1 Antiquité territoire des écarts (7/ 11/2013) Réponse au texte de Vivien Longhi par Antoine Pietrobelli : « Des jours critiques à la crise économique ». Je voudrais tout d’abord remercier Vivien pour cette magnifique démonstration, pleine d’érudition et de finesse qui donne à penser autant la méthode des écarts que la notion de crise. Tu es parti d’une forme d’anachronisme ou de solécisme de M. Revault d’Allones qui prête à Thucydide une pensée moderne de la crise politique. Avec d’autres avant elle (Rechenhauer qualifiait Thucydide de « Krisenhistoriker »), elle fait de Thucydide un historien de la crise. Cette méprise se fonde sur ce que nous pourrions appeler aujourd’hui un faux-sens de la traduction de J. de Romilly qui traduit μεγίστη κίνησις par « crise ». C’est à partir de la traduction et non du texte grec lui-même que M. Revault d’Allones essentialise la crise de l’Antiquité à nos jours. Cette erreur engage une vision linéaire et cumulative de la culture occidentale, mais également un problème d’accès direct au texte grec. Ce que l’on peut reprocher à M. Revault d’Allones ou à Derrida, c’est de manipuler des concepts factices sans prendre en compte leur contexte philologique et anthropologique. Tout se passe comme si ces philosophes, pourtant formés à une période où le latin et le grec avaient encore pignon sur rue, perpétuait une lecture universaliste, dont il n’avait plus les moyens linguistiques. Ne pourrait-on pas, sans figer les choses, constater, que le renouveau apporté par l’anthropologie historique dans le domaine de l’Antiquité est concomitant de la désaffection pour les études classiques ? La mise à la marge, dans le paysage éducatif et universitaire, du latin et du grec serait contemporaine d’une nouvelle approche excentrée de l’Antiquité ? L’Antiquité est un territoire des écarts, autant par la place que lui accorde le monde contemporain que par la vigie qu’elle offre afin d’observer et d’interroger ce contemporain. C’est une première question que je vous soumets. Pour expliquer ce mésusage de la crise qui plaque sur l’histoire ancienne un concept moderne en l’attribuant aux anciens eux-mêmes, Vivien a montré que c’était Rousseau au XVIIIe siècle, qui avait fait passer la notion médicale de la crise dans le domaine de l’analyse politique. Vivien a rappelé en effet que l’article de l’Encyclopédie sur la « crise » rédigé par Théophile de Bordeu en 1751 ne traitait que de la signification médicale du terme et que les premières occurrences d’un sens politique du mot se trouvaient dans le Contrat social paru en 1762. Pour éclairer ce transfert opéré par Rousseau, Vivien a restitué le contexte des débats 2 médicaux du XVIIIe siècle entre d’un côté les iatrophysiciens et leur médecine agissante et, de l’autre, les tenants du néo-hippocratisme qui préconisent une médecine de l’expectation, une médecine qui laisse faire la nature. En conclusion, Vivien a montré comment les évolutions sémantiques du mot « crise » se sont développées à partir d’un nouveau paramètre énoncé par Rousseau qu’est le peuple ou la Nation comme entité historique. On pourrait dire que Rousseau transpose la notion de crise du domaine médical au domaine politique, mais aussi qu’il change d’échelle en passant du corps de l’individu au corps collectif du peuple. Selon un schème bien établi depuis l’Antiquité, on passe du microcosme des crises médicales chez l’individu au macrocosme des soubresauts du corps politique, lui aussi soumis à des phases ou à des périodes de crise. Pour poursuivre ces réflexions sur la crise, je voudrais revenir sur la deuxième partie de l’exposé de Vivien et les définitions médicales de la crise en approfondissant la question des jours critiques et en évoquant brièvement la translation de cette théorie médicale des jours critiques à un autre domaine qui est celui de l’économie. La crise pour les médecins anciens, c’est le moment d’une expulsion ou d’une élimination de la materia peccans, c’est-à-dire d’un excédent d’humeurs crues qui n’ont pas subi la coction. Comme l’a rappelé Vivien, bien souvent quand on doit traduire le verbe κρίνω et ses composés en contexte médical, on utilise des termes comme « évacuer » ou « excréter ». L’ἔκκρισις en grec, c’est la « sécrétion » ou encore l’« excrément ». La crise se signale par une sueur intense, une expectoration abondante, une hémorragie, un vomissement ou encore une diarrhée. C’est un moment où le corps s’auto-régule en se séparant d’un surplus d’humeurs malignes et en restaurant son équilibre humoral. La crise est donc un moment significatif de la maladie. L’auteur hippocratique des Affections écrit ainsi : « il y a crise (κρίνεσθαι) dans les maladies quand elles augmentent, s’affaiblissent, se transforment en une autre maladie ou se terminent 1 ». Les médecins hippocratiques ont forgé un outil pour prévoir ces moments de crise qu’ils appellent aussi « paroxysmes » : la doctrine des jours critiques permettait de déterminer la périodicité des maladies et du coup la thérapie. Dans le Pronostic2, l’auteur propose une série de jours 1 Traduction de J. Jouanna. Voir Hippocrate, Pronostic, c. 20 : « Les fièvres se jugent, dans les jours qui sont numériquement les mêmes que ceux dans lesquels, les malades réchappent ou succombent. - Les fièvres les plus bénignes et qui marchent avec les symptômes les plus favorables, se terminent, en effet, en quatre jours ou plus tôt; celles du plus mauvais caractère et qui marchent avec les symptômes les plus effrayants, donnent la mort le quatrième jour ou avant. Tel est le terme de la première période des fièvres. La seconde se prolonge jusqu'au septième jour, la troisième jusqu'au onzième, la quatrième jusqu'au quatorzième, la cinquième jusqu'au dix-septième, la sixième jusqu'au vingtième » (traduction de Charles Daremberg, Paris, 1844). 2 3 critiques qu’il a pu observer de manière empirique sur un grand nombre de patients : il y a crise au 4e, 7e, 11e, 14e, 17e et 20e jour. Les 7e, 14e et 20e jours sont proprement des jours de crise, tandis que le 4e, le 11e ou le 17e sont des jours indicateurs (ἐπίδελοι) qui permettent de prédire les occurrences des jours proprement critiques. Des médecins comme Archigène ou Dioclès avaient une opinion différente sur le choix des jours critiques : pour eux c’était le 21e jour et non le 20e qui devait être considéré comme critique. Galien a repris ce schème théorique et mathématique des jours critiques aux auteurs hippocratiques, mais en lui donnant une explication astrologique. Dans son traité Sur les jours critiques3, il se fonde sur la notion stoïcienne de l’harmonie cosmique pour développer l’idée que les jours critiques ont pour cause les mouvements et les phases de la lune. Galien observe, à la suite d’Hippocrate, que le soleil et la lune influent sur le climat, l’environnement et donc sur la santé des malades. Si la lune exerce son influence sur les marées ou sur les menstruations féminines, ses phases peuvent fournir une cause rationnelle à la théorie des jours critiques. Galien entend ainsi combattre les doctrines numérologiques qui accordent au chiffre 7 une valeur magique ; il réfute aussi l’idée pythagoricienne que les jours pairs seraient féminins et les jours impairs masculins. Galien utilise une forme soft d’astrologie qu’est l’astrologie naturelle, dans la mouvance des travaux de son contemporain Ptolémée. Il en vient ainsi à construire un système complexe où il calcule la durée d’un « mois médical », puis d’une « semaine médicale » qui permettent de faire concorder les phases lunaires et la théorie hippocratique des jours critiques. Au XVIe siècle, la théorie des jours critiques est toujours prégnante, mais les médecins et penseurs humanistes, comme Pic de la Mirandole, Giovanni Mainardi ou Fracastor, commencent à contester cette médecine astronomique4. Mainardi réfute par exemple l’idée galénique que le monde sublunaire est sans ordre et qu’il tire son ordre naturel des phénomènes célestes. Pour Mainardi, il n’y a aucune raison valable d’associer l’ordre des jours critiques à une cosmologie astronomique, puisque le monde sublunaire est lui aussi pourvu d’ordre. Pour Mainardi, il n’y a pas de jours plus critiques que d’autres et le calcul des phases lunaires, du mois médical ou de la semaine médicale selon Galien sont de pures 3 Sur les jours critiques selon Galien, voir I. Garofalo, « Note sui giorni critici in Galeno », dans N. Palmieri (éd.), Rationnel et irrationnel dans la médecine ancienne et médiévale - Aspects historiques, scientifiques et culturels, Saint-Etienne, 2004, p. 45-58, ainsi que les nombreux travaux en ligne de l’américain Glen M. Cooper, éditeur de la traduction arabe De Diebus decretoriis de Galien. 4 Sur ce point, voir C. Penutto, « The Debate on Critical Days in Renaissance Italy », dans A. Akasoy, Ch. Burnett et R. Yoeli-Tlalin (éd.), Astro-Medecine. Astrology and Medicine, East and West, Florence, 2008, p. 75-98. 4 fictions. Pour tous ces médecins humanistes, les théories des fièvres ou des crises ne peuvent s’expliquer par l’astrologie. Si la théorie des crises semble se débarrasser, dès le XVIe siècle, du recours à l’astrologie, ce grand schéma spéculatif et mathématique hérité d’Hippocrate trouve au XIXe siècle d’autres applications. Jean-Martin Charcot l’applique au domaine de la psychiatrie en observant cinq phases dans les manifestations de la crise d’hystérie. Mais je voudrais finir en évoquant l’un des premiers théoriciens de la crise économique, le français Clément Juglar (1810-1905). Juglar s’est s'intéressé de façon précise aux cycles économiques. Il étudie, de manière statistique, l'évolution des affaires dans plusieurs pays, le prix des denrées ou les chiffres des grandes banques et il remarque certaines régularités dans l'alternance des périodes de contraction et d'expansion. Il met ainsi en relief l'existence d'un cycle économique d'une durée d’environ 8 à 10 ans, appelé « cycle des affaires » ou cycle Juglar. Ce cycle présente trois phases : « expansion, crise et liquidation ». Ce qui me semble intéressant de noter est que Juglar n’était pas seulement un économiste, mais aussi un médecin et fils de médecin. On retrouve dans son livre Des crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux Etats-Unis des références explicites à la médecine, je cite : « Les crises, comme les maladies, paraissent une des conditions de l'existence des sociétés où le commerce et l'industrie dominent. On peut les prévoir, les adoucir, s'en préserver jusqu'à un certain point, faciliter la reprise des affaires ; mais les supprimer, c'est ce qui jusqu'ici, malgré les combinaisons les plus diverses, n'a été donné à personne. » Ou encore : Les symptômes qui précèdent les crises sont les signes d’une grande prospérité ; nous signalerons les entreprises et les spéculations de tous genres ; la hausse des prix de tous les produits, des terres, des maisons (..). Un luxe croissant entraîne des dépenses excessives, basées non sur des revenus, mais sur l’estimation nominale du capital d’après les cours cotés. Dans cette idée, présente aussi chez Karl Marx, que la crise économique provient d’une surproduction ou d’un emballement de l’offre par rapport à la demande réelle, qui se solde par une phase de liquidation ou de destruction, on retrouve le vieux schéma hippocratique du corps qui s’auto-régule en évacuant les humeurs peccantes. Face à ces crises économiques, les théoriciens ont proposé deux attitudes : le « laisserfaire, laisser-aller » des penseurs libéraux qui postulent que le marché économique s’autorégule sans intervention de l’Etat, contre lequel a réagi l’économiste John Maynard Keynes (1883-1946) en préconisant une intervention extérieure au marché. On pourrait dire que la 5 théorie libérale d’Adam Smith qui présuppose une « main invisible du marché » représente une théorie de l’expectation économique ou d’un mercatus medicator, à rapprocher de celle des médecins néo-hippocratiques et vitalistes du XVIIIe siècle, tandis que les théories interventionnistes de Keynes seraient du côté d’une politique économique agissante où l’Etat contrôle le marché, comme pouvait l’être la médecine des iatrophysiciens qui apportaient des remèdes au moment de la crise. La théorie médicale des crises semble être tombée en désuétude dans la médecine moderne. En revanche son application à l’échelle d’un peuple, d’une nation ou du monde dans les domaines politique et économique est encore bien vivace et omniprésente dans les discours contemporains, malgré les déplacements de sens que le mot « crise » a subi. Assurément, il y a des points communs dans la tentative des médecins anciens d’établir leur pronostic de manière mathématique et statistique en décelant une périodicité dans les maladies et celle des économistes et des politologues de l’époque moderne pour prévoir les crises ou les sorties de crise. Il y a aussi des analogies entre les attitudes des médecins du XVIIIe siècle face aux crises des malades et celles des économistes face aux crises du marché. L’exposé de Vivien et les quelques remarques que j’ai faites nous montrent ainsi que la pensée et la théorie de la crise ont pour origine les vieux schèmes de la médecine hippocratique. Et si les grandes constructions de la crise semblent caduques pour la science médicale, on peut aussi se demander si leur application dans les champs du politique et de l’économie ne s’essouffle pas elle aussi pour rendre compte de notre « crise présentiste ».