1 L’argent comme « moyen absolu » Simmel et La Philosophie de l’argent I) La vie et la pensée de Simmel : une situation ambivalente 1) Vie de Simmel : confort matériel et inconfort social Le philosophe et sociologue Georg Simmel est né le 1er mars 1858 à Berlin. Son père Edward Simmel, propriétaire d’une usine de chocolat, était à la tête d’une fortune colossale, dont ses sept enfants (Simmel était le plus jeune) ont hérité à sa mort, survenue en 1874. Edward Simmel était un juif converti au catholicisme, tandis que Flora Bodstein, sa mère, était luthérienne. A la mort de son père, Simmel, âgé de seize ans, se retrouve sous la protection de Julius Friedländer, un riche ami de la famille, propriétaire des éditions musicales Peters Verlag, et qui devient son tuteur et le dote si richement qu’il n’aura jamais besoin de travailler pour vivre. Sa situation est donc garantie sur le plan matériel. Simmel étudie la philosophie et l’histoire à l’Université Friedrich-Wilhelm de Berlin, entre 1876 et 1881. En 1881 il devint docteur en philosophie avec une thèse sur la nature de la matière dans la monadologie physique de Kant). Sa thèse d’habilitation (1883) porte sur la théorie de l’espace et du temps chez Kant. Il devient « Privatdozent » à l’université de Berlin en 1885 jusqu’en 1901. Ce titre signifie qu’il a passé son habilitation mais qu’il n’a pas encore de chaire d’enseignement, ce qui ne lui permet pas de percevoir un salaire de l’université : il dépend donc des contributions de ses étudiants. Ses cours, populaires, attirent l’élite intellectuelle berlinoise et un public hétérogène fait d’étrangers, de Juifs et de femmes. En 1890, il épouse Gertrud Kinel, peintre, écrivain et philosophe. Elle écrit sous le pseudonyme de Marie-Louise Enckendorf, notamment sur des sujets ayant trait à la religion et à la sexualité. Signalons aussi qu’elle a pour amie Marianne Weber, la femme de Max Weber (1864-1920), l’économiste et le sociologue. Simmel aura par ailleurs pour maîtresse Gertrud Kantorowicz, poétesse et traductrice de Bergson, dont il aura une fille, qu’il ne reconnaîtra ni ne rencontrera jamais. Simmel ne fut jamais vraiment reconnu par la hiérarchie universitaire, et a souffert d’un statut de marginal au sein de l’institution. Ce n’est qu’en 1901 qu’il devint « professeur extraordinaire » mais il ne s’agit là que d’un titre surtout honorifique et faiblement rémunéré. Ses livres laissèrent indifférents ils suscitèrent cependant l’intérêt de l’élite intellectuelle 1 2 berlinoise et européenne, notamment de Rilke, de Bergson et de Durkheim. On peut citer, outre La Philosophie de l’argent, généralement considérée comme son chef-d’œuvre, La Psychologie des femmes et Sur la différenciation sociale, publiés tous deux en 1890, Sociologie, en 1908, œuvre dans laquelle il expose ses concepts principaux (l’action réciproque et la forme), enfin La Culture philosophique, en 1911, dont est tiré un texte célèbre, « Le concept et la tragédie de la culture ». Simmel reçoit des titres purement honorifiques, il postule deux fois, en vain, pour un poste de professeur de philosophie dans la prestigieuse université de Heidelberg (1908, 1915), et sa nomination tardive n’est en réalité qu’un demi-succès, car Strasbourg se trouve aux marges de l’Empire. Les raisons de cette marginalisation tiennent d’abord au contexte historique, caractérisé par l’antisémitisme et le pangermanisme. Les Juifs sont exclus d’un certain nombre de postes dans le service public et l’université, et si la candidature de Simmel à l’université de Heidelberg échoue, cet échec est en grande partie dû à l’action de l’historien antisémite et pangermaniste Dietrich Schäfer. Il est important de noter que ce statut particulier des Juifs entraîne selon Simmel une conséquence importante pour la pensée, comme il s’en explique dans Les Pauvres. Pour lui, les Juifs sont prédestinés à une « distanciation réflexive par rapport au monde quotidien » et à une « rupture durable avec les fausses évidences du “ça va de soi” de la vie ordinaire. » La position de marginalité des Juifs leur permet par ailleurs de s’intéresser à tous ceux qui, comme eux, demeurent en marge de la société : les pauvres, les étrangers, et les femmes. Ces marginaux sont eux aussi à la fois en position d’infériorité et d’extériorité par rapport à la société dans laquelle ils vivent. Ensuite, la mise à l’écart de Simmel est directement liée au caractère atypique de sa démarche et au croisement des perspectives et des disciplines qu’elle propose. Simmel mélange philosophie de l’histoire, philosophie des religions, esthétique, économie, sociologie, psychologie. Toutes sortes de thèmes sont abordés par Simmel, en marge des œuvres principales, dans divers articles : l’étranger, le pauvre, la mode, la prostitution, la coquetterie, l’amour, la ville de Florence… Toutefois, son œuvre témoigne d’une recherche des analogies secrètes : une pensée qui explore les aspects en apparence contraires des phénomènes qu’elle étudie, et repose sur « une logique intellectuelle de mise en relation généralisée » (selon les auteurs de la préface du GF). 2 3 Sa postérité, en revanche, a été forte : Simmel a été une référence importante pour l’École de Chicago, fondée en 1892 par des sociologues — Robert Park (1864-1944), Ernest Burgess (1886-1966), Erwin Goffman (1922-1982) et Howard Becker (né en 1928). L’École de Chicago s’intéresse aux interactions entre les individus. Comme Simmel, elle estime que ces actions réciproques constituent l’origine véritable de la société : la société n’est donc pas déterminée par des structures. Ses thèmes de prédilection sont très variés et en partie influencés par l’œuvre de Simmel : la ville, la médecine, la folie, la délinquance… En 1914, Simmel obtient enfin une chaire, mais à Strasbourg, où il meurt d’un cancer du foie quatre ans plus tard, le 28 septembre 1928. 2) La pensée de Simmel : au croisement de la sociologie et de la psychologie a) Contexte d’émergence de cette pensée : l’avènement de la société moderne Georg Simmel a été le contemporain des bouleversements économiques et sociaux sans précédent créés par la révolution industrielle. Au terme de cette révolution, l’économie européenne, encore essentiellement agricole à la fin du XVIIIe siècle, est désormais organisée autour de vastes entreprises industrielles (industrie textile, mine, sidérurgie). Les conséquences sociales de la mutation économique sont considérables, dans la mesure où le développement du machinisme dans les campagnes libère une partie de la main-d’œuvre agricole, qui devient ainsi disponible pour le travail salarié en usine. Cette population salariée afflue vers les villes, dont le développement exponentiel constitue l’un des traits essentiels de cette modernité sur laquelle se sont penchés les sociologues de la fin du XIXe siècle, tel Simmel lui-même. Une autre conséquence majeure des bouleversements issus de la révolution industrielle est la monétarisation de l’économie. L’argent joue désormais un rôle central, comme capital d’investissement nécessaire au fonctionnement et au développement intensif des activités industrielles, mais aussi comme fondement du salariat, ce phénomène nouveau décrit par Marx (1818-1883) dans le cadre de sa théorisation et de sa critique du capitalisme. À la circulation accrue des capitaux et au salariat s’ajoute également le fait que les besoins liés à la subsistance dans un milieu urbain en pleine expansion (nourriture, habillement, logement) reposent nécessairement sur des échanges monnayés, ce qui n’était pas le cas dans le monde rural, où l’on échangeait volontiers des services directement, donc sans avoir recours à l’argent. 3 4 L’argent s’épanouit dans l’espace de la grande ville. Il est la marque spécifique de la modernité urbaine, et de la modernité en général, et ce à plus d’un titre. Pour développer ce point, il est possible d’utiliser un texte de Simmel intitulé « L’argent dans la culture moderne ». C’est un article d’août 1896 paru dans la Neue Frei Presse de Vienne (traduction française parue aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Presses de l’Université Laval, 2006). Premier point commun entre l’argent et la société moderne, le changement et le mouvement. L’époque moderne est marquée par l’écoulement de toutes choses (voir p. 38 de cet ouvrage) : « Oserait-on résumer en une formule le caractère et la grandeur de la vie des temps modernes, que celle-ci pourrait se lire comme suit : les éléments constitutifs de la connaissance, de l’agir, de la formation d’idéaux sont arrachés à leur forme stable, substantielle, solidement établie, et inscrits dans l’évolution, le mouvement, la labilité » (ibid., p. 37. NB : labile : qui est sujet à tomber ou à changer). C’est ainsi que dans la vie intellectuelle on observe un renoncement aux « vérités inconditionnées », une modification continue des connaissances sous l’effet d’une prise en compte accrue des « données empiriques ». En effet, l’industrialisation et le capitalisme de cette deuxième moitié du XIXe siècle vont de pair avec l’aliénation et la misère du prolétariat concentré dans les nouveaux espaces urbains. Du coup, à de 1840, divers courants de la pensée allemande remettent en question dans les philosophies précédentes (celles de Kant, Hegel, Schelling, Fichte) leur idéalisme, et plus particulièrement dans les philosophies de l’histoire leur caractère téléologique (l’histoire serait orientée vers le progrès humain). Ces nouveaux courants (en particulier Marx, Feuerbach) voient dans ces philosophies de l’histoire une théologie masquée visant à justifier les pouvoirs établis. Ils rompent donc avec les présupposés optimistes des Lumières : l’universalité et le naturalisme (théorie expliquant les comportements à partir du postulat d’une nature humaine immuable). Ils tentent au contraire de repenser le fait humain dans sa spécificité culturelle en faisant abstraction de tout présupposé dogmatique. Simmel est l’héritier direct de ces nouveaux courants de pensée. Au-delà de ces modifications dans le champ conceptuel, on assiste à un brouillage de plus en plus grand des frontières sociales, jusque-là rigides, et à un arrachement de l’individu à tout ce qui contribuait à son enfermement dans des traditions et des cadres rigoureux. La domination de l’argent est la conséquence de cet émiettement autant qu’il l’entretient, par un jeu d’influence réciproque. Simmel défend donc l’idée d’une interaction de l’argent et de la « culture sociale et spirituelle ». 4 5 De plus, l’analogie entre l’argent et la société moderne se fonde sur la notion de bonheur. Simmel constate « l’inouïe demande de bonheur de l’homme moderne » (p. 34) ainsi que l’aptitude toute particulière de l’argent à la satisfaire, d’où la focalisation de cet « homme moderne » sur ce moyen d’obtention de tous les biens : « Cette “concupiscence” spécifiquement moderne des classes et des individus — qu’on la condamne ou qu’on la salue comme un stimulus de l’évolution culturelle — a pu gagner en ampleur en raison de l’existence actuelle d’une formule capable de condenser en elle tout ce qui est digne d’être désiré, un point central qu’il suffit de gagner pour parvenir grâce à lui, comme avec la clé magique des contes, à toutes les joies de la vie » (pp. 33-34) » (La concupiscence, terme à forte résonance religieuse, est le désir vif des biens terrestres, qui détournent de Dieu. Pour Simmel, le désir d’argent tend à faire de l’argent le dieu des temps modernes). L’argent permet donc de réaliser un gain d’énergie, de temps, de réflexion stratégique. Enfin, le point commun entre l’argent et les grandes villes réside dans l’anonymat, à la fois source de liberté, de solitude et de dépersonnalisation. Il existe selon Simmel un lien privilégié entre l’espace urbain et l’argent. La grande ville met en relation des individus étrangers les uns aux autres, de même que l’argent circule au-delà des cloisonnements familiaux et communautaires, irriguant ainsi la société dans son ensemble. Le bénéfice immédiat de l’anonymat est la liberté. La multiplication des interactions individuelles dans le cadre urbain ouvre à la prise de conscience de la diversité des modes de vie, ce qui laisse à l’individu la possibilité de construire ses propres choix indépendamment de ce regard d’autrui particulièrement présent et pesant dans des groupes humains restreints, tels que ceux des espaces ruraux. Simmel souligne que la ville permet notamment l’émancipation des pauvres, des étrangers et des femmes. L’argent est lui aussi facteur de liberté. Il permet par exemple à l’ouvrier de ne pas dépendre personnellement de son employeur, à l’inverse de ce qui se produit dans la relation unissant un serviteur à son maître : il brise donc les anciennes dépendances, les assujettissements d’homme à homme, telles qu’elles existaient dans la féodalité. (C’est ce que Simmel montre dans « La liberté individuelle », quatrième chapitre de la Philosophie de l’argent). Ainsi, les valeurs traditionnelles figeaient l’individu dans le réseau de ses appartenances à une classe, à une lignée, à un territoire, à un peuple ou à un sexe. La ville et l’argent permettent à l’inverse une ouverture et une libre circulation qui favorisent l’autonomie et l’épanouissement personnels. Cependant, ils ne sont pas uniquement une source de libération pour l’individu, dans la mesure où ils conduisent à de nouvelles aliénations, de nouvelles dépendances. Ainsi, dans le cinquième chapitre, « L’équivalent 5 6 monétaire des valeurs personnelles », Simmel pointe la dissolution des liens sociaux, rançon de l’autonomisation de l’individu et de l’anonymat des échanges, et aussi la marchandisation de l’humain, dont témoignent prostitution au sens strict, et la prostitution au sens large, c’està-dire le salariat. b) Relativisme et philosophie de la vie La pensée de Simmel s’inscrit dans le prolongement des conceptions relativistes initiées par Wilhelm Dilthey (1833-1911). Ces conceptions situent dans le contexte qui a permis leur émergence et leur développement les différents systèmes de valeurs propres à une aire culturelle. Il s’agit de comprendre le caractère relatif de ces valeurs. À chaque aire culturelle correspondent donc selon Dilthey une certaine représentation du monde (en allemand, Weltanschauung) et un certain Esprit du temps (Zeitgeist). Celui-ci, loin de l’Esprit du monde cher à Hegel, est propre à chaque civilisation, à chaque société, et s’identifie aux tendances collectives marquant à un moment donné une époque et une civilisation données. Dilthey est amené ainsi à distinguer, dans son ouvrage majeur L’Edification du monde historique dans les sciences de l’esprit (1883), les « sciences de l’esprit » (nos actuelles sciences humaines) et les sciences de la nature. Ces dernières expliquent les phénomènes naturels : elles déploient les relations causales reliant les uns aux autres les phénomènes et visent donc l’établissement de lois universelles. À l’inverse, les « sciences de l’esprit » (histoire, économie politique, science de la religion, psychologie et bientôt sociologie) recherchent la compréhension des faits humains, donc leur sens, dans leur singularité. La science historique, par exemple, se penche sur des séries d’événements qui ont eu lieu une fois. La sociologie dite compréhensive s’intéresse à des comportements singuliers obéissant à des intentions, et qui, en se généralisant et en se stabilisant, dessinent pour une société donnée diverses normes tendancielles que l’on doit chercher à comprendre de l’intérieur, comme par empathie. On est donc bien loin ici des ambitions du positivisme français, de Comte (17981857) et de la « physique sociale », ou de Durkheim (1858-1917), qui estime nécessaire de « traiter des faits sociaux comme des choses », comme des phénomènes positifs, et de faire abstraction des intentions humaines au motif qu’elles sont « trop subjectives pour pouvoir être traitées scientifiquement » (Règles de la méthode sociologique, 1895). Dans ces sciences de l’esprit, on ne peut aboutir qu’à des degrés d’interprétation plus ou moins probables, non à des vérités indiscutables. C’est pourquoi la relation de l’homme à la monnaie n’est pas analysée seulement sous l’angle des conditions matérielles d’une économie, mais à travers le jeu des représentations psychiques. 6 7 Simmel s’inscrit donc dans la continuité des philosophies de la vie (dont les plus célèbres représentants sont Nietzsche en Allemagne (la vie définie comme « énergie créatrice » vouée à s’accroître) et Bergson en France (à travers les concepts d’ « élan vital » et d’ « énergie spirituelle »), qui réhabilitent l’irrationalité dans la compréhension des phénomènes, à partir du moment où la vie elle-même n’est pas rationnelle, et ne peut être restituée dans sa complexité à l’aide de concepts. Il faut donc réintroduire de nouvelles méthodes : l’intuition, l’expérience vécue, la sympathie, les anecdotes historiques, jusqu’alors méprisées par la pensée sérieuse parce que trop particulières. Mais le philosophe de la vie ne cherche pas seulement à rendre compte de la vie en en revenant à la particularité des expériences individuelles. Il vise aussi souvent une cure des pathologies sociales. Une société est malade quand la vie s’appauvrit parce que la culture (à comprendre au sens large de mécanismes sociaux, économiques, d’institutions destinés à aider l’homme à vivre et domestiquant les élans vitaux) nie l’élan vital et lui fait obstacle. Simmel s’inscrit ainsi dans le champ de problèmes déterminés par Nietzsche : quel est le sens de nos valeurs ? Quel est le rapport avec la vie ? c) Une relation complexe au marxisme Simmel déclare, dans la Préface de la Philosophie de l’argent : « il s’agit de construire, sous le matérialisme historique, un étage laissant toute sa valeur explicative au rôle de la vie économique parmi les causes de la culture spirituelle, tout en reconnaissant les formes économiques elles-mêmes comme le résultat de variations et de dynamiques plus profondes de présupposés psychologiques, voire métaphysiques » (p. 17) Simmel ne récuse donc pas l’importance de la sphère socio-économique (production et échanges) dans l’explication de la culture spirituelle. En cela il se rapproche de Marx. Pour Marx, en effet, l’esprit est déterminé par les conditions matérielles, ou encore la superstructure idéologique est déterminée par une infrastructure qui relève des rapports de production « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est leur être social qui détermine leur conscience » Marx, Contribution à la Critique de l’économie politique, préface). Autrement dit, si le bourgeois se comporte en égoïste cupide, c’est parce que cette tendance psychologique est déterminée par le fait objectif et structurel qu’il détient les moyens de production. Mais si Simmel reconnaît l’influence des structures économiques sur la psyché de l’individu, les relations sociales et les idéologies, il ajoute que cette sphère socio-économique doit à son tour être expliquée, et justement par des facteurs psychologiques. Il faut donc bien revenir de la structure qui détermine l’individu à l’individu 7 8 qui est à l’origine de cette dernière. Florian Laurençon (auteur de l’excellente étude consacrée à Simmel dans le volume L’Argent paru aux éditions Atlande), précise les deux points sur lesquels Simmel et Marx s’opposent. Tout d’abord, Simmel affirme contrairement à Marx que l’esprit prime sur la matière, ce qui signifie que la matière n’est jamais que le moyen dont se sert l’esprit pour réaliser ses fins, une structure n’est pas dotée d’une conscience. C’est là introduire le rôle déterminant des finalités des actions. Simmel cherche à concilier l’idée de fin et celle de déterminisme par l’idée d’interaction. La fin dépasse toujours l’intention individuelle car nous agissons en interaction les uns avec les autres. Ensuite, Simmel récuse l’idée selon laquelle l’individu serait déterminé par une structure, quelle qu’elle soit. Il croit en effet en la liberté humaine et en la capacité créative de l’action individuelle, alors que pour Marx cette créativité, quand elle existe, est à chercher du côté de l’action collective, du côté de la praxis révolutionnaire qui doit abolir la lutte des classes et mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. d) Les concepts clefs de la sociologie de Simmel : interaction et forme. Pour Simmel, il est impossible de partir uniquement du fait social, susceptible d’agir sur l’individu, au contraire de ce qu’affirme Durkheim. C’est pourquoi il s’intéresse aux individus, à leurs comportements singuliers, car c’est de l’action particulière de ces individus qu’émanent les faits sociaux. L’étude des éléments macroscopiques, telle l’institution de l’argent, passe nécessairement par celle d’éléments microscopiques, c’est-à-dire des interactions entre les individus composant le groupe. Une culture n’est pas étudiée seulement au niveau de l’individu, mais au niveau des interactions qu’il entretient avec ses semblables. De plus, cette étude a besoin d’outils conceptuels : elle recourt à des « formes », qui doivent être comprises comme des constructions mentales, des schémas, dont on suppose qu’ils permettront de mieux comprendre des situations et des contextes spatio-temporels divers, à condition toutefois d’être parfaitement conscient des simplifications que ces représentations, ces « formes » introduisent. La forme n’est pas une loi, puisque la loi vise une validité universelle. La forme, elle, se veut simplement générale : elle permet d’analyser une pluralité de situations singulières présentant entre elles des similitudes. L’avare, le prodigue, le blasé sont autant de « formes » permettant de penser des façons d’être qu’il est possible de rencontrer à des degrés divers chez certaines personnes dans une foule de situations de la vie concrète. NB : le terme « forme » désigne par ailleurs chez Simmel le produit d’une interaction sociale. Ainsi, les institutions sociales, l’argent ou le droit sont des formes. 8 9 On a souvent reproché à Simmel, à tort, son « psychologisme », qui mettrait en péril la pertinence de ses écrits du point de vue scientifique. Il s’agit d’un contresens reposant sur une confusion entre approche psychologique et approche individualisante. Simmel sait qu’on ne peut jamais connaître intégralement l’intériorité psychique de l’homme. Mais il cherche à cerner au plus près les particularités des comportements, des désirs, des habitudes, et de les replacer dans le cadre des échanges. 3) Présentation de la Philosophie de l’argent a) Visée de l’œuvre : une interrogation sur les valeurs de la modernité occidentale. Simmel s’intéresse donc aux valeurs qui fondent la société occidentale. Dans la mesure où l’argent occupe une position centrale dans la société moderne, il apparaît pour Simmel comme la valeur des valeurs, et donc un critère d’intelligibilité de ces dernières, ainsi que de certains comportements irrationnels et pathologiques, tels que l’avarice, la prodigalité, le cynisme ou le blasement. En somme, l’argent est le reflet de l’esprit même de l’époque, du Zeitgeist. Corps matériel appartenant à l’ordre des choses, il est aussi en même temps l’expression symbolique d’une certaine vision du monde, dont Simmel analyse les fondements et les répercussions psychologiques en s’appuyant sur des considérations d’ordre économique et historique. b) Structure de l’ouvrage. La Philosophie de l’argent est divisée en deux parties, analytique et synthétique. La première (chapitres I à III), plus abstraite, s’appuie sur des matériaux délivrés par la connaissance historique et économique, pour cerner les caractéristiques de l’argent (nature, fonction), tandis que la deuxième (chapitres IV à VI), tente de « tirer des conclusions sur un plan sociologique et psychologique », et, donc de passer à l’étude d’une « psychologie collective ». Il faut ajouter que par sa construction même l’œuvre laisse dans l’ombre le problème de la répartition de l’argent et des inégalités de fortune, alors même qu’elle évoque les pauvres. Elle cherche seulement à comprendre l’interaction des agents dans l’échange monétaire, et au-delà de cette interaction, les valeurs qui fondent la culture de nos sociétés. Partie analytique : chapitres I à III • Chapitre I : « Valeur et argent » Simmel montre dans ce chapitre que la nature ne connaît pas la valeur : la valeur n’est pas une caractérisation intrinsèque des choses mais dépend étroitement du désir et de la 9 10 subjectivité, même si ces valeurs subjectives prétendent à l’objectivité. La culture est le nom que nous donnons à cette objectivation des valeurs. C’est de la séparation du sujet désirant et de l’objet de son désir que procède la valeur de cet objet. Ainsi, distance et obstacle nous rendent les choses précieuses. Il ne faut pas cependant que cette distance soit insurmontable — l’inatteignable perd toute valeur —, ni, bien sûr, qu’elle soit nulle — car ce qui s’atteint sans effort n’a pas non plus de valeur. Dans le cadre de la révolution industrielle, c’est l’argent qui tend à devenir la valeur absolue. Simmel déclare : « Chaque chose a un contenu défini dont elle tire sa valeur [c’est-àdire le fait de pouvoir être investie par le désir subjectif] ; l’argent, lui, tire son contenu du fait qu’il vaut : un valoir figé en substance, le valoir des choses sans les choses elles-mêmes. » (Philosophie de l’argent, I, p. 111) L’argent permet donc l’échange parce qu’il est à la fois la mesure et le support de la valeur. • Chapitre II : « La valeur substance de l’argent » Dans ce chapitre ayant trait plus directement à l’économie, Simmel s’interroge sur le développement de la monnaie à travers l’Histoire. La monnaie possède initialement une valeur en tant que telle (métal précieux, par exemple) tout en ayant également une dimension symbolique dans la mesure où elle vaut aussi en tant qu’elle permet l’échange. Elle est donc à la fois réelle comme corps matériel, et idéelle comme symbole. Or, comme nous l’avons vu, elle s’est peu à peu coupée de sa substance matérielle, devenant ainsi toujours plus abstraite, comme en témoigne la notion de fiduciarisation : « Bien sûr l’argent commence par pouvoir exercer les fonctions monétaires parce qu’il a de la valeur ; ensuite il devient une valeur parce qu’il exerce les fonctions monétaires » (chap. II, p. 228). Cette évolution signifie que « le sentiment de valeur qui s’attache à lui [l’argent] se rend indépendant de son matériau et se porte sur fonction » (ibid., p. 232). Cet exercice créateur de la valeur suppose la confiance dans le pouvoir, dans l’État, dans la société et l’ordre marchand. : « De même que, sans la confiance des hommes les uns envers les autres, la société tout entière se disloquerait […], de même, sans la confiance, la circulation monétaire s’effondrerait » (ibid., p. 197). Cette confiance est fondée sur le fait que la monnaie, quelle qu’elle soit, est une forme de crédit. L’argent crédit défini par Simmel recouvre ainsi une pure possibilité dont je postule le caractère réalisable en raison de la confiance que j’accorde à l’ordre social existant : j’accepte telle ou telle monnaie en paiement parce que je sais que je pourrai moi-même l’utiliser pour acheter une marchandise que je convoite. 10 11 • Chapitre III : « L’argent dans les séries téléologiques » Par « série téléologique » ou « série dotée d’une finalité », il faut entendre l’enchaînement des actions individuelles permettant de passer d’une intention à la réalisation de cette intention « une succession d’événements intercalaires, de médiations en vue d’un résultat attendu ». Simmel passe dans ce chapitre à l’étude de la dimension symbolique incarnée par l’argent. Ce dernier est un moyen absolu : il peut servir à tout, à la différence d’un outil, fabriqué pour une fin déterminée, et il est échangeable avec tout, indéfiniment reconvertible, out, d’où son indifférence et sa neutralité. Mais de moyen il peut se transformer en fin absolue, d’où les dérives pathologiques étudiées par Simmel (cupidité, avarice, prodigalité, cynisme, ascétisme, blasement). Dans un article intitulé « Sur la psychologie de l’argent » et antérieur à la Philosophie de l’argent, Simmel avait déjà souligné cette propension de l’esprit humain à la fixation sur le moyen : « une des dispositions les plus lourdes de conséquences de l’esprit humain est que les simples moyens, en soi indifférents, au service d’une fin deviennent à ses yeux des fins définitives pour peu qu’ils aient été présents à sa conscience suffisamment longtemps ou que la fin à atteindre par leur biais soit hors de portée ». Il se produit alors une interruption de la série téléologique, qui se focalise et s’immobilise alors sur le moyen (l’argent) au détriment de la fin (ce que l’argent permet d’obtenir). Dans le processus normal, en effet, « la fin rationnelle dernière n’est en tout état de cause que la satisfaction tirée de la jouissance de l’objet » (« Sur la psychologie de l’argent »). Or, dans le cas de l’avarice par exemple, l’objet de jouissance est l’argent lui-même, c’est-à-dire le fait d’avoir de l’argent. Partie synthétique : chapitres IV à VI La seconde partie traite pour sa part des effets sur la culture, sur les comportements sociaux, de la diffusion de l’argent parmi les hommes. • Chapitre IV : « La liberté individuelle » L’argent libère en faisant échapper à une subordination directe : en effet, le développement de l’argent s’est historiquement accompagné d’un décloisonnement de la société, donc d’une libération : ainsi, la relation entre l’ouvrier et son employeur est très différente de celle qui relie le serf à son seigneur, dans la mesure où l’argent « favorise, par la neutralité objective de son essence, la suppression de l’élément personnel dans les interrelations humaines » (chap. IV, p. 364 bas). 11 12 Cependant, comme tout peut s’acheter, que « tous les objets nous deviennent, au sein de l’économie monétaire, de plus en plus indifférents, inessentiels, interchangeables dans leur particularité et leur individualité » (ibid., p. 370), l’homme est lui-même conduit à une forme d’aliénation en raison de l’influence de l’argent sur les relations interindividuelles. • Chapitre V : « L’équivalent monétaire des valeurs personnelles » Il s’agit d’un exposé sur les risques de déshumanisation inclus dans la monétarisation des relations sociales. Simmel dénonce plus fortement le caractère vil et vulgaire de l’argent (lié au fait qu’il est dépourvu de toute qualité particulière), et en particulier la marchandisation de l’être humain, qu’il s’agisse du prix du sang dans les civilisations anciennes (prix à payer pour le meurtre d’un homme ; on estimait que le meurtrier réparait son crime par l’acquittement de ce prix du sang), de la prostitution ou de la corruption. Ce chapitre comporte des pages assez fortes sur la condition féminine, le mariage et la prostitution. • Chapitre VI : « Le style de vie » Ce chapitre propose un examen des diverses conséquences de l’économie monétaire sur la culture : avènement d’une rationalité calculatrice et d’une relation toujours plus abstraite aux choses ; dépersonnalisation des rapports humains : « le nombre des rapports fondés sur l’argent ne cesse de croître », « la signification de l’homme pour l’homme se ramène de plus en plus, bien que de manière dissimulée, à des intérêts d’argent » (chap. VI, p. 613). Il existe donc un conflit au sein de la culture, de nature tragique, entre les moyens de cette culture, l’économie, et les fins qu’elle vise, à savoir le développement de la spiritualité. Autrement dit, l’argent est un des outils par lesquels l’homme rend sa vie possible tout en l’avilissant. II) L’argent dans la culture : étude de la première section du chapitre 3, p. 47-111 Simmel commence dans le chapitre 3 par examiner les rapports qui existent entre l’argent et la culture au sens large, c’est-à-dire l’ensemble des inventions humaines qui permettent à l’homme de garantir sa vie et le développement de cette dernière. Je m’appuie pour l’examen de cette première partie sur le plan du chapitre établi par Florian Laurençon dans l’ouvrage L’Argent publié aux éditions Atlande. 1) Pulsions et fins (p. 48-58) Simmel commence par définir le propre de la culture, par opposition à la nature, autrement dit, il cherche d’abord à mettre à jour la différence qui existence entre humanité, 12 13 dans sa dimension culturelle, et animalité, cette frontière passant au cœur même de l’homme (à la fois mû par des instincts pulsionnels et des intentions faisant de lui un « animal social »), et définissant une frontière historique entre l’homme d’avant la culture ou la civilisation (ce qu’un Rousseau appellerait « état de nature ») et l’homme de culture. Simmel établit donc d’emblée un distinguo entre la pulsion, assouvie sitôt libérée d’elle-même dans l’acte, et les actions téléologiques ou dotées d’une finalité, qui sont stimulées par la représentation consciente d’un résultat à atteindre. Dans les deux cas, il y a bien une finalité de l’action, mais dans le premier, elle se situe au niveau de l’espèce et n’est pas consciente, alors que dans le deuxième elle se situe au niveau de l’individu. Simmel illustre cette idée par les exemples de l’alimentation et de la sexualité : manger pour combler pour combler sa faim relève de la pulsion, contrairement à manger à des fins de dégustation culinaire, même si matériellement l’acte semble identique. Même différence entre le coït par instinct sexuel, et celui qui relève de la recherche d’une jouissance particulière. Simmel donne deux spécificités de cette différence : dans le premier cas, il n’y a aucune identité de contenu entre la cause (une énergie qui se meut) et le résultat. Dans le second cas, la cause et l’effet se confondent, puisque c’est la représentation d’une fin non encore réalisée qui constitue le principe du mouvement. Ainsi, celui qui recherche de l’argent va être motivé par l’image de la quête de l’argent : du point de vue conceptuel et perceptif, cause et effet se confondent. Deuxième différence plus importante : dans l’activité pulsionnelle, la pulsion s’épuise totalement dans le mouvement qui la conduit à se réaliser : l’acte est donc la fin de la pulsion. Alors que dans l’action dotée d’une finalité, il y a interaction entre sujet et objet, c’est-à-dire projection psychique sur le monde et retour de l’objet sous la forme d’une réaction psychique, dans la pulsion, l’action provient de la matière et reconduit à elle. Pour Florian Laurençon on peut à partir de là comprendre la différence entre nature et culture. La nature est le monde où les choses sont ordonnées entre elles selon un ordre. La culture, celui où les hommes produisent et organisent leur relations à des objets. Elle est donc organisation contingente, non ordre nécessaire. Simmel se situe donc dans une perspective proche d’un certain point de vue de la phénoménologie, puisque la première place est accordée à la conscience subjective, qui fait exister le monde (pas de monde sans conscience du monde et inversement toute conscience est conscience de quelque chose). C’est parce que j’ai conscience du monde que je me sépare du monde, que je fais exister la différence entre objet et sujet. C’est là qu’intervient l’action dotée d’une finalité P. 52 « C’est seulement à 13 14 partir de l’action dotée d’une finalité que le moi se différencie comme personnalité des éléments naturels intérieurs (et extérieurs). En effet, dans le monde de la culture, je n’ai jamais directement accès à la satisfaction de mes désirs. Toute fin formulée suppose donc une médiation, le recours à un moyen, c’està-dire un événement intercalaire entre la conscience et le monde extérieur. Cependant, explique Simmel, le sujet qui agit n’est pas nécessairement habité par la fin propre de toute action dotée d’une finalité, et qui est le sentiment que cette action éveille en nous, selon un processus, Sujet ou Esprit → Objet → Sujet ou Esprit. Parfois la raison de l’action peut résider simplement dans l’objet visé, l’issue concrète. En résumé, il faut distinguer l’action dotée d’une fin premièrement du pur mécanisme (de la pulsion), qui comprend seulement deux termes successifs Sujet/objet (immédiateté du déchargement de l’énergie dans l’action), alors que l’action dotée d’une fin comprend trois termes (le sujet, la fin, et le moyen qui médiatise) et deuxièmement de l’action divine. Si Dieu est parfait, il ne saurait avoir besoin d’un moyen pour réaliser sa volonté (Simmel établit là une critique d’un finalisme divin). Pour Simmel, entre les deux étapes du procès (l’anticipation d’un certain résultat par le sujet, qu’on appellera A, et le sentiment que l’action provoque en nous, qu’on appellera par exemple D), il y a un certain nombre de maillons possibles, une série téléologique (ou dotée d’une fin). L’étendue de cette chaîne révèle pour Simmel « le raffinement de la manière de vivre », et c’est à ce sujet que l’argent est introduit pour la première fois, car il est vu comme un instrument de complications sociales, un responsable de l’allongement des chaînes téléologiques. Il faut donc connaître tous les liens de causalité qui font remonter de D à C, puis de C à B, et de B à A, afin de pouvoir réaliser une série finale, ce qui explique ce paradoxe que l’approfondissement de la conscience finale (le sujet se pose des objectifs) suppose l’approfondissement de la conscience causale. 2) Moyen et outil (p. 58-67) A partir du moment où le concept de série téléologique est posé, Simmel va s’interroger sur les techniques qui permettent la satisfaction de nos désirs, autrement dit sur la production dans le monde extérieur de moyens permettant de réaliser des fins intérieures. Simmel montre que plus les séries sont étendues, plus elles gagnent en efficacité, parce qu’elles proposent toujours plus de moyens au service de fins toujours plus nombreuses. Mais par ailleurs, les moyens alimentent et stimulent la représentation : plus nous avons connaissance de l’existence de certains moyens, plus nos désirs s’accroissent, puisqu’ils nous 14 15 donnent l’idée de fins que sans eux, nous ne songerions pas à désirer, d’où l’évocation d’un premier « retournement de la relation naturelle » (p. 59) entre moyens et fins. Simmel adopte alors une perspective historique pour introduire la différence qui existence entre ressources naturelles et outils : à l’origine, l’homme utilise des ressources naturelles pour réaliser ses fins (le fruit qui sert à nous nourrir, le feu qui sert à nous chauffer). Mais celles-ci n’ont pas été crées dans le but de nous servir, contrairement aux outils. L’outil est un moyen qui, par vocation, outrepasse sa fin ou sa fonction initiale. Il s’agit bien d’une réalité (objet ou institution) qui produit sur nous une réaction, mais il s’agit aussi d’une réalité que nous utilisons et manions, en vue de réaliser d’autres buts : ce qui signifie que l’outil est amené à persister au-delà d’un usage unique. C’est ce qui explique que « l’outil est le moyen absolu » (p. 61) : il n’est attaché à aucune fin particulière ou définitive. Cela dit, l’histoire de la civilisation passe par le passage de l’outil physique, servant une fin matérielle (un soc de charrue, une hache) et donc limitée, à des outils plus spirituels, c’est-à-dire des abstractions, comme les institutions sociales (comme l’Etat, instrument d’organisation de la vie sociale, ou l’école, instrument d’éducation) ou les règles de grammaire et de géométrie, ou encore les concepts. Parmi elles, l’argent figure en bonne place, et c’est à ce moment seulement que Simmel introduit cette réalité : « Nous touchons enfin au point où l’argent trouve sa place dans l’enchevêtrement des faits. » Simmel en revient d’abord à des éléments connus sur l’origine de la monnaie : l’invention de la monnaie, « forme la plus pure de l’outil » (p. 63-64) coïncide avec la recherche d’une facilitation des échanges. En effet, le moteur des échanges est le désir que j’ai de ce que l’autre possède, sans nécessairement désirer le voler, l’usurper ou l’exploiter. La limite du troc résidait dans le fait que le détenteur du bien que je convoite n’était pas nécessairement attiré par ce que j’avais à lui proposer en retour. On retrouve donc le thème, repris à Aristote, de la monnaie comme dénominateur commun, étalon des échanges. Mais Simmel va plus loin. Si l’outil est le moyen absolu, l’argent est l’outil absolu, c’est-à-dire un moyen unique au service de toutes les fins possibles. On peut ainsi l’envisager comme l’aboutissement du progrès technique. Mais ce qui parachève la valeur de l’outil de l’argent, c’est l’évolution des institutions économiques, politiques et sociales qui vont permettre d’instaurer un rapport de confiance entre l’argent et les populations, ce qui suppose donc que l’efficacité et l’essence de l’argent ne résident pas dans l’argent lui-même mais dans l’organisation sociale. A partir de là, Simmel en vient à poser l’idée que l’humain se définit par sa relation à la monnaie. En effet, si ce qui distingue l’homme et l’animal, c’est la capacité pour l’homme 15 16 à se munir d’outil (il est « l’animal fabriquant l’outil ») (p. 65), et si l’outil absolu est la monnaie, dès lors l’essence de l’humanité réside dans son rapport à l’argent, d’où la mise au point d’une méthode à la fois socio-historique et fondée sur l’analyse psychologique. 3) Valeur et richesse (p. 67-80) On a vu que le type de moyens dont on dispose rejaillit sur le type de fin que l’on se propose. Ce renversement de la logique ordinaire des moyens et des fins provient de la durabilité de l’outil, qui se perpétue au-delà de son usage particulier, pour un nombre de services imprévisible à l’avance. Dès lors, l’outil, comme ouverture des possibles, s’exprime comme potentialité. La valeur potentielle de l’argent fait partie de l’argent, ce qui signifie que la possible du choix de ce qui pourra être échangé avec lui participe de sa valeur. Plus un outil est concret, plus il est enfermé dans l’idée d’une utilité (laquelle s’oppose à la potentialité, beaucoup plus indéterminée). Plus un outil est abstrait, plus il peut s’adapter à des situations nouvelles. Ce qui fait donc la valeur de l’argent, bien plus que son statut de marchandise couvrant un champ limité de possibilités, c’est son statut de symbole, qui permet de repenser le phénomène de la richesse de manière originale : non plus comme simple possession matérielle, mais comme possession symbolique du choix, possession illimitée tant qu’elle n’a pas été abolie par la dépense (selon Florian Laurençon, « processus irréversible », « acte par lequel le choix s’accomplit, et, ce faisant, se nie »). Cette potentialité de l’argent a deux conséquences : en tant que potentialité, l’argent pousse à son utilisation, puisqu’il est une puissance cherchant à s’actualiser. Il est en luimême une raison de sa propre dépense : « il ne sait pas être en repos et pousse continuellement à son usage » (p. 69), ce que la sagesse populaire traduit par l’expression « l’argent brûle les mains ». Deuxième conséquence : l’instauration d’une dissymétrie dans l’échange, qui n’existe pas dans le troc. La prépondérance de celui qui donne l’argent sur celui qui donne la marchandise s’exprime ainsi par le phénomène de la prime (celui qui achète aura toujours le droit à un supplément par rapport à celui qui vend sa marchandise), et permet l’établissement de l’équation suivante : valeur de l’argent = valeur de chaque objet dont elle est l’équivalent + valeur de la liberté de choix entre un nombre indéterminé d’objets semblables. Cette prépondérance a par ailleurs des conséquences très nettes sur l’appareil de production. La puissance du détenteur de capitaux, comme l’explique Marx, est infiniment supérieure à celle de celui qui ne détient que sa force de travail. C’est cette idée que Simmel reprend (p. 70) lorsqu’il évoque la différence entre le travailleur et le « détenteur de 16 17 l’argent », séparés par la liberté de choix. Pour Marx, cependant, il s’agit d’une évolution économique liée à l’histoire de la propriété (la bourgeoisie, c’est-à-dire une partie du tiersétat, est devenue propriétaire d’une partie de l’appareil de production) tandis que pour Simmel c’est l’abstraction progressive de l’argent qui a déséquilibré les rapports sociaux, ou plutôt qui a permis l’avènement de nouveaux déséquilibres. Cette injustice est d’ailleurs un cas particulier de toute relation humaine qui fait entrer une question d’intérêt. Ainsi dans l’amour, celui qui est le moins aimant a l’avantage, car il n’est pas en demande. Il sait attendre et poser ses conditions. Cette remarque de Simmel nous invite à élargir la question de l’économie financière à l’économie des rapports humains en général, dont la première n’est pas coupée (« pas du tout isolée dans le système de la vie », p. 76) Deux remarques additives apparaissent alors. D’une part, une culture fondée sur l’argent annonce la consécration de la puissance financière, dans laquelle ceux qui font de l’argent avec de l’argent dominent par rapport à ceux qui font de l’argent avec le travail. Par conséquent, de manière paradoxale, ce sont les improductifs qui dominent l’appareil de production, ce qui explique que même en temps de crise, l’avantage va aux détenteurs de capitaux, p. 77 « Quelles qu’aient été les nombreuses faillites et les vies anéanties du fait de chutes de prix et de hausses insensées du marché, l’expérience montre que ces dangers contraires pour vendeurs et acheteurs ou créanciers sont généralement profitables aux grands banquiers ». Il y a donc une indifférence de l’argent au mouvement économique, une logique propre, bientôt autonome. On voit ici que les séries téléologiques, quoique initiées par la volonté humaine, peuvent s’émanciper de cette dernière. En effet, l’argent devenant sa propre fin, il s’émancipe des objectifs qu’il était censé servir (l’économie), et ne fonctionne plus par rapport à quelque chose d’extérieur à lui. D’autre part, deuxième remarque, cette évolution entraîne une confusion de la valeur et du prix. Comme l’argent est la mesure de toute chose, le prix s’intercale entre les objets et nous. Pour dissiper cette illusion, Simmel montre que dans des situations extrêmes, comme une pénurie, la valeur des choses reprendre ses droits. Dans l’absolu, on préférera toujours la totalité d’une classe de marchandises à la totalité de l’argent (qui tout seul ne sert à rien). Mais en revanche, dans une société d’abondance, on préférera toujours une certaine quantité d’argent à une certaine quantité de marchandises. 4) Liberté et sacrifice (p. 80-92) 17 18 La richesse est dès lors compréhensible comme liberté. C’est cette qualité qu’incarne la richesse, et qui permet de définir le superadditum : le riche jouit de privilèges qui dépassent le bénéfice de ce qu’il peut se procurer avec son argent. Simmel donne alors des exemples de ces privilèges du riche, sans rapport direct avec la valeur concrète qu’il a payée. Il prend l’exemple des voyageurs de première classe dans le tramway, qui d’un point de vue extérieur n’obtiennent rien de plus que le constat immédiat et pur de leur privilège. Il évoque du coup l’association de la ploutocratie à la moralité, dans l’imaginaire collectif, à travers l’exemple de la notion de respectability, tandis qu’à rebours le pauvre est associé à la criminalité. Il donne de cette intuition de la supériorité réelle du riche à partir d’une simple puissance virtuelle, une preuve par la langue. Il faut en effet distinguer en s’appuyant sur l’allemand Macht, le pouvoir en tant qu’il est exercé, et Vermögen, la puissance virtuelle et dans la langue les « moyens financiers » (« avoir les moyens de »). A l’inverse, le revenu du pauvre est déterminé a priori par les besoins vitaux, peu de marge d’utilisation libre. Chaque augmentation de revenu à partir de ce seuil qui prédétermine les dépenses permet une élévation du superadditum. Conséquence particulière : la plupart des biens nécessaires étant disponibles en grande quantité doivent être écoulés, donc offerts aux moins riches, ou du moins offerts de telle sorte qu’il s’agisse pour eux d’un sacrifice pénible mais encore envisageable : par conséquent, ce sont les couches sociales les moins riches qui en fixent le prix (pour qu’elles puissent les acheter) : c’est la « loi de limitation des prix à la consommation ». Ceci redouble l’avantage des plus riches, pour qui les biens indispensables sont également à bas prix. Il peut ainsi consacrer une faible partie de son argent à ces dépenses, et destiner le reste au luxe. Simmel répond ici à la question de l’origine des prix et de leur variation : selon Florian Laurençon explicitant Simmel « les prix proviennent d’une spéculation sur les capacités de sacrifice des catégories majoritaires de la population ». La mode et la publicité (étudiés par ailleurs par Simmel) auront par ailleurs pour fonction de stimuler et conditionner ce désir, pour garantir une pente croissante au sacrifice (le surendettement). Simmel évoque ensuite d’autres formes de superadditum, en s’appuyant sur l’histoire et la sociologie : d’abord sur le plan du pouvoir, là où les fonctionnaires sont peu payés, seuls les riches peuvent détenir les places dirigeantes, d’où une ploutocratie marquée. Ensuite, il en résulte la gloire du dévouement patriotique : quantum de considération, d’avantages terrestres en bonus (exemple des riches membres de confréries au Moyen Âge à Lübeck). Sur le plan psychologique, le riche peut en outre se permettre de mépriser l’argent, et donc parfois, 18 19 l’argent lui permet d’apprécier les choses à leur juste valeur (indépendamment de leur prix), car son acquisition (par ex. d’une œuvre d’art) n’est pas troublée par « la question lancinante du sacrifice financier ». Certes, parfois au contraire le riche développe une indifférence blasée à l’égard des choses, mais ceci confirme la nature de l’argent comme moyen pur permettant à l’individu de se construire et de s’incarner dans sa direction propre. Le paragraphe s’achève ainsi sur la définition de l’essence métaphysique de l’argent, comme moyen absolu. 5) Centralisation et circulation de la monnaie (p. 92-112) Simmel s’intéresse à partir de là aux rapports qui unissent l’argent et l’étranger (il a consacré en 1908 un essai sur ce thème intitulé Digressions sur l’étranger), ou l’argent et le marginal. L’argent instaure en effet une ligne de partage entre autochtones et étrangers. Si les premiers produisent des biens qu’ils mettent sur le marché, les seconds se contentent de faire circuler la monnaie, car ils n’ont pas accès au commerce de marchandises. Il en résulte une position d’infériorité sociale. A partir de la page 92, Simmel évoque en effet dans une série d’exemples empruntés à l’histoire, une conséquence de ce statut de l’argent comme moyen absolu : il devient une institution sociale centrale, mais déséquilibrante. Il devient le centre d’intérêt et le domaine spécifique d’individus et de classes, dont la position sociale exclut toutes sortes d’activités et de statuts. On constate alors que paradoxalement la possession d’argent ne s’oppose en rien à l’aliénation sociale. On peut même dire avec Florian Laurençon qu’elle la confirme, puisque l’on peut plus facilement dépouiller un individu de son argent que de sa terre, ce que Simmel montre avec l’exemple des Juifs « aucune possession ne peut être accaparée aussi rapidement et simplement, et avec si peu de perte que l’argent » (p. 99). En effet, sur l’échelle des biens économiques que l’on peut facilement acquérir sans travail et par le vol, se trouve l’argent : du coup, on a spolié les Juifs (en les chassant de leur domaine, en récupérant leur argent). De plus, celui qui fait le commerce de l’argent prend des risques dont tout le corps social va bénéficier s’ils se révèlent payants, et dont il sera le seul à faire les frais s’ils échouent. Pour montrer ce rapport fort de l’argent à des groupes socialement marginaux, Simmel s’appuie sur l’exemple des affranchis romains (c’est-à-dire des anciens esclaves, écartés de la pleine citoyenneté), puis des huguenots ostracisés par les catholiques, des quakers (membres d’un mouvement religieux protestant, renonçant volontairement à leurs droits civiques), et des Herrenhuter (communauté de frères moraves). Avec une certaine hétérogénéité, il évoque ensuite divers exemples de catégories sociales ayant pris leur revanche dans le commerce de 19 20 l’argent sur une économie qui les écartait du circuit de la production : ainsi les nobles sous l’Ancien Régime (une fois que l’Etat s’est réapproprié leur fonction d’intendance des domaines, ils n’ont plus rien à faire qu’à toucher leurs rentes), les Spartiates dans l’Antiquité (parce qu’ils s’interdisaient toute poursuite d’intérêts économiques), les habitants d’Egine (île trop stérile pour faire de l’agriculture) des Juifs, sur lesquels il insiste longuement, mais aussi sur celui de la riche cité d’Anvers dans les Flandres, où les autochtones anversois, en minorité par rapport aux commerçants étrangers, se réservent les activités bancaires. Mais il y a bien une démonstration historique sous-jacente à cette profusion d’exemples, et une opposition structurante entre deux époques de la civilisation. Simmel montre implicitement que dans les sociétés « archaïques », centrées sur l’idée forte de la cité, de la nation, du groupe, de la communauté, sociétés « centralisées », donc, l’argent joue une place latérale, et se trouve associé à l’étranger. Ainsi s’explique la référence aux Lois de Platon. Pour ce dernier, la monnaie doit avoir une valeur au sein de la cité, qui soit nulle pour les étrangers, afin qu’ils ne puissent l’exporter hors des frontières et en faire le commerce. A l’inverse, à partir du moment où le marché remplace l’identité nationale, soit après la Révolution, on entre dans l’ère de ce qu’on appelait cosmopolitisme au dix-neuvième siècle, qu’on appelle à présent mondialisation, soit une atténuation des identités nationales, pour le meilleur (une ouverture à autrui, une libération pour nombre d’individus) et pour le pire (déracinement, uniformisation des modes de vie, atomisation des sociétés). L’argent va devenir un outil d’intégration et de promotion sociale, par-delà les barrières de classe (c’est l’avènement historique de la bourgeoisie après la Révolution) et par-delà les frontières (c’est l’émancipation politique des Juifs, retardée par la réaction antisémite et anticosmopolite des totalitarismes). Dans ces pages, Simmel développe longuement la particularité du statut des Juifs et de leur rapport à l’argent dans une analyse qui la psychologie et de la socio-histoire. L’histoire de ce peuple reflète assez bien les deux moments de la civilisation évoqués par Simmel. Au départ, le Juif souffre d’un double statut d’opprimé et d’étranger qui va lui permettre de développer une intelligence abstraite, car sans rapport avec la terroir ou le groupe social dominant : « le trait profond de l’intellectualité juive –l’aptitude, moins à produire des contenus, qu’à se mouvoir dans des combinaisons logico-formelles –se doit d’être compris en interdépendance avec cette situation économico-historique. » De plus, la religion leur permet l’usure interdite aux catholiques. Simmel en profite pour rappeler que les taux d’intérêt élevés que l’on a si souvent reprochés aux Juifs ne sont pas un mensonge historique mais s’expliquent par l’absence de garantie, le risque pris par celui qui fait le commerce de 20 21 l’argent. Mais à partir du dix-neuvième siècle, les Juifs vont pouvoir profiter de la naissance du capitalisme pour modifier leur positionnement au sein des relations sociales. Simmel évoque ainsi l’historien britannique Macaulay qui écrit au dix-neuvième siècle que l’émancipation des Juifs sur le plan politique devrait être une formalité, puisqu’ils ont déjà le pouvoir réel de l’argent. Certes, une résistance se fait jour selon Simmel. Le grand capital moderne à ses débuts, se sachant propre à être utilisé n’importe où, s’étend par-delà les espaces. D’où la haine du peuple envers les grands établissements financiers, correspondant à la haine du sentiment national contre l’international, associé à l’emprise des Juifs par le discours antisémite dominant. Cependant, pour Simmel, optimiste sur ce point, il n’y a plus d’étranger au sens ancien du terme, puisque la circulation monétaire embrasse désormais la totalité de la sphère économique. Du coup, l’étranger prend une nouvelle signification : il est l’homme qui nous est indifférent moralement, cette étrangeté favorisant les transactions. A l’inverse, la transaction financière personnalisée est dangereuse, ce que résume le conseil rapporté par Simmel p. 111 « il y a deux sortes d’hommes avec lesquels il ne faut jamais entrer en affaire d’argent, l’ami et l’ennemi. » L’étranger au sens moderne, est « la personnalité à laquelle nous sommes intérieurement tout à fait indifférents », et qui se prête le mieux pour l’échange financier. III) L’argent et la vie : étude de la deuxième section du chapitre 3 (p. 112-186) Il s’agit désormais dans cette partie d’examiner les conséquences pour la vie de cette production culturelle qu’est l’argent, en particulier les conséquences pour les individus. L’argent n’est plus envisagé du point de vue de sa signification collective et historique, de l’origine de sa puissance, mais du point de vue des manifestations de son pouvoir effectif sur l’individu. 1) Rationalité de l’argent : préférences et choix (p. 112-129) Simmel commence par distinguer pour ce faire la valeur et la signification de l’argent. La signification de l’argent, déterminée par son statut de moyen par rapport à une fin donnée, va s’estomper, se masquer au profit du sentiment de la valeur suscité par la fin, et qui irradie le moyen, selon un phénomène que Simmel nomme « expansion psychologique des qualités » ou « transfert de valeur » : la qualité que l’on prête à une chose originellement dans sa relation avec une autre –l’argent est utile à la vie –rejaillit sur la manière dont on perçoit cette chose elle-même. 21 22 Conséquence, on se met à accorder une valeur absolue à ce qui n’a pas de valeur objective, en soi, pas de signification donc. On peut même occulter la fin originelle visée. Il faut donc distinguer le plan matériel et général de l’efficacité mécanique dans une série téléologique donnée (c’est alors le sujet qui agit sur un objet en le transformant en moyen, en médiateur entre lui et une fin), et le plan spirituel de la signification psychologique (ou par retour c’est l’objet médiateur qui exerce une action sur notre psychisme). Dans le phénomène du transfert de valeur, le terme d’une série va irradier tous les autres membres de la série. Simmel en donne plusieurs exemples. On peut retenir celui de l’homme politique dont le rejet par la population entraîne la condamnation de décisions qui prises en elles-mêmes nous seraient indifférentes, voire sympathiques. Nous enveloppons donc tout dans un même sentiment, ce que Simmel voit comme une preuve de la « richesse réjouissante de l’âme ». Ces deux plans parallèles communiquent, bien sûr, car la valeur que nous donnons aux choses est souvent fonction de leur signification générale, c’est-à-dire de leur efficacité concrète, que nous n’ignorons pas à titre individuel, la plupart du temps (nous en avons conscience). Cependant Simmel distingue tout de même les finalités inconscientes et les finalités conscientes. Les premières sont à distinguer des pulsions parce qu’elles participent de l’esprit, non de la matière, mais elles ressemblent aux pulsions en ce qu’elles ne sont pas conscientes. Ne pas avoir conscience des finalités, c’est selon Simmel ne pas avoir conscience de l’articulation qui existe entre le moyen et le terme final. Ceci n’est pas nécessairement un signe de pathologie. Simmel va jusqu’à montrer que cette inconscience peut être favorable à la vie. Dans l’histoire de la civilisation, la conscience des buts, très éloignés, peut avoir un effet inhibant, castrateur : l’énergie se libère d’autant plus facilement au moment de l’action que nous cessons de penser à l’objectif : c’est ce qui est montré p. 120 « Nous éprouverions également une dispersion insupportable et paralysante si, pendant le travail sur chaque moyen subordonné, nous devions avoir continuellement à la conscience la série complète des autres moyens construits et l’objectif final ». Il s’agit donc bien de rationalité, non de pathologie ici, mais de rationalité inconsciente. En fait, quand en tant qu’individus nous sommes amenés à agir, nous sommes inscrits dès avant notre naissance dans un système téléologique complexe. Du coup, nous n’avons pas conscience des buts généraux, mais seulement d’abord des moyens qui sont à notre disposition, et nous ne prenons conscience des buts qu’une fois l’action engagée. C’est particulièrement frappant à l’heure où la technique exerce son emprise « Un pourcentage effarant d’êtres humains civilisés reste prisonnier sa vie entière de l’intérêt 22 23 pour la technique dans tous les sens du terme : les conditions qui participent de la réalisation de leurs intentions finales accaparent toute leur attention, concentrent leurs forces sur ellesmêmes, à un tel point que ces buts réels disparaissent entièrement de la conscience » (p. 121) Cette loi générale des rapports entre conscience et action trouve une application particulière dans le cas de l’argent. L’argent, dans sa signification objective de moyen efficace, voire de moyen absolu, prend une valeur subjective exponentielle. Cela signifie que la préférence qui motive notre désir est conditionnée par l’aire culturelle dans laquelle nous nous trouvons : au départ, nous ne sommes pas absolument libres de nos valeurs. Les pages suivantes sont caractérisées par un retour à une perspective historique : Simmel oppose les temps antiques (exemple de la Grèce classique), marqués par une économie primitive tournée uniquement vers la consommation et qui fait de l’argent un pur moyen (un « mal nécessaire » selon Aristote), et les temps modernes, marqués par une économie d’échanges, tournée vers la production. Ceci entraîne une différence de conception de la vie : chez les Grecs, série temporelle continue remplie par des contenus fermes et permanents, chez les modernes l’unité et la cohérence de la vie tiennent dans le jeu des forces et la succession de moments aux contenus les plus disparates. En résumé, chez les Grecs, l’argent n’a pas acquis une vie psychologique propre, les moyens et les fins ne sont pas séparés aussi fortement qu’ultérieurement. 2) Irrationalité et pathologies de l’argent (p. 129-137) Que la rationalité reste consciente ou inconsciente, on reste dans le cadre de la rationalité tant que l’action reste ordonnée selon un sens « tel moyen au service de telle fin ». Mais le décalage précédemment noté entre valeur et signification peut renverser le cours normal de l’action : c’est alors que l’on passe de la norme à la pathologie. Simmel inscrit d’abord sa réflexion sur l’argent dans la problématique générale de la série téléologique comme forme destinée à satisfaire nos désirs, mais y échouant, parce qu’on ne peut jamais atteindre durablement une quelconque finalité. C’est le propre désir que de ne pouvoir être satisfait, parce qu’à partir du moment où l’objet désiré est atteint, il n’est plus désiré, et le désir se reporte sur un tiers objet. La tradition philosophique a toujours insisté sur le fait qu’à partir du moment où un désir est satisfait ou un objectif atteint, nous n’avons pas de satisfaction définitive et repoussons toujours plus loin notre objectif : le concept de « fin dernière » n’est donc qu’un concept, une fonction qui cristallise le fait que la poursuite d’un but se fait indéfiniment. De ce point de vue il apparaît moins irrationnel que les fins ne soient que des moyens, puisque les fins ne sont jamais QUE des moyens. On peut comprendre alors 23 24 qu’on saisisse arbitrairement un moment pour le consacrer objectif final, et l’argent apparaît souvent comme à ce point de tension entre relativité de nos efforts et absolu de l’idée d’objectif final puisqu’il est à la fois l’équivalent de toutes les valeurs (voilà pour sa dimension absolue) et un pur moyen (voilà pour sa dimension relative). Mais cela dit, l’argent n’est pas simplement un objet du désir parmi d’autres, et le mauvais usage de l’argent n’est pas un simple témoignage des déviances du désir. L’argent est en lui-même pathogène : par une inversion qui tient à la nature même de l’argent, ce n’est pas, comme l’écrit Florian Laurençon « un désir excessif qui viendrait corrompre l’argent ; c’est l’argent qui vient exciter et corrompre le désir » : il crée de la pathologie en excitant le désir et en le conditionnant. Et ce rôle pathogène, il le joue d’autant plus fort qu’il a pris historiquement plus d’ampleur au niveau d’une aire culture donnée, ce qui explique le retour à une perspective historique. En effet, même si on a été avide d’argent à toutes les époques, il se trouve que l’intensification du désir d’argent comme fin en soi coïncide avec le moment où les satisfactions les plus modestes et la conception de la religion comme absolu, but ultime de la vie, ont perdu de leur force. En fait, l’argent entretient dans sa forme psychologique des rapports avec Dieu, à la fois parce qu’il est moyen absolu et point d’unification d’innombrables séquences dotées d’une finalité (essence de Dieu : accéder à l’union de la diversité et des contradictions du monde). De la même manière, l’argent se hisse à une hauteur abstraite qui surplombe la diversité des objets. A partir de là, Simmel va montrer la contamination de la culture par l’argent. Le pessimisme est fort car dans les pathologies qu’il examine, Simmel montre qu’il n’y a pas vraiment de bonne attitude à l’égard de l’argent. On pourra être indifférent à tout (c’est le cynisme et le blasement) sauf à l’argent, qui nous rend progressivement indifférent à ce qui n’est pas lui. 3) Cupidité, avarice, prodigalité (p. 137-171) Simmel commence, au bas de la page 137, par revenir à la cause des troubles de la relation à l’argent. Il décrit d’abord la pathologie comme un comportement anomique, c’est-àdire non conforme à une norme sociale (non naturelle). Par conséquent les phénomènes de cupidité et d’avarice sont des notions relatives qui sont fonction de la culture économique d’un milieu : la limite qui fait passer un individu pour cupide sera placée très haut dans une culture de l’économie monétaire vive et développée, plus bas dans une phase plus primitive de l’économie (moins fondée sur les échanges et l’intensité de l’activité). A l’inverse, l’avare 24 25 sera perçu plus fortement comme avare dans une société de la circulation et de la dépense que dans une société plus archaïque économiquement, où il passera simplement pour rationnel et économe. Ces tendances relatives se comprennent donc par rapport à un étalon extérieur à l’argent. Ces tendances se manifestent aussi parfois sans rapport à la valeur monétaire des objets possédés : pour les collectionneurs, qui ressemblent négativement aux égoïstes par leur manière d’exclure autrui de leur possession propre. Mais il demeure une différence entre collectionneurs et avares. Pour les avares, la valeur ne réside pas dans la jouissance de la possession, mais dans le simple fait objectif, sans plus de conséquence, de la possession. Ce qui est motivant, ce n’est pas la qualité de la chose possédée, mais la réalité de la possession, qui finit par apporter une sorte de sérénité. p. 151 « L’argent n’a cependant rien d’autre à apporter à l’avare que sa pure possession. » Simmel effectue alors une analogie entre la possession d’argent et la propriété foncière, laquelle traduit une élévation de la valeur économique en valeur absolue et d’interruption conséquente de la série téléologique : au-delà de la jouissance qu’il procure, un bien se trouve élevé en valeur absolue. En effet la propriété foncière, surtout au Moyen Age, paraît dotée, au-delà de sa valeur objective, d’une valeur idéale : elle offre le sentiment en soi précieux de connaître le rapport de domination à la terre, idée éventuellement connotée religieusement selon laquelle l’être humain est ainsi lié aux fondements de l’existence humaine. Pour Simmel, les cas les plus purs de telles transformations du moyen de la vie en bien absolu se trouvent les pathologies de la cupidité et de l’avarice, très différentes entre elles, mais ayant toutes deux pour finalité l’argent (« dégénérescences pathologiques de l’intérêt pour l’argent » p. 144) Le cupide tout d’abord est décrit comme celui qui ramène toutes les autres valeurs au rang de moyens au service de sa fin dernière, à savoir l’acquisition d’argent. Les biens économiques eux-mêmes ne sont pas recherchés par le cupide, et leur recherche serait même absurde, occasionnerait une déperdition d’énergie, dans la mesure où on peut se les procurer avec de l’argent. Selon Florian Laurençon, il y a inversion du mouvement de la vie dans la cupidité, car au lieu de permettre à une tendance intérieure de se réaliser en se projetant vers le monde extérieur, elle favorise le retour de l’intériorité vers l’intériorité en passant par une abstraction : le monde réel n’est jamais atteint, la jouissance non plus. Le cupide ne parvient donc jamais à s’approprier le monde, il ne s’approprie que du vide. Il y a alors une analogie 25 26 possible entre l’argent et le pouvoir ou la course aux honneurs. Ces buts, originellement moyens et transformés en absolus manifestent des inversions des tendances vitales. Simmel développe à partir de là une réflexion comparative sur le désir de l’argent et le désir des autres biens. Simmel rappelle que la satisfaction du souhait, contrairement à ce que pensait Schopenhauer, ne coïncide jamais exactement avec le vide que laissait le manque ou le désir. Quand c’est l’argent qui est l’objet du désir, il y a un tel gouffre entre la force du désir et l’incapacité nourricière de l’objet qu’on ne peut être qu’horriblement déçu. Le désir est d’une part chimérique puisqu’il ne débouche sur aucune jouissance, p. 154 « le moment fécond s’est comme immobilisé en lui » (le cupide) ; d’autre part, le désir se traduit par une fuite en avant, qui s’exprime sur le mode de l’instabilité. En effet, ce désir d’un pouvoir chimérique n’en a jamais fini de se concrétiser, puisqu’il ne peut pas se concrétiser, il ne débouche sur aucune consommation. Du coup, la cupidité se traduit mas une frustration permanente, une agitation, parce qu’elle est un désir qui ne s’objective jamais. L’avarice apparaît par comparaison comme un stade à la fois plus grave sur le plan pathologique, et en même temps plus apte à satisfaire pleinement celui qui en souffre. Dans la mesure en effet où ce qui est désiré c’est la simple possession objective, l’avare ne peut être déçu. L’argent ne peut nous décevoir dans la mesure où il n’y a rien à en connaître de plus une fois qu’il est en notre possession, alors que la déception s’explique toujours pas une connaissance imparfaite de l’objet convoité, dans toutes les autres manifestations du désir. Là où la pathologie est cependant plus grave, c’est que l’avare au bout du compte ne se pose même plus la question de la jouissance. Il ne cherche même plus comme le cupide à acquérir de l’argent, mais simplement à conserver son avoir. Florian Laurençon le compare à un animal qui refuserait d’avaler la nourriture qu’il a dans sa bouche, de peur de la voir disparaître. Simmel distingue ainsi l’avare de l’égoïste rappelant d’ailleurs que les catégories de l’altruisme et de l’égoïsme ne permettent pas de rendre compte assez précisément des pathologies de l’argent et des comportements humains en général. Il montre ainsi que du point de vue religieux, on peut suivre les mêmes préceptes par pur égoïsme, ou par altruisme. De la même manière, on pourra dépenser son argent par égoïsme, si on y trouve son intérêt (c’est le cas examiné plus loin de la prodigalité). L’égoïste est donc celui qui pense constamment à son intérêt, qui ne pense qu’à soi. Alors que l’avare, c’est celui qui ne pense qu’à l’argent, et ce faisant qui s’oublie dans l’argent : il est dans la négation de soi, non dans l’affirmation égoïste de soi. 26 27 p. 155 « La forme de l’avarice la plus pure est celle qui ne détache pas du tout sa volonté de l’argent, qui, pas une seule fois, même dans des jeux de pensée, ne la considère comme un moyen pour d’autres choses […] ». L’avarice est décrite cela dit comme une forme de la volonté de puissance. C’est en particulier ce qui permet de comprendre l’avarice du grand âge : comme les aspects sensuels de l’existence ont perdu leur attrait ou qu’il est plus malaisé d’en jouir, le dernier but de la volonté demeure dans cet ultime pouvoir, cette puissance de l’argent non dépensé, « valeur définitive et absolument satisfaisante » (p. 155) Du coup, il est essentiel de distinguer l’avarice de ce qu’on appelle habituellement économies de bouts de chandelles, réutilisation de bouts d’allumette ou conservation de morceaux de papier, de tout et n’importe quoi. Du côté de l’avarice, on a affaire à une indifférence totale aux choses (sauf quand elles représentent une valeur monétaire), de l’autre on rencontre un sentiment directement accordé à la valeur de la chose, à son utilité. Certes, cette utilité est exagérée, la fin obsédante rend importants des moyens infimes ; mais l’excès, la disproportion ne vont pas jusqu’au contresens, jusqu’à l’inversion moyen → fin. En revanche, il faut distinguer ces économies de bouts de chandelles d’autres pratiques parfois confondues avec elles : le besoin de consommer ce qui a été payé (exemple de la mère économe qui prend des médicaments utilisés par la famille, par hantise du gaspillage) ne traduit pas le désir de conserver ou de jouir de l’objet (puisqu’il disparaît, sans plaisir) mais l’idée qu’il y a au moins un équivalent entre la consommation et la dépense d’argent. C’est donc un témoignage de plus de la manière dont l’argent envahit ainsi les finalités réelles. L’objet est consommé dans l’inconfort et la gêne, simplement parce que l’argent dépensé en sa faveur lui a conféré une valeur absolue. Simmel en vient ensuite à la prodigalité, qui apparaît comme le double symétrique de l’avarice, et traduit une même « déficience d’une finalité substantielle régulatrice ». En apparence, une indifférence profonde à l’argent paraît régir la prodigalité, mais en réalité celle-ci est le produit d’une contamination du désir par l’argent. Flamber, c’est-à-dire dilapider de l’argent, doit être distingué à la fois de se désintéresser de l’argent, ce qui n’implique pas nécessairement qu’on le dépense de manière excessive, et de gaspiller, c’està-dire consommer (mal, et irrationnellement), car quand on consomme, on consomme encore des objets, même dans le gâchis. Dans la prodigalité la seule jouissance vient de la dépense monétaire, elle se focalise d’ailleurs sur le moment de la dépense, temporellement, jamais sur l’après-dépense (la consommation ou le gâchis de ce qui a été acquis). La jouissance serait même d’autant plus forte que le décalage sera fort entre l’argent dépensé et l’importance de 27 28 l’objet acquis, ce qui tend à montrer que la valeur qui est dilapidée et qui fait donc l’objet de la plus grande considération est l’argent. Simmel s’appuie pour étudier ce phénomène sur le phénomène socio-historique des « folles prodigalités de l’Ancien Régime » (p. 163), et en particulier l’exemple du prince de Conti qui fait concasser un diamant de 4 à 5000 francs retourné par une dame, pour sécher l’encre du billet qu’il lui envoie en réponse. Simmel discute une citation de l’historien Taine « On est d’autant plus un homme du monde que l’on est moins un homme d’argent » en montrant que cette pseudo indifférence repose sur une illusion. [Simmel en revient ensuite de nouveau à la cupidité et à la démesure dont elle témoigne, passage intéressant uniquement parce qu’il permet une comparaison avec le roman de Zola : dans la prodigalité comme la cupidité, on trouve une même manière de jouir de la pure possibilité, à la place de la réalité. Simmel analyse alors le phénomène de la spéculation boursière, par opposition à la spéculation sur les marchandises (céréales ou autres). La première tend vers l’infini, car elle n’est jamais stoppée par l’intégration d’une limite raisonnable, celle de la valeur d’usage de l’objet, de son quantum immédiat et concret.] Enfin Simmel termine cet examen de trois pathologies de la démesure par un retour à la « signification duale de l’argent » dans une aire culturelle donnée, qui aggraverait ainsi des pathologies qu’on ne peut ramener à une pure nature humaine. L’argent permet d’accéder soit à des besoins intenses mais bornés du fait de leur nature, soit à des biens luxueux, mais dont le caractère superflu est compensé par une possibilité illimitée d’expansion. L’argent permet de satisfaire les deux types de besoin, il montre donc sa capacité d’élargissement de la sphère où évoluent les mouvements contradictoires de notre psychisme. 4) Le plaisir d’être pauvre : du rôle de la religion dans le rapport à la monnaie (p. 17179) Simmel en vient alors à l’étude de la pauvreté, comme valeur définitive, finalité existentielle, satisfaisante en soi, qui s’est développée tardivement par réaction à la simonie, c’est-à-dire le trafic des choses saintes, notamment des reliques et des charges ecclésiastiques. Il explique qu’elle se manifeste plus purement dans des économies monétaires évoluées. En effet, dans des systèmes économiques primitifs, il y a moins de pauvres, à la fois parce que la satisfaction immédiate des besoins est plus facile, et parce que la compassion est plus facilement éveillée dans des contextes où en aidant le pauvre, on soulage directement son besoin. Dans une société fondée sur des rapports monétaires, la compassion doit passer par l’intermédiaire de l’argent pour atteindre son véritable intérêt. C’est donc une manière de 28 29 montrer que c’est l’argent qui crée la pauvreté, celle-ci est le produit d’un développement socio-historique puisque dans les sociétés primitives « l’absolu dénuement des personnes ne se rencontre pas facilement. » (p. 171) Quand le salut des âmes constitue une finalité (c’est là le telos de cette série dotée d’une finalité), la pauvreté devient un moyen positif. Mais justement, la sainte pauvreté n’est pas simplement indifférente à l’argent. Elle le diabolise comme la tentation ultime, car l’argent sert à se procurer toute chose, offrant à l’âme ce qui la tente le plus sur le moment. Dès lors, l’argent montre encore ici qu’il est la valeur unique du monde, celle qui symbolise toutes les valeurs du monde rejetées au profit de la pauvreté comme seule valeur. Le refuser, comme les moines bouddhistes, c’est refuser la multiplicité du monde, refuser l’ordre temporel au profit de l’ordre spirituel. Simmel prend ensuite l’exemple des moines franciscains, aux XIIème et XIIIème siècles. La pauvreté est décrite, dans ces ordres mendiants, comme la renonciation au moyen qui dans le monde passe pour le représentant des fins, cette renonciation accédant au rang de valeur définitive : on voit bien encore là une preuve du fait que l’argent s’élève à la signification d’un absolu. Il y a conflit de valeurs, mais non indifférence. En tirant du plaisir de sa pauvreté, l’ascétisme reconnaît implicitement la valeur de l’argent. Dès lors, à l’inverse, la pathologie de l’argent peut se développer si elle est perçue comme une transgression religieuse. Elle se trouve renforcée en tant que tentation diabolique, ce statut lui offrant une séduction inédite. L’ascétisme est donc tout aussi pathologique que l’avarice ou la cupidité. Pour Simmel, il relève d’une immobilisation de la vie, assujettie à des abstractions. 5) Blasement et cynisme Simmel montre enfin que ces deux dernières pathologies constituent le revers négatif de l’avarice et cupidité, qui élèvent l’argent au rang de valeur finale. Dans ces pathologies, toutes les valeurs concrètes de la vie sont réduites à néant. Simmel commence par étudier le cas du cynisme et par distinguer le cynique antique et le cynique moderne. Les deux ont pour point commun une attitude de provocation, éventuellement de supériorité à l’égard d’autrui, mais c’est là le seul élément d’identification. Le cynique antique –dont le modèle historique est le philosophe Diogène– avait un idéal de vie fait de force de l’âme et de liberté morale de l’individu, en comparaison duquel toutes les autres valeurs étaient indifférentes. Diogène est connu pour vivre du coup dans la misère la plus noire, dans un tonneau. Selon la légende il « cherche un homme », autrement un homme digne de ce nom, phrase exprimant sa quête d’exigence morale, une misanthropie douloureuse 29 30 et insatisfaite. Le cynique moderne n’a pas cette valeur absolue susceptible de devenir le critère de dépréciation des autres. C’est un nihiliste, exprimant son sentiment de la vie en pointant la petitesse de toutes les valeurs, ce qui est beaucoup plus évident dans une société où l’argent enserre dans une forme toutes les valeurs et aplatit leurs différences quantitatives et qualitatives. Du coup le cynique se trouve à l’aise dans les places boursières, puisque les biens existentiels supérieurs y sont évalués au « prix du marché » (alors qu’ils ne devraient être estimés qu’en fonction de leurs propres catégories et idéaux). Pour Simmel, le cynique hait la vie, qu’il sait avilie par la prégnance de l’argent. Son seul plaisir consiste à mettre en valeur cette vilénie ignorée par les autres, et ce faisant de l’aggraver. Il se joue en effet de la bêtise de ses contemporains, qu’il exploite avec un mépris haineux. Sa figure privilégiée est donc celle du publiciste, visant la ménagère de moins de cinquante ans, du financier et du communicant. Le blasé, lui, est également un nihiliste, mais il ne trouve pas de charme pervers dans la dévaluation comme le cynique. Il souffre de cette incapacité à percevoir des différences, non pas tant dans les valeurs que dans les choses elles-mêmes, autrement dit des différences qualitatives. Puisque tout s’achète, tout a un prix, mais rien n’a de valeur. Le blasé soufre d’une carence, alors même qu’il est en situation de plénitude matérielle, parce qu’il comprend qu’avoir n’est pas être, mais ne peut remédier à cette situation. Certes, l’attitude blasée vient de l’excès de jouissances. Mais elle vient aussi du fait que l’objet désiré l’est d’autant plus qu’il y aura eu un effort pour l’obtenir, projeté sur l’objet et lui conférant de la valeur. Quand on peut acheter facilement, tout et n’importe quoi, les objets acquis deviennent indifférents. Il y a donc une corrélation entre abondance et blasement, et le blasement devient le terme inévitable de toute société d’abondance, la pathologie par excellence d’un monde rendu malade par le trop-plein. Mais par ailleurs, pour faire contrepoint à ce blasement, nos sociétés modernes se caractérisent par la recherche d’une excitation pour faire diversion. Mais c’est une excitation sans but, et qui se traduit par une nouvelle fuite en avant : la quête maladive de purs stimuli est le résultat de l’accroissement excessif de la posture blasée. Ces stimulations et excitations (recherche d’impressions extrêmes, dans une rapidité et une diversité maximale, de « sensations fortes », drogues, jeux, etc.) ne font qu’aggraver le blasement parce qu’elles ne disent pas au service de quelle fin elles se mettent. Le blasé risque du coup de se rabattre sur la religion ou les idéologies, qui lui permettre de redonner brutalement un sens à un monde tout plat. Simmel conclut donc par l’idée selon laquelle cynisme et blasement, plus que des dégâts collatéraux, sont l’expression d’une civilisation malade : « la civilisation de l’argent 30 31 signifie la réclusion de la vie dans ses moyens. » Il y a donc un paradoxe : plus l’argent circule, plus nous sommes reclus dans nos moyens. Selon Florian Laurençon « L’argent est un outil de séquestration de l’humanité ». 31