La nostalgie d’une Gemeinschaft, d’un ordre communautaire révolu, était
répandue dans le monde germanophone des années vingt et trente pour lequel : « les
rapports sociaux donnaient de plus en plus l’impression d’être soumis à la recherche
de finalités terre-à-terre de type calculateur » (Honneth, 2005: 13). Il s’ensuivait que
« bien des gens espéraient […] l’arrêt du processus de réification, le retour à une vie
plus naturelle et la rénovation de toute l’essence de la communauté » (Hanak, 1974:
317-318). Le concept de réification, ou, vu dans l’autre sens, l’espoir d’une vie plus
libre et plus autonome, était dans « l’esprit du temps ». Sans doute cela ne résultait
pas seulement d’un trait de civilisation, mais aussi de la place spécifique occupée par
les intellectuels « qui n’ont aucune attache sociale » (Mannheim, 1929 : 127 de
l’édition électronique) que « leur position et surtout par leurs pratiques spécifiques, ils
sont singulièrement prédisposés à valoriser l’autonomie, critiquent la société moderne
en terme de réification» (Vandenberghe, 1997: 24), d’où une propension à valoriser
l’action du sujet autonome et à considérer la réification comme « une habitude de
pensée » (Honneth, 2005: 72). Alors que le prolétariat subit sa condition de force de
travail réduite à une marchandise et expérimente chaque jour les limites imposées à
son action (pointeuse, horaires postés…), les intellectuels, au nom d’une nostalgie et
d’un ordre rêvé, déplorent la réification du monde. Ce qui est pour le premier de
l’ordre du matériel, se transforme chez les seconds en problèmes idéels, voire en
« états d’âme ».
La pré-supposition du sujet libre et la pré-condition de son autonomie
conduisent au paradoxe signalé par Frédéric Vandenberghe
de l’autocontradiction
performative. Mais cette prétention à une position « en surplomb », indéterminée, est
elle-même suspecte. Si le monde est réifié, comment puis-je ne pas l’être ? Et si je le
suis, quel est le contenu de vérité de ma dénonciation ?
À l’inverse, nous devons nous interroger pour savoir si, comme l’affirme
Frédéric Porcher, « la philosophie du sujet libre, du sujet détaché de tout être, de toute
substance comme de tout objet, du sujet sans substance et tout en projet, loin d’avoir
jamais constitué un horizon de libération, est au contraire la figure même de
l’aliénation. » (Fischbach, 255 : 2009
).
Ceci ne retint pourtant pas les plus grands auteurs dans cette dénonciation :
Nietzsche
, Hegel
, Simmel
, Max Weber
, Husserl et Heidegger (Vandenberghe,
1997: 26) utilisèrent les mots Verdinglichung et Versachlichung.
On comprend alors l’extension que fit Goldmann de la définition promue par
Lukacs à une autre définition, de Weber. La bureaucratisation, confondue avec la
rationalisation, devient sous la plume de Goldmann une forme de la réification
.
Quant à Lukács, il disposait ainsi d’une théorie de la réification avant de devenir
marxiste, théorie qu’il exposait dès 1908 dans L’Histoire du développement du drame
« en dénonçant l’omniprésence de la réification, ils reconnaissent eo ipso qu’ils y échappent, ce qui
contredit la thèse » (Vandenberghe, 1997: 29)
Franck Fischbach : Sans Objet Capitalisme, subjectivité, aliénation, Vrin, 2009, page 255 cité par
Porcher, 2010
Au-delà du bien et du mal (1886)
Philosophie du droit (1821)
La philosophie de l’argent (1900)
Économie et société (1922).
« La première [conséquence de la réification] et la plus importante nous paraît être la formation de
l’État bureaucratique moderne» (Goldmann,1959 :81) « la rationalisation formelle de Weber est
rigoureusement synonyme de réification de Marx. » (Vandenberghe, 1997: 17)