Les travailleurs sociaux ont-ils un « genre » ?
Date : 19.12.2005
Auteur : Jean-François Gomez
Les travailleurs sociaux ont-ils un
« genre » ?
Images et représentations d’un « point aveugle
Jean-François GOMEZ
YHAVE Elohîm dit : « Il n’est pas bon pour le glébeux d’être seul !
Je ferai pour lui une aide contre lui. »
Genèse ,2/17.traduction de Chouraki.
« Une science du comportement authentique existera quand ceux qui la pratiquent se rendront
compte qu’une science réaliste de l’humanité ne peut être créée que par les hommes qui sont le
plus conscients de leur humanité précisément lorsqu’il la mettent totalement à l’œuvre dans
leur travail scientifique. »
Georges Devereux
De l’angoisse à la méthode
I
Marc Bessin, dans un article publié dans l’ouvrage collectif de Jacques Ion, « Le
travail social en débat » se pose la question de la féminisation massive du travail
social. « On insiste, écrit-il, bien sûr, parfois sur la féminisation des métiers de
ce secteur, mais sans jamais considérer les implications professionnelles et
sociales ». Ce chercheur au CNRS qui « souhaite aborder cette question, malgré
le peu d’entrain qu’elle suscite »,évoque à ce propos « un silence
assourdissant ».En effet, 90% des travailleurs sociaux, tous métiers confondus
[sont] des femmes »…
« Dés lors, précise-t-il, il faut se demander si cette spécificité ne serait pas une
clé de l’analyse du secteur social. Ce « genre »,que le secteur social ne veut pas
voir, parce qu’il se réfère au travail productif donc à l’homme alors qu’il
dévolue son activité aux femmes(entretien et réparation de la force de
travail). » « Pendant que les hommes, les pères, produisent des richesses en
construisant l’économie industrielle, les femmes, les mères, veillaient sur les
petits, les humbles, et les aidaient à s’adapter ».Ce constat permet à l’auteur de
réfléchir au rapport étroit du travail social avec la notion anglo-saxonne de
« care »que nous traduirons, par « relation d’aide » et met en valeur une
idéologie de dévouement, une importance de l’émotionnel, des sentiments,
réservés à la sphère privée habituellement réservée aux femmes. Celle-ci
s’opposerait à une éthique du travail social vu dans une perspective plus
traditionnellement masculine, plus orientée vers la justice, dans une tentative de
professionnalisation qui se détournerait du « féminisme matérialiste et
essentialiste ».
L’auteur, qui ne prétend pas épuiser une question aussi longtemps déniée en
France ouvre la thématique par quelques brèches dans une « logique libérale
donc d’efficacité »une accentuation des points de vue « féminin » et
« masculin », les femmes étant renvoyées à la question du quotidien et à la
sphère privée. Il ajoute ce constat, qu’en ce sens « l’analyse des temporalités du
travail social, qui reste à effectuer, ne pourra pas faire l’impasse de la
sexuation ».
Il me semble qu’à travers cet article, ce chercheur soulève un puits de questions
riches mais encombrantes. A vrai dire, elles renvoient à ce que d’aucuns
appellent « une éthique du sujet », en un temps la transparence et le zéro-
défaut en tant que principes de management sont en train de s’imposer comme
des valeurs indiscutables. La plus part des technologies d’évaluation
actuellement en place risquent fort de résister à une thématique renvoyant à ce
qui relève de l’opacité humaine.
II
Cet article venait à point nommé dans ma réflexion. Depuis longtemps, j’avais déjà pu
comprendre, grâce aux travaux de Georges Devereux consacrés à l’observation de la sexualité
et de ses points aveugles ce qu’il appelle ses « scotomes »combien dans ce domaine, il était
difficile et prétentieux de se dire objectif. « En vilain fâcheux, écrit Weston La Barre,
Devereux a fait surgir l’alarmante possibilité que l’ethnographie de terrain, et de fait, toute
science sociale, telle qu’elle est pratiquée actuellement, ne soit une sorte d’autobiographie.»
J’essayerai dans cet article, par une suite de remarques et en essayant d’éviter la neutralité
hypothétique du chercheur, de montrer comment ce thème si peu exploré de la féminisation
du secteur peut soulever de questions inattendues, et comment il m’a permis d’aborder
autrement la question du « genre ».
C’est dire que je ne gagerai pas des aspects pratiques et concluants à
l’ensemble de questions posées par Marc Bessin, ce qui correspondrait à un
soucis d’efficacité immédiate, mais j’essayerai de montrer l’importance du
thème dans le domaine de la culture technique et des représentations sociales.
III
Jusque là, j’avais rencontré cette question de nombreuses fois sans m’y
intéresser vraiment, sans la distinguer à vrai dire de la question de la sexualité
ou de la mixité dans les groupes. C’est ainsi que je pensais avoir donné ma
contribution à la « question sexuelle » dans le cadre de plusieurs travaux. Mon
expérience d’éducateur puis de directeur d’établissement m’engageait à parler
davantage des personnes handicapées mentales. Je posais le droit à la sexualité
comme un droit inaliénable des adultes en hébergement, évitant la licence qui
aurait consisté à permettre des pratiques de génitalités sauvages. J’insistais sur le
fait que « l’engouement actuel pour le thème de la sexualité dans les institutions
de type Foyers de CAT, Foyers médicalisés ou Foyers de vie, mais aussi d’une
manière plus générale, dissimulait la question princeps de l’altérité ». Je
définissais même la personne handicapée comme « individu sans
Autre »,bénéficiant de logistiques de prises en charges qui colmataient
précisément cette question de l’altérité.
Je rappelais assez régulièrement que dans tous les établissements sociaux
j’avais exercé des responsabilités, je n’avais rencontré aucune difficulté à
recruter des hommes et que «les équipes que j’avais constituées» avaient
toujours été mixtes, ce qui n’était pas sans présenter des conséquences positives
pour le travail d’accompagnement des familles, et notamment des pères, « les
grands oubliés du travail d’accompagnement familial ». Un problème de
conception personnelle ou de choix individuel, en quelque sorte.
IV
Cependant, il arrivait que cette question émerge de façon plus inattendue et
subtile. Sigmund Freud évoque les « mots d’esprit comme voie royale de
l’inconscient ».A plusieurs reprises, je m’entendis faire des plaisanteries à
propos de la question du genre, dans les réunions la question paraissait à
proprement parler comme inabordable, telle cette définition de l’attitude vis à
vis de la toilette des grands adultes psychotiques ou déficitaires dans les
établissements médico-sociaux. « Les hommes, dis-je, ne s’occupent pas de la
toilette des femmes pour une raison de pudeur bien compréhensive. Les femmes,
elles, s’occupent de la toilette des femmes aussi bien que celles des hommes, de
par leur rôle maternel évident ».Ce qui fit rire tout le monde-un certain nombre
d’acteurs sociaux de terrain qui savaient combien cette question peu élaborée
dans les formations est en réalité complexe et difficile.
Un article sur le rôle des infirmières dans les services de chirurgie avec leurs
patrons, me fit comprendre plus tard à quel point cette plaisanterie, comme
souvent tout mot d’esprit menait à un « insu » terriblement important concernant
le rôle « genré » et non reconnu des infirmières dans un service.Ma réflexion
était déjà en marche.
V
Quelques temps plus tard, je fus mis en présence d’un événement qui me
déconcertât.
Il s’agissait de la rencontre assez inattendue avec un fait recoupant certains
constats empiriques que j’avais refoulés trop rapidement.
En 2004, Jean Brichaux, psychologue belge, auteur d’un ouvrage sur la fonction
éducative me contactait pour évoquer le projet d’un ouvrage qui s’intitulerait
« L’éducateur et ses métaphores ». Il s’agissait dans son projet de faire
apparaître des aspects méconnus ou mal repérés du travail d’éducateur et pour se
faire, il donnait la parole à des acteurs de terrain, à partir d’un principe simple :
chacun devait choisir une métaphore et devrait tisser son discours à partir de cet
outil. Il pouvait en ressortir, d’après lui des effets heuristiques inattendus. Je dis
aussitôt mon enthousiasme, qui fut partagé par les éditions Eres, qui fut, en fait,
par la suite l’éditeur de ce projet. L’ouvrage sortit en septembre 2004. Je fournis
moi-même un article assez long intitulé « L’Alchimiste ».On trouvait quantité
d’autres métaphores comme le maître de l’œuvre(Christian Dulieu), le « poètre
(sic) »(Jacques Loubet), le photographe (Jacques Ladsous), le musicien (Michel
Lemay), le passeur et le bricoleur (Joseph Rouzel), etc..) et proposais même à
Jean Brichaux de solliciter un ami suisse pour compléter l’ouvrage et l’ouvrir
d’avantage à la francophonie; ce fut « l’oiseleur et le jardinier», de Patrick
Korpès. Le livre parut avec 21 signatures et dés réception, je consultais avec
plaisir les travaux des autres intervenants. Je dois dire que je ressentis une sorte
de malaise lorsque l’un de mes amis à qui j’offris un exemplaire, à la suite d’une
discussion très vive j’avais focalisé mon attention sur des articles qui
m’avaient choqués et qui pour moi devaient donner matière à une rude
controverse, me fit remarquer incidemment que nous avions alignés à une
exception près - et encore, la signature féminine était celle de Sandra Alvarez de
Toledo, historienne d’art - presque exclusivement des signatures d’hommes.
Ainsi, j’avais participé de cet aveuglement.
Je ne pensais plus à cette affaire pour un temps. Tout au plus, après la
publication, je laissais l’ouvrage dans ma bibliothèque, sans trop y toucher, gêné
sans doute par cet « angle mort », ce « point aveugle » qui m’avait été révélé.
VI
Je me mis à lire des articles sur la question du genre, et mon attention à ces
questions s’améliora. A l’occasion de la préparation d’une table ronde que je
devais animer à propos de l’illustre pédagogue August Aïchorn pour un colloque
à Montpellier, je m’obligeais à relire son ouvrage dans son édition et traduction
la plus récente. Je fus intrigué par le fait que ce livre évoquait dans ses
conférences, le travail éducatif d’un façon très « genrée » et en même temps très
traditionnelle qui n’était pas sans me rappeler Bruno Bettheleim (qui ne mérite
ni l’excès d’honneur ni d’indignité dont on l’accable). On trouve ce passage qui
retint mon attention dans ses fameuses conférences : «[ …]il est recommandé
pour tous les groupes d’adolescents de confier à une femme la direction de
l’ensemble des affaires domestiques, linge, chaussures, vérification de l’ordre et
de la propreté des salles de jour et des dortoirs, etc… »A ce constat, il ajoutait
toutefois : « Celle-ci[…]ne devra pas se limiter à mettre à disposition le linge
lavé à temps et des chaussettes raccommodées, mais en effectuant ses devoirs,
elle devra toujours saisir l’occasion d’exercer une influence éducative sur
chaque enfant. » Ce qui me frappait dans ce texte, c’était la franchise des
positions exprimées. Aujourd’hui, certes, on rencontrerait des positions
sensiblement identiques, mais elles ne se donneraient pas à voir aussi
clairement. Elles resteraient dans l’ombre.
VII
Je compris que la littérature psycho-pédagogique sur cette question était rare.
Elle l’était encore plus quand on l’abordait sous l’angle des attitudes et des
comportements différenciés vis à vis des enfants.
La plupart des ouvrages qui me tombèrent sous la main, et parfois qui me
tombèrent des mains se présentaient comme des pamphlets, une littérature
militante. Même lorsqu’elle se paraît d’une attitude scientifique ou académique,
ses objectifs, le plus souvent, consistaient à dénoncer la « domination
masculine ».
En général, cette littérature abondante accumule les exemples empruntés à l’éthologie,
l’anthropologie, et ne pratique guère le principe fameux de la « réduction
phénoménologique » préconisé par Husserl, qui consisterait à retenir son opinion trop vite
formée pour permettre une authentique observation. Généralement, elle rattache la domination
masculine à la question du patriarcat(couplet sur Freud et la horde primitive).
VIII
Curieusement, en continuant mes recherches et relisant des revues sur ce thème,
je « découvris » que j’avais participé à un colloque intitulé « Hommes et
femmes »et que j’y étais intervenu. Sollicité à aborder la question à partir de
mon approche habituelle, j’avais présenté un travail sur la sexualité des
personnes handicapées, qui fut d’ailleurs publiée par la suite.
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