B) Rationalisation ou croyance en la rationalité ?
Les opérations intellectuelles nécessaires à l'exercice de la rationalité se font à l'intérieur de cadres sociaux.
Ainsi, l'ethnographie du travail de laboratoire écorne la représentation positiviste de la science en révélant que
des découvertes ne sont reconnues scientifiques que lorsqu'elles ont accumulé un certain crédit au sein de la
communauté scientifique (Latour). Les faits scientifiques sont eux mêmes le produit d'une construction sociale.
La rationalisation des activités sociales ne renvoie alors qu'à un système de valeurs et de règles vécues comme
objectives, et la rationalisation du travail scientifique à son institutionnalisation.
Frédéric Lebaron (La croyance économique, les économistes entre science et politique, 2000), a analysé ce
processus de légitimation dans le cas de la science économique, plus particulièrement du modèle néoclassique,
qui lui apparaît comme un "substitut laïcisé de la foi religieuse". La rationalité instrumentale des agents
économiques serait une fiction, mais les affinités entre le champ des économistes et le champ du pouvoir, la
puissance d'institutions qui la véhiculent comme l'ENSAE confèrent une force sociale considérable à cette
croyance, l'érigent en postulat scientifique indiscuté au sein du champ des "croyants".
L'opposition commune entre rationalisation et croyance est donc à relativiser. On peut alors s'interroger sur
l'origine de cette opposition constitutive des sciences sociales, en particulier parce qu'elle fonde un "grand
partage" attribuant à l'économie l'étude des "actions logiques" et à la sociologie celle des "actions non-logiques",
pour reprendre les termes de Pareto, ainsi qu'entre l'ethnologie observant les sociétés prérationnelles et la
sociologie les sociétés rationalisées et "désenchantées".
III) Les biais rationalisateurs de l’analyse sociologique
A) Ethnocentrisme occidental
Le discours des sciences sociales sur la rationalisation relève souvent d’une opposition évolutionniste des
sociétés « chaudes » aux sociétés « froides », sans histoire, qui remonte aux travaux fondateurs de
l’anthropologie anglo-saxonne (Edward Tylor, La civilisation primitive, 1871) ou française (Lucien Lévy-Bruhl,
La mentalité primitive, 1922). Les "primitifs" obéiraient à des règles incohérentes, prélogiques, seraient moins
sensibles au principe de contradiction, indifférents à la causalité. L’héritage positiviste (cf. Auguste Comte), la
sociologie…
L’ethnologie a ensuite infléchi cet ethnocentrisme initial des sciences sociales. Lévi-Strauss dégage ainsi la
cohérence des règles sous-jacentes des échanges économiques et matrimoniaux dans les sociétés « froides » et de
la pensée sauvage fondée sur l’analogie, procédant par classification et opposition. Mauss et Favret-Saada ont
mis en évidence le caractère rationnel de la magie, qui repose sur des combinaisons obéissant à des lois
systématiques : métaphore (une poupée représente une personne), contiguïté ou métonymie (un ongle, un cheveu
peuvent aussi représenter une personne). La magie sélectionne des symboles, les classe, les codifie. Elle est
efficace car elle obéit à une procédure régulée, et met en œuvre des opérations mentales qu’elle partage avec la
technique et la science, qui sont d’après Mauss nées « à l’abri de la magie ». Clastres défend que l’absence
d’Etat dans les sociétés « froides » peut se comprendre comme un refus collectif rationnel de la centralisation du
pouvoir et des relations de domination.
B) Ethnocentrisme scolastique
On peut opposer la rationalité épistémique, par laquelle l’analyse scientifique décrit, explique les
comportements, aux « raisons pratiques » qui selon Bourdieu président effectivement aux actions des agents. La
rationalité épistémique caractérise le « point de vue scolastique », c'est-à-dire une approche de la réalité sociale
propre à « l’homo academicus » et à ses conditions spécifiques : un certain détachement des contraintes
matérielles qui prédispose à un regard universalisant. Si elle néglige de prendre en compte ses propres conditions
d’existence, la science prête alors à l’illusion scolastique qui consiste à percevoir les agents sociaux à l’image du
savant, à considérer les modèles construits par les savants comme les ressorts effectifs des actions des agents.
Les théories de l’action rationnelle, en sociologie politique par exemple, seraient des avatars de cette illusion
scolastique. En réalité, les agents agissent selon Bourdieu en vertu de "raisons pratiques" inscrites dans l'habitus.
Exemple ?
C) Rationalisation des activités sociales ou sophistication des outils d'observation ?
Les instruments d’enregistrement et d’analyse du sociologue peuvent produire des effets de rationalisation.
Ainsi, les comportements typiques de l’homo politicus (intermittences de la participation et des choix électoraux,
stratégies complexes de vote pour les scrutins à deux tours) n’ont pu être repérés qu’en usant de données de
panel et en construisant des enquêtes conçues spécifiquement dans cette perspective, contenant par exemple des
questions amenant l’enquêté à distinguer son candidat « préféré » du candidat pour lequel il allait voter, à estimer
les probabilités de succès des candidats, induisant probablement des effets d’imposition sur les réponses. On
peut alors se demander si la rationalisation des comportements électoraux n’est pas un artefact produit par ces
techniques sophistiquées d’enquête et de sondage, qui pourraient engendrer en retour des effets réels de
rationalisation des comportements. Si "l'opinion publique" n'existe pas, en revanche on peut penser que l'usage
de sondages a des effets réels sur l'élaboration des programmes électoraux, voire sur les comportements de vote.
Dans un autre domaine, on peut se demander si l'audience de la sociologie de l'école n'a pas favorisé les calculs
scolaires des familles dans le choix de filières et d'établissements.