Donc qu’importent la source inconsciente des passions, la médiocrité fréquente de leur
objet, l’aveuglement du passionné ! L’essentiel n’est-il pas l’enrichissement intime de l’âme
passionnée ?
Cependant, beaucoup de moralistes tendent à condamner la passion, non pas qu’ils
considèrent, à la manière d’Epicure, que l’état qui convient le mieux à l’âme soit une indifférence
sereine, mais parce qu’ils considèrent que la passion introduit en nous un déséquilibre ; elle réduit
notre champ de conscience et le cercle de nos intérêts.
Le passionné ne sait plus s’adapter aux situations réelles, il refuse le cours du
temps. Proust, vieilli, ne sait plus chercher dans le monde que les échos de son enfance disparue. Le
fumeur ou l’ivrogne ne pensent pas à leur santé ; le joueur n’envisage pas sa ruine prochaine. Il y a
une obnubilation passionnelle qui nous dissimule nos véritables intérêts et nos exigences les plus
profondes. C’est pourquoi toute passion excessive nous voue tôt ou tard au malheur.
Pour Malebranche, l’illusion passionnelle serait une illusion d’ordre métaphysique ; c’est
la divinisation d’un objet fini transformé en infini par idolâtrie. Cette illusion concerne surtout la
passion malheureuse : le collectionneur qui donnerait son âme pour un timbre rare, l’amoureux prêt
à tout sacrifier pour son idole lointaine. La possession de l’objet convoité éteint souvent
brusquement la passion, car l’objet révèle sa médiocrité ou ses limites; le néant de la passion
apparaît.
Claudel a bien souligné, dans le Soulier de satin, à propos de l’amour coupable de Rodrigue
et de Prouhèze, le processus de divinisation de l’être aimé.
Conclusion
La passion serait bonne car elle réveille les élans les plus profonds de notre être, mais aussi
mauvaise parce qu’elle risque de les confisquer.
Comment modérer ses passions pour les orienter vers des buts non égoïstes ?
La philosophie antique et classique, et les Pères de l’Eglise ont fait du combat contre les
passions le fondement de toute sagesse. Le monde est malade à cause des passions qui envahissent
la politique, la vie économique, les relations humaines.
La passion bien comprise correspond en fait à l’exigence qu’Aristote assignait à toute
sagesse : « fuir les extrêmes afin de rejoindre le centre d’équilibre des choses ».
Sans vouloir faire de la passion une vertu, les philosophes contemporains penchent vers
une réhabilitation de la passion car, dans un sens, le monde actuel manque de passion.
Comme l’écrit Bertrand Vergely :
« L’apathie est l’un des symptômes inquiétants des sociétés postmodernes : on se veut
individualiste, décontracté, planant au-dessus du monde. De fait, on est avare, froid, cynique,
esthète ; on relativise tout ; on a peu de larmes, peu de rires aussi. Le temps n’est pas au rire et la
modernité s’enlise dans l’opposition qui la traverse et qui met aux prises le fanatique religieux,
sinistre, dément, et l’esthète nihiliste et faussement détaché. » (Petite philosophie du bonheur).
Etienne Borne, reprenant la pensée de Kierkegard, déclare « la sagesse est trop souvent
froideur et alibi pour la froideur ; elle s’accommode du mal au lieu de s’en scandaliser. Le
monde antique a recherché la sagesse et a banni la passion, jugée trop peu sage. Et
paradoxalement, la violence fait rage, avec son cortège de fanatiques glacés et d’esthètes
cyniques.
N’est-ce pas la sagesse qu’il faut revoir et donc, avec elle, notre idée de la passion ? ».
Synthèse faite d’après les travaux de : Yvette Bonneru, Catherine Caminade, Annie Marcile,
Marie-France et Daniel Gérardin