume 5, Numéro 1, pages 7-17 TROTIGNON Pierre, Article « Bentham » in Encyclopedia Univesalis VANDENBERGHE Frédéric, Une histoire critique de la sociologie allemande, éd. La Découverte/Mauss, 1997 ZERAFFA M, Note de lecture « Goldmann, pour une sociologie du roman », Revue française de sociologie, année 1965, Volume 6, N°2, p.251-252