Les travailleurs sociaux ont-ils un « genre

publicité
Les travailleurs sociaux ont-ils un « genre » ?
Date : 19.12.2005
Auteur : Jean-François Gomez
Les travailleurs sociaux ont-ils un
« genre » ?
Images et représentations d’un « point aveugle
Jean-François GOMEZ
YHAVE Elohîm dit : « Il n’est pas bon pour le glébeux d’être seul !
Je ferai pour lui une aide contre lui. »
Genèse ,2/17.traduction de Chouraki.
« Une science du comportement authentique existera quand ceux qui la pratiquent se rendront
compte qu’une science réaliste de l’humanité ne peut être créée que par les hommes qui sont le
plus conscients de leur humanité précisément lorsqu’il la mettent totalement à l’œuvre dans
leur travail scientifique. »
Georges Devereux
De l’angoisse à la méthode
I
Marc Bessin, dans un article publié dans l’ouvrage collectif de Jacques Ion, « Le
travail social en débat » se pose la question de la féminisation massive du travail
social. « On insiste, écrit-il, bien sûr, parfois sur la féminisation des métiers de
ce secteur, mais sans jamais considérer les implications professionnelles et
sociales ». Ce chercheur au CNRS qui « souhaite aborder cette question, malgré
le peu d’entrain qu’elle suscite »,évoque à ce propos « un silence
assourdissant ».En effet, 90% des travailleurs sociaux, tous métiers confondus
[sont] des femmes »…
« Dés lors, précise-t-il, il faut se demander si cette spécificité ne serait pas une
clé de l’analyse du secteur social. Ce « genre »,que le secteur social ne veut pas
voir, parce qu’il se réfère au travail productif donc à l’homme alors qu’il
dévolue son activité aux femmes(entretien et réparation de la force de
travail). » « Pendant que les hommes, les pères, produisent des richesses en
construisant l’économie industrielle, les femmes, les mères, veillaient sur les
petits, les humbles, et les aidaient à s’adapter ».Ce constat permet à l’auteur de
réfléchir au rapport étroit du travail social avec la notion anglo-saxonne de
« care »que nous traduirons, par « relation d’aide » et met en valeur une
idéologie de dévouement, une importance de l’émotionnel, des sentiments,
réservés à la sphère privée habituellement réservée aux femmes. Celle-ci
s’opposerait à une éthique du travail social vu dans une perspective plus
traditionnellement masculine, plus orientée vers la justice, dans une tentative de
professionnalisation qui se détournerait du « féminisme matérialiste et
essentialiste ».
L’auteur, qui ne prétend pas épuiser une question aussi longtemps déniée en
France ouvre la thématique par quelques brèches dans une « logique libérale
donc d’efficacité »une accentuation des points de vue « féminin » et
« masculin », les femmes étant renvoyées à la question du quotidien et à la
sphère privée. Il ajoute ce constat, qu’en ce sens « l’analyse des temporalités du
travail social, qui reste à effectuer, ne pourra pas faire l’impasse de la
sexuation ».
Il me semble qu’à travers cet article, ce chercheur soulève un puits de questions
riches mais encombrantes. A vrai dire, elles renvoient à ce que d’aucuns
appellent « une éthique du sujet », en un temps où la transparence et le zérodéfaut en tant que principes de management sont en train de s’imposer comme
des valeurs indiscutables. La plus part des technologies d’évaluation
actuellement en place risquent fort de résister à une thématique renvoyant à ce
qui relève de l’opacité humaine.
II
Cet article venait à point nommé dans ma réflexion. Depuis longtemps, j’avais déjà pu
comprendre, grâce aux travaux de Georges Devereux consacrés à l’observation de la sexualité
et de ses points aveugles ce qu’il appelle ses « scotomes »combien dans ce domaine, il était
difficile et prétentieux de se dire objectif. « En vilain fâcheux, écrit Weston La Barre,
Devereux a fait surgir l’alarmante possibilité que l’ethnographie de terrain, et de fait, toute
science sociale, telle qu’elle est pratiquée actuellement, ne soit une sorte d’autobiographie.»
J’essayerai dans cet article, par une suite de remarques et en essayant d’éviter la neutralité
hypothétique du chercheur, de montrer comment ce thème si peu exploré de la féminisation
du secteur peut soulever de questions inattendues, et comment il m’a permis d’aborder
autrement la question du « genre ».
C’est dire que je ne dégagerai pas des aspects pratiques et concluants à
l’ensemble de questions posées par Marc Bessin, ce qui correspondrait à un
soucis d’efficacité immédiate, mais j’essayerai de montrer l’importance du
thème dans le domaine de la culture technique et des représentations sociales.
III
Jusque là, j’avais rencontré cette question de nombreuses fois sans m’y
intéresser vraiment, sans la distinguer à vrai dire de la question de la sexualité
ou de la mixité dans les groupes. C’est ainsi que je pensais avoir donné ma
contribution à la « question sexuelle » dans le cadre de plusieurs travaux. Mon
expérience d’éducateur puis de directeur d’établissement m’engageait à parler
davantage des personnes handicapées mentales. Je posais le droit à la sexualité
comme un droit inaliénable des adultes en hébergement, évitant la licence qui
aurait consisté à permettre des pratiques de génitalités sauvages. J’insistais sur le
fait que « l’engouement actuel pour le thème de la sexualité dans les institutions
de type Foyers de CAT, Foyers médicalisés ou Foyers de vie, mais aussi d’une
manière plus générale, dissimulait la question princeps de l’altérité ». Je
définissais même la personne handicapée comme « individu sans
Autre »,bénéficiant de logistiques de prises en charges qui colmataient
précisément cette question de l’altérité.
Je rappelais assez régulièrement que dans tous les établissements sociaux où
j’avais exercé des responsabilités, je n’avais rencontré aucune difficulté à
recruter des hommes et que «les équipes que j’avais constituées» avaient
toujours été mixtes, ce qui n’était pas sans présenter des conséquences positives
pour le travail d’accompagnement des familles, et notamment des pères, « les
grands oubliés du travail d’accompagnement familial ». Un problème de
conception personnelle ou de choix individuel, en quelque sorte.
IV
Cependant, il arrivait que cette question émerge de façon plus inattendue et
subtile. Sigmund Freud évoque les « mots d’esprit comme voie royale de
l’inconscient ».A plusieurs reprises, je m’entendis faire des plaisanteries à
propos de la question du genre, dans les réunions où la question paraissait à
proprement parler comme inabordable, telle cette définition de l’attitude vis à
vis de la toilette des grands adultes psychotiques ou déficitaires dans les
établissements médico-sociaux. « Les hommes, dis-je, ne s’occupent pas de la
toilette des femmes pour une raison de pudeur bien compréhensive. Les femmes,
elles, s’occupent de la toilette des femmes aussi bien que celles des hommes, de
par leur rôle maternel évident ».Ce qui fit rire tout le monde-un certain nombre
d’acteurs sociaux de terrain qui savaient combien cette question peu élaborée
dans les formations est en réalité complexe et difficile.
Un article sur le rôle des infirmières dans les services de chirurgie avec leurs
patrons, me fit comprendre plus tard à quel point cette plaisanterie, comme
souvent tout mot d’esprit menait à un « insu » terriblement important concernant
le rôle « genré » et non reconnu des infirmières dans un service.Ma réflexion
était déjà en marche.
V
Quelques temps plus tard, je fus mis en présence d’un événement qui me
déconcertât.
Il s’agissait de la rencontre assez inattendue avec un fait recoupant certains
constats empiriques que j’avais refoulés trop rapidement.
En 2004, Jean Brichaux, psychologue belge, auteur d’un ouvrage sur la fonction
éducative me contactait pour évoquer le projet d’un ouvrage qui s’intitulerait
« L’éducateur et ses métaphores ». Il s’agissait dans son projet de faire
apparaître des aspects méconnus ou mal repérés du travail d’éducateur et pour se
faire, il donnait la parole à des acteurs de terrain, à partir d’un principe simple :
chacun devait choisir une métaphore et devrait tisser son discours à partir de cet
outil. Il pouvait en ressortir, d’après lui des effets heuristiques inattendus. Je dis
aussitôt mon enthousiasme, qui fut partagé par les éditions Eres, qui fut, en fait,
par la suite l’éditeur de ce projet. L’ouvrage sortit en septembre 2004. Je fournis
moi-même un article assez long intitulé « L’Alchimiste ».On trouvait quantité
d’autres métaphores comme le maître de l’œuvre(Christian Dulieu), le « poètre
(sic) »(Jacques Loubet), le photographe (Jacques Ladsous), le musicien (Michel
Lemay), le passeur et le bricoleur (Joseph Rouzel), etc..) et proposais même à
Jean Brichaux de solliciter un ami suisse pour compléter l’ouvrage et l’ouvrir
d’avantage à la francophonie; ce fut « l’oiseleur et le jardinier», de Patrick
Korpès. Le livre parut avec 21 signatures et dés réception, je consultais avec
plaisir les travaux des autres intervenants. Je dois dire que je ressentis une sorte
de malaise lorsque l’un de mes amis à qui j’offris un exemplaire, à la suite d’une
discussion très vive où j’avais focalisé mon attention sur des articles qui
m’avaient choqués et qui pour moi devaient donner matière à une rude
controverse, me fit remarquer incidemment que nous avions alignés à une
exception près - et encore, la signature féminine était celle de Sandra Alvarez de
Toledo, historienne d’art - presque exclusivement des signatures d’hommes.
Ainsi, j’avais participé de cet aveuglement.
Je ne pensais plus à cette affaire pour un temps. Tout au plus, après la
publication, je laissais l’ouvrage dans ma bibliothèque, sans trop y toucher, gêné
sans doute par cet « angle mort », ce « point aveugle » qui m’avait été révélé.
VI
Je me mis à lire des articles sur la question du genre, et mon attention à ces
questions s’améliora. A l’occasion de la préparation d’une table ronde que je
devais animer à propos de l’illustre pédagogue August Aïchorn pour un colloque
à Montpellier, je m’obligeais à relire son ouvrage dans son édition et traduction
la plus récente. Je fus intrigué par le fait que ce livre évoquait dans ses
conférences, le travail éducatif d’un façon très « genrée » et en même temps très
traditionnelle qui n’était pas sans me rappeler Bruno Bettheleim (qui ne mérite
ni l’excès d’honneur ni d’indignité dont on l’accable). On trouve ce passage qui
retint mon attention dans ses fameuses conférences : «[ …]il est recommandé
pour tous les groupes d’adolescents de confier à une femme la direction de
l’ensemble des affaires domestiques, linge, chaussures, vérification de l’ordre et
de la propreté des salles de jour et des dortoirs, etc… »A ce constat, il ajoutait
toutefois : « Celle-ci[…]ne devra pas se limiter à mettre à disposition le linge
lavé à temps et des chaussettes raccommodées, mais en effectuant ses devoirs,
elle devra toujours saisir l’occasion d’exercer une influence éducative sur
chaque enfant. » Ce qui me frappait dans ce texte, c’était la franchise des
positions exprimées. Aujourd’hui, certes, on rencontrerait des positions
sensiblement identiques, mais elles ne se donneraient pas à voir aussi
clairement. Elles resteraient dans l’ombre.
VII
Je compris que la littérature psycho-pédagogique sur cette question était rare.
Elle l’était encore plus quand on l’abordait sous l’angle des attitudes et des
comportements différenciés vis à vis des enfants.
La plupart des ouvrages qui me tombèrent sous la main, et parfois qui me
tombèrent des mains se présentaient comme des pamphlets, une littérature
militante. Même lorsqu’elle se paraît d’une attitude scientifique ou académique,
ses objectifs, le plus souvent, consistaient à dénoncer la « domination
masculine ».
En général, cette littérature abondante accumule les exemples empruntés à l’éthologie,
l’anthropologie, et ne pratique guère le principe fameux de la « réduction
phénoménologique » préconisé par Husserl, qui consisterait à retenir son opinion trop vite
formée pour permettre une authentique observation. Généralement, elle rattache la domination
masculine à la question du patriarcat(couplet sur Freud et la horde primitive).
VIII
Curieusement, en continuant mes recherches et relisant des revues sur ce thème,
je « découvris » que j’avais participé à un colloque intitulé « Hommes et
femmes »et que j’y étais intervenu. Sollicité à aborder la question à partir de
mon approche habituelle, j’avais présenté un travail sur la sexualité des
personnes handicapées, qui fut d’ailleurs publiée par la suite.
Je me rendis compte, après coup, que j’avais finalement évacué les questions
plus délicates que cette thématique contenait et notamment la façon différenciée,
au delà de la mission éducative, d’aborder ces problèmes de sexualités et leur
expression dans les institutions, en tant qu’homme ou en tant que femme. En
fait, la compétence et l’expérience sans doute réelle que j’avais acquis en tant
que professionnel m’avait autorisée à des généralisations délaissant
systématiquement la question du « genre ».A cela s’ajoutait un zest de
militantisme qui s’accordait parfaitement à la question soulevée(« personne ne
peut s’autoriser à empêcher la sexualité d’un humain qu’il fût handicapé ou
non ! ») laquelle contribuait à aborder le problème de façon réductrice et même
accrocheuse. Si j’évoquais la question de l’altérité, dans la ligne d’Emmanuel
Lévinas et de sa problématique du visage, je ne prêtais pas un sexe ni un genre à
ce visage, ou secondairement. Certes, j’exprimais une critique assez virulente et
quelquefois amusée sur l’engouement actuel pour la sexualité, sur le fait que
j’avais rencontrés des « éducateurs sexuels », qui flirtaient avec un
« comportementalisme humaniste ». Revenant toujours à l’opposition générique
entre sexualité et génitalité, je dénonçais le « paradoxe des modèles »,(L’ange
ou la bête).
IX
La lecture des chapitres du livre de Georges Devereux consacré à l’observation
de la sexualité et de ses scotomes par les ethnologues me fit avancer dans ma
prise de conscience. Je ris beaucoup quand je pris connaissance de la formation
initiale de Kinsey, le fameux spécialiste américain auteur du rapport sur la
sexualité de ses contemporains, qui précédemment avait fait un travail
d’entomologiste sur les guêpes, illustrant cette autre réflexion sur « l’angoisse
contre laquelle on se défend par une peudo-méthologie ».
« Le fait que l’humanité ait toujours mythologisé- récemment dans un jargon
scientifique- l’existence des deux sexes, montre de manière concluante qu’elle
refuse de l’accepter en tant que fait irréductible »écrit Devereux.
Dans le même sens, Geneviève Fraisse, à propos de ses travaux sur le féminisme
et les genres, insiste pour dire que « les philosophes n’ont pas fait de la
différence des sexes une question philosophique »Elle dégage subtilement deux
notions :la notion d’égalité qui est un concept politique, et l’identité, qui renvoie
au concept de ressemblance, concept « ontologique ».En rappelant qu’ « il n’y a
pas d’altérité sans conflit »elle me renvoyait à une perception intéressante et
renouvelée. « Les relations de tensions qui existent entre les êtres, et les
réajustements permanents qu’ils nécessitent permettent l’expression de soi. Pour
les questions de sexe, c’est la même chose que pour les questions de race. »…
« La différence des sexes travaille la pensée, mais aussi tout simplement
l’histoire ».Cette philosophe et historienne du féminisme pense qu’un certain
universalisme, neutralité apparente, se traduit en fait par une non-reconnaissance
des inégalités ».Puis elle ajoute : « c’est une position forte chez les
démocrates ».
X
Là, on rencontrait bien sûr, les tensions provoquée par l’analyse incontournable
de la subjectivité, et pour tout dire, le contre-transfert qui ne concerne pas
seulement ce qui se passe sur les divans freudiens ou lacaniens. Je me
demandais si une part de la pensée féministe que je m’étais appropriée, sans bien
le savoir, ne naviguait pas dans ces eaux troubles.
Réduire les inégalités, certes, mais réduire aussi la tension insupportable de
l’altérité, tel peut être le programme. Sous cet angle, une certaine logique, alliée
de la démocratie universaliste, s’employait à réduire les tensions comme
d’autres réduisent la pensée qui partout, et bien sûr, même dans le secteur social,
s’embolise. Sous cet angle là, la lecture de Hanna Arendt peut constituer un
juste rappel.
Certes, dés lors que le principe de l’égalité de salaire est respecté, ce qui est la
moindre des choses, il est plus facile de demander aux hommes et aux femmes
« le même travail » dans une institution, la plus part du temps en se référant à
quelques vagues principes d’identité masculine ou féminine surajoutés et
uniformes ou de convoquer une clinique du « nom du père » que d’engager un
travail en profondeur sur les attitudes .
XI
Ma réflexion prit une autre tournure à l’occasion de ma relecture de l’œuvre
d’Illich. Je pris connaissance pour la première fois du « genre vernaculaire », un
essai qui dégage à partir de perspectives historique, cette fameuse question du
genre, distincte de la question du sexe. La méditation d’Illich m’occupa un
certain temps, ce qui me permit de faire un article assez général sur son œuvre
pour Sciences de l’Homme.
Chez Illich, cette question est élaborée dans un ensemble cohérent que fait
apparaître encore plus la publication récente de ses oeuvres complètes. L’auteur
est particulièrement attachée à ce qu’il désigne comme le « vernaculaire »,ce qui
résulte de la geste des hommes, de leur nécessité de survie, de leur art d’habiter,
de leur culture minuscule, qui ne saurait être intégrée à l’économie des biens et
des services, ce que Fernand Deligny aurait appelé « le moindre geste ».
Après son inspirateur le français Jacques Ellul, pourfendeur du « bluff
technologique » le sociologue s’engage à observer une société qui nous propose
de « crever de bonheur » après avoir minutieusement détruit l’ensemble des
rapports sociaux et les avoir remplacé par des services. Là où certains observent
l’économie, essayent de comprendre ses règles, Illich observe prioritairement les
dégâts produits par l’économisme envahissant qui s’insinue dans l’ensemble du
lien sociaux lesquels deviennent désincarnées, perdent toute leur saveur.
XII
En fait Illich, qui avait travaillé longtemps sur l’état du monde, et notamment du Tiers Monde
dans son université de Cuernavaca, s’attaquait à l’idée occidentale du progrès et du
développement(« le progrès, c’est l’élan vers le pire ! » disait Cioran)en faisant apparaître le
coût véritable et la facture à payer, en terme de lien social « disloqué » . Plus encore, il fait la
différence entre une société patriarcale et une société sexiste. La société patriarcale, selon lui,
est « une domination asymétrique dans le contexte du genre ».La société sexiste, n’est rien
d’autre que la négation de la différence des sexes puis son ravalement à un niveau de la réalité
strictement biologique. C’est une « dégradation individuelle jusque là impensable, de la
moitié de l’humanité, s’appuyant sur des critères sociobiologiques » (p.380,Vol 2, Oeuvres
complètes). Le sexisme, pour lui, plus dangereux, a systématiquement mis à mal le lien social
dans toutes ses formes.
L’essai intitulé « Le genre vernaculaire », critiquait vivement une anthropologie et une
psychologie qui ne s’occupe pas du genre (« si l’anthropologie ne parvient pas à étudier le
genre, que peut-elle explorer dans le domaine vernaculaire ? »)…« […]Appréhendant dès le
berceau le monde selon deux modes complémentaires, ajoute-t-il, hommes et femmes se
forment deux modèles distincts de conceptualisation de l’univers. Il insiste sur la nécessité de
« ne pas réduire le genre au sexe ».Il montre indiscutablement combien dans la pensée
traditionnelle et jusqu’à l’entrée dans l’ère industrielle, l’espace, le temps, les outils, ont un
genre.
Cette analyse, me semble-t-il, s’appliquer au secteur social et médico-social, qui fait
apparaître en surface un soucis d’égalité-ce qui évite d’aborder la question du genre, et de
l’intégrer dans un véritable élaboration-mais qui, en fait, ne la dédouane pas de positions
fortement sexistes. «Le féminisme a encouragé un langage neutre, c’est à dire sexiste »écrit-il.
Il ne suffisait pas de penser que la Convention Collective était applicable indistinctement à
l’homme et à la femme. Certes, le secteur social se féminisait à 80% et j’avais pu le constater
moi-même, surpris souvent, devant des amphithéâtre ou des salles de cours dans des instituts
de formation de travailleurs sociaux, très peu mixtes. Pourtant, lorsque les choses devenaient
sérieuses, qu’il fallait diriger un établissement ou un service, élaborer de la théorie, comme
l’ouvrage publié chez Eres, la donne était inversée :on faisait appel de préférence aux
hommes.
XIII
La formation des éducateurs aujourd’hui n’a plus la préoccupation d’excellence.
En cette époque postmoderne,« le progrès » irait plutôt dans le sens d’une
exigence de qualité accrue dans les institutions et les services-bien illustrée par
une logique d’évaluation et de contrôle, de certifications, de clarifications des
procédures-accompagnée paradoxalement d’une disqualification et une
déqualification des acteurs (éducateurs par exemple), devenus transparents et
interchangeables. La qualité nous dit en filigrane cette époque étrange, n’est en
aucun cas liée à une attitude ni des capacités personnelles. Elle n’est pas
d’avantage liée à des qualifications.
La VAE,la nouvelle usine à gaz du secteur que nul ne saurait contester
aujourd’hui dans sa mise en forme diaboliquement consensuelle ne va guère
dans le sens des subtilités que nous venons d’évoquer. Je crains fort qu’au lieu
de garantir la qualité des institutions, même les plus certifiées, les plus
contrôlées, les plus supervisées, les plus évaluées, elle contribue au contraire à la
« montée de l’insignifiance »,en fabriquant de plus en plus de diplômés (les
textes sont clairs là dessus)formatés à partir de certaines règles de conformité
qui n’auront plus rien à voir avec ce qu’on appelait autrefois la culture ou les
humanités, garantie d’une éthique de résistance, du repérage des enjeux, d’une
capacité de dire non. Autant de questions qui concernent les sujets pensant.
XIV
Ces quelques réflexions autour du genre n’ont pas la prétention d’être
exhaustives… Je suis bien conscient de la difficulté à les soulever, comme le dit
lui–même Marc Bessin dans son article passionnant. De plus j’ai quelques
doutes sur la capacité du secteur social et médico-social aujourd’hui à accorder
une certaine importance à une thématique qui engagerait à considérer véritable
l’acte éducatif et ses aléas dans toute sa complexité.
« Pour être prêt à espérer ce qui ne trompe pas, disait Bernanos, il faut d’abord
désespérer de ce qui trompe ».
Il vaudrait mieux regarder les choses en face. Dans un rapport du Conseil
supérieur du Travail social qui évoquait « un monde social de plus en plus
brouillé et complexe »le rapporteur craignait que cette déqualification « si elle
n’est pas voulue par les pouvoirs publics, le devien[ne] en fait. On note une
« croissance exponentielle des niveaux V au détriment des niveaux III à IV ».
« De plus,15 à 20% des publics sont occupés par des personnels en difficultés ».
On pourrait ajouter si l’on veut être lucide jusqu’au bout une analyse
qualitative : ces phénomènes s’accompagnent d’un processus de féminisation
notoire.
XIV
Ainsi les processus de féminisation auxquels on assiste, loin d’être une cause de
la « dislocation » du secteur, en sont un des effets. De plus, je doute que l’on
considère forcément le sexisme qui se dissimule et avance masqué, derrière les
grandes déclarations sur l’égalité des hommes et des femmes…
XV
Jusqu’à ce que la dimension « vernaculaire » chère à Illich, que certains
appelleront d’autres noms, « le quotidien », « le réel », « la gadoue », »les
contraintes »,les « résistances »,ou même « la violence »,la part de doute ou
d’affrontement, enfin la vie quoi, s’empresse de surgir dans les interstices de
l’institution sous forme d’échappées salutaires, convoquant chez chacun une
nouvelle façon d’être des hommes et des femmes créatifs et autonomes,
retrouvant leur visage et donc leur genre. N’y parviendront pas ceux qui seront
passés par une autodidaxie de bazard. Mais cela est une autre histoire.
Aigues-Mortes, le 15/09/05
Docteur en Sciences Humaines, chercheur en travail social, derniers livres parus : Un
éducateur dans les murs, poème antipédagogique pour le XXI° siècle,2° édition, préface de
Joseph Rouzel, Téraedre, Le temps des rites, 2° édition, Presses Universitaires de Laval,
Québec, 2005,Handicap,éthique et institution, Dunod, 2005.
[email protected].
Le travail social est il féminin ? de Marc Bessin, in Le travail social en débat[s]Sous la
direction de Jacques Ion, alternatives sociales, La découverte,2005.
Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Nouvelle
Bibliothèque Scientifique, Flammarion,1980.
Ibid.
Les métiers ont-ils un sexe ? in Sciences Humaines, Hommes et femmes, quelles différences,
N° 146,février 2004.? Pascale Moliner analyse dans cet article dans des services de chirurgie
le rôle officieux des infirmières et leur façon d’aider les praticiens à gérer leurs stress ou leur
fatigues émotionnelles, face à toutes les situations. Il s’agit d’un non-dit de la fonction
infirmière mais qui reste très important dans le service.
Jean Brichaux,et al. L’éducateur,d’une métaphore à l’autre, parler autrement de l’éducateur,
L’éducation spécialisée au quotidien, Erés, 2004.
La controverse portait sur le constat daté de Jean-Marie Miramon dans sa métaphore « la
manager »( ?)suivant lequel 80% des directeurs étaient d’anciens éducateurs spécialisés un
certain nombre gérant l’entreprise comme un groupe d’enfant.
Jean-François Gomez August Aichorn, pionnier de l’éducation spécialisée, in Actes du
Colloque, Travail social et psychanalyse, sous la direction de Joseph Rouzel : Champ social
éditions Nîmes,2005.
Jean-François Gomez, Sciences de l’Homme, février 2005,N° 74,Sexualité et handicap, entre
prestation complémentaire et indice d’humanité.
Suivant les analyses d’Alain Giami et de son équipe, voir Alain Giami ,Humbert-Viveret,
C.Laval,D.,L’ange et la bête, représentation de la sexualité des handicapés par les parents et
les éducateurs, et Maryline Barillet-Leplay, Sexualité et handicap :le paradoxe des modèles,
préface de Pierre nègre, L’harmattan, 2001.
Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode :dans les sciences du comportement, nouvelle
bibliothèque scientifique, Flammarion,1980.
Geneviève Fraisse, Devenir sujet historique. un entretien à Cultures en mouvements, Sciences
de l’Homme n°14 février 99.
Dans un autre domaine, on rencontre une autre situation inanalysable, parce qu’elle pose des
question épistémologiques considérables auxquelles on ne veut guère se confronter:Les
A.M.P. ou les moniteurs-éducateurs, renvoyés aux mêmes tâches que des éducateurs
spécialisés, font-ils le même travail ?Ma réponse est non. Il est évidemment plus facile de
répondre oui en plaçant celles-ci au niveau d’un militantisme égalitaire.
Ivan Illich, œuvres complètes, 792 p, Préface par Jean Robert et Valentine Borremans, Volume 1,Fayard,2003.
Ivan Illich, La perte de sens, inédit,360 p, Fayard,2004.
Ivan Illich,Œuvre complète, Préface de Thierry Paquot volume 2, 962 p. Fayard,2005.
On connaît l’analyse d’Illich sur la notion de seuil et de contre-productivité :à partir d’un niveau de technologie,
une institution ne produit plus les effets escomptés, et les « dégâts collatéraux » sont immenses. C’est ainsi que
l’automobile devient un « monstre chronophage »,l’Ecole produit des effets de ségrégation et de reproduction,en
supprimant tous les systèmes naturels de transmission et la liberté d’habiter devient le « droit au logement »
codifié et tarifé dans des « garages ». Ce qui prédomine ,c’est « l’idéologie de la production et de la
consommation de services ».
Suivant Illich, « En latin vernaculum désignait tout ce qui était élevé, tissé, cultivé,
confectionné à la maison, par opposition à ce que l’on se procurerait par l’échange ».
Jacques Ellul, Le blufff technologique, Hachette 1988.beaucoup d’ouvrages de ce penseur
hors du commun qui en a écrit une cinquantaine sont épuisés et non réédités. Deux ou trois
seulement sont disponibles en France.
Voir Jean-François Gomez, Les institutions sociales peuvent-elles se passer
d’éducateurs ?Sciences de l’homme, Prévenir les violences en institution, Février 2004.
Vie Sociale, CEDIAS,Vingt ans de Conseil Supérieur du travail social, Principaux débats de
la journée du CSTS(14 février 2005) n°2/2005.
Encore une fois, je prends ce terme de dislocation au sens d’Illich et surtout de Jacques Ellul
qui ont bien fait apparaître le développement quasi cancérigène de la démarche
technoscientifique dans le domaine des services, bousculant le lien social en substituant aux
réponses naturelles aux besoins, des démarches dirigistes à prétention rationnelle. Jacques
Ellul, Le système technicien,1977,Calman Levy.
Téléchargement