Existe-il de mauvaises interprétations ?
Toute interprétation montre d’emblée la marque d’une insuffisance d’objectivité.
Elle se distingue alors d’une démonstration. Mais si on ne peut pas tout démontrer, tout a un
sens. Encore faut-il le chercher : c’est justement ce que vise l’interprétation.
On peut dire que notre rapport au monde suppose, dans tous les domaines, un langage plus ou
moins technique, précis ou métaphorique, qui recèle un sens qu’il faut chercher.
En linguistique, on dit qu’il faut passer du signifiant au signifié ; il faut donc interpréter ce qui
est dit pour comprendre sa signification. L’interprétation aboutit-elle réellement à la vérité ?
Ainsi les textes en particulier religieux et philosophiques sont sujets à des interprétations
différentes selon l’intérêt intellectuel, moral voire esthétique, immédiat ou déduit que possède
le lecteur.
Le mot grec qui a été traduit en latin par interpretatio, puis en français par interprétation est
le mot herméneia. Platon l’utilise notamment désigner chacune des multiples impressions
(sensibles) opposées qui sont causées par certains objets, ces derniers se distinguant des objets
saisissables dans leur unité par l’intelligence. Il n’y a donc d’interprétation qu’à partir du
moment il y a des interprétations. De plus, ce sont les sens qui interprètent les
phénomènes, les sens produisent des signes ou des signaux à destination de l’intelligence.
En un autre sens, Platon évoque les poètes comme étant qu’ils sont des interprètes des dieux
ou encore ceux qui interprètent les oracles. L’art interprétatif se rapproche ici d’un art
consistant à décoder des messages. Aristote quant à lui intitule l’un de
ses traités De l’interprétation (Peri hermeneias). Selon lui, la langue est l’interprète des
pensées en ce sens qu’elle les exprime, les présente à l’extérieur. Il appelait interprétation tout
discours qui dit « quelque chose de quelque chose ».
Mais aujourd’hui la signification du mot est plus complexe. Il ne s’agit pas seulement de
mettre en relation un groupe de mots avec un sens, mais de jouer sur une pluralité de sens, sur
au moins deux sens. Comme le dit très justement Ricœur, « l’interprétation est le travail de la
pensée qui consiste à déchiffrer le sens cacdans le sens apparent ». Interpréter, c’est mettre
en lumière, au-delà d’un sens direct immédiatement compréhensible, au-delà d’un sens
littéral, un autre sens, un sens « figuré » susceptible d’être saisi à travers le premier. Le travail
d’interprétation n’existe que lorsque le langage peut vouloir dire autre chose que ce qu’il dit.
L’équivalent exact entre deux langues par exemple le français et l’anglais est une traduction,
ce n’est pas une interprétation. On parle d’interprétation dans différentes formes de la culture.
Qu’il s’agisse de l’interprétation d’un rêve, d’un mythe, d’un texte religieux ou de
l’interprétation d’un morceau de musique, d’une pièce de théâtre, d’un poème, dans tous les
cas la matière à interpréter a plusieurs sens possibles. Par exemple, la fable La cigale et la
Fourmi peut être interprétée par le récitant soit de manière à rendre sympathique le
personnage de la cigale. Toutes les sciences humaines (histoire, sociologie) sont des sciences
interprétatives, car elles ne se contentent pas de livrer des faits incontestables mais, au-delà
des faits, portent des jugements qui peuvent-être discutés : toutes les fois que l’homme expose
ce qu’a fait l’homme, il interprète car il porte un jugement implicite sur les faits, ne serait-ce
que par ses omissions et ses silences. Il faut porter une grande attention à la diversité des
usages de l’interprétation : on peut ainsi penser à l’interprétation d’une loi, qui en détermine
le champ d’application, interprétation indispensable à toute jurisprudence devant ramener
l’universel de la loi à la singularité du cas à juger, ou encore à l’interprétation en linguistique,
et notamment l’interprétation sémantique permettant d’attribuer un sens à une structure
profonde.
D’une manière générale, ce qui distingue positivement l’interprétation d’autres formes de
connaissance, c’est qu’elle n’est pas exclusive ou unique en ce sens. Premièrement, il est
possible qu’il existe une multiplicité d’interprétations sans qu’il y ait une anomalie ou une
insuffisance et, deuxièmement, une interprétation n’est jamais close, autrement dit elle appelle
sans cesse de nouvelles interprétations, la tâche interprétative étant infini.
Ainsi, pour Peirce, l’interprétation est un moment essentiel dans le processus de la
signification. Elle est le domaine des effets du signe. L’interprétant (l’effet) peut-être de
nature émotive, énergique, logique. Le signe est ainsi source de sentiments, d’actions, de
représentations. Dilthey affirme que la compréhension des manifestations de l’esprit ne repose
pas sur des lois, sur une causalité comme les phénomènes naturels. Elle exige une saisie de
l’unité de sens, des intentions, des raisons. Elle appelle l’interprétation, c’est-à-dire « la
compréhension intentionnelle des manifestations de la vie qui sont établies de manière
durable ». Pour Weber, la sociologie (compréhensive), avant d’expliquer les conséquences
des actions sociales, saisit celle-ci par interprétation. Cette dernière est exigée pour
comprendre le sens subjectif que possède l’action. En psychanalyse, Freud se livre à une
interprétation des rêves, visant à « décoder » le langage (le contenu manifeste) du rêve qui
exprime de manière symbolique les désirs refoulés (sens latent du rêve).
Toute communication se fait par des signes et une organisation de ses signes sous forme par
exemple de mots, de phrases, de poèmes. Comme il existe une grande variété de signes et
d’usages de ces signes, leur compréhension peut poser des problèmes différents.
Certains peuvent avoir des significations qui ne laissent pas place à l’hésitation et aux doubles
sens comme une indication ou une demande simple. D’autres semblent demander un plus
grand effort de compréhension et une diversité de sens comme un poème, une chanson. Il est
alors nécessaire de préciser ce sens, qui n’est cependant déterminable de manière stricte,
univoque et exhaustive : il faut interpréter.
Nietzsche affirme qu’il est impossible de découvrir des « faits bruts ». Tout rapport aux
choses est d’emblée interprétatif dans la mesure il est nécessairement affectif. Un tel
rapport s’enracine dans nos besoins, nos intérêts ; il se réalise en fonction d’une structure
pulsionnelle, d’une hiérarchie d’instincts en lutte. L’explication unique d’un phénomène est
nécessairement un mensonge masquant la multiplicité des phénomènes.
L’interprétation fait appel à la sensibilité et à l’intérêt du lecteur comme de l’auditeur.
L’interprétation religieuse est celle qui revêtit le plus de sens. La science de l’interprétation,
ou herméneutique, est très ancienne. Il n’y pas d’herméneutique générale, car chaque
domaine a des règles d’interprétation qui lui sont propres. Par exemple les versets de la Bible
sont un terrain classique d’interprétation .Le poème cantique des cantiques relate l’histoire de
deux amants qui se perdent, se cherchent et se retrouvent dans le sens littéral. Mais comment
expliquer la présence du Cantique des cantiques dans la Bible si ce livre, en apparence il
n’est pas question de Dieu n’est qu’un chant d’amour profane ? Autrefois les exégètes
cherchaient le sens caché sous le sens littéral : pour les Juifs, le cantique des cantiques est la
parabole de l’amour de Dieu pour son peuple, pour le Chrétien, il faut interpréter ce poème
comme l’expression de l’amour du Christ pour son Eglise. L’interprète, l’herméneute, tenait à
dévoiler le sens religieux caché sous le sens littéral. De même que selon les pays ayant une
même religion par exemple musulmane, les traditions ne seront pas les mêmes car les
interprétations des versets du Coran ne seront pas les mêmes.
D’une manière plus générale, des mots dans une conversation peuvent être source de
mauvaises interprétations. Aussi bien à l’oral qu’à l’écrit certains mots ou phrases peuvent
avoir plusieurs sens, provoquant une divergence d’interprétation voire une incompréhension.
L’interprétation auditive n’est pas chose facile car certains mots ont la même consonance ou
parfois un mot n’est pas suivi d’un autre mot pour donner une signification plus ciblée.
Par exemple, le métier d’« opérateur de défense sol-air » dit à l’oral peut induire la personne
en erreur puisqu’elle aura interprété le même objet par « opérateur de défense solaire » ce qui
ne signifie pas du tout la même chose. Ou encore, plus fréquemment surtout chez les enfants,
l’expression « perdre les eaux » quand leur maman va accoucher, sera interprétée cette
expression par « perdre les os » ce qui est au fond une image horrible !
Un défaut d’interprétation peut amener à des conflits plus graves que des images horribles.
Lors d’un discours pour apaiser les conflits en Algérie le 4 juin 1958, le Général De Gaulle
prononça les mots « je vous ai compris », il était loin de penser que cette phrase causerait une
guerre civile, le « vous » étant la source du conflit. En effet, le pronom personnel « vous »
peut devenir impersonnel selon l’expression, les personnes qui étaient en conflits de pensé et
d’idées politiques n’ont pas accepté d’être comprises de la même manière que leurs
adversaires.
Aussi bien dans la littérature que dans les chansons, les mots peuvent prendre de multiples
significations selon celui qui l’interprète. Prenons l’exemple de la chanson : un texte chanté
n’a pas la même signification que quand il est écrit. L’interprétation des « fans » diverge selon
leur sensibilité face aux mots en eux-mêmes et l’impact que font les mots sur leur être.
Les auteurs-compositeurs-interprètes aiment donner un sens caché à leurs textes, qu’ils
expriment le plus souvent par l’interprétation (le chant et le clip).
Dans la peinture, les interprétations divergent également. Certains, par de mauvaises
interprétations, ont pu amener au final à la vérité. Par exemple, le peintre Vincent Van Gogh
reconnu mondialement a eu « plusieurs périodes » qu’il exprime dans ses peintures. Des
amateurs de peinture ne partagent pas l’avis que Van Gogh était fou vers la fin de sa vie, car
ils interprètent ses peintures comme non pas le reflet de son âme mais une extravagance du
peintre comme la fait Picasso. Pour Gadamer, comprendre une œuvre d’art, c’est interpréter
un sens passé dans une expérience présente, du point de vue de notre tradition. Gadamer
s’oppose à la critique de la tradition par les penseurs des Lumières. Se défaire de nos préjugés
est impossible en ce qu’ils sont la condition de possibilité de la compréhension.
La psychopathologie connaît bien les formations extrêmes de ce pli du mental dans les délires
d’interprétation. L’exemple le plus remarquable est le délire paranoïaque. Dans la paranoïa, le
sujet est enfermé dans une bulle de constructions mentales nouées dans la peur. Dans la
relation avec autrui, les détails des expressions vont très rapidement prendre la valeur de
« signes » auxquels le sujet attache la plus grande importance, persuadé qu’ils le concernent
en propre. Comme le superstitieux, le paranoïaque voit des « signes » partout. Freud dit à ce
sujet que: « Les paranoïaques présentent dans leur attitude ce trait frappant et généralement
connu, qu'ils attachent la plus grande importance aux détails les plus insignifiants, échappant
généralement aux hommes normaux, qu'ils observent dans la conduite des autres ; ils
interprètent ces détails et en tirent des conclusions d'une vaste portée. »
Pour un même signe, il existe plusieurs interprétations différentes voire divergentes, ayant
pourtant le même objet de réflexion et il est de coutume de penser qu’une interprétation serait
la bonne et les autres mauvaises. Mais il faut garder en vue que certaines interprétations sont
plus judicieuses que d’autres même si le « plus judicieuses » est une problématique, il est
néanmoins évident que des interprétations divergent, et sont même parfois franchement
contradictoires, alors qu’elles peuvent être judicieuses chacune a sa manière.
Les malentendus, les différends et autres oppositions diverses que l’on aimerait bien résoudre
font alors partie intégrante du « fonctionnement » du sens. il y a sens, il y a
interprétations ; il y a interprétations, il y a divergences sans fin. La divergence est
provoquée par les multiples sens d’un signe, la divergence est donc légitime, ce qui n’autorise
pas à penser que toute interprétation vaut toute autre.
Une bonne interprétation, c’est avant tout une lecture satisfaisante des signes.
Ce qui suppose que nous avons entre nos mains une grille d’interprétation permettant de
transposer un langage de signe dans un autre plus rationnel et plus clair. C’est pour cette
raison que l’interprétation est avant tout appliquée à des objets linguistiques et à travers eux
au champ de la culture et au domaine de l’histoire. La nécessité de l’interprétation s’impose à
nous parce que bien souvent le sens des choses ne va pas de soi. Cela tient d’une part à
l’incertitude de fait des situations d’expérience, des objets, mais aussi à la difficulté du
langage lui-même. Dès l’instant celui-ci déborde son usage courant, il contient de
l’équivoque et de l’ambiguïté.
Dans l’absolu, il n’existe pas de mauvaises interprétations. D’une part, la notion
d’interprétation comporte cette idée que le sens ne se livre pas d’emblé dans toute sa plénitude
achevée, mais qu’il y a un effort à produire pour le restituer ou l’accomplir. Son domaine
d’application ne se limite donc aucunement à certains domaines spécialisés, mais s’étends à
tout le champ du sens. Or pour qu’une interprétation ait une valeur, pour qu’une interprétation
ne soit pas superficielle, ou bien ne soit pas qu’un commentaire inutile, il est essentiel qu’elle
jaillisse de l’intérieur de soi, qu’elle soit un écho de la présence de l’objet à la présence à
soi-même. Qu’elle jaillisse dans l’immanence d’une expérience de rencontre intérieure la
subjectivité rencontre la subjectivité du sens. La différence entre une interprétation pertinente
et une autre qui l’est moins, tient à ce que, dans une expérience verticale délivrant une lecture
plus intime, le sens se découvre à l’intérieur de lui même, au lieu d’être plaqué, surimposé,
ajouté de manière forcée au récit, à l’œuvre originale. Une interprétation n’est pas considérée
d’emblée comme objective, elle doit apparaître au sein de la subjectivité même, comme sa
manifestation à partir de ce qui en elle reste encore non-manifesté.
On peut concevoir la recherche de la vérité comme un travail démonstratif devant idéalement
déboucher sur une connaissance définitive, à laquelle rien de valable ne pourrait être ajouté, si
ce n’est qu’un enjolivement de forme, comme un théorème de mathématiques.
Pour Heidegger, le Dasein (l’homme dans ses structures existentielles) est jeté dans le monde,
il est toujours déjà en prise avec celui-ci de telle manière qu’il en a d’emblée une
précompréhension. Il est impossible d’accéder à un prétendu monde objectif antérieur à son
interprétation par l’homme.
L’attitude théorique est au contraire une dérivation de ce rapport « primitif » au monde qui
est constitutif de l’existence. Descartes ou Leibniz, philosophes et mathématiciens, ont cette
volonté propre au rationalisme, de trouver « le » résultat que doit être la vérité. En effet, les
sciences en particulier les mathématiques ne peuvent pas être mal interprétées. Ce qui
distingue les mathématiques de la chimie par exemple, est que les mathématiques sont
fondées sur des théorèmes que l’on peut refaire à l’infini pour arriver au même résultat,
montrant ainsi une certaine vérité tandis que la chimie n’est pas obligatoirement stable, par
erreur d’interprétation nous pouvons trouver une nouvelle formule. De même que l’Histoire
n’est pas sujette a de mauvaises interprétations puisque que la chronologie des événements
fondamentaux à été déterminée par des écrits, des témoignages et des faits. Par exemple, la
déclaration des droits de l’homme a bien été proclamée en 1789, de même que la fin officielle
de la seconde guerre mondiale a été signée le 8 mai 1945, ou encore Nicolas Sarkozy a été élu
président de la République française le 6 mai 2007. Tous ces événements ne sont aucunement
sujets à de mauvaises interprétations puisqu’il n’en existe aucune contradiction.
Si, en effet la divergence d’opinion est légitime alors il n’existe aucune interprétation
mauvaise. Personne ne peut affirmer que son interprétation est plus convenable que d’autres
puisque s’il y a interprétation, il recherche de la vérité et s’il y a recherche de la vérité chaque
interprétation est juste. Les sciences économiques et sociales et la philosophie sont fondées
sur les écrits, les thèses et les croyances des auteurs. Ce qui fait la diversité de ces sciences
c’est justement les diversités d’interprétations des phénomènes. Aucune interprétation n’est
fausse ou juste, elle est simplement contradictoire ce qui finalement amène à la vérité.
Schleiermacher s’intéresse à l’interprétation des textes en général. Il s’agit toujours de
découvrir un sens caché mais celui–ci ne l’est qu’en raison des différences culturelles,
historiques, psychologiques qui nous séparent de lui. De plus, l’enjeu pour l’interprète est de
comprendre l’auteur mieux qu’il ne pouvait lui-même se comprendre.
D’autre part, l’interprétation visuelle sur des objets ne peut être dans l’absolu une source de
mauvaise interprétation. Comme le précise l’expression « on appelle un chat, un chat »,
chaque objet dans son absolu, animal, végétal, matière organique ne fait pas matière à
discuter.
En conclusion, l’interprétation ne peut être jugée ni fausse ni vraie. Dans l’absolu
toutes les interprétations sont fausses de par leur nature même, ou alors elles sont toutes justes
car basées sur la réalité de l’interprétant. Cependant, tous les phénomènes, objets ou signes ne
peuvent être expliqués et interprétés. De tous temps les Sciences se sont appliquées à combler
ce manque. L’interprétation est la base de l’évolution humaine, elle fait partie intégrante de
l’intelligence, même si l’homme n’aboutit pas toujours à la vérité grâce à ses interprétations,
il tend à s’en approcher.
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