Caton. LE premier soin de ces généraux fut de s’assurer de tout le pays, et de prévenir les mouvements des partisans de César. Utique paraissait vouloir pencher en sa faveur, et c’était un grave danger, car le nombre de ses habitants, la commodité de son port, la force de ses murailles, lui donnaient la suprématie sur toutes les autres villes de la province. Juba proposa de la détruire, d’en massacrer la population, et de raser jusqu’au sol ses édifices et ses remparts. Ce conseil n’était sans doute rien moins que désintéressé, car tout ce qui tendait à affaiblir les conquérants de l’Afrique servait ses intérêts personnels. Scipion ne reculait pas devant une telle proposition; mais Caton la rejeta avec indignation. Il répondit d’Utique, et offrit de rester lui-même dans la place pour contenir les habitants. Mieux valait en effet, la question d’humanité à part, conserver Utique que de la détruire. Caton y amassa de nombreuses munitions de guerre et de bouche, fit exhausser les tours, élargir les murailles, et creuser des lignes de circonvallation très profondes. Enfin, ceux des habitants dont il se méfiait reçurent ordre de livrer leurs armes. La sagesse de ces mesures mit en état de défense une ville à laquelle sa mort stoïque allait bientôt donner une éternelle célébrité. La nouvelle de ces préparatifs parvint promptement à Rome, et y ranima les espérances du parti républicain, que la défaite de Pharsale et la mort funeste de Pompée avaient jeté dans la consternation. Révolté de la conduite des lieutenants de César, le peuple semblait près de se réveiller ; les rapines de Dolabella, les débauches d’Antoine, lui devenaient de jour en jour plus odieuses et plus insupportables. On disait aussi que l’activité si vantée de César s’était amortie, qu’un fol amour pour une reine étrangère lui avait fait perdre un temps précieux dans une expédition inutile et sans but, et qu’il laissait respirer le parti ennemi, qui se relevait déjà de tous côtés: en Espagne, sous le fils de Pompée; en Afrique, sous Caton, Varus et Scipion. Ces plaintes, dont la plupart étaient fondées, l’inquiétude qu’éprouvaient ses partisans, la joie de ses ennemis, ranimèrent enfin chez César cette activité que les amis de la cause républicaine se plaisaient à croire éteinte. Selon son usage, le dessein et l’exécution marchèrent simultanément. Résolu de porter la guerre en Afrique, il partit pour la Sicile au cœur de l’hiver, et ne s’arrêta qu’à Lilybée. Là, n’ayant encore sous la main qu’une légion de nouvelle levée avec six cents chevaux tout au plus, il fit dresser sa tente sur le rivage, et si près de la mer que les vagues en venaient presque battre le pied. Malgré le vent toujours contraire et la saison peu favorable, les équipages furent consignés à bord des navires, afin que chacun se tînt prêt à partir au premier signal. César mit à profit ce retard involontaire en expédiant des ordres et des proclamations qui allaient réveiller au loin le zèle de ses partisans. Bientôt des galères lui arrivèrent de tous côtés, puis des soldats qu’il fit monter sur ces galères, tandis que la cavalerie était répartie sur les bâtiments de transport. Ces premières forces ainsi rassemblées, il donna le signal du départ et fit voile pour l’Afrique. Les commencements de la campagne ne furent point heureux n’étant maître d’aucun port sur cette côte ennemie, il n’avait pas assigné à sa flotte de rendez-vous commun, mais seulement recommandé aux pilotes d’aborder le plus près possible du point de départ. Cette circonstance faillit lui devenir fatale, car une partie de ses transports firent naufrage ou furent capturés, plusieurs galères périrent ; le plus grand nombre de ses vaisseaux se dispersèrent de côté et d’autre ; quelques-uns même retournèrent en Sicile, où les vents contraires les retinrent longtemps encore. Le jour de son débarquement, César ne parvint à réunir que trois mille hommes et cent cinquante chevaux. La ville d’Adrumète (Hammamet), près de laquelle il avait pris terre, défendue par une population nombreuse, deux légions et trois mille Maures, ne pouvait être enlevée par un coup de main il voulut parlementer avec le gouverneur; mais son envoyé ayant été mis à mort, il battit en retraite, vivement poursuivi par un corps de cavalerie numide qu’il ne contint qu’à grand’peine. Heureusement pour lui, le gros des troupes ennemies se trouvant à quelque distance, il eut le temps de recevoir les renforts que lui amenaient les navires restés en arrière. Quelques jours après, il se vit attaqué en rase campagne par Labienus, à la tête d’une nombreuse cavalerie soutenue par cent vingt éléphants. L’action se prolongea et la victoire resta indécise depuis le matin jusqu’au coucher du soleil Par une tactique due à Labienus, la cavalerie numide, mêlée à de l’infanterie légère qui chargeait et se retirait avec elle, portait surtout le trouble parmi les troupes romaines, habituées à combattre de pied ferme les soldats de nouvelle levée, qui composaient la plus grande partie des légions de César, étaient effrayés de la multitude des ennemis, et les vétérans eux-mêmes paraissaient ébranlés par cette étrange manière de combattre, qui consistait, alors comme aujourd’hui, à attaquer et à fuir avec une égale rapidité. Ces vieux soldats se demandaient l’un à l’autre comment ils s’y prendraient pour vaincre des ennemis insaisissables. Mais, dans cette situation difficile, César prouva mieux que jamais qu’aucune des qualités d’un grand général ne lui était étrangère. Résolu de ne plus accepter de combat qu’il n’eût reçu de nouveaux renforts de Sicile et d’Italie, il se renferma dans son camp, et tandis que ses ennemis l’y croyaient retenu par la crainte, il y préparait en silence la victoire, rendant sa position inexpugnable au moyen de grands ouvrages, faisant élever deux lignes de retranchements, l’une de la ville de Ruspina, près de laquelle il se trouvait, jusqu’à la mer, l’autre de la mer à son camp, afin d’assurer ses communications avec ces deux points d’une égale importance. Les manœuvres de la politique vinrent aussi se joindre aux ressources de l’art militaire connaissant l’inconstance et la mobilité des Numides et des Maures, les rivalités qui existaient entre les tribus, leur indocilité au joug, il les excitait sous main à la révolte. Ainsi, quoique renfermé dans son camp, César était présent partout, et remuait l’Afrique entière. Le contrecoup de ces menées se fit sentir jusque dans le royaume de Juba. Un Romain, du nom de Sitius, profitant des désordres inséparables des guerres civiles, avait levé pour son propre compte un corps de partisans qu’il louait tantôt à un chef numide, tantôt à un autre, pour soutenir leurs querelles particulières. Gagné par les promesses des émissaires de César, il embrassa son parti et envahit les états de Juba, que le départ de ce prince avec toute son armée laissait sans défense. Bogud, roi d’une partie de la Mauritanie, s’étant joint à Sitius, ils ravagèrent ensemble les campagnes, puis s’attaquèrent aux villes. Cirta, la capitale et la plus forte place de la Numidie, tomba en leur pouvoir. A cette nouvelle, Juba quitta l’armée des coalisés pour voler au secours de ses états, et ramena toutes ses troupes, ne laissant à Scipion que trente éléphants. C’était là une heureuse diversion pour César, dont les convois tant attendus n’arrivaient pas et à qui Scipion pouvait interdire la campagne. Chaque jour plus étroitement resserré par l’ennemi, il se voyait menacé d’être bientôt complètement renfermé dans l’étroite enceinte de son camp; le fourrage même vint à lui manquer tout à fait. Les vétérans, pour qui de semblables épreuves n’étaient pas une nouveauté, ramassaient sur le rivage de l’algue marine, la lavaient dans l’eau douce, et ainsi préparée la faisaient servir à la nourriture de leurs chevaux. Néanmoins de si dures extrémités ne purent ébranler la constance de César; il supportait avec une rare patience les insultes et les bravades de l’ennemi. Chaque jour Scipion lui présentait la bataille, chaque jour il la refusait, pensant bien que ses adversaires n’auraient pas l’audace de venir l’attaquer jusque dans son camp. Tenant sans cesse sa pensée et ses yeux tournés vers la mer, il demandait aux vents et aux tempêtes ses vieux compagnons d’armes, contraint de cacher à tous les regards l’impatience qui le dévorait. Les renforts si impatiemment attendus parurent enfin; deux convois considérables, chargés de troupes et de vivres, abordèrent au camp de Ruspina, où ils apportèrent la joie et l’abondance. Sortant aussitôt de ses lignes, César déploya ses légions dans la plaine au bord de la mer. A cette vue, les troupes de Scipion, rangées en bataille à peu de distance, s’effrayèrent et rentrèrent dans leur camp. Maître du terrain, et satisfait d’avoir donné cette leçon à ses adversaires, César ne poussa pas plus loin son avantage avant de reprendre activement l’offensive, il voulait aguerrir ses troupes et leur inspirer une confiance à toute épreuve. Cependant Caton, renfermé dans Utique, recevait avec inquiétude les nouvelles qui lui arrivaient de toutes parts. Redoutant la fortune de César, il écrivait à Scipion de ne pas engager d’action décisive, de traîner la guerre en longueur, offrant même de passer en Italie afin de faire en faveur de la cause républicaine une puissante diversion’. Mais s’il lui était donné de prévoir la ruine de son parti, il se trouva hors d’état de t’empêcher. La prudente circonspection de César, le retour de Juba, vainqueur de Sitius, avaient rendu à Scipion son aveugle présomption, que partageait le roi numide. De son côté, jugeant le moment favorable pour terminer la lutte par une grande bataille, César s’y préparait avec un art admirable. Il lève son camp pendant la nuit et va mettre le siége devant Thapsus (Thapsus, aujourd’hui Demass, est à 40 kilomètres d’Hamame, dans la régence de Tunis), place importante où Scipion, depuis le commencement des hostilités, tenait renfermées ses provisions de guerre et de bouche, et dont les habitants s’étaient toujours montrés fidèles à sa cause. Celui-ci marcha en toute hâte au secours de Thapsus, et la bataille qui devait décider du sort de la guerre fut livrée sous les murs de cette ville. Pour Scipion et Juba ce ne fut qu’une honteuse déroute; ils virent leur armée dispersée et détruite en un instant. Le vainqueur ne perdit que cinquante hommes. Cette disproportion entre les pertes réciproques paraît peu vraisemblable, mais Hirtius et Plutarque, d’ailleurs en contradiction si fréquente, sont d’accord sur ce point. César recueillit le fruit de sa victoire avec sa célérité habituelle laissant son infanterie devant Thapsus pour en continuer le siége, faisant poursuivre vivement Scipion et Juba, il marcha lui-même sur Utique avec un corps de cavalerie. Le trouble régnait dans la ville, dont les habitants étaient descendus dans les rues, s’interrogeant les uns les autres avec anxiété et poussant des cris d’effroi. En effet, les débris de l’armée vaincue y étaient arrivés pendant la nuit, et leur nombre allant toujours croissant, ils devenaient plus à craindre que l’armée victorieuse. On disait que la cavalerie de Scipion, fuyant du champ de bataille, avait attaqué la ville de Parada; qu’après l’avoir brûlée et saccagée de fond en comble, elle avait attaqué le camp établi par Caton entre les retranchements et cette même ville, sous prétexte que les habitants s’étaient montrés favorables au parti qui venait de vaincre; bientôt enfin le bruit se répandit que César était aux portes. Au milieu de cette agitation, Caton s’occupait avec calme du salut des habitants et de celui des Romains émigrés. Aux premiers, que leur naissance et leurs intérêts attachaient au sol de l’Afrique, il conseillait de rester étroitement unis, soit qu’ils voulussent continuer la résistance ou implorer la clémence du vainqueur; quant aux seconds, pour la plupart chevaliers et sénateurs, il les accompagna jusqu’au port, et reçut leurs adieux. Pour lui, désespérant de sauver la ville, il se tua de sa propre main, « résolution fatale, inspirée par la faiblesse d’une grande âme, ou si l’on veut par l’erreur d’un stoïcien, mais qui n’en a pas moins été une tache sur sa vie ! » Les magistrats d’Utique tirent à ce généreux Romain de magnifiques funérailles, auxquelles assista toute la population sans distinction de partis, et malgré la crainte qu’inspirait l’approche de César. Un tombeau lui fut élevé sur le rivage. Du temps de Plutarque, on y voyait encore sa statue, une épée nue à la main: de nos jours, il ne reste plus que son nom. Entré victorieux dans Utique, César exprima de vifs regrets de la mort de son ennemi, ce qui ne l’empêcha pas de lever de fortes contributions sur les habitants. Nous trouvons ici une nouvelle preuve des richesses de l’Afrique. Les citoyens romains d’Utique furent taxés à la somme de deux millions de sesterces, payables en trois années2 les biens de tous ceux qui avaient eu des commandements furent confisqués et vendus à l’encan. César imposa la ville de Thapsus à deux millions de sesterces, et son territoire à trois millions; la ville d’Adrumète à trois millions, et son territoire à cinq. Leptis et Cisdra, villes moins riches, ou moins coupables aux yeux du vainqueur, furent taxées seulement, la première à trois cent mille livres d’huile, la seconde à une certaine quantité de blé. Ces mesures ne rencontrèrent aucune résistance : tous se montraient soumis et silencieux. De tant de chefs qui avaient pris les armes contre César, il n’en restait pas un seul. Scipion s’était embarqué pour l’Espagne, mais, rejeté sur les côtes par la tempête, il périt non loin d’Hippone; Caton était mort à Utique; Juba, abandonné de ses sujets, repoussé de sa capitale, s’était suicidé: son fils lui survécut, et figura dans le triomphe de César, à côté du Gaulois Vercingétorix et de la sœur de Cléopâtre. Les autres généraux de l’armée combinée ne furent pas plus heureux; les uns s’ôtèrent eux-mêmes la vie, les autres trouvèrent la mort sur le champ de bataille, ou dans leur fuite. Ceux qui se rendirent volontairement furent épargnés; le plus petit nombre parvint à gagner l’Espagne.