Dans quelle mesure peut-on parler d’une rationalisation des activités sociales ?
- Activité : comportement humain "quand et pour autant que l'agent ou les agents lui communiquent un sens
subjectif"
- Activité sociale : "activité qui, d'après son sens visé par l'agent ou les agents, se rapporte au comportement
d'autrui par rapport auquel s'oriente son déroulement" (Weber)
- Rationali : adéquation des fins aux moyens.
- Rationalisation : processus par lequel les moyens sont mis en adéquation avec les fins.
S'agit-il d'un processus sociohistorique ou est-ce la sociologie qui porte un regard rationalisateur sur les activités
sociales ? L'analyse sociologique observe-t-elle des comportements rationalisés ou rationalise-t-elle les
comportements des individus ?
I) La rationalisation : un processus scoiohistorique incontournable…
A) La rationalisation des activités productives…
Le capitalisme de temps modernes se distingue selon Weber par une "organisation rationnelle capitaliste du
travail (formellement) libre". La rationalisation avait pu s'amorcer en marge des modes de production précédents
(Weber cite par exemple les plantations antiques), mais n'a été systématiquement mise en œuvre qu'avec
l'expansion du protestantisme en Europe. La rationalisation de la production est marquée par la séparation du
ménage et de l'entreprise et la pratique de la comptabilité. La bureaucratie et le taylorisme, qui se présente
comme une organisation scientifique du travail, sont les deux modalités contemporaines majeures de cette
rationalisation. L'usage intensif de l'argent a favorisé l'objectivation des rapports sociaux (Simmel).
B) … s'étend à l'ensemble des activités sociales.
La rationalisation déborde largement la sphère des activités productives où elle s'est exercée initialement :
dans les modalités d'action du droit et de son application, dans la manière dont s'effectuent l'appropriation du
pouvoir et son exercice (la domination légalo-rationnelle), par le positivisme en science, engendrant le
désenchantement du monde. La thèse wéberienne a été étayée par Elias montrant comment la rationalisation et la
centralisation du pouvoir politique s'est fondée sur la domestication des pulsions, la civilisation des mœurs, ainsi
que par Habermas restituant les conditions socio-historiques de la constitution d'un espace public soumettant les
décisions politiques à la raison, à l'argumentation, au débat.
C) Un cadre d'analyse fécond : le cas des comportements politiques
Le paradigme de la rationalisation a été amplement mobilisé par la sociologie pour rendre compte des
transformations des comportements. Ainsi, la banalisation puis l'espacement des voyages présidentiels
manifesterait le désenchantement d'une fonction autrefois charismatique (Mariot); l'électeur de mieux en mieux
formé adopte des stratégies de vote (Downs / Blais); tandis que le militantisme pâtirait de cette rationalisation
des attitudes politiques (Olson). Dans ce dernier cas pourtant, il est difficile de dire si le déclin de l'action
collective provient effectivement d'une rationalisation des comportements ou d'une modification des conditions
structurelles de la mobilisation (Oberschall).
II) … mais pas indiscuté.
A) Rationalisation des procédures, irrationalité des effets :
Blais soutient que les résultats du premier tour des élections présidentielles en 2002 proviennent de
l'agrégation de votes stratégiques "inversés". On tient un cas typique d'effet émergent au sens de Boudon : des
comportements individuellement rationnels peuvent aboutir à une irrationalité collective. Ces effets pervers
peuvent finalement éloigner les finalités initialement visées. La sociologie des organisations a ainsi mis en
exergue l'émergence d'une personnalité bureaucratique (Merton), voire d'un cercle vicieux bureaucratique
(Crozier), tandis que la sociologie du travail montre qu'en négligeant la dimension humaine du travail, le
taylorisme perd davantage en productivité que ce que lui permet de gagner la décomposition et la planification
des tâches (Mayo). Il semblerait que trop de rationalité tue la rationalité, et donc que la rationalisation reste
davantage un horizon qu'une fin de l'histoire.
B) Des rationalisations encastrées.
On ne peut parler de rationalisation des activités sociales qu'en précisant nettement qu'il s'agit d'une
rationalisation et non de la rationalisation. Weber avait distingué la rationalité en finalité de la rationalité en
valeur. La rationalisation ne se réalise pas par un effacement des valeurs, et n'aboutit donc pas à une
uniformisation des comportements humains. Il serait ainsi vain, voire contre-productif de rationaliser
l'organisation du travail sans tenir compte des cultures nationales (cf. D'Iribarne), voire des normes et valeurs
plus idiosyncrasiques de l'entreprise (cf. Sainsaulieu). L’analyse de Weber peut également conduire à souligner
que s'il existe bien des transformations des logiques de comportements des individus, elles ne s'interprètent pas
comme une marche inéluctable vers la rationalité, mais plutôt comme une succession de "cités"
incommensurables, c'est à dire de régimes d'action dotés chacun d'une certains cohérence interne et orientés
autour d'"une principe supérieur commun" spécifique. (cf. Boltanski & Thévenot)
B) Rationalisation ou croyance en la rationalité ?
Les opérations intellectuelles nécessaires à l'exercice de la rationalité se font à l'intérieur de cadres sociaux.
Ainsi, l'ethnographie du travail de laboratoire écorne la représentation positiviste de la science en révélant que
des découvertes ne sont reconnues scientifiques que lorsqu'elles ont accumulé un certain crédit au sein de la
communauté scientifique (Latour). Les faits scientifiques sont eux mêmes le produit d'une construction sociale.
La rationalisation des activités sociales ne renvoie alors qu'à un système de valeurs et de règles vécues comme
objectives, et la rationalisation du travail scientifique à son institutionnalisation.
Frédéric Lebaron (La croyance économique, les économistes entre science et politique, 2000), a analysé ce
processus de légitimation dans le cas de la science économique, plus particulièrement du modèle néoclassique,
qui lui apparaît comme un "substitut laïcisé de la foi religieuse". La rationalité instrumentale des agents
économiques serait une fiction, mais les affinités entre le champ des économistes et le champ du pouvoir, la
puissance d'institutions qui la véhiculent comme l'ENSAE confèrent une force sociale considérable à cette
croyance, l'érigent en postulat scientifique indiscuté au sein du champ des "croyants".
L'opposition commune entre rationalisation et croyance est donc à relativiser. On peut alors s'interroger sur
l'origine de cette opposition constitutive des sciences sociales, en particulier parce qu'elle fonde un "grand
partage" attribuant à l'économie l'étude des "actions logiques" et à la sociologie celle des "actions non-logiques",
pour reprendre les termes de Pareto, ainsi qu'entre l'ethnologie observant les sociétés prérationnelles et la
sociologie les sociétés rationalisées et "désenchantées".
III) Les biais rationalisateurs de l’analyse sociologique
A) Ethnocentrisme occidental
Le discours des sciences sociales sur la rationalisation relève souvent d’une opposition évolutionniste des
sociétés « chaudes » aux sociétés « froides », sans histoire, qui remonte aux travaux fondateurs de
l’anthropologie anglo-saxonne (Edward Tylor, La civilisation primitive, 1871) ou française (Lucien Lévy-Bruhl,
La mentalité primitive, 1922). Les "primitifs" obéiraient à des règles incohérentes, prélogiques, seraient moins
sensibles au principe de contradiction, indifférents à la causalité. L’héritage positiviste (cf. Auguste Comte), la
sociologie…
L’ethnologie a ensuite infléchi cet ethnocentrisme initial des sciences sociales. Lévi-Strauss dégage ainsi la
cohérence des règles sous-jacentes des échanges économiques et matrimoniaux dans les sociétés « froides » et de
la pensée sauvage fondée sur l’analogie, procédant par classification et opposition. Mauss et Favret-Saada ont
mis en évidence le caractère rationnel de la magie, qui repose sur des combinaisons obéissant à des lois
systématiques : métaphore (une poupée représente une personne), contiguïté ou métonymie (un ongle, un cheveu
peuvent aussi représenter une personne). La magie sélectionne des symboles, les classe, les codifie. Elle est
efficace car elle obéit à une procédure régulée, et met en œuvre des opérations mentales qu’elle partage avec la
technique et la science, qui sont d’après Mauss nées « à l’abri de la magie ». Clastres défend que l’absence
d’Etat dans les sociétés « froides » peut se comprendre comme un refus collectif rationnel de la centralisation du
pouvoir et des relations de domination.
B) Ethnocentrisme scolastique
On peut opposer la rationalité épistémique, par laquelle l’analyse scientifique décrit, explique les
comportements, aux « raisons pratiques » qui selon Bourdieu président effectivement aux actions des agents. La
rationalité épistémique caractérise le « point de vue scolastique », c'est-à-dire une approche de la réalité sociale
propre à « l’homo academicus » et à ses conditions spécifiques : un certain détachement des contraintes
matérielles qui prédispose à un regard universalisant. Si elle néglige de prendre en compte ses propres conditions
d’existence, la science prête alors à l’illusion scolastique qui consiste à percevoir les agents sociaux à l’image du
savant, à considérer les modèles construits par les savants comme les ressorts effectifs des actions des agents.
Les théories de l’action rationnelle, en sociologie politique par exemple, seraient des avatars de cette illusion
scolastique. En réalité, les agents agissent selon Bourdieu en vertu de "raisons pratiques" inscrites dans l'habitus.
Exemple ?
C) Rationalisation des activités sociales ou sophistication des outils d'observation ?
Les instruments d’enregistrement et d’analyse du sociologue peuvent produire des effets de rationalisation.
Ainsi, les comportements typiques de l’homo politicus (intermittences de la participation et des choix électoraux,
stratégies complexes de vote pour les scrutins à deux tours) n’ont pu être repérés qu’en usant de données de
panel et en construisant des enquêtes conçues spécifiquement dans cette perspective, contenant par exemple des
questions amenant l’enquêté à distinguer son candidat « préféré » du candidat pour lequel il allait voter, à estimer
les probabilités de succès des candidats, induisant probablement des effets d’imposition sur les réponses. On
peut alors se demander si la rationalisation des comportements électoraux n’est pas un artefact produit par ces
techniques sophistiquées d’enquête et de sondage, qui pourraient engendrer en retour des effets réels de
rationalisation des comportements. Si "l'opinion publique" n'existe pas, en revanche on peut penser que l'usage
de sondages a des effets réels sur l'élaboration des programmes électoraux, voire sur les comportements de vote.
Dans un autre domaine, on peut se demander si l'audience de la sociologie de l'école n'a pas favorisé les calculs
scolaires des familles dans le choix de filières et d'établissements.
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