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tentatives ont en commun de lever le joug de l'obligation qui, avec Kelsen et toute l'école néo-
kantienne, aboutit à moraliser de part en part la chaîne constituée par l'acte, ses effets, et les diverses
modalités de rétribution portant sur ceux des effets déclarés contraires
à
la loi. On peut parler en sens
inverse de procès de démoralisation de la racine de l'imputation, pour caractériser les tentatives de
restaurer le concept de
capacité d'agir, donc « d’imputabilité »
,
dont on a vu la place chez les
jusnaturalistes. Si l’entreprise réussissait, le concept de responsabilité, qui avait fini par déplacer celui
d'imputation, au point d'en devenir le synonyme et finalement de se substituer a lui dans le vocabulaire
contemporain, pourrait être de nouveau disponible pour de nouvelles aventures, qui n'excluent pas de
nouvelles tentatives de remoralisation de la responsabilité, mais sur d'autres voies que celle de
l'obligation, au sens de contrainte morale ou de contrainte sociale intériorisée. Un certain ordre sortira
peut-être du rapprochement entre ce que j'appelle tentative de démoralisation de la racine de
l'imputation et tentative de remoralisation de l'exercice de la responsabilité.
On excusera le caractère schématique de cette entreprise, sans doute démesurée, qui ne vise qu'à
offrir au lecteur une table d'orientation dessinée à très gros traits.
La reconquête de l'idée de spontanéité libre a été tentée sur plusieurs voies que j'ai essayé, pour ma
part, de faire converger dans une théorie de l'homme agissant et souffrant. On a ainsi, d'un côté, des
contributions de la philosophie analytique, de l'autre, celles de la phénoménologie et de
l'herméneutique. Les premières se répartissent entre la philosophie du langage et la théorie de l'action.
Je retiendrai des analyses ressortissant
à
la philosophie du langage la théorie de l'« ascription » de P.
Strawson dans Individuals, théorie qui a influencé des juristes aussi importants que L. A. Hart, dont je
rappelle le fameux article "The Ascription of Responsibility and Rights". Strawson a forgé le terme
d'ascription pour désigner l'opération prédicative d'un genre unique consistant à attribuer une action à
quelqu'un. Son analyse a pour cadre une théorie générale de l'identification des « particuliers de
base », c'est-à-dire des sujets d'attribution irréductibles
à
tout autre, donc présupposés dans toute
tentative de dérivation
à
partir d'individus d'une sorte prétendue plus fondamentale. Selon Strawson, il
n'en existe que de deux sortes: les «corps» spatiaux-temporels et les « personnes ». Quels prédicats
nous attribuons-nous fondamentalement en tant que personnes? Répondre
à
cette question, c'est
définir l'«ascription ». Trois réponses sont données:
1.-
nous nous attribuons deux sortes de prédicats,
des prédicats physiques et des prédicats psychiques (X pèse soixante kilos, X se souvjent d'un voyage
récent ; 2.- c'est
à
la, même entité, la personne, et non
à
deux entités distinctes, disons l’âme et le
corps, que nous prédiquons les deux sortes de propriétés ; 3.- les prédicats psychiques sont tels qu'ils
gardent la même signification, qu'ils soient attribués à soi-même ou
à
un autre que soi (je comprends
la jalousie, qu'elle soit dite de Pierre, de Paul ou de moi). Ces trois règles de l'«ascription »
définissent
conjointement la personne comme
«
particulier de base
»,
à la fois enchevêtré dans les corps et
distinct d'eux. Nul besoin, pour l'essentiel, d'attacher cette mamere sui generis d'attribuer
à
une
métaphysique des substances. Suffit l'attention portée aux règles linguistiques incontournables de
l'identification par « ascription »
.
La théorie de l'ascription nous intéresse
à
ce stade de notre propre investigation, dans la mesure où
parmi tous les prédicats, c'est celui
d
ésigné par le terme d'action qui est en fait placé au centre de la
\
théorie de l'« ascription
».
Le rapport entre l'action et l'agent se retrouve ainsi couvert par une telle
théorie de l'« ascription
»,
donc de l'attribution de prédicats spécifiques
à
des particuliers de base
spécifiques, sans considération du rapport
à
l'obligation morale, et du seul point de vue de la référence
identifiante à des particuliers de base. C'est pour cette raison que je classe la théorie de l'«ascription
»
parmi les tentatives pour démoraliser la notion d'imputation.
Je ne dis pas que la théorie de l'« ascription »
suffise
à
la reconstruction d'un concept de
responsabilité moins dépendant de l'idée d'obligation, qu'il s'agisse de l'obligation de faire, ou de celle
de réparer ou de subir la peine. Mais elle a le mérite d'ouvrir
il
une investigation moralement neutre de
l'agir. Que la théorie de l'«ascription
»
ne constitue à cet égard qu'un premier pas, la preuve en est
donnée par la nécessité de compléter, sur le terrain proprement linguistique, une sémantique du
discours, centré sur la question de la référence identifiante, laquelle ne connaît la personne que comme
une des choses dont on parle, par une pragmatique du langage, où l'accent est mis, non plus sur les
énoncés (leur sens et leur référence) mais sur les énonciations, comme c'est le cas dans la théorie des
actes de discours (Speech acts): promettre, avertir, commander, observer, etc. Il devient alors légitime
de tenter, dans un second temps, de désimpliquer l'énonciateur de l'énonciation, prolongeant ainsi le
procès de découplage de l'énonciation-acte d'avec l'énoncé-proposition. Il devient alors possible de
cerner l'acte d'auto-désignation du sujet parlant et du sujet agissant, et de faire concourir la théorie de
l'ascription, qui encore une fois parle de la personne du dehors, avec une théorie de l'énonciateur où la
personne se désigne elle-même comme celui ou celle qui parle et agit, voire agit en parlant, comme
c'est le cas dans l'exemple de la promesse, érigée en modèle de tous les actes de discours.
Telle serait, en philosophie analytique, la première moitié du tableau de marche pour une
reconstruction de l'idée de spontanéité libre. La seconde moitié serait occupée par la contribution de la
théorie de l'action. (…)