C) Simmel et La Philosophie de l`argent

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L’argent comme « moyen absolu »
Simmel et La Philosophie de l’argent
I) La vie et la pensée de Simmel : une situation ambivalente
1) Vie de Simmel : confort matériel et inconfort social
Le philosophe et sociologue Georg Simmel est né le 1er mars 1858 à Berlin. Son père
Edward Simmel, propriétaire d’une usine de chocolat, était à la tête d’une fortune colossale,
dont ses sept enfants (Simmel était le plus jeune) ont hérité à sa mort, survenue en 1874.
Edward Simmel était un juif converti au catholicisme, tandis que Flora Bodstein, sa mère,
était luthérienne.
A la mort de son père, Simmel, âgé de seize ans, se retrouve sous la protection de
Julius Friedländer, un riche ami de la famille, propriétaire des éditions musicales Peters
Verlag, et qui devient son tuteur et le dote si richement qu’il n’aura jamais besoin de travailler
pour vivre. Sa situation est donc garantie sur le plan matériel.
Simmel étudie la philosophie et l’histoire à l’Université Friedrich-Wilhelm de Berlin,
entre 1876 et 1881. En 1881 il devint docteur en philosophie avec une thèse sur la nature de la
matière dans la monadologie physique de Kant). Sa thèse d’habilitation (1883) porte sur la
théorie de l’espace et du temps chez Kant. Il devient « Privatdozent » à l’université de Berlin
en 1885 jusqu’en 1901. Ce titre signifie qu’il a passé son habilitation mais qu’il n’a pas
encore de chaire d’enseignement, ce qui ne lui permet pas de percevoir un salaire de
l’université : il dépend donc des contributions de ses étudiants. Ses cours, populaires, attirent
l’élite intellectuelle berlinoise et un public hétérogène fait d’étrangers, de Juifs et de femmes.
En 1890, il épouse Gertrud Kinel, peintre, écrivain et philosophe. Elle écrit sous le
pseudonyme de Marie-Louise Enckendorf, notamment sur des sujets ayant trait à la religion et
à la sexualité. Signalons aussi qu’elle a pour amie Marianne Weber, la femme de Max Weber
(1864-1920), l’économiste et le sociologue.
Simmel aura par ailleurs pour maîtresse Gertrud Kantorowicz, poétesse et traductrice
de Bergson, dont il aura une fille, qu’il ne reconnaîtra ni ne rencontrera jamais.
Simmel ne fut jamais vraiment reconnu par la hiérarchie universitaire, et a souffert
d’un statut de marginal au sein de l’institution. Ce n’est qu’en 1901 qu’il devint « professeur
extraordinaire » mais il ne s’agit là que d’un titre surtout honorifique et faiblement rémunéré.
Ses livres laissèrent indifférents ils suscitèrent cependant l’intérêt de l’élite intellectuelle
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berlinoise et européenne, notamment de Rilke, de Bergson et de Durkheim. On peut citer,
outre La Philosophie de l’argent, généralement considérée comme son chef-d’œuvre, La
Psychologie des femmes et Sur la différenciation sociale, publiés tous deux en 1890,
Sociologie, en 1908, œuvre dans laquelle il expose ses concepts principaux (l’action
réciproque et la forme), enfin La Culture philosophique, en 1911, dont est tiré un texte
célèbre, « Le concept et la tragédie de la culture ».
Simmel reçoit des titres purement honorifiques, il postule deux fois, en vain, pour un
poste de professeur de philosophie dans la prestigieuse université de Heidelberg (1908, 1915),
et sa nomination tardive n’est en réalité qu’un demi-succès, car Strasbourg se trouve aux
marges de l’Empire. Les raisons de cette marginalisation tiennent d’abord au contexte
historique, caractérisé par l’antisémitisme et le pangermanisme. Les Juifs sont exclus d’un
certain nombre de postes dans le service public et l’université, et si la candidature de Simmel
à l’université de Heidelberg échoue, cet échec est en grande partie dû à l’action de l’historien
antisémite et pangermaniste Dietrich Schäfer. Il est important de noter que ce statut particulier
des Juifs entraîne selon Simmel une conséquence importante pour la pensée, comme il s’en
explique dans Les Pauvres. Pour lui, les Juifs sont prédestinés à une « distanciation réflexive
par rapport au monde quotidien » et à une « rupture durable avec les fausses évidences du “ça
va de soi” de la vie ordinaire. » La position de marginalité des Juifs leur permet par ailleurs de
s’intéresser à tous ceux qui, comme eux, demeurent en marge de la société : les pauvres, les
étrangers, et les femmes. Ces marginaux sont eux aussi à la fois en position d’infériorité et
d’extériorité par rapport à la société dans laquelle ils vivent.
Ensuite, la mise à l’écart de Simmel est directement liée au caractère atypique de sa
démarche et au croisement des perspectives et des disciplines qu’elle propose. Simmel
mélange philosophie de l’histoire, philosophie des religions, esthétique, économie, sociologie,
psychologie. Toutes sortes de thèmes sont abordés par Simmel, en marge des œuvres
principales, dans divers articles : l’étranger, le pauvre, la mode, la prostitution, la coquetterie,
l’amour, la ville de Florence… Toutefois, son œuvre témoigne d’une recherche des analogies
secrètes : une pensée qui explore les aspects en apparence contraires des phénomènes qu’elle
étudie, et repose sur « une logique intellectuelle de mise en relation généralisée » (selon les
auteurs de la préface du GF).
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Sa postérité, en revanche, a été forte : Simmel a été une référence importante pour
l’École de Chicago, fondée en 1892 par des sociologues — Robert Park (1864-1944),
Ernest Burgess (1886-1966), Erwin Goffman (1922-1982) et Howard Becker (né en 1928).
L’École de Chicago s’intéresse aux interactions entre les individus. Comme Simmel, elle
estime que ces actions réciproques constituent l’origine véritable de la société : la société
n’est donc pas déterminée par des structures. Ses thèmes de prédilection sont très variés et en
partie influencés par l’œuvre de Simmel : la ville, la médecine, la folie, la délinquance…
En 1914, Simmel obtient enfin une chaire, mais à Strasbourg, où il meurt d’un
cancer du foie quatre ans plus tard, le 28 septembre 1928.
2) La pensée de Simmel : au croisement de la sociologie et de la psychologie
a) Contexte d’émergence de cette pensée : l’avènement de la société moderne
Georg Simmel a été le contemporain des bouleversements économiques et sociaux
sans précédent créés par la révolution industrielle. Au terme de cette révolution, l’économie
européenne, encore essentiellement agricole à la fin du
XVIIIe
siècle, est désormais organisée
autour de vastes entreprises industrielles (industrie textile, mine, sidérurgie). Les
conséquences sociales de la mutation économique sont considérables, dans la mesure où le
développement du machinisme dans les campagnes libère une partie de la main-d’œuvre
agricole, qui devient ainsi disponible pour le travail salarié en usine. Cette population salariée
afflue vers les villes, dont le développement exponentiel constitue l’un des traits essentiels de
cette modernité sur laquelle se sont penchés les sociologues de la fin du
XIXe
siècle, tel
Simmel lui-même.
Une autre conséquence majeure des bouleversements issus de la révolution industrielle
est la monétarisation de l’économie. L’argent joue désormais un rôle central, comme capital
d’investissement nécessaire au fonctionnement et au développement intensif des activités
industrielles, mais aussi comme fondement du salariat, ce phénomène nouveau décrit par
Marx (1818-1883) dans le cadre de sa théorisation et de sa critique du capitalisme. À la
circulation accrue des capitaux et au salariat s’ajoute également le fait que les besoins liés à la
subsistance dans un milieu urbain en pleine expansion (nourriture, habillement, logement)
reposent nécessairement sur des échanges monnayés, ce qui n’était pas le cas dans le monde
rural, où l’on échangeait volontiers des services directement, donc sans avoir recours à
l’argent.
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L’argent s’épanouit dans l’espace de la grande ville. Il est la marque spécifique de la
modernité urbaine, et de la modernité en général, et ce à plus d’un titre. Pour développer ce
point, il est possible d’utiliser un texte de Simmel intitulé « L’argent dans la culture
moderne ». C’est un article d’août 1896 paru dans la Neue Frei Presse de Vienne (traduction
française parue aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Presses de l’Université
Laval, 2006).
Premier point commun entre l’argent et la société moderne, le changement et le
mouvement. L’époque moderne est marquée par l’écoulement de toutes choses (voir p. 38 de
cet ouvrage) : « Oserait-on résumer en une formule le caractère et la grandeur de la vie des
temps modernes, que celle-ci pourrait se lire comme suit : les éléments constitutifs de la
connaissance, de l’agir, de la formation d’idéaux sont arrachés à leur forme stable,
substantielle, solidement établie, et inscrits dans l’évolution, le mouvement, la labilité » (ibid.,
p. 37. NB : labile : qui est sujet à tomber ou à changer). C’est ainsi que dans la vie
intellectuelle on observe un renoncement aux « vérités inconditionnées », une modification
continue des connaissances sous l’effet d’une prise en compte accrue des « données
empiriques ».
En effet, l’industrialisation et le capitalisme de cette deuxième moitié du
XIXe
siècle
vont de pair avec l’aliénation et la misère du prolétariat concentré dans les nouveaux espaces
urbains. Du coup, à de 1840, divers courants de la pensée allemande remettent en question
dans les philosophies précédentes (celles de Kant, Hegel, Schelling, Fichte) leur idéalisme, et
plus particulièrement dans les philosophies de l’histoire leur caractère téléologique (l’histoire
serait orientée vers le progrès humain). Ces nouveaux courants (en particulier Marx,
Feuerbach) voient dans ces philosophies de l’histoire une théologie masquée visant à justifier
les pouvoirs établis. Ils rompent donc avec les présupposés optimistes des Lumières :
l’universalité et le naturalisme (théorie expliquant les comportements à partir du postulat
d’une nature humaine immuable). Ils tentent au contraire de repenser le fait humain dans sa
spécificité culturelle en faisant abstraction de tout présupposé dogmatique. Simmel est
l’héritier direct de ces nouveaux courants de pensée.
Au-delà de ces modifications dans le champ conceptuel, on assiste à un brouillage de
plus en plus grand des frontières sociales, jusque-là rigides, et à un arrachement de l’individu
à tout ce qui contribuait à son enfermement dans des traditions et des cadres rigoureux. La
domination de l’argent est la conséquence de cet émiettement autant qu’il l’entretient, par un
jeu d’influence réciproque. Simmel défend donc l’idée d’une interaction de l’argent et de la
« culture sociale et spirituelle ».
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De plus, l’analogie entre l’argent et la société moderne se fonde sur la notion de
bonheur. Simmel constate « l’inouïe demande de bonheur de l’homme moderne » (p. 34) ainsi
que l’aptitude toute particulière de l’argent à la satisfaire, d’où la focalisation de cet « homme
moderne » sur ce moyen d’obtention de tous les biens : « Cette “concupiscence”
spécifiquement moderne des classes et des individus — qu’on la condamne ou qu’on la salue
comme un stimulus de l’évolution culturelle — a pu gagner en ampleur en raison de
l’existence actuelle d’une formule capable de condenser en elle tout ce qui est digne d’être
désiré, un point central qu’il suffit de gagner pour parvenir grâce à lui, comme avec la clé
magique des contes, à toutes les joies de la vie » (pp. 33-34) » (La concupiscence, terme à
forte résonance religieuse, est le désir vif des biens terrestres, qui détournent de Dieu. Pour
Simmel, le désir d’argent tend à faire de l’argent le dieu des temps modernes). L’argent
permet donc de réaliser un gain d’énergie, de temps, de réflexion stratégique.
Enfin, le point commun entre l’argent et les grandes villes réside dans l’anonymat, à la
fois source de liberté, de solitude et de dépersonnalisation. Il existe selon Simmel un lien
privilégié entre l’espace urbain et l’argent. La grande ville met en relation des individus
étrangers les uns aux autres, de même que l’argent circule au-delà des cloisonnements
familiaux et communautaires, irriguant ainsi la société dans son ensemble. Le bénéfice
immédiat de l’anonymat est la liberté. La multiplication des interactions individuelles dans le
cadre urbain ouvre à la prise de conscience de la diversité des modes de vie, ce qui laisse à
l’individu la possibilité de construire ses propres choix indépendamment de ce regard d’autrui
particulièrement présent et pesant dans des groupes humains restreints, tels que ceux des
espaces ruraux. Simmel souligne que la ville permet notamment l’émancipation des pauvres,
des étrangers et des femmes.
L’argent est lui aussi facteur de liberté. Il permet par exemple à l’ouvrier de ne pas
dépendre personnellement de son employeur, à l’inverse de ce qui se produit dans la relation
unissant un serviteur à son maître : il brise donc les anciennes dépendances, les
assujettissements d’homme à homme, telles qu’elles existaient dans la féodalité. (C’est ce que
Simmel montre dans « La liberté individuelle », quatrième chapitre de la Philosophie de
l’argent). Ainsi, les valeurs traditionnelles figeaient l’individu dans le réseau de ses
appartenances à une classe, à une lignée, à un territoire, à un peuple ou à un sexe. La ville et
l’argent permettent à l’inverse une ouverture et une libre circulation qui favorisent
l’autonomie et l’épanouissement personnels. Cependant, ils ne sont pas uniquement une
source de libération pour l’individu, dans la mesure où ils conduisent à de nouvelles
aliénations, de nouvelles dépendances. Ainsi, dans le cinquième chapitre, « L’équivalent
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monétaire des valeurs personnelles », Simmel pointe la dissolution des liens sociaux, rançon
de l’autonomisation de l’individu et de l’anonymat des échanges, et aussi la marchandisation
de l’humain, dont témoignent prostitution au sens strict, et la prostitution au sens large, c’està-dire le salariat.
b) Relativisme et philosophie de la vie
La pensée de Simmel s’inscrit dans le prolongement des conceptions relativistes
initiées par Wilhelm Dilthey (1833-1911). Ces conceptions situent dans le contexte qui a
permis leur émergence et leur développement les différents systèmes de valeurs propres à une
aire culturelle. Il s’agit de comprendre le caractère relatif de ces valeurs. À chaque aire
culturelle correspondent donc selon Dilthey une certaine représentation du monde (en
allemand, Weltanschauung) et un certain Esprit du temps (Zeitgeist). Celui-ci, loin de l’Esprit
du monde cher à Hegel, est propre à chaque civilisation, à chaque société, et s’identifie aux
tendances collectives marquant à un moment donné une époque et une civilisation données.
Dilthey est amené ainsi à distinguer, dans son ouvrage majeur L’Edification du monde
historique dans les sciences de l’esprit (1883), les « sciences de l’esprit » (nos actuelles
sciences humaines) et les sciences de la nature. Ces dernières expliquent les phénomènes
naturels : elles déploient les relations causales reliant les uns aux autres les phénomènes et
visent donc l’établissement de lois universelles. À l’inverse, les « sciences de l’esprit »
(histoire, économie politique, science de la religion, psychologie et bientôt sociologie)
recherchent la compréhension des faits humains, donc leur sens, dans leur singularité. La
science historique, par exemple, se penche sur des séries d’événements qui ont eu lieu une
fois. La sociologie dite compréhensive s’intéresse à des comportements singuliers obéissant à
des intentions, et qui, en se généralisant et en se stabilisant, dessinent pour une société donnée
diverses normes tendancielles que l’on doit chercher à comprendre de l’intérieur, comme par
empathie. On est donc bien loin ici des ambitions du positivisme français, de Comte (17981857) et de la « physique sociale », ou de Durkheim (1858-1917), qui estime nécessaire de
« traiter des faits sociaux comme des choses », comme des phénomènes positifs, et de faire
abstraction des intentions humaines au motif qu’elles sont « trop subjectives pour pouvoir être
traitées scientifiquement » (Règles de la méthode sociologique, 1895). Dans ces sciences de
l’esprit, on ne peut aboutir qu’à des degrés d’interprétation plus ou moins probables, non à
des vérités indiscutables. C’est pourquoi la relation de l’homme à la monnaie n’est pas
analysée seulement sous l’angle des conditions matérielles d’une économie, mais à travers le
jeu des représentations psychiques.
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Simmel s’inscrit donc dans la continuité des philosophies de la vie (dont les plus
célèbres représentants sont Nietzsche en Allemagne (la vie définie comme « énergie
créatrice » vouée à s’accroître) et Bergson en France (à travers les concepts d’ « élan vital » et
d’ « énergie spirituelle »), qui réhabilitent l’irrationalité dans la compréhension des
phénomènes, à partir du moment où la vie elle-même n’est pas rationnelle, et ne peut être
restituée dans sa complexité à l’aide de concepts. Il faut donc réintroduire de nouvelles
méthodes : l’intuition, l’expérience vécue, la sympathie, les anecdotes historiques, jusqu’alors
méprisées par la pensée sérieuse parce que trop particulières.
Mais le philosophe de la vie ne cherche pas seulement à rendre compte de la vie en en
revenant à la particularité des expériences individuelles. Il vise aussi souvent une cure des
pathologies sociales. Une société est malade quand la vie s’appauvrit parce que la culture (à
comprendre au sens large de mécanismes sociaux, économiques, d’institutions destinés à
aider l’homme à vivre et domestiquant les élans vitaux) nie l’élan vital et lui fait obstacle.
Simmel s’inscrit ainsi dans le champ de problèmes déterminés par Nietzsche : quel est le sens
de nos valeurs ? Quel est le rapport avec la vie ?
c) Une relation complexe au marxisme
Simmel déclare, dans la Préface de la Philosophie de l’argent : « il s’agit de
construire, sous le matérialisme historique, un étage laissant toute sa valeur explicative au rôle
de la vie économique parmi les causes de la culture spirituelle, tout en reconnaissant les
formes économiques elles-mêmes comme le résultat de variations et de dynamiques plus
profondes de présupposés psychologiques, voire métaphysiques » (p. 17)
Simmel ne récuse donc pas l’importance de la sphère socio-économique (production et
échanges) dans l’explication de la culture spirituelle. En cela il se rapproche de Marx. Pour
Marx, en effet, l’esprit est déterminé par les conditions matérielles, ou encore la
superstructure idéologique est déterminée par une infrastructure qui relève des rapports de
production « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est leur être
social qui détermine leur conscience » Marx, Contribution à la Critique de l’économie
politique, préface). Autrement dit, si le bourgeois se comporte en égoïste cupide, c’est parce
que cette tendance psychologique est déterminée par le fait objectif et structurel qu’il détient
les moyens de production. Mais si Simmel reconnaît l’influence des structures économiques
sur la psyché de l’individu, les relations sociales et les idéologies, il ajoute que cette sphère
socio-économique doit à son tour être expliquée, et justement par des facteurs
psychologiques. Il faut donc bien revenir de la structure qui détermine l’individu à l’individu
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qui est à l’origine de cette dernière. Florian Laurençon (auteur de l’excellente étude consacrée
à Simmel dans le volume L’Argent paru aux éditions Atlande), précise les deux points sur
lesquels Simmel et Marx s’opposent. Tout d’abord, Simmel affirme contrairement à Marx que
l’esprit prime sur la matière, ce qui signifie que la matière n’est jamais que le moyen dont se
sert l’esprit pour réaliser ses fins, une structure n’est pas dotée d’une conscience. C’est là
introduire le rôle déterminant des finalités des actions. Simmel cherche à concilier l’idée de
fin et celle de déterminisme par l’idée d’interaction. La fin dépasse toujours l’intention
individuelle car nous agissons en interaction les uns avec les autres. Ensuite, Simmel récuse
l’idée selon laquelle l’individu serait déterminé par une structure, quelle qu’elle soit. Il croit
en effet en la liberté humaine et en la capacité créative de l’action individuelle, alors que pour
Marx cette créativité, quand elle existe, est à chercher du côté de l’action collective, du côté
de la praxis révolutionnaire qui doit abolir la lutte des classes et mettre fin à l’exploitation de
l’homme par l’homme.
d) Les concepts clefs de la sociologie de Simmel : interaction et forme.
Pour Simmel, il est impossible de partir uniquement du fait social, susceptible d’agir
sur l’individu, au contraire de ce qu’affirme Durkheim. C’est pourquoi il s’intéresse aux
individus, à leurs comportements singuliers, car c’est de l’action particulière de ces individus
qu’émanent les faits sociaux. L’étude des éléments macroscopiques, telle l’institution de
l’argent, passe nécessairement par celle d’éléments microscopiques, c’est-à-dire des
interactions entre les individus composant le groupe. Une culture n’est pas étudiée seulement
au niveau de l’individu, mais au niveau des interactions qu’il entretient avec ses semblables.
De plus, cette étude a besoin d’outils conceptuels : elle recourt à des « formes », qui
doivent être comprises comme des constructions mentales, des schémas, dont on suppose
qu’ils permettront de mieux comprendre des situations et des contextes spatio-temporels
divers, à condition toutefois d’être parfaitement conscient des simplifications que ces
représentations, ces « formes » introduisent. La forme n’est pas une loi, puisque la loi vise une
validité universelle. La forme, elle, se veut simplement générale : elle permet d’analyser une
pluralité de situations singulières présentant entre elles des similitudes. L’avare, le prodigue,
le blasé sont autant de « formes » permettant de penser des façons d’être qu’il est possible de
rencontrer à des degrés divers chez certaines personnes dans une foule de situations de la vie
concrète.
NB : le terme « forme » désigne par ailleurs chez Simmel le produit d’une interaction
sociale. Ainsi, les institutions sociales, l’argent ou le droit sont des formes.
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On a souvent reproché à Simmel, à tort, son « psychologisme », qui mettrait en péril la
pertinence de ses écrits du point de vue scientifique. Il s’agit d’un contresens reposant sur une
confusion entre approche psychologique et approche individualisante. Simmel sait qu’on ne
peut jamais connaître intégralement l’intériorité psychique de l’homme. Mais il cherche à
cerner au plus près les particularités des comportements, des désirs, des habitudes, et de les
replacer dans le cadre des échanges.
3) Présentation de la Philosophie de l’argent
a) Visée de l’œuvre : une interrogation sur les valeurs de la modernité occidentale.
Simmel s’intéresse donc aux valeurs qui fondent la société occidentale. Dans la
mesure où l’argent occupe une position centrale dans la société moderne, il apparaît pour
Simmel comme la valeur des valeurs, et donc un critère d’intelligibilité de ces dernières, ainsi
que de certains comportements irrationnels et pathologiques, tels que l’avarice, la prodigalité,
le cynisme ou le blasement. En somme, l’argent est le reflet de l’esprit même de l’époque, du
Zeitgeist. Corps matériel appartenant à l’ordre des choses, il est aussi en même temps
l’expression symbolique d’une certaine vision du monde, dont Simmel analyse les
fondements et les répercussions psychologiques en s’appuyant sur des considérations d’ordre
économique et historique.
b) Structure de l’ouvrage.
La Philosophie de l’argent est divisée en deux parties, analytique et synthétique. La
première (chapitres I à III), plus abstraite, s’appuie sur des matériaux délivrés par la
connaissance historique et économique, pour cerner les caractéristiques de l’argent (nature,
fonction), tandis que la deuxième (chapitres IV à VI), tente de « tirer des conclusions sur un
plan sociologique et psychologique », et, donc de passer à l’étude d’une « psychologie
collective ».
Il faut ajouter que par sa construction même l’œuvre laisse dans l’ombre le problème
de la répartition de l’argent et des inégalités de fortune, alors même qu’elle évoque les
pauvres. Elle cherche seulement à comprendre l’interaction des agents dans l’échange
monétaire, et au-delà de cette interaction, les valeurs qui fondent la culture de nos sociétés.
Partie analytique : chapitres I à III
• Chapitre I : « Valeur et argent »
Simmel montre dans ce chapitre que la nature ne connaît pas la valeur : la valeur n’est
pas une caractérisation intrinsèque des choses mais dépend étroitement du désir et de la
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subjectivité, même si ces valeurs subjectives prétendent à l’objectivité. La culture est le nom
que nous donnons à cette objectivation des valeurs. C’est de la séparation du sujet désirant et
de l’objet de son désir que procède la valeur de cet objet. Ainsi, distance et obstacle nous
rendent les choses précieuses. Il ne faut pas cependant que cette distance soit insurmontable
— l’inatteignable perd toute valeur —, ni, bien sûr, qu’elle soit nulle — car ce qui s’atteint
sans effort n’a pas non plus de valeur.
Dans le cadre de la révolution industrielle, c’est l’argent qui tend à devenir la valeur
absolue. Simmel déclare : « Chaque chose a un contenu défini dont elle tire sa valeur [c’est-àdire le fait de pouvoir être investie par le désir subjectif] ; l’argent, lui, tire son contenu du fait
qu’il vaut : un valoir figé en substance, le valoir des choses sans les choses elles-mêmes. »
(Philosophie de l’argent, I, p. 111) L’argent permet donc l’échange parce qu’il est à la fois la
mesure et le support de la valeur.
• Chapitre II : « La valeur substance de l’argent »
Dans ce chapitre ayant trait plus directement à l’économie, Simmel s’interroge sur le
développement de la monnaie à travers l’Histoire. La monnaie possède initialement une
valeur en tant que telle (métal précieux, par exemple) tout en ayant également une dimension
symbolique dans la mesure où elle vaut aussi en tant qu’elle permet l’échange. Elle est donc à
la fois réelle comme corps matériel, et idéelle comme symbole.
Or, comme nous l’avons vu, elle s’est peu à peu coupée de sa substance matérielle,
devenant ainsi toujours plus abstraite, comme en témoigne la notion de fiduciarisation :
« Bien sûr l’argent commence par pouvoir exercer les fonctions monétaires parce qu’il a de la
valeur ; ensuite il devient une valeur parce qu’il exerce les fonctions monétaires » (chap. II,
p. 228). Cette évolution signifie que « le sentiment de valeur qui s’attache à lui [l’argent] se
rend indépendant de son matériau et se porte sur fonction » (ibid., p. 232).
Cet exercice créateur de la valeur suppose la confiance dans le pouvoir, dans l’État,
dans la société et l’ordre marchand. : « De même que, sans la confiance des hommes les uns
envers les autres, la société tout entière se disloquerait […], de même, sans la confiance, la
circulation monétaire s’effondrerait » (ibid., p. 197). Cette confiance est fondée sur le fait que
la monnaie, quelle qu’elle soit, est une forme de crédit. L’argent crédit défini par Simmel
recouvre ainsi une pure possibilité dont je postule le caractère réalisable en raison de la
confiance que j’accorde à l’ordre social existant : j’accepte telle ou telle monnaie en paiement
parce que je sais que je pourrai moi-même l’utiliser pour acheter une marchandise que je
convoite.
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• Chapitre III : « L’argent dans les séries téléologiques »
Par « série téléologique » ou « série dotée d’une finalité », il faut entendre
l’enchaînement des actions individuelles permettant de passer d’une intention à la réalisation
de cette intention « une succession d’événements intercalaires, de médiations en vue d’un
résultat attendu ».
Simmel passe dans ce chapitre à l’étude de la dimension symbolique incarnée par
l’argent. Ce dernier est un moyen absolu : il peut servir à tout, à la différence d’un outil,
fabriqué pour une fin déterminée, et il est échangeable avec tout, indéfiniment reconvertible,
out, d’où son indifférence et sa neutralité.
Mais de moyen il peut se transformer en fin absolue, d’où les dérives pathologiques
étudiées par Simmel (cupidité, avarice, prodigalité, cynisme, ascétisme, blasement). Dans un
article intitulé « Sur la psychologie de l’argent » et antérieur à la Philosophie de l’argent,
Simmel avait déjà souligné cette propension de l’esprit humain à la fixation sur le moyen :
« une des dispositions les plus lourdes de conséquences de l’esprit humain est que les simples
moyens, en soi indifférents, au service d’une fin deviennent à ses yeux des fins définitives
pour peu qu’ils aient été présents à sa conscience suffisamment longtemps ou que la fin à
atteindre par leur biais soit hors de portée ». Il se produit alors une interruption de la série
téléologique, qui se focalise et s’immobilise alors sur le moyen (l’argent) au détriment de la
fin (ce que l’argent permet d’obtenir). Dans le processus normal, en effet, « la fin rationnelle
dernière n’est en tout état de cause que la satisfaction tirée de la jouissance de l’objet » (« Sur
la psychologie de l’argent »). Or, dans le cas de l’avarice par exemple, l’objet de jouissance
est l’argent lui-même, c’est-à-dire le fait d’avoir de l’argent.
Partie synthétique : chapitres IV à VI
La seconde partie traite pour sa part des effets sur la culture, sur les comportements
sociaux, de la diffusion de l’argent parmi les hommes.
• Chapitre IV : « La liberté individuelle »
L’argent libère en faisant échapper à une subordination directe : en effet, le
développement de l’argent s’est historiquement accompagné d’un décloisonnement de la
société, donc d’une libération : ainsi, la relation entre l’ouvrier et son employeur est très
différente de celle qui relie le serf à son seigneur, dans la mesure où l’argent « favorise, par la
neutralité objective de son essence, la suppression de l’élément personnel dans les
interrelations humaines » (chap. IV, p. 364 bas).
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Cependant, comme tout peut s’acheter, que « tous les objets nous deviennent, au sein
de l’économie monétaire, de plus en plus indifférents, inessentiels, interchangeables dans leur
particularité et leur individualité » (ibid., p. 370), l’homme est lui-même conduit à une forme
d’aliénation en raison de l’influence de l’argent sur les relations interindividuelles.
• Chapitre V : « L’équivalent monétaire des valeurs personnelles »
Il s’agit d’un exposé sur les risques de déshumanisation inclus dans la monétarisation
des relations sociales. Simmel dénonce plus fortement le caractère vil et vulgaire de l’argent
(lié au fait qu’il est dépourvu de toute qualité particulière), et en particulier la
marchandisation de l’être humain, qu’il s’agisse du prix du sang dans les civilisations
anciennes (prix à payer pour le meurtre d’un homme ; on estimait que le meurtrier réparait
son crime par l’acquittement de ce prix du sang), de la prostitution ou de la corruption. Ce
chapitre comporte des pages assez fortes sur la condition féminine, le mariage et la
prostitution.
• Chapitre VI : « Le style de vie »
Ce chapitre propose un examen des diverses conséquences de l’économie monétaire
sur la culture : avènement d’une rationalité calculatrice et d’une relation toujours plus
abstraite aux choses ; dépersonnalisation des rapports humains : « le nombre des rapports
fondés sur l’argent ne cesse de croître », « la signification de l’homme pour l’homme se
ramène de plus en plus, bien que de manière dissimulée, à des intérêts d’argent » (chap. VI,
p. 613). Il existe donc un conflit au sein de la culture, de nature tragique, entre les moyens de
cette culture, l’économie, et les fins qu’elle vise, à savoir le développement de la spiritualité.
Autrement dit, l’argent est un des outils par lesquels l’homme rend sa vie possible tout en
l’avilissant.
II) L’argent dans la culture : étude de la première section du chapitre 3, p. 47-111
Simmel commence dans le chapitre 3 par examiner les rapports qui existent entre
l’argent et la culture au sens large, c’est-à-dire l’ensemble des inventions humaines qui
permettent à l’homme de garantir sa vie et le développement de cette dernière.
Je m’appuie pour l’examen de cette première partie sur le plan du chapitre établi par
Florian Laurençon dans l’ouvrage L’Argent publié aux éditions Atlande.
1) Pulsions et fins (p. 48-58)
Simmel commence par définir le propre de la culture, par opposition à la nature,
autrement dit, il cherche d’abord à mettre à jour la différence qui existence entre humanité,
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dans sa dimension culturelle, et animalité, cette frontière passant au cœur même de l’homme
(à la fois mû par des instincts pulsionnels et des intentions faisant de lui un « animal social »),
et définissant une frontière historique entre l’homme d’avant la culture ou la civilisation (ce
qu’un Rousseau appellerait « état de nature ») et l’homme de culture.
Simmel établit donc d’emblée un distinguo entre la pulsion, assouvie sitôt libérée
d’elle-même dans l’acte, et les actions téléologiques ou dotées d’une finalité, qui sont
stimulées par la représentation consciente d’un résultat à atteindre. Dans les deux cas, il y a
bien une finalité de l’action, mais dans le premier, elle se situe au niveau de l’espèce et n’est
pas consciente, alors que dans le deuxième elle se situe au niveau de l’individu. Simmel
illustre cette idée par les exemples de l’alimentation et de la sexualité : manger pour combler
pour combler sa faim relève de la pulsion, contrairement à manger à des fins de dégustation
culinaire, même si matériellement l’acte semble identique. Même différence entre le coït par
instinct sexuel, et celui qui relève de la recherche d’une jouissance particulière.
Simmel donne deux spécificités de cette différence : dans le premier cas, il n’y a
aucune identité de contenu entre la cause (une énergie qui se meut) et le résultat. Dans le
second cas, la cause et l’effet se confondent, puisque c’est la représentation d’une fin non
encore réalisée qui constitue le principe du mouvement. Ainsi, celui qui recherche de l’argent
va être motivé par l’image de la quête de l’argent : du point de vue conceptuel et perceptif,
cause et effet se confondent.
Deuxième différence plus importante : dans l’activité pulsionnelle, la pulsion s’épuise
totalement dans le mouvement qui la conduit à se réaliser : l’acte est donc la fin de la pulsion.
Alors que dans l’action dotée d’une finalité, il y a interaction entre sujet et objet, c’est-à-dire
projection psychique sur le monde et retour de l’objet sous la forme d’une réaction psychique,
dans la pulsion, l’action provient de la matière et reconduit à elle.
Pour Florian Laurençon on peut à partir de là comprendre la différence entre nature et
culture. La nature est le monde où les choses sont ordonnées entre elles selon un ordre. La
culture, celui où les hommes produisent et organisent leur relations à des objets. Elle est donc
organisation contingente, non ordre nécessaire. Simmel se situe donc dans une perspective
proche d’un certain point de vue de la phénoménologie, puisque la première place est
accordée à la conscience subjective, qui fait exister le monde (pas de monde sans conscience
du monde et inversement toute conscience est conscience de quelque chose). C’est parce que
j’ai conscience du monde que je me sépare du monde, que je fais exister la différence entre
objet et sujet. C’est là qu’intervient l’action dotée d’une finalité P. 52 « C’est seulement à
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partir de l’action dotée d’une finalité que le moi se différencie comme personnalité des
éléments naturels intérieurs (et extérieurs).
En effet, dans le monde de la culture, je n’ai jamais directement accès à la satisfaction
de mes désirs. Toute fin formulée suppose donc une médiation, le recours à un moyen, c’està-dire un événement intercalaire entre la conscience et le monde extérieur.
Cependant, explique Simmel, le sujet qui agit n’est pas nécessairement habité par la
fin propre de toute action dotée d’une finalité, et qui est le sentiment que cette action éveille
en nous, selon un processus, Sujet ou Esprit → Objet → Sujet ou Esprit. Parfois la raison de
l’action peut résider simplement dans l’objet visé, l’issue concrète.
En résumé, il faut distinguer l’action dotée d’une fin premièrement du pur mécanisme
(de la pulsion), qui comprend seulement deux termes successifs Sujet/objet (immédiateté du
déchargement de l’énergie dans l’action), alors que l’action dotée d’une fin comprend trois
termes (le sujet, la fin, et le moyen qui médiatise) et deuxièmement de l’action divine. Si Dieu
est parfait, il ne saurait avoir besoin d’un moyen pour réaliser sa volonté (Simmel établit là
une critique d’un finalisme divin).
Pour Simmel, entre les deux étapes du procès (l’anticipation d’un certain résultat par
le sujet, qu’on appellera A, et le sentiment que l’action provoque en nous, qu’on appellera par
exemple D), il y a un certain nombre de maillons possibles, une série téléologique (ou dotée
d’une fin). L’étendue de cette chaîne révèle pour Simmel « le raffinement de la manière de
vivre », et c’est à ce sujet que l’argent est introduit pour la première fois, car il est vu comme
un instrument de complications sociales, un responsable de l’allongement des chaînes
téléologiques. Il faut donc connaître tous les liens de causalité qui font remonter de D à C,
puis de C à B, et de B à A, afin de pouvoir réaliser une série finale, ce qui explique ce
paradoxe que l’approfondissement de la conscience finale (le sujet se pose des objectifs)
suppose l’approfondissement de la conscience causale.
2) Moyen et outil (p. 58-67)
A partir du moment où le concept de série téléologique est posé, Simmel va
s’interroger sur les techniques qui permettent la satisfaction de nos désirs, autrement dit sur la
production dans le monde extérieur de moyens permettant de réaliser des fins intérieures.
Simmel montre que plus les séries sont étendues, plus elles gagnent en efficacité,
parce qu’elles proposent toujours plus de moyens au service de fins toujours plus nombreuses.
Mais par ailleurs, les moyens alimentent et stimulent la représentation : plus nous avons
connaissance de l’existence de certains moyens, plus nos désirs s’accroissent, puisqu’ils nous
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donnent l’idée de fins que sans eux, nous ne songerions pas à désirer, d’où l’évocation d’un
premier « retournement de la relation naturelle » (p. 59) entre moyens et fins.
Simmel adopte alors une perspective historique pour introduire la différence qui
existence entre ressources naturelles et outils : à l’origine, l’homme utilise des ressources
naturelles pour réaliser ses fins (le fruit qui sert à nous nourrir, le feu qui sert à nous chauffer).
Mais celles-ci n’ont pas été crées dans le but de nous servir, contrairement aux outils. L’outil
est un moyen qui, par vocation, outrepasse sa fin ou sa fonction initiale. Il s’agit bien d’une
réalité (objet ou institution) qui produit sur nous une réaction, mais il s’agit aussi d’une réalité
que nous utilisons et manions, en vue de réaliser d’autres buts : ce qui signifie que l’outil est
amené à persister au-delà d’un usage unique.
C’est ce qui explique que « l’outil est le moyen absolu » (p. 61) : il n’est attaché à
aucune fin particulière ou définitive. Cela dit, l’histoire de la civilisation passe par le passage
de l’outil physique, servant une fin matérielle (un soc de charrue, une hache) et donc limitée,
à des outils plus spirituels, c’est-à-dire des abstractions, comme les institutions sociales
(comme l’Etat, instrument d’organisation de la vie sociale, ou l’école, instrument d’éducation)
ou les règles de grammaire et de géométrie, ou encore les concepts. Parmi elles, l’argent
figure en bonne place, et c’est à ce moment seulement que Simmel introduit cette réalité :
« Nous touchons enfin au point où l’argent trouve sa place dans l’enchevêtrement des faits. »
Simmel en revient d’abord à des éléments connus sur l’origine de la monnaie :
l’invention de la monnaie, « forme la plus pure de l’outil » (p. 63-64) coïncide avec la
recherche d’une facilitation des échanges. En effet, le moteur des échanges est le désir que
j’ai de ce que l’autre possède, sans nécessairement désirer le voler, l’usurper ou l’exploiter.
La limite du troc résidait dans le fait que le détenteur du bien que je convoite n’était pas
nécessairement attiré par ce que j’avais à lui proposer en retour. On retrouve donc le thème,
repris à Aristote, de la monnaie comme dénominateur commun, étalon des échanges. Mais
Simmel va plus loin. Si l’outil est le moyen absolu, l’argent est l’outil absolu, c’est-à-dire un
moyen unique au service de toutes les fins possibles. On peut ainsi l’envisager comme
l’aboutissement du progrès technique.
Mais ce qui parachève la valeur de l’outil de l’argent, c’est l’évolution des institutions
économiques, politiques et sociales qui vont permettre d’instaurer un rapport de confiance
entre l’argent et les populations, ce qui suppose donc que l’efficacité et l’essence de l’argent
ne résident pas dans l’argent lui-même mais dans l’organisation sociale.
A partir de là, Simmel en vient à poser l’idée que l’humain se définit par sa relation à
la monnaie. En effet, si ce qui distingue l’homme et l’animal, c’est la capacité pour l’homme
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à se munir d’outil (il est « l’animal fabriquant l’outil ») (p. 65), et si l’outil absolu est la
monnaie, dès lors l’essence de l’humanité réside dans son rapport à l’argent, d’où la mise au
point d’une méthode à la fois socio-historique et fondée sur l’analyse psychologique.
3) Valeur et richesse (p. 67-80)
On a vu que le type de moyens dont on dispose rejaillit sur le type de fin que l’on se
propose. Ce renversement de la logique ordinaire des moyens et des fins provient de la
durabilité de l’outil, qui se perpétue au-delà de son usage particulier, pour un nombre de
services imprévisible à l’avance. Dès lors, l’outil, comme ouverture des possibles, s’exprime
comme potentialité. La valeur potentielle de l’argent fait partie de l’argent, ce qui signifie que
la possible du choix de ce qui pourra être échangé avec lui participe de sa valeur.
Plus un outil est concret, plus il est enfermé dans l’idée d’une utilité (laquelle s’oppose
à la potentialité, beaucoup plus indéterminée). Plus un outil est abstrait, plus il peut s’adapter
à des situations nouvelles.
Ce qui fait donc la valeur de l’argent, bien plus que son statut de marchandise
couvrant un champ limité de possibilités, c’est son statut de symbole, qui permet de repenser
le phénomène de la richesse de manière originale : non plus comme simple possession
matérielle, mais comme possession symbolique du choix, possession illimitée tant qu’elle n’a
pas été abolie par la dépense (selon Florian Laurençon, « processus irréversible », « acte par
lequel le choix s’accomplit, et, ce faisant, se nie »).
Cette potentialité de l’argent a deux conséquences : en tant que potentialité, l’argent
pousse à son utilisation, puisqu’il est une puissance cherchant à s’actualiser. Il est en luimême une raison de sa propre dépense : « il ne sait pas être en repos et pousse
continuellement à son usage » (p. 69), ce que la sagesse populaire traduit par l’expression
« l’argent brûle les mains ». Deuxième conséquence : l’instauration d’une dissymétrie dans
l’échange, qui n’existe pas dans le troc. La prépondérance de celui qui donne l’argent sur
celui qui donne la marchandise s’exprime ainsi par le phénomène de la prime (celui qui
achète aura toujours le droit à un supplément par rapport à celui qui vend sa marchandise), et
permet l’établissement de l’équation suivante : valeur de l’argent = valeur de chaque objet
dont elle est l’équivalent + valeur de la liberté de choix entre un nombre indéterminé d’objets
semblables. Cette prépondérance a par ailleurs des conséquences très nettes sur l’appareil de
production. La puissance du détenteur de capitaux, comme l’explique Marx, est infiniment
supérieure à celle de celui qui ne détient que sa force de travail. C’est cette idée que Simmel
reprend (p. 70) lorsqu’il évoque la différence entre le travailleur et le « détenteur de
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l’argent », séparés par la liberté de choix. Pour Marx, cependant, il s’agit d’une évolution
économique liée à l’histoire de la propriété (la bourgeoisie, c’est-à-dire une partie du tiersétat, est devenue propriétaire d’une partie de l’appareil de production) tandis que pour Simmel
c’est l’abstraction progressive de l’argent qui a déséquilibré les rapports sociaux, ou plutôt qui
a permis l’avènement de nouveaux déséquilibres.
Cette injustice est d’ailleurs un cas particulier de toute relation humaine qui fait entrer
une question d’intérêt. Ainsi dans l’amour, celui qui est le moins aimant a l’avantage, car il
n’est pas en demande. Il sait attendre et poser ses conditions. Cette remarque de Simmel nous
invite à élargir la question de l’économie financière à l’économie des rapports humains en
général, dont la première n’est pas coupée (« pas du tout isolée dans le système de la vie », p.
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Deux remarques additives apparaissent alors. D’une part, une culture fondée sur
l’argent annonce la consécration de la puissance financière, dans laquelle ceux qui font de
l’argent avec de l’argent dominent par rapport à ceux qui font de l’argent avec le travail. Par
conséquent, de manière paradoxale, ce sont les improductifs qui dominent l’appareil de
production, ce qui explique que même en temps de crise, l’avantage va aux détenteurs de
capitaux, p. 77 « Quelles qu’aient été les nombreuses faillites et les vies anéanties du fait de
chutes de prix et de hausses insensées du marché, l’expérience montre que ces dangers
contraires pour vendeurs et acheteurs ou créanciers sont généralement profitables aux grands
banquiers ». Il y a donc une indifférence de l’argent au mouvement économique, une logique
propre, bientôt autonome. On voit ici que les séries téléologiques, quoique initiées par la
volonté humaine, peuvent s’émanciper de cette dernière. En effet, l’argent devenant sa propre
fin, il s’émancipe des objectifs qu’il était censé servir (l’économie), et ne fonctionne plus par
rapport à quelque chose d’extérieur à lui.
D’autre part, deuxième remarque, cette évolution entraîne une confusion de la valeur
et du prix. Comme l’argent est la mesure de toute chose, le prix s’intercale entre les objets et
nous. Pour dissiper cette illusion, Simmel montre que dans des situations extrêmes, comme
une pénurie, la valeur des choses reprendre ses droits. Dans l’absolu, on préférera toujours la
totalité d’une classe de marchandises à la totalité de l’argent (qui tout seul ne sert à rien).
Mais en revanche, dans une société d’abondance, on préférera toujours une certaine quantité
d’argent à une certaine quantité de marchandises.
4) Liberté et sacrifice (p. 80-92)
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La richesse est dès lors compréhensible comme liberté. C’est cette qualité qu’incarne
la richesse, et qui permet de définir le superadditum : le riche jouit de privilèges qui dépassent
le bénéfice de ce qu’il peut se procurer avec son argent.
Simmel donne alors des exemples de ces privilèges du riche, sans rapport direct avec
la valeur concrète qu’il a payée. Il prend l’exemple des voyageurs de première classe dans le
tramway, qui d’un point de vue extérieur n’obtiennent rien de plus que le constat immédiat et
pur de leur privilège. Il évoque du coup l’association de la ploutocratie à la moralité, dans
l’imaginaire collectif, à travers l’exemple de la notion de respectability, tandis qu’à rebours le
pauvre est associé à la criminalité.
Il donne de cette intuition de la supériorité réelle du riche à partir d’une simple
puissance virtuelle, une preuve par la langue. Il faut en effet distinguer en s’appuyant sur
l’allemand Macht, le pouvoir en tant qu’il est exercé, et Vermögen, la puissance virtuelle et
dans la langue les « moyens financiers » (« avoir les moyens de »).
A l’inverse, le revenu du pauvre est déterminé a priori par les besoins vitaux, peu de
marge d’utilisation libre. Chaque augmentation de revenu à partir de ce seuil qui prédétermine
les dépenses permet une élévation du superadditum. Conséquence particulière : la plupart des
biens nécessaires étant disponibles en grande quantité doivent être écoulés, donc offerts aux
moins riches, ou du moins offerts de telle sorte qu’il s’agisse pour eux d’un sacrifice pénible
mais encore envisageable : par conséquent, ce sont les couches sociales les moins riches qui
en fixent le prix (pour qu’elles puissent les acheter) : c’est la « loi de limitation des prix à la
consommation ». Ceci redouble l’avantage des plus riches, pour qui les biens indispensables
sont également à bas prix. Il peut ainsi consacrer une faible partie de son argent à ces
dépenses, et destiner le reste au luxe. Simmel répond ici à la question de l’origine des prix et
de leur variation : selon Florian Laurençon explicitant Simmel « les prix proviennent d’une
spéculation sur les capacités de sacrifice des catégories majoritaires de la population ». La
mode et la publicité (étudiés par ailleurs par Simmel) auront par ailleurs pour fonction de
stimuler et conditionner ce désir, pour garantir une pente croissante au sacrifice (le
surendettement).
Simmel évoque ensuite d’autres formes de superadditum, en s’appuyant sur l’histoire
et la sociologie : d’abord sur le plan du pouvoir, là où les fonctionnaires sont peu payés, seuls
les riches peuvent détenir les places dirigeantes, d’où une ploutocratie marquée. Ensuite, il en
résulte la gloire du dévouement patriotique : quantum de considération, d’avantages terrestres
en bonus (exemple des riches membres de confréries au Moyen Âge à Lübeck). Sur le plan
psychologique, le riche peut en outre se permettre de mépriser l’argent, et donc parfois,
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l’argent lui permet d’apprécier les choses à leur juste valeur (indépendamment de leur prix),
car son acquisition (par ex. d’une œuvre d’art) n’est pas troublée par « la question lancinante
du sacrifice financier ». Certes, parfois au contraire le riche développe une indifférence blasée
à l’égard des choses, mais ceci confirme la nature de l’argent comme moyen pur permettant à
l’individu de se construire et de s’incarner dans sa direction propre. Le paragraphe s’achève
ainsi sur la définition de l’essence métaphysique de l’argent, comme moyen absolu.
5) Centralisation et circulation de la monnaie (p. 92-112)
Simmel s’intéresse à partir de là aux rapports qui unissent l’argent et l’étranger (il a
consacré en 1908 un essai sur ce thème intitulé Digressions sur l’étranger), ou l’argent et le
marginal. L’argent instaure en effet une ligne de partage entre autochtones et étrangers. Si les
premiers produisent des biens qu’ils mettent sur le marché, les seconds se contentent de faire
circuler la monnaie, car ils n’ont pas accès au commerce de marchandises. Il en résulte une
position d’infériorité sociale. A partir de la page 92, Simmel évoque en effet dans une série
d’exemples empruntés à l’histoire, une conséquence de ce statut de l’argent comme moyen
absolu : il devient une institution sociale centrale, mais déséquilibrante. Il devient le centre
d’intérêt et le domaine spécifique d’individus et de classes, dont la position sociale exclut
toutes sortes d’activités et de statuts. On constate alors que paradoxalement la possession
d’argent ne s’oppose en rien à l’aliénation sociale. On peut même dire avec Florian
Laurençon qu’elle la confirme, puisque l’on peut plus facilement dépouiller un individu de
son argent que de sa terre, ce que Simmel montre avec l’exemple des Juifs « aucune
possession ne peut être accaparée aussi rapidement et simplement, et avec si peu de perte que
l’argent » (p. 99). En effet, sur l’échelle des biens économiques que l’on peut facilement
acquérir sans travail et par le vol, se trouve l’argent : du coup, on a spolié les Juifs (en les
chassant de leur domaine, en récupérant leur argent).
De plus, celui qui fait le commerce de l’argent prend des risques dont tout le corps
social va bénéficier s’ils se révèlent payants, et dont il sera le seul à faire les frais s’ils
échouent.
Pour montrer ce rapport fort de l’argent à des groupes socialement marginaux, Simmel
s’appuie sur l’exemple des affranchis romains (c’est-à-dire des anciens esclaves, écartés de la
pleine citoyenneté), puis des huguenots ostracisés par les catholiques, des quakers (membres
d’un mouvement religieux protestant, renonçant volontairement à leurs droits civiques), et des
Herrenhuter (communauté de frères moraves). Avec une certaine hétérogénéité, il évoque
ensuite divers exemples de catégories sociales ayant pris leur revanche dans le commerce de
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l’argent sur une économie qui les écartait du circuit de la production : ainsi les nobles sous
l’Ancien Régime (une fois que l’Etat s’est réapproprié leur fonction d’intendance des
domaines, ils n’ont plus rien à faire qu’à toucher leurs rentes), les Spartiates dans l’Antiquité
(parce qu’ils s’interdisaient toute poursuite d’intérêts économiques), les habitants d’Egine (île
trop stérile pour faire de l’agriculture) des Juifs, sur lesquels il insiste longuement, mais aussi
sur celui de la riche cité d’Anvers dans les Flandres, où les autochtones anversois, en minorité
par rapport aux commerçants étrangers, se réservent les activités bancaires.
Mais il y a bien une démonstration historique sous-jacente à cette profusion
d’exemples, et une opposition structurante entre deux époques de la civilisation. Simmel
montre implicitement que dans les sociétés « archaïques », centrées sur l’idée forte de la cité,
de la nation, du groupe, de la communauté, sociétés « centralisées », donc, l’argent joue une
place latérale, et se trouve associé à l’étranger. Ainsi s’explique la référence aux Lois de
Platon. Pour ce dernier, la monnaie doit avoir une valeur au sein de la cité, qui soit nulle pour
les étrangers, afin qu’ils ne puissent l’exporter hors des frontières et en faire le commerce. A
l’inverse, à partir du moment où le marché remplace l’identité nationale, soit après la
Révolution, on entre dans l’ère de ce qu’on appelait cosmopolitisme au dix-neuvième siècle,
qu’on appelle à présent mondialisation, soit une atténuation des identités nationales, pour le
meilleur (une ouverture à autrui, une libération pour nombre d’individus) et pour le pire
(déracinement, uniformisation des modes de vie, atomisation des sociétés). L’argent va
devenir un outil d’intégration et de promotion sociale, par-delà les barrières de classe (c’est
l’avènement historique de la bourgeoisie après la Révolution) et par-delà les frontières (c’est
l’émancipation politique des Juifs, retardée par la réaction antisémite et anticosmopolite des
totalitarismes).
Dans ces pages, Simmel développe longuement la particularité du statut des Juifs et de
leur rapport à l’argent dans une analyse qui la psychologie et de la socio-histoire. L’histoire
de ce peuple reflète assez bien les deux moments de la civilisation évoqués par Simmel. Au
départ, le Juif souffre d’un double statut d’opprimé et d’étranger qui va lui permettre de
développer une intelligence abstraite, car sans rapport avec la terroir ou le groupe social
dominant : « le trait profond de l’intellectualité juive –l’aptitude, moins à produire des
contenus, qu’à se mouvoir dans des combinaisons logico-formelles –se doit d’être compris en
interdépendance avec cette situation économico-historique. » De plus, la religion leur permet
l’usure interdite aux catholiques. Simmel en profite pour rappeler que les taux d’intérêt élevés
que l’on a si souvent reprochés aux Juifs ne sont pas un mensonge historique mais
s’expliquent par l’absence de garantie, le risque pris par celui qui fait le commerce de
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l’argent. Mais à partir du dix-neuvième siècle, les Juifs vont pouvoir profiter de la naissance
du capitalisme pour modifier leur positionnement au sein des relations sociales. Simmel
évoque ainsi l’historien britannique Macaulay qui écrit au dix-neuvième siècle que
l’émancipation des Juifs sur le plan politique devrait être une formalité, puisqu’ils ont déjà le
pouvoir réel de l’argent. Certes, une résistance se fait jour selon Simmel. Le grand capital
moderne à ses débuts, se sachant propre à être utilisé n’importe où, s’étend par-delà les
espaces. D’où la haine du peuple envers les grands établissements financiers, correspondant à
la haine du sentiment national contre l’international, associé à l’emprise des Juifs par le
discours antisémite dominant.
Cependant, pour Simmel, optimiste sur ce point, il n’y a plus d’étranger au sens ancien
du terme, puisque la circulation monétaire embrasse désormais la totalité de la sphère
économique. Du coup, l’étranger prend une nouvelle signification : il est l’homme qui nous
est indifférent moralement, cette étrangeté favorisant les transactions. A l’inverse, la
transaction financière personnalisée est dangereuse, ce que résume le conseil rapporté par
Simmel p. 111 « il y a deux sortes d’hommes avec lesquels il ne faut jamais entrer en affaire
d’argent, l’ami et l’ennemi. » L’étranger au sens moderne, est « la personnalité à laquelle
nous sommes intérieurement tout à fait indifférents », et qui se prête le mieux pour l’échange
financier.
III) L’argent et la vie : étude de la deuxième section du chapitre 3 (p. 112-186)
Il s’agit désormais dans cette partie d’examiner les conséquences pour la vie de cette
production culturelle qu’est l’argent, en particulier les conséquences pour les individus.
L’argent n’est plus envisagé du point de vue de sa signification collective et historique, de
l’origine de sa puissance, mais du point de vue des manifestations de son pouvoir effectif sur
l’individu.
1) Rationalité de l’argent : préférences et choix (p. 112-129)
Simmel commence par distinguer pour ce faire la valeur et la signification de
l’argent. La signification de l’argent, déterminée par son statut de moyen par rapport à une fin
donnée, va s’estomper, se masquer au profit du sentiment de la valeur suscité par la fin, et qui
irradie le moyen, selon un phénomène que Simmel nomme « expansion psychologique des
qualités » ou « transfert de valeur » : la qualité que l’on prête à une chose originellement dans
sa relation avec une autre –l’argent est utile à la vie –rejaillit sur la manière dont on perçoit
cette chose elle-même.
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Conséquence, on se met à accorder une valeur absolue à ce qui n’a pas de valeur
objective, en soi, pas de signification donc. On peut même occulter la fin originelle visée. Il
faut donc distinguer le plan matériel et général de l’efficacité mécanique dans une série
téléologique donnée (c’est alors le sujet qui agit sur un objet en le transformant en moyen, en
médiateur entre lui et une fin), et le plan spirituel de la signification psychologique (ou par
retour c’est l’objet médiateur qui exerce une action sur notre psychisme).
Dans le phénomène du transfert de valeur, le terme d’une série va irradier tous les
autres membres de la série. Simmel en donne plusieurs exemples. On peut retenir celui de
l’homme politique dont le rejet par la population entraîne la condamnation de décisions qui
prises en elles-mêmes nous seraient indifférentes, voire sympathiques. Nous enveloppons
donc tout dans un même sentiment, ce que Simmel voit comme une preuve de la « richesse
réjouissante de l’âme ».
Ces deux plans parallèles communiquent, bien sûr, car la valeur que nous donnons aux
choses est souvent fonction de leur signification générale, c’est-à-dire de leur efficacité
concrète, que nous n’ignorons pas à titre individuel, la plupart du temps (nous en avons
conscience).
Cependant Simmel distingue tout de même les finalités inconscientes et les finalités
conscientes. Les premières sont à distinguer des pulsions parce qu’elles participent de
l’esprit, non de la matière, mais elles ressemblent aux pulsions en ce qu’elles ne sont pas
conscientes. Ne pas avoir conscience des finalités, c’est selon Simmel ne pas avoir conscience
de l’articulation qui existe entre le moyen et le terme final. Ceci n’est pas nécessairement un
signe de pathologie. Simmel va jusqu’à montrer que cette inconscience peut être favorable à
la vie. Dans l’histoire de la civilisation, la conscience des buts, très éloignés, peut avoir un
effet inhibant, castrateur : l’énergie se libère d’autant plus facilement au moment de l’action
que nous cessons de penser à l’objectif : c’est ce qui est montré p. 120 « Nous éprouverions
également une dispersion insupportable et paralysante si, pendant le travail sur chaque moyen
subordonné, nous devions avoir continuellement à la conscience la série complète des autres
moyens construits et l’objectif final ». Il s’agit donc bien de rationalité, non de pathologie ici,
mais de rationalité inconsciente. En fait, quand en tant qu’individus nous sommes amenés à
agir, nous sommes inscrits dès avant notre naissance dans un système téléologique complexe.
Du coup, nous n’avons pas conscience des buts généraux, mais seulement d’abord des
moyens qui sont à notre disposition, et nous ne prenons conscience des buts qu’une fois
l’action engagée. C’est particulièrement frappant à l’heure où la technique exerce son emprise
« Un pourcentage effarant d’êtres humains civilisés reste prisonnier sa vie entière de l’intérêt
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pour la technique dans tous les sens du terme : les conditions qui participent de la réalisation
de leurs intentions finales accaparent toute leur attention, concentrent leurs forces sur ellesmêmes, à un tel point que ces buts réels disparaissent entièrement de la conscience » (p. 121)
Cette loi générale des rapports entre conscience et action trouve une application
particulière dans le cas de l’argent. L’argent, dans sa signification objective de moyen
efficace, voire de moyen absolu, prend une valeur subjective exponentielle. Cela signifie que
la préférence qui motive notre désir est conditionnée par l’aire culturelle dans laquelle nous
nous trouvons : au départ, nous ne sommes pas absolument libres de nos valeurs.
Les pages suivantes sont caractérisées par un retour à une perspective historique :
Simmel oppose les temps antiques (exemple de la Grèce classique), marqués par une
économie primitive tournée uniquement vers la consommation et qui fait de l’argent un pur
moyen (un « mal nécessaire » selon Aristote), et les temps modernes, marqués par une
économie d’échanges, tournée vers la production. Ceci entraîne une différence de conception
de la vie : chez les Grecs, série temporelle continue remplie par des contenus fermes et
permanents, chez les modernes l’unité et la cohérence de la vie tiennent dans le jeu des forces
et la succession de moments aux contenus les plus disparates. En résumé, chez les Grecs,
l’argent n’a pas acquis une vie psychologique propre, les moyens et les fins ne sont pas
séparés aussi fortement qu’ultérieurement.
2) Irrationalité et pathologies de l’argent (p. 129-137)
Que la rationalité reste consciente ou inconsciente, on reste dans le cadre de la
rationalité tant que l’action reste ordonnée selon un sens « tel moyen au service de telle fin ».
Mais le décalage précédemment noté entre valeur et signification peut renverser le cours
normal de l’action : c’est alors que l’on passe de la norme à la pathologie.
Simmel inscrit d’abord sa réflexion sur l’argent dans la problématique générale de la
série téléologique comme forme destinée à satisfaire nos désirs, mais y échouant, parce qu’on
ne peut jamais atteindre durablement une quelconque finalité. C’est le propre désir que de ne
pouvoir être satisfait, parce qu’à partir du moment où l’objet désiré est atteint, il n’est plus
désiré, et le désir se reporte sur un tiers objet. La tradition philosophique a toujours insisté sur
le fait qu’à partir du moment où un désir est satisfait ou un objectif atteint, nous n’avons pas
de satisfaction définitive et repoussons toujours plus loin notre objectif : le concept de « fin
dernière » n’est donc qu’un concept, une fonction qui cristallise le fait que la poursuite d’un
but se fait indéfiniment. De ce point de vue il apparaît moins irrationnel que les fins ne soient
que des moyens, puisque les fins ne sont jamais QUE des moyens. On peut comprendre alors
23
24
qu’on saisisse arbitrairement un moment pour le consacrer objectif final, et l’argent apparaît
souvent comme à ce point de tension entre relativité de nos efforts et absolu de l’idée
d’objectif final puisqu’il est à la fois l’équivalent de toutes les valeurs (voilà pour sa
dimension absolue) et un pur moyen (voilà pour sa dimension relative).
Mais cela dit, l’argent n’est pas simplement un objet du désir parmi d’autres, et le
mauvais usage de l’argent n’est pas un simple témoignage des déviances du désir. L’argent
est en lui-même pathogène : par une inversion qui tient à la nature même de l’argent, ce n’est
pas, comme l’écrit Florian Laurençon « un désir excessif qui viendrait corrompre l’argent ;
c’est l’argent qui vient exciter et corrompre le désir » : il crée de la pathologie en excitant le
désir et en le conditionnant. Et ce rôle pathogène, il le joue d’autant plus fort qu’il a pris
historiquement plus d’ampleur au niveau d’une aire culture donnée, ce qui explique le retour à
une perspective historique. En effet, même si on a été avide d’argent à toutes les époques, il se
trouve que l’intensification du désir d’argent comme fin en soi coïncide avec le moment où
les satisfactions les plus modestes et la conception de la religion comme absolu, but ultime de
la vie, ont perdu de leur force.
En fait, l’argent entretient dans sa forme psychologique des rapports avec Dieu, à la
fois parce qu’il est moyen absolu et point d’unification d’innombrables séquences dotées
d’une finalité (essence de Dieu : accéder à l’union de la diversité et des contradictions du
monde). De la même manière, l’argent se hisse à une hauteur abstraite qui surplombe la
diversité des objets.
A partir de là, Simmel va montrer la contamination de la culture par l’argent. Le
pessimisme est fort car dans les pathologies qu’il examine, Simmel montre qu’il n’y a pas
vraiment de bonne attitude à l’égard de l’argent. On pourra être indifférent à tout (c’est le
cynisme et le blasement) sauf à l’argent, qui nous rend progressivement indifférent à ce qui
n’est pas lui.
3) Cupidité, avarice, prodigalité (p. 137-171)
Simmel commence, au bas de la page 137, par revenir à la cause des troubles de la
relation à l’argent. Il décrit d’abord la pathologie comme un comportement anomique, c’est-àdire non conforme à une norme sociale (non naturelle). Par conséquent les phénomènes de
cupidité et d’avarice sont des notions relatives qui sont fonction de la culture économique
d’un milieu : la limite qui fait passer un individu pour cupide sera placée très haut dans une
culture de l’économie monétaire vive et développée, plus bas dans une phase plus primitive
de l’économie (moins fondée sur les échanges et l’intensité de l’activité). A l’inverse, l’avare
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sera perçu plus fortement comme avare dans une société de la circulation et de la dépense que
dans une société plus archaïque économiquement, où il passera simplement pour rationnel et
économe. Ces tendances relatives se comprennent donc par rapport à un étalon extérieur à
l’argent.
Ces tendances se manifestent aussi parfois sans rapport à la valeur monétaire des
objets possédés : pour les collectionneurs, qui ressemblent négativement aux égoïstes par leur
manière d’exclure autrui de leur possession propre. Mais il demeure une différence entre
collectionneurs et avares. Pour les avares, la valeur ne réside pas dans la jouissance de la
possession, mais dans le simple fait objectif, sans plus de conséquence, de la possession. Ce
qui est motivant, ce n’est pas la qualité de la chose possédée, mais la réalité de la possession,
qui finit par apporter une sorte de sérénité.
p. 151 « L’argent n’a cependant rien d’autre à apporter à l’avare que sa pure
possession. »
Simmel effectue alors une analogie entre la possession d’argent et la propriété
foncière, laquelle traduit une élévation de la valeur économique en valeur absolue et
d’interruption conséquente de la série téléologique : au-delà de la jouissance qu’il procure, un
bien se trouve élevé en valeur absolue. En effet la propriété foncière, surtout au Moyen Age,
paraît dotée, au-delà de sa valeur objective, d’une valeur idéale : elle offre le sentiment en soi
précieux de connaître le rapport de domination à la terre, idée éventuellement connotée
religieusement selon laquelle l’être humain est ainsi lié aux fondements de l’existence
humaine.
Pour Simmel, les cas les plus purs de telles transformations du moyen de la vie en bien
absolu se trouvent les pathologies de la cupidité et de l’avarice, très différentes entre elles,
mais ayant toutes deux pour finalité l’argent (« dégénérescences pathologiques de l’intérêt
pour l’argent » p. 144)
Le cupide tout d’abord est décrit comme celui qui ramène toutes les autres valeurs au
rang de moyens au service de sa fin dernière, à savoir l’acquisition d’argent. Les biens
économiques eux-mêmes ne sont pas recherchés par le cupide, et leur recherche serait même
absurde, occasionnerait une déperdition d’énergie, dans la mesure où on peut se les procurer
avec de l’argent. Selon Florian Laurençon, il y a inversion du mouvement de la vie dans la
cupidité, car au lieu de permettre à une tendance intérieure de se réaliser en se projetant vers
le monde extérieur, elle favorise le retour de l’intériorité vers l’intériorité en passant par une
abstraction : le monde réel n’est jamais atteint, la jouissance non plus. Le cupide ne parvient
donc jamais à s’approprier le monde, il ne s’approprie que du vide. Il y a alors une analogie
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possible entre l’argent et le pouvoir ou la course aux honneurs. Ces buts, originellement
moyens et transformés en absolus manifestent des inversions des tendances vitales.
Simmel développe à partir de là une réflexion comparative sur le désir de l’argent et le
désir des autres biens. Simmel rappelle que la satisfaction du souhait, contrairement à ce que
pensait Schopenhauer, ne coïncide jamais exactement avec le vide que laissait le manque ou
le désir. Quand c’est l’argent qui est l’objet du désir, il y a un tel gouffre entre la force du
désir et l’incapacité nourricière de l’objet qu’on ne peut être qu’horriblement déçu. Le désir
est d’une part chimérique puisqu’il ne débouche sur aucune jouissance, p. 154 « le moment
fécond s’est comme immobilisé en lui » (le cupide) ; d’autre part, le désir se traduit par une
fuite en avant, qui s’exprime sur le mode de l’instabilité. En effet, ce désir d’un pouvoir
chimérique n’en a jamais fini de se concrétiser, puisqu’il ne peut pas se concrétiser, il ne
débouche sur aucune consommation. Du coup, la cupidité se traduit mas une frustration
permanente, une agitation, parce qu’elle est un désir qui ne s’objective jamais.
L’avarice apparaît par comparaison comme un stade à la fois plus grave sur le plan
pathologique, et en même temps plus apte à satisfaire pleinement celui qui en souffre. Dans la
mesure en effet où ce qui est désiré c’est la simple possession objective, l’avare ne peut être
déçu. L’argent ne peut nous décevoir dans la mesure où il n’y a rien à en connaître de plus
une fois qu’il est en notre possession, alors que la déception s’explique toujours pas une
connaissance imparfaite de l’objet convoité, dans toutes les autres manifestations du désir. Là
où la pathologie est cependant plus grave, c’est que l’avare au bout du compte ne se pose
même plus la question de la jouissance. Il ne cherche même plus comme le cupide à acquérir
de l’argent, mais simplement à conserver son avoir. Florian Laurençon le compare à un
animal qui refuserait d’avaler la nourriture qu’il a dans sa bouche, de peur de la voir
disparaître. Simmel distingue ainsi l’avare de l’égoïste rappelant d’ailleurs que les catégories
de l’altruisme et de l’égoïsme ne permettent pas de rendre compte assez précisément des
pathologies de l’argent et des comportements humains en général. Il montre ainsi que du point
de vue religieux, on peut suivre les mêmes préceptes par pur égoïsme, ou par altruisme. De la
même manière, on pourra dépenser son argent par égoïsme, si on y trouve son intérêt (c’est le
cas examiné plus loin de la prodigalité). L’égoïste est donc celui qui pense constamment à son
intérêt, qui ne pense qu’à soi. Alors que l’avare, c’est celui qui ne pense qu’à l’argent, et ce
faisant qui s’oublie dans l’argent : il est dans la négation de soi, non dans l’affirmation
égoïste de soi.
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p. 155 « La forme de l’avarice la plus pure est celle qui ne détache pas du tout sa
volonté de l’argent, qui, pas une seule fois, même dans des jeux de pensée, ne la considère
comme un moyen pour d’autres choses […] ».
L’avarice est décrite cela dit comme une forme de la volonté de puissance. C’est en
particulier ce qui permet de comprendre l’avarice du grand âge : comme les aspects sensuels
de l’existence ont perdu leur attrait ou qu’il est plus malaisé d’en jouir, le dernier but de la
volonté demeure dans cet ultime pouvoir, cette puissance de l’argent non dépensé, « valeur
définitive et absolument satisfaisante » (p. 155)
Du coup, il est essentiel de distinguer l’avarice de ce qu’on appelle habituellement
économies de bouts de chandelles, réutilisation de bouts d’allumette ou conservation de
morceaux de papier, de tout et n’importe quoi. Du côté de l’avarice, on a affaire à une
indifférence totale aux choses (sauf quand elles représentent une valeur monétaire), de l’autre
on rencontre un sentiment directement accordé à la valeur de la chose, à son utilité. Certes,
cette utilité est exagérée, la fin obsédante rend importants des moyens infimes ; mais l’excès,
la disproportion ne vont pas jusqu’au contresens, jusqu’à l’inversion moyen → fin.
En revanche, il faut distinguer ces économies de bouts de chandelles d’autres pratiques
parfois confondues avec elles : le besoin de consommer ce qui a été payé (exemple de la mère
économe qui prend des médicaments utilisés par la famille, par hantise du gaspillage) ne
traduit pas le désir de conserver ou de jouir de l’objet (puisqu’il disparaît, sans plaisir) mais
l’idée qu’il y a au moins un équivalent entre la consommation et la dépense d’argent. C’est
donc un témoignage de plus de la manière dont l’argent envahit ainsi les finalités réelles.
L’objet est consommé dans l’inconfort et la gêne, simplement parce que l’argent dépensé en
sa faveur lui a conféré une valeur absolue.
Simmel en vient ensuite à la prodigalité, qui apparaît comme le double symétrique de
l’avarice, et traduit une même « déficience d’une finalité substantielle régulatrice ». En
apparence, une indifférence profonde à l’argent paraît régir la prodigalité, mais en réalité
celle-ci est le produit d’une contamination du désir par l’argent. Flamber, c’est-à-dire
dilapider de l’argent, doit être distingué à la fois de se désintéresser de l’argent, ce qui
n’implique pas nécessairement qu’on le dépense de manière excessive, et de gaspiller, c’està-dire consommer (mal, et irrationnellement), car quand on consomme, on consomme encore
des objets, même dans le gâchis. Dans la prodigalité la seule jouissance vient de la dépense
monétaire, elle se focalise d’ailleurs sur le moment de la dépense, temporellement, jamais sur
l’après-dépense (la consommation ou le gâchis de ce qui a été acquis). La jouissance serait
même d’autant plus forte que le décalage sera fort entre l’argent dépensé et l’importance de
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l’objet acquis, ce qui tend à montrer que la valeur qui est dilapidée et qui fait donc l’objet de
la plus grande considération est l’argent. Simmel s’appuie pour étudier ce phénomène sur le
phénomène socio-historique des « folles prodigalités de l’Ancien Régime » (p. 163), et en
particulier l’exemple du prince de Conti qui fait concasser un diamant de 4 à 5000 francs
retourné par une dame, pour sécher l’encre du billet qu’il lui envoie en réponse. Simmel
discute une citation de l’historien Taine « On est d’autant plus un homme du monde que l’on
est moins un homme d’argent » en montrant que cette pseudo indifférence repose sur une
illusion.
[Simmel en revient ensuite de nouveau à la cupidité et à la démesure dont elle
témoigne, passage intéressant uniquement parce qu’il permet une comparaison avec le roman
de Zola : dans la prodigalité comme la cupidité, on trouve une même manière de jouir de la
pure possibilité, à la place de la réalité. Simmel analyse alors le phénomène de la spéculation
boursière, par opposition à la spéculation sur les marchandises (céréales ou autres). La
première tend vers l’infini, car elle n’est jamais stoppée par l’intégration d’une limite
raisonnable, celle de la valeur d’usage de l’objet, de son quantum immédiat et concret.]
Enfin Simmel termine cet examen de trois pathologies de la démesure par un retour à
la « signification duale de l’argent » dans une aire culturelle donnée, qui aggraverait ainsi des
pathologies qu’on ne peut ramener à une pure nature humaine. L’argent permet d’accéder soit
à des besoins intenses mais bornés du fait de leur nature, soit à des biens luxueux, mais dont
le caractère superflu est compensé par une possibilité illimitée d’expansion. L’argent permet
de satisfaire les deux types de besoin, il montre donc sa capacité d’élargissement de la sphère
où évoluent les mouvements contradictoires de notre psychisme.
4) Le plaisir d’être pauvre : du rôle de la religion dans le rapport à la monnaie (p. 17179)
Simmel en vient alors à l’étude de la pauvreté, comme valeur définitive, finalité
existentielle, satisfaisante en soi, qui s’est développée tardivement par réaction à la simonie,
c’est-à-dire le trafic des choses saintes, notamment des reliques et des charges ecclésiastiques.
Il explique qu’elle se manifeste plus purement dans des économies monétaires évoluées. En
effet, dans des systèmes économiques primitifs, il y a moins de pauvres, à la fois parce que la
satisfaction immédiate des besoins est plus facile, et parce que la compassion est plus
facilement éveillée dans des contextes où en aidant le pauvre, on soulage directement son
besoin. Dans une société fondée sur des rapports monétaires, la compassion doit passer par
l’intermédiaire de l’argent pour atteindre son véritable intérêt. C’est donc une manière de
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montrer que c’est l’argent qui crée la pauvreté, celle-ci est le produit d’un développement
socio-historique puisque dans les sociétés primitives « l’absolu dénuement des personnes ne
se rencontre pas facilement. » (p. 171)
Quand le salut des âmes constitue une finalité (c’est là le telos de cette série dotée
d’une finalité), la pauvreté devient un moyen positif. Mais justement, la sainte pauvreté n’est
pas simplement indifférente à l’argent. Elle le diabolise comme la tentation ultime, car
l’argent sert à se procurer toute chose, offrant à l’âme ce qui la tente le plus sur le moment.
Dès lors, l’argent montre encore ici qu’il est la valeur unique du monde, celle qui symbolise
toutes les valeurs du monde rejetées au profit de la pauvreté comme seule valeur. Le refuser,
comme les moines bouddhistes, c’est refuser la multiplicité du monde, refuser l’ordre
temporel au profit de l’ordre spirituel. Simmel prend ensuite l’exemple des moines
franciscains, aux XIIème et XIIIème siècles. La pauvreté est décrite, dans ces ordres
mendiants, comme la renonciation au moyen qui dans le monde passe pour le représentant des
fins, cette renonciation accédant au rang de valeur définitive : on voit bien encore là une
preuve du fait que l’argent s’élève à la signification d’un absolu. Il y a conflit de valeurs, mais
non indifférence. En tirant du plaisir de sa pauvreté, l’ascétisme reconnaît implicitement la
valeur de l’argent. Dès lors, à l’inverse, la pathologie de l’argent peut se développer si elle est
perçue comme une transgression religieuse. Elle se trouve renforcée en tant que tentation
diabolique, ce statut lui offrant une séduction inédite.
L’ascétisme est donc tout aussi pathologique que l’avarice ou la cupidité. Pour
Simmel, il relève d’une immobilisation de la vie, assujettie à des abstractions.
5) Blasement et cynisme
Simmel montre enfin que ces deux dernières pathologies constituent le revers négatif
de l’avarice et cupidité, qui élèvent l’argent au rang de valeur finale. Dans ces pathologies,
toutes les valeurs concrètes de la vie sont réduites à néant.
Simmel commence par étudier le cas du cynisme et par distinguer le cynique antique
et le cynique moderne. Les deux ont pour point commun une attitude de provocation,
éventuellement de supériorité à l’égard d’autrui, mais c’est là le seul élément d’identification.
Le cynique antique –dont le modèle historique est le philosophe Diogène– avait un idéal de
vie fait de force de l’âme et de liberté morale de l’individu, en comparaison duquel toutes les
autres valeurs étaient indifférentes. Diogène est connu pour vivre du coup dans la misère la
plus noire, dans un tonneau. Selon la légende il « cherche un homme », autrement un homme
digne de ce nom, phrase exprimant sa quête d’exigence morale, une misanthropie douloureuse
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et insatisfaite. Le cynique moderne n’a pas cette valeur absolue susceptible de devenir le
critère de dépréciation des autres. C’est un nihiliste, exprimant son sentiment de la vie en
pointant la petitesse de toutes les valeurs, ce qui est beaucoup plus évident dans une société
où l’argent enserre dans une forme toutes les valeurs et aplatit leurs différences quantitatives
et qualitatives. Du coup le cynique se trouve à l’aise dans les places boursières, puisque les
biens existentiels supérieurs y sont évalués au « prix du marché » (alors qu’ils ne devraient
être estimés qu’en fonction de leurs propres catégories et idéaux). Pour Simmel, le cynique
hait la vie, qu’il sait avilie par la prégnance de l’argent. Son seul plaisir consiste à mettre en
valeur cette vilénie ignorée par les autres, et ce faisant de l’aggraver. Il se joue en effet de la
bêtise de ses contemporains, qu’il exploite avec un mépris haineux. Sa figure privilégiée est
donc celle du publiciste, visant la ménagère de moins de cinquante ans, du financier et du
communicant.
Le blasé, lui, est également un nihiliste, mais il ne trouve pas de charme pervers dans
la dévaluation comme le cynique. Il souffre de cette incapacité à percevoir des différences,
non pas tant dans les valeurs que dans les choses elles-mêmes, autrement dit des différences
qualitatives. Puisque tout s’achète, tout a un prix, mais rien n’a de valeur. Le blasé soufre
d’une carence, alors même qu’il est en situation de plénitude matérielle, parce qu’il comprend
qu’avoir n’est pas être, mais ne peut remédier à cette situation.
Certes, l’attitude blasée vient de l’excès de jouissances. Mais elle vient aussi du fait
que l’objet désiré l’est d’autant plus qu’il y aura eu un effort pour l’obtenir, projeté sur l’objet
et lui conférant de la valeur. Quand on peut acheter facilement, tout et n’importe quoi, les
objets acquis deviennent indifférents. Il y a donc une corrélation entre abondance et
blasement, et le blasement devient le terme inévitable de toute société d’abondance, la
pathologie par excellence d’un monde rendu malade par le trop-plein. Mais par ailleurs, pour
faire contrepoint à ce blasement, nos sociétés modernes se caractérisent par la recherche d’une
excitation pour faire diversion. Mais c’est une excitation sans but, et qui se traduit par une
nouvelle fuite en avant : la quête maladive de purs stimuli est le résultat de l’accroissement
excessif de la posture blasée. Ces stimulations et excitations (recherche d’impressions
extrêmes, dans une rapidité et une diversité maximale, de « sensations fortes », drogues, jeux,
etc.) ne font qu’aggraver le blasement parce qu’elles ne disent pas au service de quelle fin
elles se mettent. Le blasé risque du coup de se rabattre sur la religion ou les idéologies, qui lui
permettre de redonner brutalement un sens à un monde tout plat.
Simmel conclut donc par l’idée selon laquelle cynisme et blasement, plus que des
dégâts collatéraux, sont l’expression d’une civilisation malade : « la civilisation de l’argent
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signifie la réclusion de la vie dans ses moyens. » Il y a donc un paradoxe : plus l’argent
circule, plus nous sommes reclus dans nos moyens. Selon Florian Laurençon « L’argent est un
outil de séquestration de l’humanité ».
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