FORMATION CONTINUE EN SOINS PALLIATIFS ET QUALITE DE VIE samedi 6 décembre 2008 L’APPROCHE DU PATIENT EN FIN DE VIE M. Desmedt Les soins palliatifs: définitions et principes 2 B. Van Cutsem L’approche du patient en fin de vie : un regard éthique 11 Ch. Couvreur L'historique et les enjeux pour le futur 22 Y. Humblet L’acharnement thérapeutique 28 M. Desmedt L’acharnement palliatif 44 Ph. Bacq Sens et non-sens de la souffrance 49 Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 1 LES SOINS PALLIATIFS : DEFINITIONS ET PRINCIPES Marianne Desmedt Unité des Soins Continus Cliniques Universitaires St-Luc Bruxelles NDLR : La version "powerpoint" de l'exposé sera mise sur le site dès que possible. Ceci est une version antérieure. Etymologie Pallier : atténuer faute de remède ; n’apporter qu’une solution provisoire ; remédier à quelque chose d’une manière incomplète ou provisoire Palliatif : qui n’a qu’une efficacité incomplète ou momentanée Palliare : couvrir d’un manteau (pallium) Définitions « C’est tout ce qu’il reste à faire quand il n’y a plus rien à faire ». Thérèse Vannier. « Le suivi et la prise en charge des patients atteints d’une maladie active, progressive, dont le stade est très avancé et le pronostic très limité et dont le traitement vise au maintien de la qualité de vie ». Cicely Saunders. « Une attitude qui se traduit davantage par une attention à la personne qui souffre qu’à la maladie ». René Schaerer. Loi relative aux soins palliatifs, 14 juin 2002, article 2 Par soins palliatifs, il y a lieu d’entendre : l’ensemble des soins apportés au patient atteint d’une maladie susceptible d’entraîner la mort une fois que cette maladie ne réagit plus aux thérapies curatives. Un ensemble multidisciplinaire de soins revêt une importance capitale pour assurer l’accompagnement de ces patients en fin de vie et ce sur le plan physique, psychique, social ou moral. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 2 Le but premier des soins palliatifs est d’offrir au malade et à ses proches la meilleure qualité de vie et une autonomie maximale. Les soins palliatifs visent à garantir et à optimaliser la qualité de vie pour le patient et pour sa famille durant le temps qu’il reste à vivre. In National Cancer Control Programme, 2nd Edition, WHO 2002, p. 84 « Les soins palliatifs cherchent à améliorer la qualité de vie des patients et de leur famille, face aux conséquences d’une maladie potentiellement mortelle par la prévention et le soulagement de la souffrance identifiée précocement et évaluée avec précision ainsi que par le traitement de la douleur et des autres problèmes physiques, psychologiques et spirituels qui lui sont liés ». Les soins palliatifs : - Procurent le soulagement de la douleur et des autres symptômes - Soutiennent la vie et considèrent que la mort est un processus normal - N’entendent ni accélérer ni repousser la mort - Intègrent les aspects psychologiques et spirituels des soins aux patients - Proposent un système de soutien pour aider les patients à vivre aussi activement que possible jusqu’à la mort - Proposent un système de soutien pour aider les familles à faire face à la maladie du patient ainsi qu’à son propre deuil - Utilisent une approche d’équipe pour répondre aux besoins des patients et de leurs familles en y incluant si nécessaire une assistance au deuil - Peuvent améliorer la qualité de vie et influencer peut-être aussi de manière positive l’évolution de la maladie - Sont applicables tôt dans le décours de la maladie, en association avec d’autres traitement pouvant prolonger la vie comme la chimiothérapie et la radiothérapie, et incluent des investigations qui sont requises afin de mieux comprendre les complications cliniques gênantes et de manière à pouvoir les prendre en charge. Philosophie de soins Valoriser le temps qui reste (confort, qualité de vie) Prise en charge globale Rôle central du patient Soutien des proches Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 3 Principaux enjeux L’accès aux soins Tous les patients atteints d’une affection incurable, évolutive, pour laquelle une possibilité de rémission complète ou même partielle est dépassée indépendamment de leur sexe, de leur âge ou de la nature de leur affection. La continuité des soins - Entre la phase curative et la phase palliative de l’affection Entre les différentes structures de soin Entre l’hôpital et le domicile Phase curative Phase palliative Phase curative Phase palliative Deuil La qualité de vie, le confort et le contrôle des symptômes Soin de support Soin terminal Phase curative Phase palliative active Phase palliative asymptomatique Phase terminale Guérir SUIVI DU DEUIL Soin continu Ralentir l’évolution de l’affection Maîtriser les complications Rechercher le confort et le soulagement des symptômes Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 4 Critères d’évolutivité de la maladie cancéreuse Signes généraux - Evolution clinique, biologique ou radiologique - Détérioration de l’état général malgré la mise en place d’une aide médicale à domicile - Hospitalisations répétées, passages multiples par le service d’urgence … Dégradation du statut fonctionnel - IK 50 (ECOG 3) - IK 60 + symptôme(s) - IK > 20% en 2 à 3 mois Dégradation de l’état nutritionnel - Perte de poids 10% ou B.M.I. < 22 kg/m2 Facteurs personnels - Objectif individuel du patient (sens de la vie restante & maladie) - Epuisement à l’égard des investigations et traitements Cancer du poumon NSC : stade IIIb ou IV - Kinzbrunner 2002 - - Mauvais pronostic à court terme (même si réponse + à la chimiothérapie) Réponse thérapeutique < 50% Survie à 1 an 30 à 40% Quand introduire une équipe de SP ? Pas de chimiothérapie envisagée Pendant la chimiothérapie de 1ère ligne – si IK 50% ou pas de réponse Pendant la chimiothérapie de 2ème ligne Cancer du poumon à petites cellules : maladie étendue - - durée et qualité de vie sous chimiothérapie Meilleur taux de réponse Possibilité de rémission à long terme Quand introduire une équipe de SP ? Pas de chimiothérapie envisagée Pendant la chimiothérapie de 1ère ligne – si pas de réponse Pendant la chimiothérapie de 2ème ligne – si pas de réponse ou récidive 1ère ligne < 3 mois. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 5 Grille d’aide à décision (Renée Sebag Lanoë) Quelle est la maladie principale ? Quel est son degré d’évolution ? Quelle est la nature de la complication surajoutée ? Quel est son degré de curabilité ? Y a-t-il eu une répétition de complications aiguës rapprochées ? Que dit le malade ? Qu’exprime-t-il à travers son comportement corporel et sa coopération aux soins ? Quelle est la qualité de son confort actuel ? Qu’en pense la famille ? Qu’en pensent les soignants ? Service de soins palliatifs Equipe d’accompagnement à domicile 15 à 25 % Equipe soignante de 1ère ligne Equipe mobile de soins palliatifs 50 à 60 % Centre de jour Service hospitalier Hôpital Domicile Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 6 Structure spécialisée en SP Activité principale = dispenser des SP Personnel soignant formé en SP Rôle incontestable mais limité Suivis complexes Formation et recherche Structure de 1ère ligne Rôle majeur 1er dispensateur de soins « Gate keeper » - Prescripteur et coordinateur Symptômes mal contrôlés, instables Soins complexes et/ou « consommateurs » de temps Complexité Unité de S.P. Équipe mobile de S.P. Service de soins (1ère ligne) Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 7 Le retour et le maintien à domicile Le souhait du patient Enquête menée auprès de 84 patients cancéreux en fin de vie (Townsend J., BMJ, 1990 ; 301 : 415-417) Pronostic < 1 an – séjour à l’hôpital, en hospice ou à domicile - 58% souhaitent rester à domicile ? à 49% lorsque le décès approche ? à 67% si les conditions de soins étaient meilleures. Enquête menée auprès de 77 patients cancéreux en fin de vie (Hinton J., Palliat Med 1994 ; 8 : 183-196) Séjour à domicile – suivi par une équipe spécialisée en SP - 100% souhaitent rester à domicile ? à 54% (45% selon les proches) après 8 semaines Lieu de décès Pays Année Hôpital Domicile Autres lieux Grande Bretagne 1965 63 % 37 % - 1987 56 % 27 % 17 % 1990 58 % 23 % 19 % 1964 36,8 % 63,2 % - 1979 65,2 % 34,8 % - 1990 71,4 % 28,6 % - 1991 58,1 % 30 % 11,9 % Suède 1990 64 % 12 % 24 % Italie 199- 65 à 75 % 25 à 35 % - Belgique 199- 70 à 80 % 20 à 30 % - Suisse 199- 70 à 80 % 20 à 30 % - Pays Nordiques 199- 85 à 95 % 5 à 15 % - USA 1957 70 % 30 % - 199- 85 à 95 % 5 à 15 % - Canada 199- 85 % 15 % - Australie 199- 80 à 85 % 15 à 20 % - Japon 199- 70 % 30 % - France Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 8 Prévalence durant la dernière année de vie 275 patients cancéreux en fin de vie (Bruera) - Asthénie Anorexie Douleur Nausées Trouble du sommeil Constipation Dyspnée 85% 90% 76% 68% 60% 65% 12% 78-92 81-100 62-85 61-75 40-75 40-80 8-16 Prévalence durant les deux derniers jours de vie Lichter (1990), J. Palliative Care 6 : 7 - Bruits respiratoires anormaux 56% Troubles urinaires 53% (incontinence 32%, rétention 21%) Douleur 51% Agitation 42% Dyspnée 22% Nausées et vomissements 14% Transpiration 14% Confusion 9% La qualité de vie, le confort et le contrôle des symptômes Composante physique Composante psychologique Composante sociale Composante spirituelle Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 9 Droits de la personne en fin de vie Southwestern Michigan Inservice Educational Council J’ai le droit de être traité comme un être humain vivant jusqu’au moment où je meurs entretenir un sentiment d’espoir, quel que soit cet espoir être soigné par ceux qui peuvent maintenir mon espoir quel que soit cet espoir exprimer à ma manière mes sentiments et mes émotions concernant l’approche de ma mort participer aux décisions me concernant obtenir l’attention du corps médical et infirmier même si les buts de guérison doivent être changés en buts de confort ne pas mourir seul être libéré de la douleur avoir une réponse honnête à n’importe quelle question ne pas être trompé recevoir de l’aide de ma famille et pour ma famille dans l’acceptation de ma mort mourir dans la paix et la dignité garder mon individualité et de ne pas être jugé pour mes décisions qui peuvent être contraires aux croyances des autres attendre que mon corps soit respecté après ma mort être soigné par des personnes sensibles et ayant des connaissances qui vont tenter de comprendre mes besoins et seront capables de trouver quelques satisfactions en m’aidant à faire face à la mort Quelques références What is « palliative medicine »? D. Doyle, G. Hanks, N. McDonald. In : Oxford Textbook of Palliative Medicine, 2nd Edition, Oxford Medical Publications, 3-8; 1998. Médecine palliative : est-ce le moment de la définir ? D. Doyle, Info Kara, 34:19-22; 1994. Les soins palliatifs : quelques concepts revisités. E.Rivier, L.Barrelet, P.Beck Revue Médicale de la Suisse Romande, 155:163-169; 1995. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 10 L’APPROCHE DU PATIENT EN FIN DE VIE : UN REGARD ETHIQUE B. Van Cutsem Sociologue, Unité d'éthique biomédicale UCL Il peut paraître étonnant de parler de difficultés éthiques dans les soins palliatifs. Ceux-ci n'ont-ils pas été conçus et développés pour procurer au patient une fin de vie la plus humaine possible ? Avec le maximum de compétences pour l'entourer et l'accompagner jusqu'au bout ? Et pourtant des questions demeurent, elles sont parfois redoutables… Tel patient voudrait que "les choses aillent plus vite", un autre cherche de manière chaotique et douloureuse un sens à ce qu'il vit, la famille X ne parvient pas à se faire à l'idée que son parent va décéder et transfère sur les soignants ses angoisses et son agressivité, des proches demandent une "sédation définitive" ou une euthanasie, etc., etc. Les soignants peuvent alors être confrontés à des questionnements difficiles. Quelle valeur accorder à "la vie" dans ces contextes ? Quelle valeur accorder à la qualité de vie ? Selon quels critères apprécier la qualité de vie d'autrui ? Quel poids accorder aux paroles des uns et des autres (paroles de lucidité ?, paroles d'émotion ?) ? Dans certaines situations limites, comment rester professionnel et ne pas déborder de son rôle quand on est "happé" par le patient ou des proches…? Comment ne pas être déstabilisé par des émotions ou par des remises en cause de valeurs profondément ancrées en soi ? Beaucoup de ces questions ont une dimension éthique et questionnent les soignants dans leurs valeurs, ou tout au moins dans leurs manières habituelles de mettre ces valeurs en pratique. La réflexion sur les valeurs n'est pas si facile, mais elle l'est encore moins quand il y a des confusions sur les notions, sur les plans dans lesquels on se situe, sur la question précise à laquelle on est confronté. Dans les lignes qui suivent, il sera question de quelques définitions de base (chap. 1), des composants de la Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 11 décision en éthique (chap. 2), des manières d'aborder une question éthique (chap. 3) et, enfin, de deux écueils fréquemment rencontrés dans la réflexion éthique dans le domaine de la santé (chap. 4). Les illustrations ou exemples qui les accompagneront seront tirés de la pratique palliative. Chapitre 1 Définitions : la morale et l'éthique La morale est l'ensemble de règles de conduites considérées comme bonnes dans une société et qui y sont pratiquées. La morale se situe donc au niveau général : principes, règles, disciplines, interdits, etc. Elle fait l'objet d'une réflexion continue car les sociétés évoluent ainsi que leurs comportements. Les disciplines qui s'occupent de la morale sont la philosophie morale et la théologie morale. Il est à noter que les règles morales sont sous-tendues pas des valeurs. Exemples de valeurs qui sous-tendent nombre de règles morales : le respect de l'intégrité physique, le respect de la propriété privée, etc. Ces valeurs se retrouvent dans le droit. Celui-ci les formule avec la précision du langage juridique et il prévoit des sanctions en cas de transgression. La morale se transmet très tôt dans la vie, tant en famille qu'à l'école. Dès sa prime enfance, l'enfant reçoit des injonctions morales (ne mords pas ton frère…) qui vont le structurer, lui donner une colonne vertébrale pour faire ses choix de comportements en société. L'absence de ces règles de base (p.ex. dans l'hypothèse de parents démissionnaires pour certaines raisons) aura des conséquences profondes dans le psychisme du futur adulte : p.ex. l'inexistence du sentiment de responsabilité ou de faute chez certains délinquants. La plupart du temps, les règles morales et les valeurs qui y sont liées sont donc profondément intégrées dans le psychisme de la personne. Ce sont en quelque sorte des conditionnements datant de la petite enfance. A l'âge adulte ces règles ou valeurs peuvent ré-apparaître telles qu'elles ont été retenues, c'est-à-dire avec leur caractère absolu (par exemple, toute vie est sacrée). Le travail de la raison consiste alors à vérifier si cette première réaction, salutaire en soi, doit déterminer la décision à prendre dans telle situation concrète. Par exemple, dans les unités de soins intensifs se posent régulièrement des questions sur le maintien en vie de patients en coma dépassé. Une mauvaise évaluation de la notion respect de la vie pourrait mener à des attitudes déraisonnables d'obstination thérapeutique. De leur côté, les professionnels des soins palliatifs Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 12 rencontrent parfois ces réactions des proches qui, à un moment donné et malgré un accompagnement préparatoire au décès, réclament tout à coup de "tout faire pour maintenir en vie…". L'éthique peut se définir sous la forme d'une question : dans telle situation concrète, comment rester fidèle aux valeurs que l'on souhaite honorer ? Cette question se pose quand les règles morales ne peuvent pas s'appliquer telles quelles et qu'il y a, par exemple, un choix que l'on est contraint de faire entre diverses valeurs que l'on voudrait respecter. La figure classique de cette situation est le dilemme. Imaginons une patiente en fin de vie, au stade final d'une pathologie. Elle refuse de s'alimenter. Si l'on respecte ce refus (= la valeur autonomie), elle décède assez vite. Si on lui impose une alimentation artificielle (= la valeur maintenir en vie), elle vivra mais ne sera pas respectée dans son autonomie. En d'autres termes, quelle que soit la décision prise, une des deux valeurs en présence ne sera pas honorée. Paul Ricœur (1913 – 2005) a donné cette définition de l'éthique : L'éthique est la visée du bien, pour soi et pour autrui, dans des institutions justes. Il s'agit bien d'une visée, car dans de nombreuses situations épineuses les particularités de la situation sont telles qu'il n'est pas possible de trouver une "bonne" solution. Le pour soi de la définition rappelle entre autres que les acteurs d'une décision doivent être attentifs à ne pas se mettre en incohérence avec eux-mêmes. Dans certaines situations c'est malheureusement inévitable et c'est d'ailleurs cette souffrance individuelle qui stimule la réflexion et la maturation de la personne au niveau de ses valeurs. Pour les professionnels, la précision dans des institutions justes indique qu'il y a à travailler à l'amélioration du fonctionnement de l'institution. En effet, de nombreuses impasses éthiques trouvent leur origine dans des dysfonctionnements professionnels ou institutionnels. La dimension éthique de la prise en charge d'un patient inclut donc une éthique de l'institution. Les agents sont partie prenante de cette éthique. Par exemple, comment améliorer l'efficacité du service : la coordination des diverses tâches mais aussi la communication, le respect des collègues dans leurs valeurs, la communication du service avec d'autres instances de l'institution, etc. Chapitre 2 La réflexion en éthique La question ici est celle de savoir comment mener une réflexion éthique lorsqu'on est confronté à une difficulté sur le terrain : à quoi faut-il Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 13 réfléchir ? que faut-il ne pas oublier ? comment mener ce type de réflexion en groupe ? Etc. Un des premiers philosophes à avoir réfléchi à la méthode en éthique est Aristote. Il distinguait trois pôles dans la réflexion éthique : les valeurs, la situation et la décision. Pour lui, toute réflexion éthique s'articule d'une manière ou d'une autre autour de ces trois axes ou pôles. La vision d'Aristote sera le fil rouge de la réflexion menée ici. Dans le cadre des soins, le pôle situation sera subdivisé en situation et contexte, et le pôle décision sera subdivisé en décision et action. A. les valeurs Dans notre société, les professionnels de la santé forment un groupe professionnel fort sensible à autrui et à la souffrance d'autrui, tant la souffrance physique que la souffrance psychologique. Plus concrètement, une valeur très présente chez les soignants est celle du respect du patient, d'une écoute de sa volonté. Peut-être que le secteur des soins palliatifs est un des plus 'performant' à ce propos. Peut-être aussi que certains soignants ou bénévoles se sentent attirés dans ce secteur en partie à cause de leur souhait de vivre cette valeur et de participer activement à sa mise en pratique. Une autre valeur fort développée dans le domaine de la santé est l'exigence de qualité du travail professionnel. Dans les soins de santé, il y a un constant souci d'amélioration, de recherche scientifique et technique, d'évaluation et de formation continue. Une troisième valeur à épingler est le souci du respect entre les professionnels. Dans les soins palliatifs, ce souci est inscrit dans les procédures de base de l'approche palliative : la régularité des échanges pluridisciplinaires. Au niveau éthique, les éventuelles divergences de points de vue ou d'avis sont habituellement prises en compte, les personnes ne sont pas jugées d'emblée et on n'hésite pas à consacrer du temps à la recherche d'un consensus d'équipe. B. la situation et le contexte B.1. la situation La situation est ce qui est particulier au cas concret examiné : la pathologie du patient (diagnostic, pronostic, moyens à mettre en œuvre, etc.), le patient comme personne (ce qu'il veut concernant sa situation, Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 14 accompagnement dans son éventuel cheminement, bonne compréhension de sa vision de vie, etc.) et, enfin, les proches du patient (sont-ils au clair avec leurs émotions, sont-ils d'accord entre eux, ont-ils besoin d'un accompagnement dans leur deuil, respectent-ils les droits du patient, etc.?). Ces trois points (pathologie – patient – proches) constituent l'essentiel de la situation. Dans les discussions pluridisciplinaires, une grande partie du temps est consacré à leur clarification. Ce temps n'est pas un temps perdu car les perceptions et les interprétations sont souvent variées entre les soignants : les patients ne s'expriment pas de la même manière ou ne donnent pas les mêmes informations à tous les soignants, ils évoluent parfois très rapidement, etc. B.2. le contexte Par "contexte", il est entendu ces facteurs qui font partie de la situation mais qui ne sont pas particuliers à la situation : ils relèvent de la prise en charge habituelle des patients dans le service. A un premier niveau, il y a les comportements individuels des professionnels. Chaque soignant a ses charismes et ses traits propres : manières de travailler, modalités d'intégration dans l'équipe, façons d'entrer en relation avec le patient, etc. Dans certains cas, il y a les erreurs commises : soit techniques, soit relationnelles avec le patient. A un deuxième niveau, il y a la culture d'équipe : quel type de collaboration, quel degré d'entente, quelle qualité de communication, etc. ? De ce point de vue, le leadership est important. Son rôle est de percevoir suffisamment tôt les difficultés et d'y remédier dans la mesure du possible. Par exemple, provoquer une rencontre d'équipe quand un malaise est en train de se développer et ne pas attendre que la situation se détériore. A un troisième niveau, il y a la culture d'institution. De manière générale, la culture d'institution est le type de relations humaines, de procédures et de traditions qui prévalent dans l'institution. Par exemple, comment l'autorité y est-elle exercée ?, y a-t-il des habitudes de dialogue ?, y a-t-il une certaine transparence dans les critères de décision (nomination) ?, etc. Dans un contexte de soins palliatifs, on retrouve parfois la question de l'euthanasie : la direction donne-t-elle des instructions au sujet des demandes d'euthanasie, au sujet des actes d'euthanasie ?, etc. Le contexte est très important au niveau de l'éthique car c'est bien souvent du bon fonctionnement du contexte que dépendra la manière dont les professionnels pourront faire face aux impasses éthiques. Par exemple, une équipe qui a des difficultés de communication résoudra plus laborieusement, ou plus lentement, le problème posé par le patient. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 15 A l'inverse, on peut dire que les problèmes éthiques révèlent à l'équipe son fonctionnement lacunaire. Ils les révèlent et ils sont aussi une occasion de les dépasser. Par exemple, c'est à l'occasion d'un problème éthique qu'une responsable d'équipe prend conscience de la gravité d'un dysfonctionnement et qu'elle se décide à prendre à bras le corps les blocages relationnels, les freins dans la communication, etc. C. C.1. la décision et l'action la décision En éthique, la seule décision ayant valeur éthique est celle prise en liberté de conscience. Une décision éthique prise sous la menace ou sur ordre hiérarchique engage surtout cette hiérarchie, elle n'est pas un acte libre de l'agent. L'agent agissant sous contrainte est confronté à un autre défi éthique : celui qu'on range communément dans la rubrique éthique de la résistance. Face à des ordres non légitimes, face à un pouvoir qui sort de son rôle et qui impose des choix non éthiques, que faire ?, comment résister ?, etc. L'éthique de la résistance suppose un minimum d'analyse de la situation. Elle implique aussi un examen attentif des possibilités réalistes au sujet des mesures à prendre. Dans un contexte de liberté de conscience, la théorie éthique cerne deux grandes tendances qui guident habituellement les agents éthiques. La première est l'éthique de la conviction. Les décisions prises à partir de ce courant accordent surtout de l'importance aux valeurs : ne pas enfreindre une valeur, quel que soit le prix à payer. Ce prix sera d'ailleurs souvent considéré comme inévitable, comme le prix de la cohérence, etc. La seconde tendance majeure est l'éthique de la responsabilité. Ici, une attention spéciale est accordée aux conséquences du choix décidé. Si tel choix est fait, quelles en seront les conséquences ? Cette éthique met en balance les diverses conséquences pour essayer de cerner ce qui sera un moindre mal. C'est une éthique qui tranche souvent dans l'incertitude. Les deux courants philosophiques qui ont approfondi ces approches sont le Kantisme (éthique de la conviction) et l'utilitarisme (éthique de la responsabilité). En fait, tous les agents éthiques ont ces tendances en eux, les professionnels de la santé comme les autres : les parents, les éducateurs, les politiques, etc. Tout un chacun peut, sur la durée, constater que parfois il a penché vers l'éthique de la conviction, parfois vers l'éthique de la responsabilité. Cela dépendait des circonstances et/ou de son évolution personnelle. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 16 C.2. l'action En réalité, et surtout lorsque des décisions sont prises dans un contexte institutionnel, il est plutôt rare de pouvoir réaliser intégralement ce qui a été décidé. D'une part, le réel (physique, matériel) fixe des limites et d'autre part, des personnes, des instances ou des réglementations imposent des contraintes. En d'autres termes, l'agent éthique n'a pas une totale liberté d'action. Il n'est pas dans la toute-puissance mais dans un monde limité, dans un monde de finitude. Pour les idéalistes, ces limites sont souvent difficiles à assumer et ils sont exposés au découragement. Mais comment peut-on ne pas être idéaliste quand on a choisi une profession soignante ? S'agissant de la santé, de la douleur, de la souffrance d'autrui, n'a-t-on pas envie de vouloir le meilleur ? Dans les soins palliatifs, vouloir trop le meilleur ou l'idéal (selon soi…!) pourrait mener à l'acharnement palliatif par manque de recul. Chapitre 3 Que faire pour bien faire ? La question éthique ne se résume pas à la connaissance théorique des trois pôles qui viennent d'être mentionnés (les valeurs - la situation/contexte la décision/action). Elle demande une réponse pratique : comment s'y prendre pour arriver à une décision ? comment articuler ces trois pôles ? y a-t-il des "techniques" pour progresser dans la réflexion entre soignants ? On peut en distinguer deux : la discussion et le rappel des rôles professionnels. A. la discussion Selon Aristote, la réflexion au sujet d'une situation éthique progresse en confrontant les deux pôles valeurs et situation. Par exemple, est-ce bien telle valeur qui est d'application dans la situation concrète ? Ou inversement, l'analyse de la situation ne montre-t-elle pas que la vraie question (la vraie valeur) posée est différente que celle qu'on croyait de prime abord ? Illustrons ceci par l'exemple fictif d'une situation qui se rencontre régulièrement dans les MRS : faut-il imposer une alimentation artificielle à une patiente qui refuse de manger ? Imaginons les échanges dans l'équipe : A : On ne peut pas la laisser mourir de faim (= valeurs souffrance - vie ) B : Non, ce n'est pas de la faim, on lui présente de la nourriture trois fois par jour (= situation) Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 17 C : Des soignants ne peuvent pas laisser un patient mourir (= valeur assistance à personne en danger) D : Elle est en danger de vie par sa volonté (= situation), il faut respecter sa volonté (= valeur autonomie) E : Quelle sera sa qualité de vie (= valeur qualité de vie) quand elle sera sous contention parce qu'elle arrache les sondes (= situation) ? etc. En fait, beaucoup d'échanges libres dans les équipes suivent – sans le savoir – le conseil d'Aristote en ce sens qu'ils cherchent à préciser les données de la situation et la portée des valeurs. Dans le contexte d'une unité de soins, une discussion pluridisciplinaire doit être organisée (planifiée), car il y a les contraintes de travail, il y a à s'assurer d'un minimum de présents, etc. Par ailleurs, elle doit se faire à temps. Il faut anticiper car la pratique montre que ce n'est pas l'équipe qui décide de l'heure des choix : c'est l'évolution du patient qui détermine le moment des décisions. Prendre des décisions dans l'urgence est beaucoup plus difficile et risqué. Et enfin, troisième point, une réunion pluridisciplinaire doit être gérée par la personne en charge de ce rôle : la responsable ou un membre explicitement désigné à cet effet. Ceci est important car en cours de discussion peuvent surgir des émotions, des jugements sur les personnes, des tensions, etc. B. le rappel des rôles professionnels Le professionnalisme est un repère déontologique bien précieux dans la réflexion éthique. En effet, dans de nombreuses situations difficiles du point de vue humain, il est important de pouvoir prendre du recul, or les critères professionnels favorisent ce recul. Par exemple, le professionnalisme recommande la juste distance avec le patient. Si le soignant est trop impliqué dans sa relation avec le patient (ou avec sa famille), il s'expose à des perceptions et à des évaluations fausses de la situation, il risque de perdre son autonomie de jugement et de décision, etc. En d'autres mots, dans les situations problématiques, il est toujours intéressant pour le soignant de se poser la question si ce qu'il fait cadre bien avec son rôle et sa mission de professionnel. Le professionnalisme est évidemment aussi un critère majeur pour analyser le fonctionnement d'une équipe, d'un service, d'une institution. La prise en charge du patient est-elle professionnelle ? Les critères déontologiques sont-ils respectés ? Etc. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 18 Il est à noter que le critère professionnel n'est pas le critère ultime ou un critère absolu. Il peut être transgressé mais l'agent doit alors être conscient de cette transgression et pouvoir la justifier. Dans les soins palliatifs, le rappel des rôles professionnels est d'autant plus important que les équipes sont pluridisciplinaires : médecins, infirmières, psychologues, kinésithérapeutes, travailleurs sociaux, conseillers spirituels, bénévoles, … Par leurs attitudes ou demandes, le patient ou les proches pourraient très bien inciter les professionnels à sortir de leur rôle et les pousser à empiéter sur les compétences d'un collègue. Par exemple, à tel médecin il est demandé de remplir le rôle d'un conseiller spirituel, à telle infirmière on demande un accompagnement psychologique poussé, etc. Ici encore, ce critère n'est pas ultime, et on peut imaginer que dans certaines circonstances ce débordement soit justifié mais alors il faut en parler dès que possible au collègue sur le domaine duquel on empiète. Chapitre 4 A. Deux remarques dilemme et impuissance Le dilemme est une figure éthique très inconfortable, psychologiquement parlant. En effet, l'agent éthique voudrait appliquer des valeurs qu'il trouve importantes mais les circonstances rendent la chose impossible. Vat-il vivre cela comme un échec personnel ? Va-t-il s'estimer coupable ? Développera-t-il un sentiment de frustration, de colère, de souffrance morale ? Et si cette dernière est trop forte, l'agent ira-t-il jusqu'au déni : "Non, le problème n'est pas si compliqué qu'il paraît, il faut trancher dans tel sens précis, c'est clair." ? Face au dilemme se pose toujours la question du sentiment d'impuissance et de la manière de le gérer. Ce sentiment peut être intensifié par la solitude, il peut être apaisé dans les échanges avec d'autres. Les réunions pluridisciplinaires des professionnels sont un lieu adéquat pour en parler. Ces réunions constituent de réels lieux d'apprentissages humain et éthique. Au niveau éthique, le dilemme rappelle qu'aucun système de valeurs ne peut prévoir tout ce qui pourrait arriver. En d'autres termes, la vie et les situations qu'elle amène seront toujours plus complexes que les systèmes de valeurs. Un système de pensée ou une théorie des valeurs qui affirme avoir réponse à tout est en fait une idéologie, c'est-à-dire un système d'idées qui a tendance à ne plus être ouvert sur le réel, à s'enfermer sur lui-même. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 19 Pour la personne qui y est confrontée, le dilemme est une invitation à approfondir ses valeurs qui sont remises en question. Par exemple, apprendre à faire la distinction entre durée de vie et qualité de vie. Ou encore, mieux distinguer la différence entre le bien "en soi" et le bien pour la personne devant soi. Etc. B. savoir écouter / savoir trancher Habituellement, les deux capacités sont nécessaires. Le professionnel soignant doit être capable d'écoute car il se trouve toujours devant des cas particuliers. Par ailleurs, il doit être capable de trancher car la plupart du temps, les circonstances appellent une décision. En ce qui concerne l'écoute, on en retrouve le fondement éthique dans la vertu de compassion. L'écoute compassionnelle n'est pas l'identification de soi avec les souffrances de l'autre (Je souffre autant que vous). Ce n'est pas dire à un autre en souffrance que "ça ira mieux demain", ou lui donner immédiatement des "réponses – solutions" à son problème. Tout cela signifie plutôt une non-écoute, ou encore, montre une difficulté à écouter. Ecouter avec compassion c'est faire comprendre à l'autre qu'on est solidaire de lui, c'est lui faire comprendre qu'il n'est pas dans la solitude totale. En fait, l'écoute implique pour l'écoutant une capacité de s'ouvrir à ses propres émotions et une capacité de gérer ces états émotifs. Par ailleurs, l'écoute demande un intérêt pour autrui et un investissement personnel : sortir de son petit monde à soi (ses soucis ou ses épreuves personnelles) et consacrer du temps à l'autre. Ce dernier point n'est pas toujours aisé pour les soignants lorsqu'ils ont une grosse charge de travail. La capacité de trancher relève des tâches professionnelles. Au niveau professionnel, décider est, selon les circonstances, un droit, un devoir. Dans certaines situations extrêmes, trancher est très difficile, voire quasi insupportable au niveau humain. Décider peut alors mettre le soignant en conflit avec lui-même, avec d'autres soignants de la même équipe, avec l'institution, avec le patient, avec la famille du patient, etc. Trancher peut avoir les apparences de la cruauté ou, au contraire, celles de l'indifférence. Ethiquement parlant, une balise éclairante peut être de mettre en parallèle les conséquences de la non-décision et celles de la décision. Que se passera-t-il en cas de non-décision ? Que se passera-t-il si telle décision est prise ? Cette interrogation est en fait la question centrale de l'éthique de la responsabilité, qui a brièvement été citée plus haut. Une autre Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 20 caractéristique de ce souci des conséquences est qu'il contribue à mettre le patient au centre de la décision : quelles seront les conséquences pour lui, même lorsqu'il aura quitté le service ? En conclusion, on peut souligner que l'approche éthique du patient en fin de vie demande une certaine clairvoyance sur l'éthique et sur la manière de poser la question éthique. La bonne volonté et la bonne intention à elles seules ne suffisent pas. On a aussi vu qu'une bonne méthodologie facilite la réflexion mais n'évite pas nécessairement la confrontation à des vécus personnels qui touchent en profondeur : des sentiments d'impuissance, un certain vertige quand on est acculé à des décisions qui ont un caractère irréversible. Ces vécus douloureux sont bien souvent inévitables. Pour le professionnel soignant, la question est alors de les gérer au mieux. La pratique clinique montre que dans la plupart des cas, des lieux de parole ou d'échanges avec des collègues apportent une aide inestimable. ===================== Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 21 HISTORIQUE DES SOINS PALLIATIFS ET ENJEUX POUR LE FUTUR Chantal Couvreur Sociologue, Docteur en Santé Publique Présidente de « Mediteam » Si l’on s’intéresse à l’histoire des soins palliatifs, on constate que ceux-ci ont déjà connu plusieurs périodes. Le premier modèle des soins palliatifs a été donné par la Grande-Bretagne dès 1967. Il s’agit de centres indépendants appelés « hospices » qui reçoivent exclusivement des patients arrivés au stade terminal, essentiellement des cancéreux. Progressivement, l’hospice a dispensé ses soins en dehors de ses murs en créant des services de soins palliatifs à domicile. Ce système s’est construit parallèlement et indépendamment du système traditionnel des soins. C’est pourquoi on l’appelle généralement le Mouvement des Hospices. Il constitue la première période. Le deuxième modèle a été créé au Canada grâce à MOUNT qui a implanté, en 1975, une unité palliative au sein d’un hôpital général, le Royal Victoria Hospital de Montréal. Cette innovation a ouvert la voie à la deuxième période, c’est-à-dire à l’intégration des soins palliatifs dans l’institution hospitalière. C’est sur ce modèle que se sont formées de nombreuses unités palliatives à travers l’Europe. La première étape est le fruit d’organisations bénévoles qui ont décidé de fonder un centre d’accompagnement des mourants pour leur communauté. La deuxième étape est le résultat de la volonté des soignants d’implanter une unité palliative dans leur lieu de travail. Les deux modèles sont caractérisés par l’absence d’interventions des pouvoirs publics au moment de la création du centre palliatif. Les pouvoirs publics n’interviennent, éventuellement, que plus tard. La troisième période est marquée par l’intervention de ceux-ci dans la décision de programmer des unités palliatives dans le réseau des soins de santé de manière à couvrir les besoins en matière de cancer terminal. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 22 La quatrième période, déjà annoncée par les recommandations du sous-comité du Programme de l’Europe contre le Cancer (1991) en matière de formation, est constituée par la diffusion d’une culture palliative à travers tous les soins pour personnes en fin de vie, qu’elles soient atteintes ou non d’une maladie maligne. En résumé, nous pouvons donc dire que nous envisageons quatre grandes périodes : Le mouvement des hospices. L’intégration des soins palliatifs dans le monde hospitalier. La programmation de la médecine palliative dans le réseau des soins de santé. La diffusion de la philosophie palliative à travers le monde de la santé. C’est elle qui déclenchera une nouvelle ère de soins. La diffusion d’une culture palliative peut se faire partiellement par l’imitation de ce qui se pratique dans les services palliatifs mais pour qu’il y ait une réelle diffusion de cette mentalité, il est nécessaire qu’une autre approche soit enseignée à tous les étudiants des facultés de médecine et des écoles paramédicales. C’est l’approche du patient qui doit être transformée. Pour y parvenir, il faut que les étudiants aient à la fois une formation théorique et pratique de la médecine palliative. C’est pourquoi il est fondamental qu’à chaque faculté de médecine soit attachée une unité palliative par laquelle passeront tous les étudiants pour qu’ils voient dans la pratique ce qui fait la différence. Quel est le fondement de cette différence ? Personnellement, je crois que la racine en est l’acceptation de l’échec et la volonté d’accompagner le patient pour lequel les traitements curatifs ne sont plus efficaces. C’est dans ces cas où la médecine ne peut rien que le seul baume à mettre sur le cœur du patient incurable est l’écoute. L’écoute chaleureuse est le deuxième élément offert par les soins palliatifs. Cette attitude est valable pour toutes les maladies classiques et pour celle, inéluctable, par laquelle nous passerons tous … la vieillesse ! Le troisième élément de différence est la prise en charge globale du patient, c’est-à-dire la mise en œuvre d’une stratégie permettant de répondre aux besoins non pas simplement d’un organe malade mais d’un individu unique qui a des besoins tant dans le domaine physique que psychosocial ou spirituel. Comment réaliser l’écoute nécessaire à la prise en charge globale d’un patient ? Grâce au quatrième élément qui différencie les soins palliatifs de la médecine Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 23 traditionnelle, c’est-à-dire le travail en équipe interdisciplinaire : chacun apporte un éclairage propre à sa profession qui est un enrichissement pour la compréhension des besoins du malade. Peut-être cette prise en charge globale réalisée par l’écoute d’une équipe pluridisciplinaire fait-elle sourire plus d’un spécialiste de gestion hospitalière confronté quotidiennement au périlleux dossier de l’équilibre budgétaire des soins de santé. Ce serait regrettable pour le patient … et pour les finances publiques ! S’il est vrai que l’écoute demande du temps et qui dit temps dit argent, il n’en est pas moins vrai qu’une bonne écoute permettrait d’éviter, dans certains cas, des traitements coûteux et inappropriés. On a aussi trop souvent tendance à répondre à la plainte d’un malade par la prescription d’un médicament qui, lui non plus, n’est jamais gratuit … et risque d’induire des effets secondaires requérant traitement et … dépenses. De même que j’ai pu démontrer dans ma thèse de doctorat que des soins palliatifs bien organisés permettraient à l’Etat de réaliser des économies substantielles, de même je suis persuadée qu’une prise en charge globale du patient par une équipe pluridisciplinaire formée non seulement à l’écoute mais aussi aux principes d’une communication rapide et efficace entre membres du team permettrait des économies ainsi qu’une diminution du stress des soignants trop souvent abandonnés à leur sort face aux problèmes humains qu’ils n’ont pu résoudre. Un cinquième élément mis à l’avant-plan des soins palliatifs est la qualité de la vie du patient. La plupart des traitements appliqués dans les soins traditionnels ne sont envisagés qu’en termes d’augmentation de quantité de vie alors que des recherches ont montré que le choix des patients aurait souvent été à l’opposé de celui des médecins quand les effets secondaires sont trop lourds à supporter. Parce que les soins palliatifs remettent le patient au centre du débat, ils donnent toute l’importance à ce qui est essentiel pour lui, c’est-à-dire sa qualité de vie. Toutefois, cette entrée dans une ère nouvelle de médecine n’est pas acquise car il faudra encore relever plusieurs défis. Le premier est l’augmentation des dépenses de santé due au vieillissement de la population qui risque d’amener des restrictions budgétaires sur le nombre d’infirmières par service. Or, pour réaliser une prise en charge globale du patient et de sa famille, il est nécessaire d’avoir suffisamment d’infirmières. Le deuxième défi concerne la pratique de l’euthanasie. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 24 Il faudra dépasser les clivages idéologiques en mettant le patient au centre du débat de manière à déclarer toutes les euthanasies pratiquées de manière à éviter des euthanasies à caractère économique lorsque le vieillissement de la population pèsera lourdement sur les dépenses de santé. Le troisième défi concernera la prise en charge des malades atteints de la maladie d’Alzheimer. Bien que les soins palliatifs ne puissent pas apporter une aide aussi spectaculaire aux patients atteints de la maladie d’Alzheimer qu’aux malades atteints d’un cancer, il est toutefois possible de faire passer la philosophie des soins palliatifs pour ces malades comme pour tous les malades âgés arrivés au stade terminal. La philosophie des soins palliatifs est en effet applicable à tout patient arrivé au stade terminal. Dans le cas présent, nous nous arrêterons à la notion de souffrance totale définie par Saunders. Trop souvent en effet, lorsqu’il s’agit de démence, on ne s’intéresse qu’aux aspects neurobiologiques ou aux perturbations sociales ressenties par le malade et ses proches. On oublie trop facilement que le patient, pendant une bonne partie de sa maladie, garde une certaine conscience de son évolution et en ressent de l’anxiété et de la tristesse. Il y a souffrance qu’il faut accompagner par une écoute attentive et emphatique. Malgré les dégradations de la personnalité, il est important de toujours considérer ces patients non seulement en tant que personne, mais aussi en fonction de ce qu’ils ont été dans le passé pour leur garder leur dignité. Au plus la malade évolue, au plus il faut être attentif à tous les éléments de communication, voix, toucher, attitude. Les mots ne sont peut-être plus toujours bien compris mais certains éléments, que ce soit l’intonation, le regard ou le comportement ont une influence sur la perception du patient. En plus de la conservation de la dignité humaine du patient, il faut veiller à sa qualité de vie, que ce soit en s’adaptant à son rythme ou en veillant à le perturber le moins possible par des changements de cadre de vie qui sont plus fortement ressentis que chez une personne qui n’est pas atteinte de troubles démentiels. La toute récente initiative canadienne des « Baluchonneuses » qui permettent à l’entourage de prendre des vacances sans placer le malade en institution répond certainement à ce besoin et mériterait de bien se développer en Europe. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 25 Mais le plus grand enjeu pour les soins palliatifs dans les années à venir sera de garder sa spécificité c’est-à-dire que tout en s’intégrant dans le système de santé, il faudra que les soins palliatifs résistent à la tentation de l’assimilation par le système hospitalier. Il ne faudrait pas que ce soit simplement un service où se pratique un bon contrôle des symptômes, sinon c’est la philosophie des soins palliatifs qui serait perdue et avec elle, l’espoir de créer une nouvelle ère de vie et de soins. Dans une époque marquée par le matérialisme qui a vu l’occultation de la mort et des besoins spirituels, dans un siècle imprégné des idéaux de la société de consommation où beauté, jeunesse et richesse semblent devoir être les principales préoccupations, que devient l’individu lorsqu’il est confronté à sa finitude ? Quelle réponse peut-il attendre d’une société baignant dans l’affairisme ? Où chercher de l’aide lorsque même cette médecine, créée pour venir au secours de l’homme malade, s’est mise à l’heure du business ? Lorsque l’hôpital conçu pour répondre aux besoins des patients ne réagit plus qu’en termes de rentabilité, où le maître-mot devient management que ce soit des naissances ou de la mort. C’est pourtant de la médecine que sont apparus, dans ces dernières décennies, les plus grands signes d’espoir face à l’égoïsme ambiant. Face à l’aveuglement de l’acharnement thérapeutique, les soins palliatifs ont apporté toute cette chaleur humaine et cette écoute dont les mourants cancéreux ou sidéens avaient tant besoin. Face à la folie meurtrière des peuples, Médecins sans Frontières s’est dressé comme un fragile rempart pour les blessés de ces régions dévastées. C’est par la médecine qu’est réintroduit le sens de l’autre dans notre siècle marqué par l’égocentrisme. C’est par la mort qu’est réintroduit le sens de la vie car les soins palliatifs se fixent pour mission de donner la meilleure qualité de vie au patient et à sa famille. Pour la réaliser, ils considèrent le malade comme un être de relation qui vit dans un milieu qui lui est propre, son foyer, en interrelation avec sa famille et son entourage, marqué par une culture et des traditions qu’il faut respecter. On remet ainsi à l’honneur l’individu dans toute la grandeur de sa liberté. C’est dans cette optique que les soins palliatifs attachent de l’importance à la relecture de la vie car c’est ainsi que l’individu peut faire la paix avec lui-même, ses proches et le monde, et partir avec le sentiment d’un accomplissement. Tous ceux qui ont accompagné un mourant dans les soins palliatifs, qu’ils soient professionnels de la santé, bénévoles ou membres de la famille, sont marqués Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 26 probablement à vie, par la force des sentiments qu’ils ont vécus à ce moment-là et très souvent leur conception de la vie a changé parce qu’ils ont réfléchi au sens de leur mort et par là même de leur vie. Cette recherche de la qualité de la vie par une individualisation des soins peut et doit passer dans les soins au stade curatif car c’est une philosophie de vie que diffusent les soins palliatifs. C’est par la formation en faculté de médecine que cette transformation peut se faire le plus rapidement. Mais pour y parvenir, l’approche des études médicales doit évoluer. Elle ne doit plus se focaliser dans les premières années de formation sur la physique et la chimie mais sur l’homme. Les sciences « exactes » ne constituent qu’une des parties des connaissances nécessaires pour soigner et il est urgent de sensibiliser les étudiants à une approche globale du patient dès le début des études. Les pouvoirs publics doivent être attentifs à créer le climat favorable car d’eux dépend aussi la transformation de ce monde que nous voulons meilleur pour demain. Pour conclure, nous voudrions dire que si les défis dans le domaine de la santé sont nombreux, il est toutefois possible de les relever pour autant que l’on mobilise les forces vives du pays. En ce début de troisième millénaire, les soins palliatifs nous interpellent pour créer autour des malades et de leurs familles une grande chaîne de solidarité. Bibliographie « La qualité de vie – Art de vivre pour le XXIe siècle ». Editions Racine, Bruxelles, 1999. Enquête « Qualité de vie et soins palliatifs en Europe 1996 » réalisée dans le cadre du programme « L’Europe contre le cancer » de la Commission Européenne. « Nouveaux défis des soins palliatifs ». Eds De Boeck Université, Bruxelles, 1995. « Enquête sur les soins palliatifs en Europe 1990 », réalisée dans le cadre du programme « L’Europe contre le cancer » de la Commission Européenne. « Les soins palliatifs », Medsi McGraw Hill, Encyclopédie de Santé Publique, Paris, 1989 (Préface de l’OMS). « Sociologie et hôpital », De Boeck et Le Centurion, Bruxelles et Paris, 1979. L’ACHARNEMENT THERAPEUTIQUE Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 27 Yves Humblet Médecin spécialiste en Oncologie Cliniques Universitaires St Luc Bruxelles Introduction La médecine a fait d’énormes progrès et elle a la possibilité de reculer les frontières de la vie. Cependant, la technologie, au sens large, avec ses nombreux moyens (médicaments, chirurgie, respirateur, dialyseur, moniteur, etc.), a créé un certain chaos dans l’administration des soins aux malades incurables ou en phase avancée de maladie. Elle modifie profondément la conception même des traitements ou interventions. Ainsi, devant l’inéluctable exit paisible et bref, on oppose la prolongation au prix d’interventions sans merci et de souffrances indues. Au traitement approprié se substitue parfois un traitement « acharné ». La notion d’acharnement est étroitement liée à d’autres notions éthiques et juridiques telles que celles touchant « au droit de mourir, de disposer de son corps, de vivre et mourir dans la dignité » (1). L’acharnement au stade palliatif d’une maladie fatale à brève échéance comme chez le cancéreux terminal n’est évidemment pas le même que celui devant lequel s’est trouvé Donald Cowart (dont l’histoire est connue sous le nom de « Cas Dax »), un grand brûlé (à 65 %) devenu aveugle que l’on a maintenu en vie, opéré, soigné avec beaucoup d’amour et à un prix exorbitant alors qu’il demandait de manière répétée à mourir (2). Nous nous bornerons à parler du problème plus fréquent du patient en phase terminale d’une maladie incurable. Nous ne traiterons pas des patients inaptes au sens large ou dont l’entourage ne connaît pas les volontés essentielles, entourage qui prend toute sa justification quand on parle des enfants et des jeunes adolescents ou, à l’autre extrémité de la vie, des personnes âgées et scléreuses incapables d’encore émettre un avis. Ces dernières représentent en Occident la « masse » la plus importante et sans doute la plus lourde des patients dont nous ayons à nous occuper, avec ou sans acharnement (3). Pour nous aider, nous essaierons de comprendre ce que signifie et ce que cache l’acharnement médical, l’évolution des données sur le terrain et les moyens d’y échapper (4). Nous explorerons les différents aspects, religieux, éthiques, juridiques et pratiques. Qu’est-ce que l’acharnement en médecine ? Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 28 D’une manière générale, on définit l’acharnement, ou l’activisme médical, comme une ardeur opiniâtre dans la lutte, la poursuite, l’effort d’un traitement, d’une intervention. Déterminer à partir de quand on verse dans l’acharnement est évidemment difficile même si l’estimation a posteriori est simplifiée selon que le malade est mort ou que l’obstination thérapeutique a été couronnée de succès. L’acharnement est en tout cas à l’opposé du renoncement ou pire de l’abandon, aucun des trois ne tenant compte de la qualité de la vie (5,6). L’acharnement est parfois qualifié de thérapeutique ou de diagnostique, de moral ou de palliatif. L’acharnement thérapeutique ou diagnostique consiste à utiliser des moyens disproportionnés pour soi-même ou pour un autre par rapport aux résultats escomptés pour le bien du malade ou l’avenir de la société. Ils dépendent des circonstances de personnes, de lieux, d’époques et de culture. En 1957, Pie XII utilisait le terme de « moyens extraordinaires » qui dans son essence rejoint la notion juridique de proportionnalité actuellement utilisée (7). La Congrégation pour la doctrine de la foi va d’ailleurs dans le même sens actuellement (8). Il s’agit en fait de ce que nous appelons en médecine l’index thérapeutique. Ces moyens mis en cause sont souvent techniques, mécaniques ou artificiels destinés à soutenir, restaurer ou suppléer à des fonctions vitales (5). Ils peuvent aujourd’hui s’étendre aux thérapies médicamenteuses telles que la chimiothérapie anticancéreuse prolongée. Certains parlent d’acharnement moral (9). Ils entendent par là tout comportement qui consiste à « opposer indûment » à un malade en phase terminale, demandant l’euthanasie, une philosophie et une démarche médicale qui ne respectent pas ses dernières volontés. Dernièrement enfin est apparue la notion d’acharnement palliatif (5). Dans le contexte de la maladie terminale, où l’idée de guérison est exclue et où les interventions proposées le sont dans le seul but d’atténuer les symptômes, la notion de traitement ou de soins appropriés revêt un caractère vague, imprécis, encore mal défini. En plus de l’incertitude médicale et de l’imprécision des connaissances en matière d’intervention psychosociale, les acteurs en cause exercent un rôle de première importance : ce sont outre le malade, l’entourage et les intervenants. Ce rôle peut être démesuré dans l’intervention elle-même (l’utilisation de la chimiothérapie par exemple) ou dans la quantité de soins. Dans ce dernier cas, on assiste par exemple à une multiplication tant des interventions à l’intérieur d’un domaine spécifique (médical, soins infirmiers, psychosocial et spirituel) que du nombre des intervenants. Le moyen peut s’avérer envahissant allant jusqu’à dépouiller le malade d’une paix intérieure. Que cache l’acharnement ? Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 29 Le refus de l’inévitable constitue souvent la base de l’acharnement thérapeutique (10). Ce refus est d’autant plus violent pour les jeunes. C’est pourquoi il est dangereux que des « enfants » de 25 ans puissent décider pour leurs parents atteints d’une maladie incurable. Des résultats d’une enquête (11), il apparaissait que c’était entre 30 et 40 ans que se faisait la mutation de l’acceptation de la mort et que diminuait dès lors le risque d’acharnement. Une autre idée qui soustend l’acharnement, particulièrement de la part du corps médical, est qu’il faut procurer des soins en soi puisqu’ils sont disponibles ou réalisables d’une part et que s’abstenir d’agir réalise dans tous les cas l’infraction de non-assistance à personne en danger d’autre part. Cette volonté à soigner à tout prix est au service d’une seule valeur : la durée de la vie. L’accent est mis sur la quantité – être prolongé jusqu’au bout – au détriment de toute autre considération (12). Ou encore, la vie humaine étant sacrée, il importe, à défaut d’assurer la guérison, de la prolonger le plus longtemps possible et par tous les moyens existants, fut-ce aux dépens du confort, de la liberté et de la dignité du patient (5). Cette tendance des médecins, parfois encouragée par leur religion (13), était couramment admise il y a quelques années encore et la force de ce passé récent explique encore partiellement cette résistance au changement. Reconnaissons aussi qu’il est des cas où, après avoir peiné longuement et être arrivé près du but, le médecin et son équipe sont confrontés à une complication aiguë et inattendue qui met en échec tous les soins antérieurs. Comment alors accepter d’arrêter l’effort en cours ? Moment dramatique entre la poursuite héroïque et la reconnaissance tout aussi héroïque de la nécessité de s’abstenir. Moment où tous les acteurs s’en remettent souvent au médecin et où celui-ci se retrouve seul. Beau mais cruel ! Il faut dire que le recours à la technologie médicale disponible est plus facilement accepté que le renoncement thérapeutique qui nous renvoie à notre propre finitude, à la confrontation de notre propre mort. L’acharnement palliatif provenant de la famille et de son influence sur le patient s’explique essentiellement par cette peur de la mort et de l’inconnu joint à l’instinct de conservation. Les intervenants eux-mêmes sont confrontés à leurs propres angoisses et mus par le sentiment de vouloir tout faire. L’acharnement par excès d’interventions s’explique par la bonne volonté de l’ensemble des intervenants parfois trop nombreux avec des messages divergents. Il est clair que l’attitude d’un chacun peut être très différente de celle de son voisin tout comme peuvent différer les avis des psychiatres, éthiciens et juristes devant une même situation. Le psychiatre se demandera si le caractère relatif et changeant de la liberté humaine ne doit pas pousser les médecins à intervenir malgré l’avis contraire « momentané » du patient alors que les autres estimeront que l’autodétermination est un principe fondamental en éthique et en droit, que le refus des traitements de prolongation de vie peut constituer un Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 30 exercice de liberté justifiable qu’on ne peut qualifier automatiquement, ni même généralement, d’irrationnel ou de suicidaire, enfin, que le refus des traitements de prolongation de vie n’est pas l’équivalent du suicide ni de l’euthanasie si le patient considère que sa vie est intolérable. Mais si l’on accepte qu’un patient a droit à une autodétermination de mourir – ou mieux possède la liberté de vouloir mourir (14) – que faire alors à l’inverse quand ce même patient demande des soins lourds et coûteux sous le prétexte de vouloir vivre même si les médecins n’y croient pas ? Sans vouloir répondre sur le fond à cette question, admettons malgré tout que, suivant les systèmes de remboursement des soins de santé organisés par les états ou les « third parties », l’argument financier n’est pas tout à fait étranger à la problématique. Evolution des conceptions Aujourd’hui, il semble déplacé, voire inacceptable, que l’on s’acharne à prolonger la vie de patients en phase terminale ou de patients atteints de maladie incurable. Nous devons cependant nous rappeler que cette pratique n’était pas inhabituelle, il y a quelques années, quand les médecins décidaient de ce qui convenait le mieux à leur patient. Souvent, les patients ne participaient pas aux décisions de vie ou de mort qui les concernaient et lorsqu’ils tentaient de s’opposer à l’éthique du médecin qui consiste à « sauver la vie à tout prix », ils se heurtaient à une résistance ferme et efficace. Le paternalisme médical du genre « le médecin a raison », joint à l’obligation pour les médecins d’adhérer à l’éthique du maintien de la vie « à tout prix », condamnait certains patients à des souffrances extrêmement pénibles. Les mentalités ont évolué et c’est un mieux. Le débat n’est pas clos pour autant et il n’est pas sûr qu’une loi permettra jamais de clôturer un tel débat tout comme celui de l’euthanasie. Ne devrait-on pas espérer que les grands principes comme celui de « ne pas tuer » ou celui de la « juste proportionnalité » soient clairement inscrits dans la loi et que ceux qui doivent prendre des décisions au lit du malade ou au tribunal puissent s’appuyer sur la sagesse collective et tranquille. Au Canada, les décisions rendues par les tribunaux confirment l’orientation qu’empruntent les nombreux jugements pratiques d’éthique clinique (2). Loin d’entériner l’éthique de la prolongation « à tout prix », la tendance s’oriente plutôt vers une éthique basée essentiellement sur la dignité et la qualité de la vie, telles qu’elles sont définies par les patients eux-mêmes, plutôt que sur la durée de la vie considérée comme une valeur absolue. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 31 Les concepts utilisés dans les débats sont les suivants : Mourir dans la dignité 1. La valeur de la vie est définie par le patient et la vie « biologique » n’est pas nécessairement la valeur absolue la plus élevée qui soit ; 2. L’acte de mourir doit se vivre dans des conditions qui n’aliènent pas la conscience telles que le mourant ne puisse plus penser à autre chose, c’està-dire sans douleur et dans un environnement qui n’entrave pas la communication entre le mourant et ceux qui lui tiennent le plus à cœur. La futilité La question fondamentale est de savoir si l’intervention bénéficiera au patient considéré comme un tout (pouvant inclure d’une manière large la famille du patient lui-même). La proportionnalité Les traitements de prolongation de vie sont contre-indiqués lorsqu’ils causent plus de souffrances qu’ils n’apportent de bienfaits. L’évolution récente du code de déontologie en France met aussi l’accent sur le souci d’affirmer plus clairement et d’imposer le respect des droits de toute personne examinée (15). Notion novatrice qui se traduit par un élargissement des devoirs généraux des médecins, quelles que soient leurs modalités d’exercice. Il s’agit entre autres du devoir d’information de la personne, du devoir de soulager les souffrances (avec, en contrepartie, la condamnation de l’obstination thérapeutique déraisonnable, autre définition de l’acharnement) et du devoir d’accompagnement. En Belgique, aucun article du Code de Déontologie ne traite spécifiquement de l’acharnement thérapeutique. L’article 96 stipule que lorsqu’un malade se trouve dans la phase terminale de sa vie tout en ayant gardé un certain état de conscience, le médecin lui doit toute assistance morale et médicale pour soulager ses souffrances morales et physiques et préserver sa dignité. Lorsque le malade est définitivement inconscient, le médecin se limite à ne prodiguer que des soins de confort (16). Comment éviter l’acharnement ? Quel que soit le type d’acharnement ou la cause de celui-ci, le seul moyen de l’éviter est de considérer la finalité de l’intervention dans un contexte précis. Il s’agit de déterminer l’indication et la valeur d’un acte par rapport à chaque Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 32 malade considéré dans son individualité et dans sa totalité. La seule solution pour éviter de soumettre un malade à un traitement inutile à ses yeux est de lui accorder la place centrale dans le processus décisionnel. Il faut donc admettre la possibilité de répondre différemment aux demandes de deux malades présentant les mêmes souffrances. Les frontières de survie laissent une large part d’interprétation à l’individu. Cela suppose une relation de franchise et d’ouverture. L’information constitue l’élément-clé de la communication indispensable entre intervenants et malade. Indépendamment de l’acharnement, quatre modèles de relation patient – médecin ont été décrits chacun avec leurs avantages et leurs inconvénients (paternaliste, informatif, interprétatif et délibératif). Le modèle préféré, le modèle délibératif, est celui qui est chargé de la plus haute valeur dans lequel le patient – tout comme le médecin ? – peut atteindre les limites de son potentiel individuel (17). Ce modèle favorise la relation entre deux consciences, celle du malade étant privilégiée par sa position de demandeur et par sa faiblesse due à la maladie. Dans la relation triangulaire qui unit patient, famille et équipe médicale, les personnes qui entourent le patient peuvent conseiller celui-ci et même tenter de le convaincre (sans toutefois le contraindre) mais elles doivent se rallier à sa décision, quelle qu’elle soit. Quelle que soit la discussion avec le patient, la notion de « moyens proportionnés » ne se ramène pas à une recette magique. Elle nécessite toujours de la part de tous les intervenants un jugement circonstancié à déterminer au cas par cas, jour après jour. Ce sont les bases des soins continus et des soins palliatifs. Certains repères particuliers nous y aideront (6). En premier lieu, les relations interpersonnelles ont avantage à être empathiques, chaleureuses et calmantes pour le malade. Il faut aussi se rappeler que les soins de support et de confort demeurent essentiels à la vie. Ils seront organisés de sorte que le malade luimême soit satisfait. Ils comprennent le traitement de la douleur, la propreté, l’hygiène, l’organisation de l’espace, l’esthétisme, la position, la stimulation sensorielle, l’alimentation et l’hydratation pour ne citer que quelques exemples. Les pathologies secondaires, enfin, préexistantes ou greffées à la pathologie terminale, ne nécessitent le plus souvent pas d’intervention. Une équipe des soins continus ou des soins palliatifs est à même de pratiquer cet exercice difficile de manière journalière et se réunit toutes les semaines pour discuter des dossiers de chaque patient. A St Luc, le conseil de la qualité des soins a conçu un questionnaire qui est rempli pour chaque patient décédé à l’hôpital. Une des questions concerne la mention « à ne pas réanimer » : était-elle notée dans le dossier du patient ? Aux États-Unis, en effet, cet ordre doit être inscrit dans le dossier du patient. Il doit stipuler la nature du traitement à ne pas entreprendre et le patient doit participer à la Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 33 décision de même que les membres du personnel. Cet ordre doit être réévalué régulièrement. Il ne signifie pas que le patient peut être abandonné. Cette simple question démontre à quel point ce souci est présent dans les équipes soignantes. Conclusion Aujourd’hui, la volonté du patient doit être au centre des décisions thérapeutiques qui le concernent et la phase terminale de sa vie ne constitue pas un droit pour l’équipe médicale ou l’entourage d’occulter la situation. Le savoirfaire et savoir-être d’un chacun et le large consensus de la sagesse collective devraient permettre que chaque patient bénéficie des traitements qui lui paraissent les plus appropriés pour terminer sa vie en beauté. Il pourrait ainsi témoigner jusqu’au bout de la valeur de sa vie, de sa dignité. Références 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. Hoerni B. Éthique et déontologie médicale : permanence et progrès. Masson, Paris, 1996. Roy DJ, Williams JR, Dickens BM, Baudouin JL. Les traitements de prolongation de vie. In : La Bioéthique : ses fondements et ses controverses. Les éditions de renouveau pédagogique, Saint-Laurent, Québec, 1995, Section 4, Chapitre 16, 417-446. Marmet Th. (coordinateur). Éthique et fin de vie. Éditions Erès, Collection Pratiques du champ social, 1997, pp 23-25. Roy DJ, MacDonald N. Ethical issues in palliative care. In : Doyle D, Hanks GWC, MacDonald N (ed.) Oxford textbook of palliative medicine. Second Edition, Oxford University Press, Oxford, 1998. Lesage-Jarjoura P. Acharnement palliatif : risque possible. In : Roy DJ, Rapi CH. Les annales de soins palliatifs. Les défis. N° 1, pp 157-161, Coll. Amaryllis, Centre de Bioéthique, Institut de recherches cliniques de Montréal, 1992. Beauchemin A (Président du Comité de Bioéthique). Soins adaptés. Collection Notre-Dame-De-La-Merci, 1988. Pie XII. Problèmes religieux et moraux de la réanimation. DC 1957, n° 1267, col. 1605. Congrégation pour la doctrine de la foi. Déclaration sur l’euthanasie, 26 juin 1980, 1-12. Boisvert M. Les défis en soins palliatifs : acharnement thérapeutique et euthanasie. In : Roy DJ, Rapi CH. Les annales de soins palliatifs. Les défis. N° 1, pp 167-172, Coll. Amaryllis, Centre de Bioéthique, Institut de recherches cliniques de Montréal, 1992. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 34 10. Sokal G. Euthanasie : état de la question … un point de vue. Bulletin n° 75 de l’Ordre des Médecins de Belgique, 1997. 11. Desmedt M. Unité des Soins Continus, Cliniques St Luc, Communication personnelle. 12. Marmet Th (Coordinateur). Éthique et fin de vie. Éditions Erès. Collection Pratiques du champ social, 1997, p. 41. 13. Arz P. Le point de vue catholique - Cholin S, Fournaud A, Raymond M. Le point de vue protestant sur l’euthanasie – Moreno C et Tufenkji A. Le point de vue de l’islam sur la problématique de fin de vie. Islam et médecine – Levy C. L’accompagnement du mourant suivant la tradition juive – Hervé C. L’approche maçonnique des problèmes éthiques en fin de vie. In : Marmet Th. (coordinateur) – Troisième partie : D’autres regards sur la fin de vie. Ethique et fin de vie. Éditions Erès. Collection Pratiques du champ social, 1997, pp 121-184. 14. Hennau-Hublet Ch. L’euthanasie : un défi au droit et à l’éthique. Le point de vue d’un juriste. Débat hospitalier au sein des Cliniques St Luc organisé à l’initiative de la commission d’éthique hospitalo-facultaire (Pr. A. Geubel) et de l’unité d’éthique biomédicale (Pr. L. Cassiers), le 27 janvier 1998. 15. René L. Évolution de la déontologie médicale. In : Encyclopaedia Universalis, Corpus 14, Le droit médical, p. 820 col 2, 1994. 16. Code de déontologie médicale élaboré par le Conseil National de l’Ordre des Médecins de Belgique, mise à jour 1997. 17. Emmanuel EJ & Emmanuel LL. Four models of the physician-patient relationship. JAMA 1992, 267, pp 2221-2226. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 35 Acharnement thérapeutique : deux cas et analyses Définition Ancienne : utilisation de moyens extraordinaires dans des circonstances précises : inhabituels dans son pays, selon ses possibilités, dans les circonstances du moment … Moderne : moyens thérapeutiques ne respectant pas la juste proportionnalité entre les avantages et les inconvénients liés au traitement ou entre les risques liés à la maladie et ceux liés au traitement, c’est-à-dire leurs probabilités, intensités, ampleurs, … respectives suivant les connaissances actuelles Caveat (= soyons vigilants !) L’obstination thérapeutique raisonnable (ne pas abandonner trop vite) est parfois gagnante … mais on ne le sait qu’après ! Cas n° 1 – Nathalie 20 ans Mars 1996 : Tendinite (hanche droite), ténesme, dysurie, sciatalgie Abcès ? Ostéosarcome du bassin ? Trois cures de chimiothérapie : cisplatine – adriamycine évolution péjorative Une cure de chimiothérapie de rattrapage : ifosfamide – adriamycine toxicité prohibitive. Six cures de chimiothérapie de troisième ligne : méthotrexate à hautes doses réponse minime. Au décours d’une hospitalisation, rencontre de la maman de Nathalie sortant de la chapelle de l’hôpital : « Je suis sûre que quelque chose va se passer. Il est impossible que cette tumeur ne réponde pas au traitement ». Février 1997 : Transfert à Paris dans un service d’orthopédie ultraspécialisé. Toxicité Alopécie Nausées et vomissements Constipation Six épisodes de neutropénie fébrile d’où prélèvements de cellules souches Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 36 Perte de l’audition des sons aigus Encéphalopathie Acidose tubulaire rénale Insuffisance rénale Dysurie et mise en place d’un cystocath Échange de courrier Avis de l’orthopédiste après les 3 premières cures (août 96) : « Toute chirurgie simple est impossible … affection hors de portée d’une réelle possibilité thérapeutique. Ce traitement restera donc palliatif ». Lettre d’un médecin belge aux spécialistes parisiens : « Nous sommes régulièrement confrontés à la détresse des parents de Nathalie, révoltés par l’impossibilité d’une résection carcinologique complète … ». Lettre de l’orthopédiste parisien : « Il s’agira de faire simplement une résection trans-articulaire de hanche avec le cadre obturateur attenant en coupant la symphyse pubienne opposée. Le seul problème technique de son intervention est le volume intrapelvien de sa tumeur, raison pour laquelle elle sera opérée à double équipe ». « Je pense que de toute façon, la seule chance de guérison de cette patiente est une chirurgie élargie, ce pourquoi j’ai insisté auprès de la maman en lui expliquant que le problème n’était plus du tout fonctionnel, mais uniquement vital ». Lettre d’un médecin belge aux médecins parisiens : « Nous sommes tous conscients qu’il s’agit d’un geste chirurgical héroïque face au dilemme ‘évolution inéluctable ou risque opératoire majeur’ ». Séjour de 2 mois à Paris Février 1997 : Intervention chirurgicale de 9 heures. Anapath : tranches de section vaginale, urétrale et pelvienne positives. Réinterventions multiples pour : pose d’un filtre cave, 2 réductions de luxation et fixateur de hanche, pose et changements réguliers de sondes de néphrostomie. Complications : Douleurs intenses d’où intubation-ventilation sous analgésie Œdème laryngé Crises d’angoisse et hallucinose Infections urinaires Fistule vessie-vagin-site d’exérèse Hémorragie digestive Mai 1997 Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 37 Transfert dans un hôpital belge « à la demande de la famille ». Deux cures de chimiothérapie : cisplatine – VP16. Deux épisodes de neutropénie. Pneumothorax Infection urinaire par un germe multirésistant Proposition de mobilisation de hanche sous AG, de vessie iléale continente. Apparition de métastases pulmonaires Juin 1997 Retour à Paris Deux cures de la même chimiothérapie Radiothérapie pour une récidive pelvienne Octobre 1997 Dernier rapport parisien Nouvel échange de courrier Rapport de consultation de Paris quelques semaines avant le décès : « Compte tenu de l’état psychologique et de la relative stabilité des métastases, pas d’indication pour le moment de reprise d’une chimiothérapie. On insiste auprès des parents sur la nécessité qu’elle soit prise en charge dans une structure médicale adaptée en Belgique ». Et d’un spécialiste de la douleur à Paris : « Comme je l’ai expliqué à la maman, je pense que l’on est actuellement à un traitement purement de confort et bien sûr le traitement de la douleur est tout à fait primordial. » Points de vue possibles des intervenants La patiente : Excès de confiance ? Absence de liberté, d’autonomie ? Non-connaissance de la vérité ? La famille : Non-acceptation de la finitude de leur fille unique ? Excès de prise en charge du processus décisionnel ? Absence de soutien psychologique devant leur impuissance ? Foi dans le miracle de leur religion ? Médecins spécialistes : Refus de l’échec possible ? Recherche de l’exploit universitaire ? Excès de facilité : la famille livre la patiente ? Peur de perte de leur toute puissance ? Bénéfice financier du lit trop souvent occupé ? Inertie par rapport à l’évolution de la déontologie ? Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 38 Peur juridique de non-assistance ? Médecin généraliste et équipe soignante : Absents Religions Catholique : Juste proportionnalité Soulagement des douleurs et des souffrances Pas d’abandon, interdit de l’euthanasie active Protestant : Interdépendance : chercher ensemble Respect d’autrui : écoute sans abandon (euthanasie et acharnement : 2 activismes pour rester maître) Pas de loi Islam : Complémentarité du dogme et du juridique : coran Interdit de l’euthanasie active et passive Modestie scientifique et rigueur morale Juif : Caractère éminemment sacré de la vie : sauver l’existence humaine Interdit de l’euthanasie active et passive Maçonnique : Absence de dogme, respect des autres et de soi-même Liberté de conscience, progression Droit de l’individu : testament de vie Discussion pratique cas par cas par un comité transparent Une loi qui impose est difficile : débat Th. Marmet ( coordonnateur) : Éthique et fin de vie Éditions Erès, 1997 Déontologie et justice D’où venons-nous ? Paternalisme bon enfant et toute puissance médicale avec comme valeur la lutte pour la vie, acharnée, sans discussion, avec l’accord tacite de la famille en adhérent à l’éthique du maintien de la vie, en accord avec certaines religions, en évitant l’accusation de non-assistance à personne en danger de mort. Moteurs d’évolution ? Procès au Canada : éthique basée sur la dignité et la qualité de la vie. Dignité et qualité sont définies par le patient lui-même, sans aliénation de conscience (douleur, médicament, environnement, …) Évolution en France : respect des droits de toute personne examinée, devoir d’information, devoir de soulager les souffrances, devoir d’accompagnement Évolution en Belgique : dans la phase terminale de la vie d’un patient, le médecin doit assistance morale et médicale pour soulager ses souffrances morales et physiques et préserver sa dignité. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 39 Cas n° 2 : Daniel, 32 ans Réside au Sénégal où il a ses activités et ses amis. Marié, pas d’enfant. 11/96 04/97 05/97 12/97 6/3/98 28/4/98 2/6/98 Rectorragies, ténesme Adénocarcinome du rectum indifférencié et 12 métas hépatiques (6 cm) Namur Radiothérapie 50 Gy 5FU + acide folinique (AF) CPT-11 : 1 cure car trop toxique Liège 5FU + AF + oxaliplatine 10 cures Bilan : 50 % de réduction des métas Chirurgie du rectum Chirurgie du foie Bxl 1 Proctectomie totale avec néo-réservoir colique Chirurgie locale incomplète, ganglions envahis Hépatectomie + cryothérapie à Paris Chirurgie de l’axe urinaire : exentération pelvienne Liège Chimiothérapie Paris Hépatectomie gauche + résection atypique des segments I, V, VII et VIII Sténose anale : continuité colique impossible à rétablir Daniel, échange de courrier Oncologue liégeois avant l’hépatectomie (4/98) : « La question est reposée de l’intérêt effectif de la métastasectomie hépatique … dans l’approche globale à visée curative … imposant une chirurgie lourde sur le plan pelvien … perte de 6 Kg en 2 mois. … mais il est clair que la situation de Monsieur D.H. ne se présente pas au mieux sur le plan carcinologique. » Chirurgien bruxellois à propos de la chirurgie urinaire (4/98) : « Ce geste est extrêmement délabrant et responsable de séquelles sévères, en particulier d’impuissance »… « En ce qui me concerne, il ne me paraît pas logique à ce stade de réaliser l’hépatectomie alors qu’il n’y a pas de contrôle local de la maladie. Ce geste ne me semble logique que dans une stratégie globale qui dès à présent programmerait une intervention urologique radicale ». Chirurgien parisien après l’hépatectomie (6/98) : « Après mûre réflexion, sa décision a été d’accepter la réintervention pelvienne à la condition que le foie soit totalement éradiqué de ses métastases. En effet, il lui paraissait psychologiquement moins difficile d’admettre une intervention invalidante si par ailleurs le problème hépatique était réglé ». Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 40 Traduit par un assistant parisien : « Devant sa promesse de poursuivre le geste d’exérèse compris au niveau de l’appareil uro-génital, on accepte de réaliser l’exérèse des lésions hépatiques avant ce geste. Le patient désire le rétablissement de la continuité colique ». Daniel (suite) 2/6/98 23/6/98 7-8/98 25/8/98 9/98 10/98 11/98 12/98 Paris Bxl 1 Liège Bxl 1 Bxl 2 Hépatectomie CTscan thorax : 4 nodules métastatiques Chimiothérapie PETscan : lésions pulmonaires, hépatiques, rétrovésicales Chimio Homéopathie + antalgie Paris 2 Chimio CPT11 + 5FU Essai manqué de sonde JJ par voie vésicale Bxl 1 CTscan thorax abdomen : augmentation de taille Hématurie et caillots : néphrostomie, sonde JJ, cystocath Bxl 1 Dernier rapport médical Lavages vésicaux à l’hôpital Daniel, échange de courrier (suite) Par e-mail de Daniel à un urologue (10/98) : « Je vous envoie ce message pour vous tenir informé … J’ai été opéré le lundi 12/10 à Paris. Malheureusement, ils n’ont pas pu placer la sonde en double J. A la suite de cette intervention, je ne parvenais plus à uriner. On m’a alors placé une sonde urinaire durant une nuit, ce qui a permis l’évacuation de plus de 3 litres de sang et d’urine. Le lendemain, j’ai reçu comme prévu et malgré le niveau de plaquettes sanguines déficient ma cure de chimiothérapie (CPT11) ainsi que le 5-FU pendant les 4 nuits suivantes (chromomodulation). … les douleurs (qui s’étaient calmées) sont redevenues comme avant … » La maman de Daniel m’avait téléphoné à l’insu de son fils au moment de l’apparition des métastases pulmonaires pour « avis ». Je l’ai vue, toujours à l’insu de son fils, au début 12/98. Elle me précise que le désir de son fils est de retourner au Sénégal et d’avoir la paix. Je suppose qu’elle convainc son fils de me consulter. Moi-même en 12/98 : « J’ai insisté sur l’aspect antalgique : Dafalgan, Médrol, MS Contin … J’ai proposé des soins continus et la consultations d’un(e) psychologue … En ce qui concerne le traitement de fond, nous avons évoqué les possibilités d’un traitement anti-RAS, d’une perfusion continue de 5FU et d’un traitement de phase I à la KUL. Monsieur DH accepte l’idée de ne pas Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 41 commencer de nouveaux traitements avant début janvier. L’idée d’arrêter toute thérapeutique curative à l’heure actuelle semble prématurée ». Points de vue possibles des intervenants Le patient : Excès d’autonomie ? Non-connaissance de la vérité ? La famille : Essais impuissants ? Médecins spécialistes : Excès de facilité : le patient se livre ? Recherche de l’exploit universitaire ? Bénéfice financier du lit trop souvent occupé ? Peur juridique de non-assistance ? Médecin généraliste : Absent Équipe soignante : Absente Étude comparative Dans les deux cas : patient jeune multiplicité des centres de traitement technique chirurgicale à l’étranger absence de certains acteurs (psychologue, nursing) pas de coordonnateur : MG 1 point de vue (famille, patient) excessif avec abandon de la responsabilité médicale vérité difficile à dévoiler Conclusions On a vu que : L’acharnement est l’absence de juste proportionnalité entre les moyens souvent extraordinaires et les bénéfices escomptés. Il existe encore, bien que rare. Il est depuis peu condamné par la déontologie et la justice. Les religions, surtout dogmatiques, ont peu évolué. A travers deux cas, on devine qu’il risque d’apparaître : Chez le patient jeune Traité dans de multiples centres en l’absence d’un médecin coordonnateur Particulièrement : lorsque l’on parle d’aller à l’étranger, qu’un point de vue est excessivement avantagé, et que tous les acteurs ne sont pas représentés. Commentaire : La simple application des codes de justice et de déontologie ne suffit pas, tout comme le simple fait d’énoncer des risques et des bénéfices : il est des cas où on Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 42 sait que la quête pour la vie est devenue inutile mais où on ne sait pas si on peut ni comment le dire ? CONCLUSIONS Questions : L’acharnement ne provient-il pas pour le médecin de la difficulté de reconnaître et d’accepter l’échec ? de la facilité d’accepter les suggestions du patient, de l’entourage, etc en faveur de la poursuite du traitement ? de la difficulté de donner de mauvaises nouvelles sans désespérer ? Ébauches de solution : Formation à l’annonce de mauvaises nouvelles et à la communication efficace (qualité, quantité, manière, pertinence) Discussion vraie et dès le départ sur les possibles, même lointains, du cancer permettant aux intervenants de « s’apprivoiser ». Travail d’équipe : patient, famille, nursing, psychologue, généraliste, spécialiste Solutions alternatives à l’acharnement : soins continus et palliatifs Réflexion comme nous le faisons aujourd’hui. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 43 L’ACHARNEMENT PALLIATIF Marianne Desmedt Unité des Soins Continus Cliniques Universitaires St-Luc Bruxelles C’est un sujet difficile et insolite à traiter d’autant plus que les publications et les soignants qui se sont intéressés à la question sont peu nombreux. Si nous définissons l’acharnement thérapeutique comme « une attitude qui consiste à poursuivre une thérapie lourde à visée curative alors même qu’il n’existe aucun espoir réel d’obtenir une amélioration de l’état du malade et qui a pour résultat de prolonger simplement la vie » et les soins palliatifs comme « des soins donnés aux malades dont l'affection ne répond plus au traitement curatif [...] et dont le but est de préserver la meilleure qualité de vie possible jusqu'à la mort », l’association des termes « acharnement » et « palliatif » a quelque chose de paradoxal et peut-être même de provocateur ! S’il n’est pas possible de lier ces deux termes, l’acharnement devient le propre des unités de réanimation, de médecine ou de chirurgie et les services de soins palliatifs en sont exempts. Je ne serai pas aussi affirmative. Je suis même convaincue qu’il existe une forme d’acharnement spécifique aux soins de fin de vie que nous pouvons effectivement qualifier d’ « acharnement palliatif » Afin de préciser ce qu’on entend par «acharnement palliatif», je vous propose de revenir un instant sur la définition du terme «acharnement» et sur son étymologie. Le dictionnaire Petit Robert définit l’acharnement comme une ardeur furieuse et opiniâtre dans la lutte, la poursuite, l’effort. Le mot provient de « chair » qui évoque l’attaque, le combat, la chasse. Il est associé à une idée de force, d’intensité mais également à un certain degré de violence. Pensons au félin qui s’acharne sur sa proie. L’acharnement peut évoquer une action positive et courageuse comme celle du résistant qui s’acharne contre le pouvoir dictatorial ou celle du marathonien acharné dans les derniers kilomètres de sa course. Lorsqu’il concerne la santé, l’acharnement a plutôt une connotation négative. Ainsi, l’acharnement thérapeutique et l’acharnement palliatif font tous les deux état d’une obstination butée qui fait violence au malade et nuit à son bien être. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 44 Dans les deux cas, le soignant perd de vue la finalité de son intervention. Il en néglige la futilité ou plus souvent le caractère disproportionné. Il oublie le désir et les besoins du patient. Deux types de situations peuvent conduire à un acharnement palliatif : Premièrement, les situations où le soignant renonce «maladroitement» aux soins curatifs et passe de façon trop brutale ou trop massive d’un projet curatif à un projet palliatif. Deuxièmement, les situations où le soignant s’obstine à dispenser des soins palliatifs sans tenir compte des attentes du patient ou en les dépassant. Prenons la première de ces situations. Lorsqu’il renonce à dispenser des soins curatifs, le soignant agit souvent dans la précipitation. Il prend sa décision rapidement et l’accompagne d’une série de gestes qui confirment le changement d’orientation. Toutes les médications visant à prolonger la vie du malade sont souvent arrêtées en même temps et les paramètres vitaux (température, tension artérielle, poids, glycémie…) ne sont plus surveillés avec la même attention. Le patient qui n’a pas toujours été consulté ni même informé de ces changements, se sent ostensiblement pousser vers la fin de sa vie. Ce sentiment désagréable peut s’intensifier si de surcroît, le patient est adressé à un service de soins palliatifs. Surtout, si les soignants du service considèrent que leur rôle est de « faire du soin palliatif, toujours du soin palliatif et rien que du soin palliatif » et qu’ils rejètent en bloc « tout ce qui vient du monde curatif car c’est dangereux, inacceptable et inutile pour le malade » Madame C est arrivée dans l’unité de soins palliatifs après être passée par un service de médecine où l’on a diagnostiqué une évolution fulgurante de son affection cancéreuse. Elle est atteinte d’une tumeur de l’ovaire généralisée et l’interniste lui a expliqué qu’elle serait mieux prise en charge en soins palliatifs et qu’on y était plus disponible. Malgré cela, les premiers jours dans le service sont difficiles. La malade est découragée et refuse de sortir de son lit. Peu à peu, avec la médication mise en route, les douleurs abdominales s’atténuent, le transit s’améliore, l’appétit revient et Madame C reprend espoir. C’est alors qu’elle émet le souhait de reprendre un traitement de chimiothérapie. Plusieurs soignants s’opposent à ce désir et tentent de décourager la malade. Leurs arguments sont doubles : Premier argument : Reprendre une chimiothérapie dans l’unique but de prolonger la vie de la patiente est contradictoire avec la démarche palliative du service, sauf si cela améliore son confort et sa qualité de vie. Mais ce ne sera pas le cas. Second argument : Il est malhonnête de souscrire au désir de la patiente sans la mettre au courant du peu de bénéfice qu’elle tirera du traitement. Mais d’autre part, il n’est pas possible de l’informer car elle sombrerait une nouvelle fois dans le désespoir. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 45 L’administration d’une chimiothérapie dont on attend un bénéfice quasi nul peut être taxé d’acharnement thérapeutique mais la réfuter sous prétexte qu’elle s’oppose à la philosophie palliative peut tenir d’un acharnement palliatif. Dans ce cas, comment décider ? Comment trouver le juste milieu entre le « trop » et le « pas assez » ? En fin de vie, cette question ne concerne pas seulement des gestes lourds et complexes comme une réanimation, une dialyse, une chirurgie ou l’administration d’un cytostatique. Elle regarde tous les actes qui visent en priorité à prolonger la vie du malade. Traiter une pneumonie chez un malade atteint d’un cancer ne répondant plus à aucun traitement, corriger un trouble ionique ou prévenir une thrombophlébite soulève le même questionnement. Il n’y a pas de solution à l’emporte pièce pour éviter un acharnement palliatif. Il s’Quelles sont-ils ? Premièrement : Le malade a la parole. Il prend part à la réflexion. Pour cela, il est informé le plus objectivement possible de l’évolution péjorative de sa maladie. Il est considéré non sous le seul angle de sa pathologie ou de son corps mais dans la globalité de sa personne. Sa souffrance psychologique est entendue au même titre que sa douleur physique.Il est rencontré dans son individualité, celle de son histoire, de sa pathologie et de ses attentes. La décision est ajustée à sa personne. Cette démarche suppose une remise en question permanente et conduit à un deuxième principe : la solution est unique, propre à chaque situation. Nous devons nous méfier des a priori et rejeter toute forme de systématisation. Troisième principe : La question de savoir s’il faut ou pas administrer un traitement qui vise à prolonger la vie du malade est abordée en équipe. La finalité, les avantages et les inconvénients de l’intervention sont analysés et discutés avec l’ensemble des soignants concernés. agit, à chaque fois, de se questionner en respectant certains principes éthiques. Le traitement sera entrepris s’il est établi avec le patient qu’il peut en tirer un bénéfice, aussi minime soit-il. Si au contraire, la décision est celle d’une abstention thérapeutique, elle n’entraînera pas nécessairement l’arrêt des autres thérapeutiques curatives. Le passage du “cure” vers le “care” est difficile à opérer et ne prend sa signification que dans un processus permanent. La désescalade thérapeutique doit être progressive et respecter le rythme du patient. Car le moment où le soignant s’apprête à renoncer à une thérapeutique curative n’est pas toujours celui où le malade accepte sa propre finitude et face à un pronostic inéluctablement mortel, il existe le temps de l’événement et celui du choix. L’acharnement palliatif peut également survenir lorsque le soignant impose au malade ses propres conceptions de la fin de vie, de la mort et de la souffrance et s’entête à l’accompagner de la sorte. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 46 Madame P souffre depuis 3 ans d’un cancer du sein. La tumeur évolue sous la forme d’une généralisation osseuse et hépatique. Contrairement aux autres malades, la patiente arrive seule dans l’unité. Elle a pourtant plusieurs enfants. Madame P met rapidement l’équipe soignante en difficulté. Elle passe ses journées à gémir et rejette toutes les propositions qui devraient améliorer son état. Jour après jour, semaine après semaine, les médecins, les infirmières, le kinésithérapeute, la psychologue et les bénévoles insistent pour qu’elle accepte de l’aide. Malgré l’attention dont elle fait l’objet, Madame P se mure dans le silence et ses proches restent distants. Madame P est morte, seule, trois semaines après son arrivée dans le service. Cette histoire renvoie au mythe de la « bonne mort » En tant que soignant, nous avons le désir de rendre la fin de vie de nos patients la plus douce et la plus sereine possible. Forts de notre idéal et des principes fondateurs du mouvement palliatif, nous sommes prêts à tout mettre en œuvre pour atteindre cet objectif. Mais en voulant trop « bien-faire », nous risquons de perdre de vue le patient et de lui nuire. Les situations qui invitent à s’interroger sur les limites du « bien-faire » et peuvent conduire à un acharnement palliatif sont assez courantes. Il y a les situations où à force d’attention, de douceur et de prévenance, nous finissons par étouffer ou angoisser le malade. Je pense à un patient qui à peine arrivé dans l’unité, a reçu tour à tour la visite du médecin, d’une infirmière, d’une bénévole et finalement de la kinésithérapeute pour s’assurer que son admission s’était bien passé et qu’il n’avait besoin de rien. Il y a également les situations où l’équipe soignante demande avec insistance au malade de « lâche prise », de prendre un antalgique ou un sédatif ou de se détendre dans un bain ou avec un massage qu’il n’a ni souhaité, ni demandé. Ensuite, il y a les situations où nous nous immisçons dans l’intimité du malade afin qu’il fasse le bilan de sa vie ou se réconcilie avec les siens et celles où nous faisons intrusion dans la vie de ses proches pour qu’ils l’accompagnent au mieux et se prémunissent d’un deuil difficile. Pourquoi cherchons-nous, parfois avec beaucoup d’insistance, à rendre la fin de vie de nos patients la plus paisible possible ? Certainement parce qu’en tant que soignant, nous sommes là pour donner des soins. Nous ne devons ni ne pouvons nous y dérober. D’ailleurs, n’a-t-on pas dit que « les soins palliatifs sont tout ce qu’il reste à faire lorsqu’il n’y a plus rien à faire » Ensuite, parce qu’un décès dans la souffrance, le conflit ou la révolte nous dérange et provoque en nous un sentiment d’échec, l’impression d’un travail mal fait, d’une mission non accomplie. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 47 En utilisant tous les moyens mis à notre disposition pour améliorer la qualité de vie de nos malades, quitte à dépasser leurs attentes, nous pouvons avoir l’illusion du devoir accompli. Alors agissons… mais pas pour nous donner l’impression d’être utile et pas pour gérer nos propres angoisses ! Tout cela complique le problème et vous pourriez conclure de mon exposé que l’acharnement palliatif est quasi inévitable. Je ne crois pas que ce soit le cas. Il suffit de ne pas perdre de vue le malade et de nous centrer sur ses besoins. Car finalement, lui seul connaît ce qu’il veut et peut faire de la fin de sa vie. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 48 SENS ET NON-SENS DE LA SOUFFRANCE Philippe Bacq Professeur au Centre International Lumen Vitae Bruxelles Lorsque j’ai accepté de prendre la parole devant vous aujourd’hui, j’avais le sentiment d’honorer une dette de reconnaissance. En 1992, j’ai été opéré d’une tumeur cancéreuse à la langue ici, à l’Hôpital St Luc. J’ai gardé un souvenir ému de la manière dont j’ai été soigné et entouré. Pour une très large part, les réflexions que je vous partagerai aujourd’hui trouvent leur source dans cette expérience personnelle. J’espère qu’elles pourront vous aider à prendre davantage encore conscience de la beauté et de la grandeur du métier qui est le vôtre. C’est aussi dire d’emblée que je ne cherche pas à vous présenter une réflexion sur la souffrance objective, universellement valable. Il me semble que ce n’est pas possible. Chacun et chacune de nous parlent de la souffrance à partir de sa propre expérience. Je tenterai de vous dire comment je me débats personnellement avec elle. Il ne s’agira pas tant d’un enseignement, mais plutôt d’un témoignage. On ne parle pas de la souffrance comme on élabore un traité de géométrie ou de philosophie. Celui qui parle est trop impliqué lui-même dans les paroles qu’il prononce. Mon propos sera donc limité. Il appelle le vôtre pour compléter, corriger, nuancer ce que j’ai pensé vous dire aujourd’hui. Voilà pourquoi un certain temps de dialogue est prévu à la fin de cet exposé. La souffrance, qu’est-ce à dire ? Au point de départ, il me paraît utile de proposer quelques points de repère communs concernant le vocabulaire. J’appellerai souffrance le mal que nous subissons, quelle qu’en soit la cause. On pourrait dire de la souffrance qu’elle est une violence subie. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 49 Elle peut provenir d’un mal naturel, soit collectif, soit personnel. Collectif, comme les souffrances occasionnées par un tremblement de terre, un tsunami, une épidémie ; plus personnel comme une maladie, la vieillesse ou la mort… Elle peut aussi être provoquée par un mal moral, c’est à dire d’un mal où des libertés sont engagées. Au niveau collectif, c’est par exemple le cas d’une guerre, d’un génocide ou d’un viol collectif. Au niveau plus personnel, celui d’un accident de la route ou d’une maladie qu’on aurait pu éviter si on avait été plus prudent… Des libertés sont plus directement engagées dans les souffrances qui sont ainsi occasionnées, ce qui leur donne une coloration particulière. Dans le cadre de cette conférence, je parlerai uniquement de la souffrance personnelle due à la maladie, à un accident ou à la vieillesse. Je choisis de limiter ainsi mon exposé car c’est à ce type de souffrances que vous êtes surtout confrontés dans l’exercice de votre métier. Il est vrai que la souffrance causée par un accident ou une maladie est différente de celle qui accompagne la vieillesse. La maladie et l’accident impliquent un aspect de soudaineté : il y a un « avant » et un « après » qui marquent une déchirure dans le temps. Les malades y font souvent allusion : « c’était avant ma maladie… » ou « c’était avant mon accident ». Au contraire, le temps de la vieillesse peut se préparer à l’avance, car, et c’est heureux, on vieillit progressivement. On a donc le temps d’apprendre à vieillir. Mais on n’a généralement pas le temps d’apprendre à être malade…. Il y a aussi un aspect d’exception dans la maladie ou l’accident qui survient : tout le monde ne devient pas malade, tout le monde n’est pas accidenté, mais tout le monde vieillit. Il y a quelque chose d’exceptionnel dans la souffrance causée par la maladie ou un accident, surtout s’ils nécessitent une hospitalisation. Il est normal de vieillir, mais le malade lui se sent anormal, ce qui accroît sa souffrance… Mais pour l’essentiel, il me semble que l’on peut rapprocher ces trois expériences de la souffrance. Je les traiterai donc ensemble. En quoi consiste la souffrance ? La souffrance : une perte de l’image que l’on avait de soi. Souffrir, c’est toujours en son fond, perdre l’image que l’on avait de soi, avant de tomber malade. On aimait aller en montagne, faire du vélo, conduire la voiture, faire du shopping… et maintenant ce n’est plus possible, et c’est irrémédiable. Ce qui fait souffrir, ce n’est pas seulement le fait qu’on ne peut plus exercer certaines activités ; c’est beaucoup plus profond, car cela touche à l’identité de la personne dans ce qu’elle a de plus intime. La personne qui souffre perd l’image Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 50 qu’elle avait d’elle-même lorsqu’elle pouvait exercer ses activités coutumières. Elle était dynamique, active, entreprenante… Elle ne l’est plus. Au contraire, elle se découvre soudain immobilisée, passive, dépendante… Les repères affectifs, sociaux, charnels qui lui donnaient une identité à ses yeux et aux yeux des autres ont disparu et elle a le sentiment très pénible de disparaître avec eux. « Je ne suis plus rien… » ou « je ne vaux plus rien » ou encore : « qu’est-ce qui me reste, la vie m’a tout pris… » disent souvent les malades. Pourquoi ce sentiment de se perdre lorsqu’on perd en partie la santé ? Je pense que la raison est la suivante : dans la vie courante, la plupart du temps, nous nous identifions à l’image que nous avons de nous et qui nous procure de l’estime à nos yeux et aux yeux des autres. Voilà pourquoi nous attachons beaucoup d’importance à cultiver cette image de toutes sortes de manières. Elle est essentielle car elle nous procure une certaine assurance intérieure et une consistance sociale. Nous nous identifions ainsi aux fonctions que nous exerçons au sein de la famille ou en société. Quand la maladie ne nous permet plus d’exercer ces fonctions, nous perdons cette représentation de nous-mêmes. Et nous vivons cette perte comme un échec d’autant plus douloureux que nous avons le sentiment de nous perdre nous-mêmes. Nous tombons dans une sorte de grand vide intérieur, sans plus trouver aucun point d’appui… On ne sait plus qui on est. On est altéré dans son identité profonde. Je me souviens bien de cette chute dans le vide quand le stomatologue m’a dit que l’ulcération que je ressentais dans la bouche était de l’ordre d’un cancer. J’avais ce sentiment profond que plus rien ne serait désormais jamais plus comme avant. Et comme on n’a pas appris à être malade, pendant tout un temps, il n’y a plus aucun chemin qui donne un sens à la vie. Il n’y a même plus de parole, sinon parfois du bavardage, pour crâner, pour faire comme si… mais au fond, il n’y a plus qu’un cri intérieur qui signifie un vide, un manque à être.. . Quand un malade ou une personne âgée crie sa souffrance, elle demande en fait un chemin, un sens, une raison de vivre. Tout va dépendre alors de la réaction de son entourage…. Une perte plus difficile à vivre dans notre milieu culturel Cette perte est d’autant plus difficile à vivre que notre société diffuse des images de « vies réussies » qui excluent la souffrance. La publicité est le canal principal de cette diffusion. Dans notre milieu culturel, pour réussir sa vie il faut : - être en bonne santé le contraire d’être malade - être et rester jeune le contraire de vieillir - être fort et productif le contraire d’être faible Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 51 Non seulement le ou la malade est atteint dans son identité propre, mais il doit faire le deuil d’une certaine image de lui-même à contre courant de toutes les images publicitaires diffusées par notre société… La culture actuelle n’aide pas les malades à donner sens à leur épreuve. De là, les attitudes les plus communes face à la maladie. Que peut éprouver l’être souffrant ? Je distingue trois-quatre attitudes qui sont fréquentes, me semble-t-il, qui peuvent cohabiter dans la même personne ou se succéder dans le temps… mais il y en a d’autres possibles que vous pourrez exprimer après l’exposé à partir de votre propre expérience. La régression Souvent, la maladie provoque un moment plus ou moins long de régression à l’état infantile. Remarquons que ce processus est favorisé par tout le contexte du malade : il est couché, il dort beaucoup, il est nourri, soigné ; il n’est plus maître de lui-même ; il dépend des autres jusque dans les soins les plus intimes de son corps. Il se sent inutile, à charge et il n’y peut rien … D’où la tentation de se laisser aller, de régresser et de tirer le maximum de bénéfices secondaires de sa maladie. La régression peut se marquer par des attitudes de chantage affectif, des intransigeances, des caprices… La révolte ou la culpabilité Ce peut aussi être la révolte. Ce sont souvent les personnalités fortes qui basculent ainsi dans la révolte. Révolte contre tout et rien: la famille, les soignants, les médecins, la douleur, la porte qui est restée ouverte ou les repas qui ne viennent pas à l’heure… C’est une manière de protester contre le non-sens de la souffrance une sorte de réflexe vital devant l’inéluctable. Sans aucun doute, ce réflexe est inapproprié ; à la longue il peut même énerver l’entourage immédiat du malade, mais en son fond, il signifie un sursaut de vie et la recherche d’un chemin… . Parfois, le malade tourne cette révolte contre lui-même. Il sombre alors dans une culpabilité destructrice : « qu’est-ce que j’ai fait pour en arriver là ? J’aurais dû faire plus attention à ceci et cela et cela ne serait pas arrivé. » La culpabilité peut être très forte chez certains, surtout si leur responsabilité est engagée dans la maladie ou l’accident qui est survenu… La jalousie Le malade peut avoir tendance à projeter sur celui qui vient le soigner ou le visiter, l’image de celui qu’il était et n’est plus ! Il contemple alors en l’autre Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 52 l’image idéalisée de lui-même, avec l’illusion que cet autre, il ne lui manque rien… et que tout est parfait pour lui. Le jaloux est celui qui souffre de ce qu’il croit que l’autre a et que lui n’a pas. Il souffre d’un imaginaire et non d’un réel, un imaginaire de toute-puissance illusoire, une toute-puissance très infantile en son fond... Toutes ces attitudes me semblent se rejoindre en ceci : d’une manière ou d’une autre la personne qui souffre vit dans l’imaginaire que son vrai moi s’est altéré. Elle continue de s’identifier à ce qu’elle était avant sa maladie ou avant son accident. Elle se sent diminuée, amoindrie, marginalisée. Elle n’est plus vraiment elle-même. Elle a perdu son identité. Elle l’exprime de différentes manières. Que peut exprimer l’être souffrant ? Souvent l’être souffrant est sans parole et on se découvre devant lui sans un mot à dire… A l’expérience de la souffrance correspond souvent un silence lourd, oppressant, qui a quelque chose à voir avec le silence de la mort. Toute parole serait de trop. Reste la seule présence. Elle est importante : elle signifie au malade qu’il continue d’être précieux pour nous, même si lui a le sentiment qu’il ne l’est plus… La plainte Lorsque la parole monte aux lèvres, elle prend souvent la forme de la plainte. C’est l’expression humaine la plus élémentaire face à la souffrance. Elle est tout à la fois une protestation contre une situation qui ne devrait pas être et un appel au secours ; elle est le signe que nous ne nous réconcilions pas avec la souffrance. Elle entame notre désir de vivre, notre soif de bonheur… La plainte peut même prendre la forme de la lamentation…. Elle dit le non-sens de la souffrance pour celui ou celle qui souffre. L’accusation Elle signifie que le mal qui provoque la souffrance vient de l’extérieur et nous tombe dessus malgré nous. Nous cherchons un responsable et si nous n’en trouvons pas, l’accusation se tourne contre soi-même. L’accusation est ainsi une recherche désespérée de trouver un sens à la souffrance : trouver le responsable, fut-ce soi-même ! Quand la personne qui souffre est croyante, sa révolte peut se tourner vers Dieu lui-même. C’est lui l’auteur de la souffrance puisqu’il a créé le monde ! L’interrogation. La question que se pose le malade sur le sens de la souffrance et plus largement sur le sens de sa vie peut être lancinante. De multiples questions autour du Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 53 « pourquoi ? » montent souvent aux lèvres des personnes souffrantes. Pourquoi la souffrance existe-t-elle ? D’où vient-elle ? Pourquoi moi ? Qui est responsable ? Celui ou celle qui souffre cherche désespérément à comprendre ce qui lui arrive... La souffrance a-t-elle un sens ? Lequel ? Si la personne malade est croyante, l’interrogation peut remonter sur Dieu luimême. Pourquoi a-t-il voulu ou permis cela ? Pourquoi a-t-il fait un monde où la maladie et la mort existent ? Ou encore, qu’est-ce que j’ai fait pour que Dieu me punisse ainsi ? Sens et non-sens de la souffrance En elle-même, la souffrance n’a pas de sens Silence, plainte, accusation, interrogation, convergent vers un centre : La souffrance a-t-elle un sens ? Quand on pose la question de cette manière, à mon avis, la réponse ne peut être que négative. Non, en elle-même, la souffrance n’a pas de sens. Il me semble qu’elle n’est jamais une valeur que l’on pourrait rechercher pour elle-même. C’est tellement vrai que ceux et celles qui recherchent la souffrance pour elle-même sont considérés, dans notre culture tout au moins, comme des malades. Les psychologues les appellent des masochistes. Ce qu’expriment les êtres souffrants dans la plainte, l’accusation ou l’interrogation montrent à suffisance que la souffrance qu’ils subissent est pour eux aussi un non-sens. Ces réactions sont une immense protestation contre la souffrance: elle surgit comme une intruse, s’installe comme une étrangère ; elle n’a pas sa place en nos vies ; elle ne devrait pas survenir. Elle fait violence à la vie. De plus, elle est profondément irrationnelle et c’est toute la difficulté d’en parler. Parler de la souffrance, c’est chercher à lui donner un début de signification, mais elle n’en a pas… C’est la raison pour laquelle nous sommes souvent sans parole face à la souffrance. C’est tellement vrai que, depuis toujours, l’humanité fait tout ce qu’elle peut pour combattre la souffrance et la faire reculer... Et je me réjouis personnellement des progrès que fait la médecine dans l’utilisation de plus en plus efficace des anti-douleurs (expérience personnelle). Dans ce sens, je comprends très bien les questions que peuvent se poser des familles ou un corps médical devant certaines souffrances intolérables en fin de vie : il me semble bien plus humain d’apaiser le plus possible les souffrances de quelqu’un même si l’on sait que ce faisant, on abrège aussi sa vie. Parce que souffrir pour souffrir, à mes yeux n’a vraiment pas de sens. Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 54 Elle peut être une occasion de grandir en humanité.. Si la souffrance n’a pas de sens en elle-même, elle peut être l’occasion d’un passage, d’une traversée. Elle comprend toujours, nous l’avons vu, la perte d’une image idéale de soi ; elle est donc toujours un deuil à accomplir. Quand ce deuil est réussi – l’est-il jamais totalement ? - il peut donner à celui qui a souffert et qui a traversé sa souffrance une nouvelle qualité de vie. Nous ne le saurions peut-être pas si des personnes autour de nous ne nous aidaient à en prendre conscience. Dans ce domaine, certains malades qui nous précèdent dans la maladie nous rendent un service inestimable. Ils nous aident à comprendre qu’on peut glisser dans la maladie ou la vieillesse sans perdre sa valeur et sa dignité humaine. (Évocation de deux souvenirs personnels) Vivre la souffrance comme un passage consiste tout d’abord en une prise de conscience : je peux ne pas m’identifier à l’image de moi qui me faisait vivre jusqu’alors. Je peux perdre cette image sans me perdre entièrement moi-même. Je suis plus que cette image et je peux continuer de vivre en toute dignité alors que je ne suis plus conforme à cette représentation de moi-même. Je suis aussi autre que je ne le pensais, capable de ressources que j’ignorais. Cette prise de conscience peut favoriser un passage, une traversée : le désir de « mener une vie authentique » peut prendre progressivement le pas sur la volonté de « réussir sa vie ». Celui ou celle qui traverse la souffrance et émerge au-delà d’elle, cherche moins à trouver son identité dans des activités, des fonctions à exercer, un statut social à conserver, bref une image idéale mais un peu artificielle de lui-même à entretenir coûte que coûte. Il passe progressivement d’une vie centrée sur « le faire » à une vie plus abandonnée « au jeu du désir » : le désir de vivre ses relations et d’en susciter de nouvelles dans la vérité, la simplicité, l’authenticité. Le désir de goûter les petits plaisirs de l’existence quand ils sont donnés, de les savourer à leur juste mesure. La traversée de la souffrance est alors comme une nouvelle naissance accompagnée d’une qualité de plaisir qui confine à la joie. La joie ne vient-elle pas nous visiter dans l’entre-nous de nos relations lorsque chacun habite sa propre maison tout en laissant la porte ouverte à l’autre ? Ce que nous apprennent ceux et celles qui ont opéré cette traversée, c’est que la souffrance et la joie ne s’excluent pas l’une l’autre. Ouvrir à l’autre la porte de sa maison comporte toujours un risque : celui d’être rejeté, humilié, incompris, Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 55 jugé… Entrer en relation avec l’autre c’est consentir à prendre ce risque et à se dire à lui dans une « parole pleine » comme dit Lacan. Une parole dans laquelle celui ou celle qui parle se recueille tout entier pour s’offrir à l’autre en toute vérité. C’est une réelle souffrance. Mais cette ouverture permet un dialogue en vérité et lorsque celui-ci dure dans le temps, les partenaires en présence se découvrent progressivement accueillis et aimés jusque dans leurs failles, leurs limites leurs défauts… Ils se découvrent délivrés de la culpabilité latente de ne pas être conformes à l’image idéale qu’ils ne cessent de poursuivre pour mériter l’amour. Ils viennent enfin au jour dans la joie, l’un grâce à l’autre, comme sujets de désir… Les malades que nous soignons ou que nous allons visiter sont sur le chemin de la découverte d’une vie authentique. Si nous pouvons les aborder avec le même désir de mener avec eux un dialogue simple et vrai, nous pouvons nous engendrer les uns les autres à une nouvelle qualité de relation dans la vie de tous les jours. C’est l’immense service qu’ils peuvent nous offrir… il est sans prix. En elle-même, la souffrance n’a pas de sens. Mais elle est précieuse lorsqu’elle permet, pour les uns et les autres, ce surcroît d’humanité… Formation en Soins Palliatifs et Qualité de Vie ESP – UCL 2008-2009 56