Quelques repères pour l'histoire du soufisme
Le terme sûfî ne figure pas dans les sources scripturaires (Coran, Hadîth). La raison nous en est donnée
par un maître du XIe siècle du vivant du Prophète et de ses Compagnons, « le soufisme était une réalité
sans nom alors qu'il est maintenant un nom sans réalité », affirmait-il. C'est lorsque la lumière de la
prophétie s'est éloignée que les saints musulmans, héritiers des prophètes, ont dû jouer un rôle de guide
de plus en plus apparent dans la société.
Notre terme " soufisme " traduit celui, arabe, de tasawwuf, qui signifie littéralement « le fait de se vêtir de
laine (sûf) ». Telle aurait été l'habitude, en effet, des premiers ascètes et, avant eux, des prophètes.
D'autres étymologies du mot sûfi - qui désigne tantôt l'homme pleinement "réalisé", tantôt le simple adepte
du tasawwuf - ont été suggérées. Les maîtres avancent souvent une explication spiritualiste : le soufi est
celui que Dieu a purifié (sûfiya) des passions de son ego (nafs), celui donc qu'Il a élu (istafâ, de la même
racine), et nous percevons déjà l'équation qui sera établie implicitement entre soufisme et sainteté en
islam. Parallèlement aux similitudes phonétiques, la science du symbolisme des nombres donne au mot
sûfî la même valeur numérique que al-Hikma al-ilahiyya, « la Sagesse divine ». Sous ce rapport, le soufi
est donc celui qui possède cette sagesse ou, en d'autres termes, a accès à la connaissance de Dieu, la
gnose (al- ma'rifa).
Les auteurs invoquent une autre interprétation du mot sûfi, qui revêt un caractère historique, ou plutôt
métahistorique. Elle fait venir le mot sûfi des ahl al- suffa, « les Gens du Banc » qui vivaient dans un
dépouillement total dans la mosquée du Prophète à Médine, et auxquels celui-ci aurait prodigué un
enseignement particulier. Avec eux comme avec d'autres Compagnons, le Prophète fonde le modèle de la
relation de maître à disciple (suhba) en islam. Le lien immatériel qui existe entre le Yéménite Uways al-
Qaranî et le Prophète, sans qu'ils ne se soient jamais rencontrés, ouvre le champ à un mode d'initiation
spécifique, dit uwaysî. Par la suite en effet, des mystiques affirmeront avoir été initiés par un maître défunt
- parfois depuis plusieurs siècles -, lequel se manifeste sous la forme d'une entité spirituelle (rûhâniyya).
Selon les maîtres, les quatre premiers califes « bien dirigés », proches du Prophète, furent des Pôles
ayant détenu à la fois le califat exotérique et ésotérique ; Abû Bakr et 'Alî, principalement, sont reconnus
comme deux grandes figures spirituelles ayant transmis aux générations postérieures l'influx initiatique
(baraka) du Prophète.
Intériorisation de la foi
La spiritualité islamique initiale est marquée par les sourates apocalyptiques du Coran qui, par leur rappel
lancinant de l'évanescence de ce monde et du Jugement dernier déterminent une attitude de
détachement (zuhd) et, corrélativement, d'épuration de l'âme par l'acquisition des vertus spirituelles. Cette
attitude répond à un idéal largement partagé pendant les deux premiers siècles de l'Hégire, et ce qui se vit
alors est davantage une intériorisation de la foi qu'une démarche proprement ésotérique. Hasan al-Basrî
(mort en 728), de Bassora, illustre bien cette harmonie par la complétude de sa démarche, tournée à la
fois vers les sciences extérieures et le renoncement intérieur. Le centre de Kufa, également en Irak,
montre plus d'intérêt pour la spéculation doctrinale, sans doute sous l'influence du chiisme naissant. C'est
là en tout cas que l'on trouve pour la première fois l'épithète sûfî appliquée à un certain Abû Hâshim (mort
vers 777).
Malâma et tasawwuf
Le IXe siècle, correspondant au troisième de l'Hégire, représente une étape majeure dans l'histoire du
soufisme. Durant cette période en effet, les mystiques musulmans explorent les différentes voies de la
spiritualité en islam. Deux modalités majeures se dégagent, qui suivent à l'origine une répartition
géographique. La voie du « blâme »(malâma) pratiquée par l'école du Khorassan (nord-est de l'Iran et
Afghanistan actuels) contraste fortement avec celle, irakienne, du tasawwuf. La première prône le refus
de toute complaisance pour l'ego et la dissimulation des états spirituels ; elle se traduit par la quête de
l'anonymat ou, à l'inverse, de la mauvaise réputation : dans un cas, l'ego doit être oublié, dans l'autre
humilié. Le tasawwuf, au contraire, a une vision moins pessimiste de l'âme et du monde : il faut les
dépasser - et non s'y arrêter par le refus que le malâmatî leur oppose - en s'ouvrant à la grâce divine et à
l'extase, en se concentrant sur la connaissance de Dieu. Cette distinction s'estompe dès le siècle suivant
au profit du tasawwuf, qui s'impose dès lors comme terme générique pour désigner la spiritualité
islamique ; toutefois celui-ci aura subi l'influence de la malâma, et certains courants en son sein mettront
l'accent sur la sincérité spirituelle et la défiance à l'égard des miracles sensibles. Parallèlement ont lieu
des expériences pionnières plus individuelles ; s'en gagent des tempéraments spirituels dont on relève
la permanence au long des siècles. Râbi'a al-'Adawiyya (m. 801), par exemple, exalte l'amour entre Dieu
et Sa créature, tandis que Dhû l-Nûn al-Misrî (m. 860) établit les fondements de la Voie initiatique et
développe la gnoséologie ; Abû Yazid Bistâmî (m. 877) typifie le caractère « ivre »du soufisme, alors que
Junayd en incarne le versant « lucide », etc. Au cours de cette phase d'investigation, certains mystiques
perdent pied, car initialement aucune entrave ne leur vient des milieux exotériques ; totalement immergés
en Dieu, ils n'observent plus la distance entre leur ego et le « Je »divin, et en arrivent à proférer des
propos extatiques (shatahât) qui heurtent la conscience du croyant ordinaire. Les docteurs de la Loi
conçoivent, et dans une certaine mesure acceptent, que des mystiques puissent être visités par l'extase ;
mais ils leur demandent d'en contrôler le débordement, de ne pas évoquer ouvertement leurs expériences
devant les profanes. Shiblî, qui pratique intentionnellement le paradoxe pour ébranler l'approche trop
douillette qu'ont ses contemporains des réalités métaphysiques, échappe à la vindicte des juristes en
feignant la folie, mais ce n'est pas le cas de son maître Hallâj.
Formulation de la doctrine ésotérique
D'autres soufis éprouvent le besoin de formuler la doctrine ésotérique, à un moment les diverses
sciences religieuses, elles aussi, prennent corps. Hakim Tirmidhî (m. 932) par ses élaborations sur la
sainteté, Sahl Tustarî (m. 896) par l'ébauche du thème de la « Lumière muhammadienne », Kharrâz (m.
899) puis Junayd par leur intériorisation du dogme exotérique du tawhîd, tous ces maîtres érigent le
soufisme en discipline initiatique réservée à l'élite spirituelle (al-khâssa), opposée au commun des
croyants ('âmma). Les soufis se désignent dès lors comme « l'Ordre » ou « la Tribu » des initiés (al-Tâ'ifa,
al-Qawm). Évaluant leurs expériences à l'aune des sources scripturaires, ils forgent une terminologie qui
puise l'essentiel de sa matière dans le Coran. Mais ce lexique ainsi que le langage allusif (ishâra) qu'ils
adoptent sont hermétiques à dessein, afin que les « secrets » ne tombent pas dans l'oreille des profanes.
Bientôt, ce sont leurs propres paroles qui nécessitent une exégèse (ta'wîl), comme eux-mêmes la
pratiquent sur le Coran. Dès le VIlle siècle en effet, est née la discipline du commentaire anagogique du
Livre, sous l'impulsion de Ja'far al-Sâdiq (m. 765) notamment. Si celui- ci représente pour les chiites le
sixième imam, les sunnites le vénèrent également en tant que descendant du Prophète et voient en lui
une grande figure spirituelle. Chiisme et sunnisme ne sont pas encore bien différenciés à cette époque et
le huitième imam, 'Alî Ridâ (m. 818), aura à son tour des soufis pour disciples ; c'est pourquoi il figure
dans les chaînes initiatiques des ordres.
Au sein du sunnisme, le divorce semble donc consommé entre la science exotérique et la science
ésotérique, alors qu'elles n'étaient qu'une du vivant du Prophète. Ibn Khaldûn, qui fait ce constat
rétrospectivement au XlVe siècle, repère cette scission dans le mot arabe fiqh ; il remarque que pour les
exotéristes celui-ci se réduit au sens de « jurisprudence islamique », tandis que pour les soufis, il désigne,
conformément à son étymologie, « l'intellection » de Dieu et des réalités spirituelles.
Le procès et l'exécution de Hallâj (m. 922) sonnent le glas de cette période d'exploration tous azimuts ; les
soufis se montrent plus prudents, et surtout ils comprennent qu'il faut expliquer aux autres musulmans en
quoi le soufisme est le coeur de l'islam. Junayd de Bagdad (m. 911) devient désormais une référence
majeure, par l'intelligence et la maîtrise qu'il a de son expérience de l'Unicité divine, toujours contenue
dans le cadre de la Révélation ; cela lui vaut le surnom de « Seigneur de l'Ordre des soufis » (sayyid al-
Tâ'ifa).
Le soufisme comme discipline islamique
Au cours de la deuxième moitié du Xe siècle et durant le XIe sont rédigés plusieurs manuels qui vont
jouer un rôle providentiel dans la reconnaissance du soufisme. Ils sont précieux d'abord parce que leurs
auteurs y collectent l'enseignement oral des premiers maîtres, mais leur but avoué est de prouver
l'orthodoxie foncière du soufisme et de l'ériger en discipline islamique accomplie. Puisque toute science
possède une terminologie, ils explicitent celle du tasawwuf.
Pour combattre la philosophie hellénistique (falsafa), à laquelle on reproche de privilégier la raison par
rapport à la Révélation, ainsi que le chiisme dans ses formes extrémistes, une sorte d'alliance se fait jour
entre le soufisme et les deux principaux courants théologiques de l'islam sunnite, par ailleurs opposés sur
bien des points : les écoles asharite et hanbalite. La première prédomine rapidement et, conjuguée au rite
juridique shafiite répandu au Moyen-Orient, elle donne naissance à une grande lignée de soufis et de
savants affiliés au tasawwuf qui donneront définitivement droit de cité à celui-ci au sein de la culture
islamique. Abû Hâmid al-Ghazâli (m. 1111) en est la figure la plus connue, mais bien d'autres seraient à
citer. Il montre notamment que, l'exploration du versant caché de l'islam ne saurait conduire à des
aberrations doctrinales telles que les formulent les Ismaéliens, mais amène au contraire à découvrir la
richesse intérieure du dogme sunnite. Son oeuvre est fortement redevable des efforts accomplis avant lui
en ce sens, mais son parcours personnel aura valeur d'exemple : devenu l'un des plus grands savants de
Bagdad, il traverse une profonde crise intérieure ; après avoir quitté toutes ses fonctions, il voyage durant
plusieurs années et trouve dans le soufisme la délivrance.
L'émergence des ordres initiatiques
Les XIle et XIlle siècles voient apparaître deux phénomènes concomitants que l'on a trop souvent
opposés : l'émergence des ordres initiatiques (tarîqa ; pl. turuq), et celle d'un soufisme à forte teinte
ésotérique. Les ordres qui se fondent à cette époque (principalement en Irak, en Égypte et en Asie
centrale) sont en fait des projections particulières, dans le temps et dans l'espace, de la Voie reliant l'islam
exotérique à sa réalité intérieure : la Tarîqa. La relation de maître à disciple revêt une grande importance
dès les débuts du soufisme, mais les démarches demeurent généralement individuelles et il est rare qu'un
aspirant reste toujours auprès du même cheikh. Aux IXe et Xe siècles, quelques communautés voient le
jour en Irak et dans le Khorassan ; toutefois, on n'y trouve pas encore les composantes d'une tarîqa, telles
que la vénération d'un maître éponyme et l'accent porté sur la chaîne initiatique remontant au Prophète.
Pour de multiples raisons que nous ne pouvons évoquer ici, cette relation initiatique basée sur le
compagnonnage se systématise et se structure progressivement à partir du XIle siècle. Le soufisme, qui
attire alors un nombre sans cesse croissant de personnes, revêt un aspect communautaire de plus en
plus prononcé ; d'où notre vision horizontale des « confréries », laquelle ne saurait pourtant éclipser ce
qu'est vraiment une tarîqa : un lien vertical unissant le disciple au maître et, au-delà, au Prophète.
Les maîtres des ordres soufis ne distillent pas le même enseignement à tous ceux qui les côtoient. En
effet, il existe plusieurs modalités de rattachement à une voie, et donc plusieurs vitesses dans le
processus d'initiation. Certains ne viennent y chercher qu'un influx spirituel (baraka) et multiplient
fréquemment ces sources de bénédiction en collectionnant les affiliations. D'autres, par contre,
s'impliquent totalement dans leur relation initiatique, et reçoivent de leur maître une éducation spirituelle
complète (tarbiya). Ces disciples proches du cheikh bénéficient évidemment d'un enseignement
spécifique ayant une teneur ésotérique plus prononcée. La plupart des maîtres de tarîqa sont également
des savants en sciences religieuses, et s'ils voient dans leur auditoire des personnes inaptes à
comprendre et donc à accepter leurs paroles, ils pratiquent aussitôt la "discipline de l'arcane" en abordant
un sujet d'ordre exotérique. Malgré ces précautions, les juristes leur reprochent souvent d'avoir créé une
seconde Loi réservée à l'élite ; s'il est vrai que certains cheikhs donnent des prescriptions spéciales à
leurs disciples, observe Ibn Khaldûn, celles-ci s'insèrent toujours, en définitive, dans le cadre des cinq
piliers de l'islam.
Parallèlement à la constitution des familles spirituelles, le soufisme se dote durant cette période d'un
corps de doctrines plus élaboré qu'auparavant. En fait, ces doctrines sont déjà en germe dans
l'enseignement des maîtres des IXe et Xe siècles, tels que Sahl Tustarî et Hakîm Tirmidhî ; désormais,
elles sont formulées de façon systématique et largement divulguées, ce qui ne manque pas de heurter
maints savants. À partir du XlVe siècle, on les voit fréquemment opposer ce soufisme « moderne », taxé
de « philosophique » ou « théosophique » (falsafî) à celui des anciens, fondé sur l'acquisition des vertus
spirituelles (akhlâqî). La philosophie illuminative de Suhrawardî al-Maqtûl (m. 1191) constitue à cet égard
un exemple extrême : elle doit bien trop à Platon et à l'Iran préislamique pour être intégrée dans le
soufisme sunnite, et le pouvoir ayyoubide, qui par ailleurs encourage celui-ci, fait exécuter le mystique
persan.
D'autres maîtres veloppent des doctrines audacieuses, mais qui restent dans le giron du sunnisme et
de ce fait auront une grande postérité. Elles expliquent le monde manifesté comme une théophanie
(tajallf) sans cesse renouvelée de l'unique Être (wujûd) divin. Bien qu'adoptée par d'autres soufis, tels que
Rûzbehân et Ibn al-Fârid, la thèse du tajalconnaît son développement ultime dans l'enseigne-ment de
Muhyî al-Dîn Ibn 'Arabî (m. 1240). Ce « Grand Maître » (al- Shaykh al-Akbar) de la spiritualité islamique
marquera toute l'évolution postérieure du soufisme, mais il est à noter que la doctrine de « l'unicité de
l'Être » (wahdat al-wujûd), qui lui est imputée, a été énoncée formellement par des disciples ultérieurs.
À l'instar des exotéristes, mais pour des raisons différentes, des soufis ont également réprouvé une telle
formulation de l'ésotérisme ; à leurs yeux, les ouvrages d'Ibn 'Ara et de son école mettent
dangereusement à la portée du croyant ordinaire un enseignement qui ne lui est pas adapté et peut nuire
à sa bonne compréhension du dogme de l'islam. Certains maîtres, comme Simnânî (m. 1336), ont préféré
s'en tenir à « l'unicité de la contemplation » (wahdat al-shuhûd), héritière de l'expérience de « l'extinction
en Dieu » (fanâ'). La distinction entre les deux modes de réalisation de l'Unicité n'a pourtant qu'une valeur
toute relative, ce que montreront les cheikhs de la Shâdhiliyya et le naqshbandî Ahmad Sirhindî (m.
1624).
Soufisme confrérique et théosophisme
L'apparition des voies initiatiques et la formulation ésotérique du soufisme ne sauraient être dissociées car
elles participent l'une et l'autre d'un même mouvement d'extériorisation. Les deux phénomènes
s'accompagnent d'ailleurs d'une influence accrue des cheikhs dans les domaines social et politique, où les
saints de la hiérarchie ésotérique assument un rôle de plus en plus manifeste. C'est autour de la personne
du Prophète que se fait cette double évolution. Au cours des premiers siècles, les soufis ont été absorbés
par l'expérience de l'Unicité divine ; avec l'élaboration des doctrines sur la sainteté (walâya), ils
revendiquent désormais leur héritage muhammadien en déployant une prophétologie à caractère
ésotérique : si le simple croyant ne voit en Muhammad que la figure de l'intercesseur, le gnostique
s'attache à sa fonction cosmique d'« isthme » (barzakh) ou intermédiaire entre Dieu et les hommes. Ainsi
l'explicitation des doctrines de la « Réalité muhammadienne » et de « l'Homme parfait », aux XIIIe et XIVe
siècles, coïncide-t-elle dans le temps avec l'émergence de formes dévotionnelles centrées sur le
Prophète, telles que la célébration de l'anniversaire de sa naissance (Mawlid).
L'exemple d'Ibn Sab'în (m. 1269) montre qu'on ne peut opposer un soufisme confrérique dit "populaire" à
un théosophisme élitiste. En effet, ce maître développe une métaphysique très abrupte puisque niant
toute consistance ontologique aux créatures ; elle sera d'ailleurs récusée par la plupart des soufis.
Pourtant, Ibn Sab'în fonde une voie et se dote d'une chaîne initiatique, très particulière il est vrai
puisqu'elle remonte à Platon et Aristote. Au demeurant, durant la période médiévale tardive, les ordres
soufis se montrent de plus en plus perméables aux doctrines d'Ibn 'Arabî et de son école, et les propres
détracteurs du maître reprennent fréquemment à leur compte certains points de son enseignement. Son
rayonnement s'exerce jusque sur la scène politique, puisque la dynastie ottomane prend officiellement fait
et cause pour l'homme et son oeuvre.
Sur le plan structurel, les tarîqas-mères qui ont vu le jour aux XlIe et XIlle siècles donnent rapidement
naissance à diverses branches ; le plus souvent, celles-ci deviennent autonomes par rapport à leur voie
d'origine. L'ordre soufi est un organisme vivant, qui évolue au cours des siècles : périodiquement, des
personnalités spirituelles éprouvent le besoin d'adapter au nouvel environnement les modalités initiatiques
et rituelles de leur ordre, sans pour autant modifier les fondements doctrinaux de celui-ci. À l'époque
ottomane, le grand nombre des adeptes nécessite une organisation hiérarchique, avec délégation de
l'autorité à des représentants du maître (khalîfa, muqaddam).
Réforme intérieure du soufisme
À partir du XVIlle siècle, le soufisme est confronté à des défis venant tant de l'intérieur que de l'extérieur.
Des pratiques déviantes se sont introduites au sein de certains ordres, qui ne font que refléter la baisse
générale du niveau culturel. L'appauvrissement qui caractérise ces ordres se traduit par exemple par le
recours systématique à la transmission héréditaire de la fonction de cheikh. Le soufisme tardif se borne-t-
il donc à gérer le sacré ? L'extension quantitative des ordres a peut-être entraîné une déperdition sur le
plan initiatique, car elle a rendu difficile la relation étroite de maître à disciple ; mais il va de soi que celle-
ci s'est maintenue avec toutes ses exigences dans des cercles restreints.
Parallèlement, l'apparition du wahhabisme, mouvement puritain et littéraliste né en Arabie au XVIlle siècle,
a pour effet de raviver les polémiques portant sur l'enseignement ésotérique des soufis. Par réaction, la
production doctrinale des maîtres accentue son caractère apologétique. Les attaques des détracteurs du
soufisme portent d'autant plus qu'elles font souvent l'amalgame entre la spiritualité authentique et les
comportements aberrants des pseudo-soufis que les maîtres ont toujours stigmatisés. Les prises de
conscience sont donc nombreuses, à travers le monde musulman, pour réformer de l'intérieur le
tasawwuf, pour lui redonner sa dimension principielle de « Voie muhammadienne » se situant au-delà des
particularismes confrériques ; mais il n'y a en cela rien de fondamentalement nouveau, puisqu'en islam
tout courant religieux se doit de lutter contre la dégénérescence du temps afin de restaurer sa pure origine
prophétique.
Il faut également faire face à la montée de l'influence européenne dans le monde musulman, ce qui
explique l'aspect militant ou missionnaire qui se manifeste dans certains ordres. Rien de neuf, encore,
car les soufis ont toujours pratiqué le jihâd dès lors que le territoire de l'islam était menacé. Durant les
premiers siècles, ils ont combattu dans l'institution militaire qu'était initialement le ribât, avant que celui-ci
n'abrite leurs exercices spirituels : les soufis n'ont jamais dissocié la « petite guerre sainte » (al-jihâd al-
asghar) contre l'ennemi extérieur de la « grande guerre sainte » (al- jihâd al-akbar) contre l'ego et ses
passions.
Si d'anciens ordres se restructurent aux XVIlle et XIXe siècles tandis que d'autres apparaissent, on ne
peut voir que des mutations formelles. Pour l'essentiel, c'est-à-dire sur le plan de la doctrine, on ne
constate aucune rupture avec le soufisme médiéval ou post-médiéval. Ainsi, les ordres ont toujours pour
assise métaphysique métaphysique la doctrine de « l'unicité de l'Être ». Dans le domaine initiatique, il ne
s'agit pas de faire oeuvre d'originalité, mais de vivifier la Tradition. La rénovation spirituelle cyclique est
inscrite dans cette parole du Prophète, dont les soufis font grand usage : « Dieu envoie à cette
Communauté, au tournant de chaque siècle, un homme chargé de rénover la religion ». D'où les
reformulations périodiques d'une même doctrine énoncées au fil des siècles ; d'où aussi l'émergence de
maîtres contemporains, qui rappellent à ceux qui les côtoient les grandes figures du soufisme classique
(citons le cheikh algérien Ahmad 'Alawî, mort en 1934, dont l'influence en Occident est encore profonde).
Les uns et les autres sont l'expression d'une même réalité intemporelle, vu qu'ils puisent tous à la source
muhammadienne. Selon les auteurs soufis, les saints s'occultent davantage durant les époques obscures,
mais ils n'en continuent pas moins d'exercer leur fonction ésotérique dans le monde.
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