2. Encore plus de marché?
Traditionnellement, ces défaillances du marché sont traitées par le recours à l'Etat. Des quotas sont fixés pour
les ressources communes protégées. La production publique des biens "non rivaux", comme les bibliothèques
municipales, permet de les proposer gratuitement aux consommateurs. La taxation des externalités négatives
et la subvention de celles qui sont positives rapprochent de prix corrects. Enfin, l'Etat produit les services
qu'on ne peut contraindre le consommateur à payer, qui sont alors financés par le contribuable.
Mais l'action de l'Etat a aussi ses imperfections. Prenons l'exemple des politiques de taxation des activités
polluantes. Pour que la taxe soit efficace, il faut que son montant soit à peu près égal au coût de la pollution,
de façon à ce que les prix reflètent correctement les coûts. Mais, pour fixer la taxe au niveau approprié, il faut
disposer des informations nécessaires pour calculer le coût de la pollution, ce qui est parfois bien difficile:
quelle est la valeur d'un paysage enlaidi par une construction ou du calme troublé par des machines? En
pratique, les taxes sont souvent fixées en fonction de critères purement financiers.
Ainsi, des économistes de l'OCDE ont montré que les agences de bassin, chargées de réglementer la pollution
des lacs et rivières dans les pays développés, établissaient les taxes de manière à équilibrer leur budget et
non en fonction du coût social de la pollution. Car, quelle que soit leur bonne volonté, ces agences ont
beaucoup de mal à évaluer correctement le coût de la pollution pour la collectivité.
De même, nombre d'Etats faibles ou corrompus se révèlent incapables de protéger les ressources communes
ou de construire un système de sécurité sociale efficace. Jugeant faible l'efficacité de l'Etat, des économistes
ont développé une critique d'ensemble opposant aux échecs du marché (market failures) les échecs de l'Etat
(State failures); ils ont proposé des mécanismes permettant de recourir au marché, même dans les cas vus
précédemment. Ainsi, une solution alternative à la taxation est l'institution de marchés de droits à polluer.
L'Etat fixe un niveau maximal d'émissions polluantes et émet des permis vendus aux enchères. Un marché
secondaire permet aux entreprises de revendre leurs permis inutilisés à d'autres entreprises qui en
manquent. Par rapport à la taxation, le système présente l'avantage de la souplesse: le niveau de pollution
peut être réduit par rachat d'une partie des permis, l'augmentation de l'activité renchérit les droits à polluer,
donc l'incitation à diminuer les émissions polluantes. D'autre part, le système des permis définit une norme
de pollution qui ne peut être dépassée, alors que la taxation ne garantit nullement que la pollution sera
maintenue au-dessous d'une certaine valeur. Enfin, avec les permis, la réduction de la pollution est
concentrée dans les secteurs où elle perturbe le moins la production. (…)
3. Les limites des mécanismes économiques
L'utilisation dans des domaines variés de mécanismes inspirés du marché ne pose a priori aucun problème
aux économistes, qui définissent depuis longtemps leur discipline non pas par un objet précis, mais comme
une science des choix.
On peut cependant reprocher à cette démarche soucieuse de résultats pratiques de refléter une étrange
conception de la démocratie, dans laquelle la volonté collective ne découle ni du débat public entre citoyens,
ni de la délibération de représentants élus, mais du paiement par les consommateurs. Méfiante envers l'Etat,
cette conception est purement individualiste, puisqu'elle ignore la notion de décision collective ou l'intérêt de
la confrontation des points de vue; elle fait dépendre les décisions de la juxtaposition d'actions individuelles.
En outre, considérer que les citoyens s'expriment par leurs achats donne aux plus riches une plus grande
influence sur les décisions. Enfin, en prenant les dons en faveur de telle ou telle cause comme indicateur de
l'importance que les citoyens accordent à différents problèmes, on risque de valoriser surtout l'efficacité du
lobbying ou du marketing des associations. (…).
Le critère d'efficacité économique est la maximisation d'une fonction représentant les objectifs que l'on se
fixe. Cette méthode peut avoir un sens lorsque l'objectif est la production de richesses; elle en a beaucoup
moins lorsqu'il s'agit du bien-être ou d'un autre objectif très général.
Peut-on, en effet, échanger deux barils de justice sociale contre un baril de richesse?
Peut-on additionner violence, qualité des relations humaines et état de la planète pour pouvoir comparer des
situations de façon objective?
Compte tenu de ces différences radicales de logique et de l'impossibilité de mesurer, il paraît dangereux
d'appliquer à la gestion de l'environnement ou du "capital social" des outils d'analyse et d'action venus de
l'économie.