-Les activités économiques créées ne peuvent aboutir ni dans le cadre du «tout libéralisme» ni dans celui
d'une «économie administrée». En fait, les réussites montrent qu'elles se pérennisent et se consolident
dans de bonnes conditions lorsqu'elles reposent sur une combinaison équilibrée entre différentes
ressources (ressources marchandes obtenues par le produit des ventes, ressources non marchandes
émanant de la redistribution, ressources monétaires issues de contributions volontaires), et lorsqu'elles
arrivent à instaurer une complémentarité entre des emplois professionnalisés et des formes d'engagement
bénévole. De telles réalisations ont donc une portée qui dépasse la seule création d'emplois. Il s'agit aussi
d'une démarche de recomposition entre les sphères économique, sociale et politique.
-Au plan économique, elles suggèrent une approche pluraliste. En favorisant l'hybridation des économies
marchandes et non marchandes, monétaires et non monétaires, ces réalisations vont à l'encontre d'une
logique
dominante unidimensionnelle qui aboutit au cloisonnement des différents registres de l'économie. Leur
déontologie les engage à refuser le recours systématique à des statuts intermédiaires ou la banalisation des
emplois domestiques, synonymes de «petits boulots». Leur créativité les conduit à structurer les activités
dans un cadre collectif organisé pour garantir la qualité des prestations et des emplois.
-Au plan social, ces réalisations permettent la production de solidarités de proximité, volontaires et
choisies. Elles ont pour vertu d'activer des réseaux d'autant plus importants qu'ils s'insèrent dans un
monde où se multiplient les phénomènes d'isolement, d'anomie, de retrait ou de repli identitaire. En cela
elles échappent à un modèle communautaire sous tutelle des traditions et des coutumes et porteur de
solidarités imposées. Au contraire, elles relèvent d'une solidarité engagée et choisie librement, où les
rapports personnels vont de pair avec l'égalité des participants dans l'action collective.
-Au plan politique, elles concourent à rendre la démocratie plus vivante en recherchant l'expression et la
participation de chacun quel que soit son statut {salarié, bénévole, usager, etc.) ce qui ne s'oppose pas à la
citoyenneté de délégation et de représentation mais au contraire la renforce. La dimension politique de
l'économie solidaire, trop souvent oubliée, n'est pourtant pas la moins importante. Ces initiatives
constituent des «espaces publics de proximité», c'est-à-dire des lieux permettant. aux personnes de
prendre la parole, de débattre, de décider, d'élaborer et de mettre en oeuvre des projets économiques en
réponse à des problèmes concrets qu'ils rencontrent. On peut à ce propos parler d'une contribution au lien
civil, à la sociabilité démocratique et à la citoyenneté quotidienne.
Ainsi, au moment où la dynamique marchande ne suffit plus à fournir du travail pour tous, les initiatives
de l'économie solidaire permettent de rendre la sphère économique plus accessible et de la «réencastrer»
dans la vie sociale tout en évitant la solution d'un secteur «occupationne1» pour les chômeurs ou celle de
la création d'emplois à tout prix dans un secteur dont les critères d'utilité sociale seraient définis
centralement, avec le risque d'arbitraire que cela comporte. L'utilité sociale des activités ou des emplois
ainsi créés est validée et légitimée par un réel débat local associant l'ensemble des acteurs.
L'économie solidaire peut ainsi constituer l'une des composantes de l'économie moderne. C'est une des
voies possibles de la modernité, celle de la reconstruction d'espaces vécus et publics de solidarité autour
du choix d'activités économiques qui se fondent sur la pluralité des registres économiques.
Les conditions d'un développement
Les appels à une reformulation des politiques d'emploi et des politiques sociales se multiplient. Les
politiques emblématiques des années 1980, qu'elles concernent la ville ou l'insertion, sont à la recherche
d'un second souffle. Mais les blocages perdurent. D'une part, la question de l'emploi est toujours pensée
de manière séparée, sans articulation avec la reconstruction du lien social et du lien politique. D'autre part
si un large consensus se fait sur la nécessité de renouveler les politiques, les méthodes font défaut.
En fait, nous n'arrivons pas à sortir d'une situation bloquée : d'un côté des programmes descendants
destinés à des publics-cibles qui s'appliquent de manière uniforme quels que soient les territoires
concernés; de l'autre côté des projets locaux d'activités qui, n'étant considérés que comme des tentatives
singulières, non reproductibles ne pourraient à ce titre donner lieu à une véritable reconnaissance par les
institutions. C'est le clivage qui s'avère stérilisant: les grands programmes sont d'un coût élevé pour les
finances publiques alors qu'ils induisent les effets bien connus d'aubaine et de substitution; les projets
ancrés dans la réalité .ne trouvent pas les soutiens appropriés parce que leur volonté d'autonomie
engendre la méfiance des financeurs et que leurs caractéristiques ne rentrent presque jamais dans les,
«cases administratives» délimitées nationalement. Logique de programme et logique de projet s'opposent
le plus souvent. Notre conviction est que, devant les problèmes que connaît notre pays il est temps
d'arrêter ce gâchis.