L'émergence des ordres initiatiques
Les XIle et XIlle siècles voient apparaître deux phénomènes concomitants que l'on a trop souvent
opposés : l'émergence des ordres initiatiques (tarîqa ; pl. turuq), et celle d'un soufisme à forte teinte
ésotérique. Les ordres qui se fondent à cette époque (principalement en Irak, en Égypte et en Asie
centrale) sont en fait des projections particulières, dans le temps et dans l'espace, de la Voie reliant l'islam
exotérique à sa réalité intérieure : la Tarîqa. La relation de maître à disciple revêt une grande importance
dès les débuts du soufisme, mais les démarches demeurent généralement individuelles et il est rare qu'un
aspirant reste toujours auprès du même cheikh. Aux IXe et Xe siècles, quelques communautés voient le
jour en Irak et dans le Khorassan ; toutefois, on n'y trouve pas encore les composantes d'une tarîqa, telles
que la vénération d'un maître éponyme et l'accent porté sur la chaîne initiatique remontant au Prophète.
Pour de multiples raisons que nous ne pouvons évoquer ici, cette relation initiatique basée sur le
compagnonnage se systématise et se structure progressivement à partir du XIle siècle. Le soufisme, qui
attire alors un nombre sans cesse croissant de personnes, revêt un aspect communautaire de plus en
plus prononcé ; d'où notre vision horizontale des « confréries », laquelle ne saurait pourtant éclipser ce
qu'est vraiment une tarîqa : un lien vertical unissant le disciple au maître et, au-delà, au Prophète.
Les maîtres des ordres soufis ne distillent pas le même enseignement à tous ceux qui les côtoient. En
effet, il existe plusieurs modalités de rattachement à une voie, et donc plusieurs vitesses dans le
processus d'initiation. Certains ne viennent y chercher qu'un influx spirituel (baraka) et multiplient
fréquemment ces sources de bénédiction en collectionnant les affiliations. D'autres, par contre,
s'impliquent totalement dans leur relation initiatique, et reçoivent de leur maître une éducation spirituelle
complète (tarbiya). Ces disciples proches du cheikh bénéficient évidemment d'un enseignement
spécifique ayant une teneur ésotérique plus prononcée. La plupart des maîtres de tarîqa sont également
des savants en sciences religieuses, et s'ils voient dans leur auditoire des personnes inaptes à
comprendre et donc à accepter leurs paroles, ils pratiquent aussitôt la "discipline de l'arcane" en abordant
un sujet d'ordre exotérique. Malgré ces précautions, les juristes leur reprochent souvent d'avoir créé une
seconde Loi réservée à l'élite ; s'il est vrai que certains cheikhs donnent des prescriptions spéciales à
leurs disciples, observe Ibn Khaldûn, celles-ci s'insèrent toujours, en définitive, dans le cadre des cinq
piliers de l'islam.
Parallèlement à la constitution des familles spirituelles, le soufisme se dote durant cette période d'un
corps de doctrines plus élaboré qu'auparavant. En fait, ces doctrines sont déjà en germe dans
l'enseignement des maîtres des IXe et Xe siècles, tels que Sahl Tustarî et Hakîm Tirmidhî ; désormais,
elles sont formulées de façon systématique et largement divulguées, ce qui ne manque pas de heurter
maints savants. À partir du XlVe siècle, on les voit fréquemment opposer ce soufisme « moderne », taxé
de « philosophique » ou « théosophique » (falsafî) à celui des anciens, fondé sur l'acquisition des vertus
spirituelles (akhlâqî). La philosophie illuminative de Suhrawardî al-Maqtûl (m. 1191) constitue à cet égard
un exemple extrême : elle doit bien trop à Platon et à l'Iran préislamique pour être intégrée dans le
soufisme sunnite, et le pouvoir ayyoubide, qui par ailleurs encourage celui-ci, fait exécuter le mystique
persan.
D'autres maîtres développent des doctrines audacieuses, mais qui restent dans le giron du sunnisme et
de ce fait auront une grande postérité. Elles expliquent le monde manifesté comme une théophanie
(tajallf) sans cesse renouvelée de l'unique Être (wujûd) divin. Bien qu'adoptée par d'autres soufis, tels que
Rûzbehân et Ibn al-Fârid, la thèse du tajallî connaît son développement ultime dans l'enseigne-ment de
Muhyî al-Dîn Ibn 'Arabî (m. 1240). Ce « Grand Maître » (al- Shaykh al-Akbar) de la spiritualité islamique
marquera toute l'évolution postérieure du soufisme, mais il est à noter que la doctrine de « l'unicité de
l'Être » (wahdat al-wujûd), qui lui est imputée, a été énoncée formellement par des disciples ultérieurs.
À l'instar des exotéristes, mais pour des raisons différentes, des soufis ont également réprouvé une telle
formulation de l'ésotérisme ; à leurs yeux, les ouvrages d'Ibn 'Arabî et de son école mettent
dangereusement à la portée du croyant ordinaire un enseignement qui ne lui est pas adapté et peut nuire
à sa bonne compréhension du dogme de l'islam. Certains maîtres, comme Simnânî (m. 1336), ont préféré
s'en tenir à « l'unicité de la contemplation » (wahdat al-shuhûd), héritière de l'expérience de « l'extinction
en Dieu » (fanâ'). La distinction entre les deux modes de réalisation de l'Unicité n'a pourtant qu'une valeur
toute relative, ce que montreront les cheikhs de la Shâdhiliyya et le naqshbandî Ahmad Sirhindî (m.
1624).
Soufisme confrérique et théosophisme
L'apparition des voies initiatiques et la formulation ésotérique du soufisme ne sauraient être dissociées car
elles participent l'une et l'autre d'un même mouvement d'extériorisation. Les deux phénomènes
s'accompagnent d'ailleurs d'une influence accrue des cheikhs dans les domaines social et politique, où les
saints de la hiérarchie ésotérique assument un rôle de plus en plus manifeste. C'est autour de la personne
du Prophète que se fait cette double évolution. Au cours des premiers siècles, les soufis ont été absorbés
par l'expérience de l'Unicité divine ; avec l'élaboration des doctrines sur la sainteté (walâya), ils
revendiquent désormais leur héritage muhammadien en déployant une prophétologie à caractère