Valeur de la passion - E

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Cercle de philosophie
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Février 2004
LA PASSION
Définitions
Le terme « passion » (en grec pathé, état passif qui affecte avec souffrance le corps ou
l’âme ; en latin pati qui signifie souffrir, supporter ) revêt plusieurs sens :
-
soit un sentiment violent qui domine la vie affective et altère le jugement
soit un sentiment amoureux poussé à l’extrême
soit une inclination très forte, parfois obsessionnelle pour quelque chose.
La passion désigne couramment « une vive inclination vers un objet que l’on poursuit,
auquel on s’attache de toutes ses forces » ; c’est la polarisation du psychisme sur un seul objet et
l’indifférence pour tout le reste.
Aux yeux du passionné, un seul thème est valorisé (amour d’une femme, argent, jeu,
pouvoir ); le reste de l’univers est pour lui sans réelle valeur.
Le terme « passions » employé au pluriel désigne des états affectifs et intellectuels assez
puissants pour dominer la vie de l’esprit , par l’intensité de leurs effets ou la permanence de leur
action :
La passion, c’est aussi, en art, ce qui de la sensibilité et de l’enthousiasme de l’artiste passe
dans son œuvre : « Je ne sus jamais écrire que par passion » Rousseau
La passion, c’est enfin une affectivité violente qui nuit au jugement, une opinion
irraisonnée qui peut conduire au fanatisme.
Ce terme équivoque de passion a presque disparu dans la psychologie contemporaine pour
se substituer aux concepts plus précis de « tendance, d’affect ou de pulsion ».
Il faut en effet distinguer la passion du sentiment ou de l’émotion :
- les émotions sont des états affectifs survenant généralement en nous de façon brusque, sous la
forme de crises plus ou moins violentes et passagères ( citons la peur, la colère, l’angoisse ) ;
- les sentiments sont comme les émotions des états affectifs complexes, mais ils sont stables,
durables et moins intenses ; la sympathie, l’amour, le ressentiment, la jalousie, l’orgueil, la honte
sont des sentiments individuels prenant naissance dans nos rapports avec autrui ;
on distingue également les sentiments sociaux liés aux groupes dont nous dépendons, et les
sentiments idéaux rattachés aux systèmes de valeurs ( sentiments esthétiques, religieux ) ;
- les passions ont l’intensité des émotions ; comme le sentiment, c’est la fixation d’une tendance sur
un objet - sentiment d’amour, de haine, de crainte, d’orgueil - mais la valeur de cette fixation n’est
pas la même car la passion est un réel déséquilibre et nous aveugle sur la réalité.
La philosophie s’est intéressée à la passion en posant notamment le problème du librearbitre et de la responsabilité.
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Repères historiques
Pour Platon, les passions sont des désirs aveugles et irréfléchis : « L’amour ne philosophe
pas, ne pense pas ; il est élan de la passion des désirs ».
« L’état idéal d’un esprit sain dans un corps sain implique que l’intellect contrôle les
désirs et les passions ».
Aristote estime que la rhétorique doit faire une part à la psychologie ; il s’intéresse aux
questions relatives à la crédibilité de l’orateur, ainsi qu’aux quatorze passions et émotions qui
animent l’auditoire : « Les passions expriment chacune une manière d’être soi-même par rapport
aux autres ». Ainsi l’angoisse est un trouble de la pensée qui peut être traité par la pensée.
Les philosophes hellénistiques ont préconisé la maîtrise de soi et des passions et ont
inventé de nombreux exercices pour donner au sage la sérénité.
Les sceptiques inventèrent le mot « ataraxie » qualifiant une personne qui ne se laisse
troubler par aucune passion et qui a une parfaite maîtrise de soi. Le stoïcisme et l’ascétisme firent
l’éloge également de la sagesse et de cette sereine impassibilité capables de délivrer l’individu des
passions et de lui apporter le bonheur.
Plus tard, à Rome, Sénèque préconisera la maîtrise des passions par la raison.
Pour la philosophie scolastique, la passion est un phénomène passif, un dérèglement de la
raison, une détérioration de la volonté, un déséquilibre de l’action.
Descartes désigne par passions « tous les phénomènes passifs de l’âme , toute pensée qui
est excitée dans l’âme sans le secours de la volonté par les seules impressions qui sont dans le
cerveau ». ( Traité des Passions ).
Donc, tout ce qui n’est pas manifestation de l’activité volontaire est considéré comme
passion. Descartes fait un amalgame entre passions, émotions et sentiments ; il distingue six
« passions » fondamentales : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse. A l’opposé
de l’ascétisme moral, il ne condamne pas les passions, nécessairement éprouvées par l’esprit
en tant qu’il est uni au corps, et reconnaît en elles un élément essentiel au bonheur.
Descartes, dans sa morale, assimile la vertu à la ferme résolution de bien faire et au « bon
usage du libre arbitre » ; celui-ci sous-entend celle de liberté d’action : est-ce que l’homme agit
librement ou ses actes sont-ils déterminés par des facteurs extérieurs à sa volonté, tels que sa
condition sociale et ses aptitudes physiques, ou encore par des éléments psychologiques tels que ses
passions et ses désirs ?
Malebranche suivit la doctrine de Descartes : « Les passions expriment l’esclavage de
l’homme, l’asservissement au corps et au sensible ».
Spinoza a mis en avant la raison pour contenir la passion : «La raison est nécessaire pour
tenir les passions en échec et pour connaître le plaisir et le bonheur en évitant la douleur ».
Il recommande de combattre une émotion négative avec une émotion plus forte mais positive,
apportée par le raisonnement et l’effort intellectuel : « Un sentiment ne peut être contrarié ou
supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier ».
Kant voyait dans la passion une véritable « maladie de l’âme qui exècre toute médication..
un ensorcellement qui exclut toute amélioration ». Mais, en dissociant la passion de l’affection, il
a ouvert la voie à une conception subjective de la passion : celle-ci caractérise le sujet qui a la
faculté de désirer, et ne saurait être attribuée à un être dépourvu de volonté.
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Hegel suivra cette voie qui fait de la passion une détermination subjective ; la passion
manifeste l’énergie créatrice du vouloir humain « Cet intérêt, nous l’appelons passion lorsque,
refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité toute entière se projette sur un objectif…
En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ».
La détermination du sujet élève alors la passion à la dimension du sublime et le soustrait à
toute considération d’ordre moral. Cette détermination de la passion, dans son mouvement vers le
concret, est pour Hegel « une ruse stratégique de la raison, oeuvrant dans l’histoire ».
Kierkegard eut le souci de faire le lien entre passion et existence ; pour lui « il est
impossible d’exister sans passion », car seul un intérêt passionné peut vouer le sujet à exister
pleinement, par la conscience. « Il appartient, non à la pensée pure, mais à la passion,
d’introduire la continuité momentanée dans le mouvement de l’existence, en engendrant la
décision et la répétition ».
Kierkegard a vu dans le Christ la figure même de la passion, celle qui se donne en allant
jusqu’au bout, par amour de la vie et des êtres.
Nietzsche (1844.1900) considère la passion comme une affection de la conscience, illogique
et irrationnelle : « Le surhomme doit contrôler naturellement ses passions ».
Description de l’état de passion
La psychologie moderne considère la passion comme une structure durable de la conscience
qui envahit la personnalité et qui se caractérise par l’intérêt exclusif et impérieux porté à un seul
objet (amour, haine, ambition, avarice), cette polarisation de la conscience entraînant la
diminution ou la perte du sens moral et de l’esprit critique :
« La passion est dans l’ordre affectif ce que l’idée fixe est dans l’ordre intellectuel » (Ribot)
Alors que l’homme volontaire agit en fonction de sa personnalité toute entière, sait
hiérarchiser ses tendances avec lucidité et tient compte de tous les instants du temps, le passionné
est l’homme d’un seul instinct et d’un seul instant, dépossédé de lui-même, égoïste et aveuglé
par son caprice.
La passion s’empare de l’intelligence et de l’imagination et peut nous entraîner à des
actes dont nous cessons d’être les maîtres. Le désordre passionnel peut à l’extrême se transformer
en maladie de la persécution et le malade « paranoïaque », avec une subtilité étonnante, interprète
tout ce qui se passe comme autant de signes d’hostilité à son égard.
Quelle est la source des passions ? C’est un phénomène psychologique complexe, bien
étudié par la psychanalyse. La source des passions est inconsciente et la passion apparaît à celui
qui la subit comme une force étrangère qui se déploie en lui et malgré lui.
L’objet de la passion résulte d’un transfert ou d’une compensation, ou d’une sublimation ;
les vraies causes de la passion sont en nous-mêmes et non réellement dans les objets qui
paraissent les solliciter. « Albertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le
centre générateur d’une immense construction qui passait par le plan de mon cœur » ( Proust
Albertine disparue ).
M. Alquier, dans son ouvrage « Désir d’éternité »,estime à propos des passions que c’est le
désir d’éternité, le refus du temps qui expliquent la fixation du passionné à des circonstances de
son passé dont il est d’autant plus l’esclave qu’il n’en prend pas une conscience claire. Il est
incapable « de se penser avec vérité dans le futur ».
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Plus que la philosophie ou la psychologie, c’est la littérature qui a décrit le mieux les états
passionnels :
La mythologie grecque et romaine met en scène d’innombrables dieux et personnages aux
passions souvent exaltées ; ainsi Aphrodite a le don de faire naître les passions, au risque de
déclencher des drames ; les légendes grecques et les grands thèmes mythologiques embrassent
l’universalité des passions humaines.
Le théâtre est également le reflet de nos passions ; les règles de la tragédie notamment
exigeaient la description des passions exacerbées pour créer la catharsis censée permettre aux
spectateurs de se libérer des passions en les voyant.
Citons en exemple les héros de Corneille qui ont un besoin absolu de liberté et se laissent
conduire par la passion. La morale cornélienne consiste en définitive à faire coïncider les désirs, les
passions et les instincts de ses personnages avec la conception qu’ils ont de leur propre supériorité,
afin de les faire accéder au rang de héros (Le Cid, Horace, Cinna …).
Le roman a souvent comme sujet la description des passions ; citons « La princesse de
Clèves » de Mme de Lafayette illustrant la lutte contre l’appel de la passion, le drame d’ « Anna
Karénine » de Toltoï et celui de « Mme Bovary » de Flaubert, se terminant par un suicide, et
« Eugénie Grandet » de Balzac où le personnage de l’avare, cœur sec et monstre d’insensibilité à
l’égard de ses proches, montre au contraire une extrême sensibilité en ce qui concerne son argent.
La poésie peint également les émotions les plus vives et montre que l’état de passion est à
la fois un enrichissement et un dessèchement de l’affectivité.
Cependant, le passionné peut parfois « vibrer » pour bien d’autres choses que l’objet défini
de sa passion, puisqu’il aperçoit le monde entier à travers son délire et « projette » sa passion sur
l’univers.
Ainsi le poète Paul Eluard dit à la femme aimée : « J’entends vibrer ta voix dans tous les
bruits du monde »..
Stendhal a très bien décrit ce processus psychologique sous le nom de cristallisation ; une
femme médiocre paraîtra divine à celui qui en est passionnément amoureux parce que tous ses
rêves, tous ses souvenirs viennent « cristalliser » sur l’objet de sa passion.
Proust a montré, en des analyses admirables, que l’objet d’une passion était son prétexte
plutôt que sa source : « les émotions qu’une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre
de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-mêmes, plus personnelles, plus
lointaines, plus essentielles, que ne le ferait le plaisir que nous donne la conversation d’un homme
supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres » ( A l’ombre des jeunes filles en
fleurs ) .
Valeur de la passion
L’état de passion a été exalté par les romantiques. La passion rompt avec la monotonie de la
vie quotidienne, donne du prix à l’existence, soulève l’âme et lui inspire de grands desseins : « Il
n’y a réellement que les grandes passions qui puissent enfanter les grands hommes » Helvétius
« On déclame sans fin contre les passions ; on leur impute toutes les peines de l’homme,
et l’on oublie qu’elles sont aussi la source de tous ses plaisirs » Diderot
« L’homme le plus simple qui a de la passion persuade mieux que le plus éloquent qui
n’en a point » La Rochefoucauld
Nos passions nous fournissent les mobiles les plus puissants de nos actes et de nos œuvres.
Stendhal voit dans la passion l’énergie qui alimente nos décisions volontaires. La passion,
c’est « l’effort qu’un homme qui a mis son bonheur dans telle chose est capable de faire pour y
parvenir ».
Descartes, qui voit dans la passion le signe de la dépendance de l’âme, en partie soumise au
corps, reconnaît, à la fin du Traité des passions : « les hommes que les passions peuvent le plus
émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie ».
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Donc qu’importent la source inconsciente des passions, la médiocrité fréquente de leur
objet, l’aveuglement du passionné ! L’essentiel n’est-il pas l’enrichissement intime de l’âme
passionnée ?
Cependant, beaucoup de moralistes tendent à condamner la passion, non pas qu’ils
considèrent, à la manière d’Epicure, que l’état qui convient le mieux à l’âme soit une indifférence
sereine, mais parce qu’ils considèrent que la passion introduit en nous un déséquilibre ; elle réduit
notre champ de conscience et le cercle de nos intérêts.
Le passionné ne sait plus s’adapter aux situations réelles, il refuse le cours du
temps. Proust, vieilli, ne sait plus chercher dans le monde que les échos de son enfance disparue. Le
fumeur ou l’ivrogne ne pensent pas à leur santé ; le joueur n’envisage pas sa ruine prochaine. Il y a
une obnubilation passionnelle qui nous dissimule nos véritables intérêts et nos exigences les plus
profondes. C’est pourquoi toute passion excessive nous voue tôt ou tard au malheur.
Pour Malebranche, l’illusion passionnelle serait une illusion d’ordre métaphysique ; c’est
la divinisation d’un objet fini transformé en infini par idolâtrie. Cette illusion concerne surtout la
passion malheureuse : le collectionneur qui donnerait son âme pour un timbre rare, l’amoureux prêt
à tout sacrifier pour son idole lointaine. La possession de l’objet convoité éteint souvent
brusquement la passion, car l’objet révèle sa médiocrité ou ses limites; le néant de la passion
apparaît.
Claudel a bien souligné, dans le Soulier de satin, à propos de l’amour coupable de Rodrigue
et de Prouhèze, le processus de divinisation de l’être aimé.
Conclusion
La passion serait bonne car elle réveille les élans les plus profonds de notre être, mais aussi
mauvaise parce qu’elle risque de les confisquer.
Comment modérer ses passions pour les orienter vers des buts non égoïstes ?
La philosophie antique et classique, et les Pères de l’Eglise ont fait du combat contre les
passions le fondement de toute sagesse. Le monde est malade à cause des passions qui envahissent
la politique, la vie économique, les relations humaines.
La passion bien comprise correspond en fait à l’exigence qu’Aristote assignait à toute
sagesse : « fuir les extrêmes afin de rejoindre le centre d’équilibre des choses ».
Sans vouloir faire de la passion une vertu, les philosophes contemporains penchent vers
une réhabilitation de la passion car, dans un sens, le monde actuel manque de passion.
Comme l’écrit Bertrand Vergely :
« L’apathie est l’un des symptômes inquiétants des sociétés postmodernes : on se veut
individualiste, décontracté, planant au-dessus du monde. De fait, on est avare, froid, cynique,
esthète ; on relativise tout ; on a peu de larmes, peu de rires aussi. Le temps n’est pas au rire et la
modernité s’enlise dans l’opposition qui la traverse et qui met aux prises le fanatique religieux,
sinistre, dément, et l’esthète nihiliste et faussement détaché. » (Petite philosophie du bonheur).
Etienne Borne, reprenant la pensée de Kierkegard, déclare « la sagesse est trop souvent
froideur et alibi pour la froideur ; elle s’accommode du mal au lieu de s’en scandaliser. Le
monde antique a recherché la sagesse et a banni la passion, jugée trop peu sage. Et
paradoxalement, la violence fait rage, avec son cortège de fanatiques glacés et d’esthètes
cyniques.
N’est-ce pas la sagesse qu’il faut revoir et donc, avec elle, notre idée de la passion ? ».
Synthèse faite d’après les travaux de : Yvette Bonneru, Catherine Caminade, Annie Marcile,
Marie-France et Daniel Gérardin
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