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4etrimestre
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L
L’imperium américain
est-il inébranlable ?
JACQUES FONTANEL*
Limportance accore aux dépenses militaires par
les grandes nations est-elle une garantie de sécurité
et de puissance, ou au contraire, comme la avan
l’historien Paul Kennedy, un facteur lointain
mais inéluctable de décadence ? Pour l’heure,
lmonie américaine na jamais été aussi totale.
Explications.
D O S S I E R
DÉFENSE : NOUVELLES POLITIQUES
Le thème du déclin des empires
est inépuisable. Pour Montes-
quieu, les vertus civiques des
Romains, la qualité de leurs
institutions et de leur infanterie
avaient fondé la grandeur de
Rome. Lorsque ces valeurs se
relâchèrent, l’empire déclina. En
1988, Paul Kennedy, historien à
l’université de Yale, émit l’idée que
l’importance excessive accordée
au pouvoir militaire par les grandes
puissances économiques était un
facteur inéluctable de décadence.
Moins d’une décennie plus tard,
l’hypothèse du « déclin de l’empire
américain » s’est vue démentie, au
moins provisoirement. En fait de
pays en déclin, les Etats-Unis sont
maintenant perçus comme la
grande puissance hégémonique de
ce début de XXIesiècle, sur une
scène mondiale laissée libre par
l’effondrement du système sovié-
tique.
La thèse de Kennedy est simple.
Prise au piège de la « surexpansion
impériale », du fait de ses responsa-
bilités mondiales, du maintien de
sa force militaire et de l’obligation
d’entretenir des alliances onéreuses,
la sociéaméricaine a vu et verra
sa compétitivité internationale s’af-
faiblir au bénéfice de nations rivales
(l’Europe, le Japon…), moins char-
gées par le fardeau de la puissance
et donc plus occupées à créer
des richesses et des technologies
nouvelles. La puissance de l’empire
américain sera de plus en plus
fondée sur une domination géopo-
litique s’appuyant sur un effort
militaire croissant, de moins en
moins sur la capacité à produire des
richesses. Or, à long terme, c’est le
développement économique qui
conditionne le maintien de la
puissance. Si donc, pour l’instant,
les Etats-Unis conservent de
nombreux atouts, sur la longue
durée le clin de leur gémonie
risque d’être inexorable. Il s’expri-
mera dans les niveaux de vie
comparés, la qualirelative de la
formation, les qualifications tech-
niques, les prestations sociales, le
poids économique, et enfin la puis-
sance nationale. Selon Kennedy, les
Etats-Unis n’ont aucune chance
d’échapper à cette évolution. La
question n’est pas de savoir si le
déclin est inéluctable, mais quelle
sera sa rapidité.
L'expérience de l'Union soviétique
est là pour prouver qu'un effort
militaire excessif érode peu à peu
l'efficacité de l'appareil économique
et réduit à terme le potentiel na-
tional de défense. Pour atteindre et
respecter ses objectifs militaires,
l’empire soviétique s’est condam
à la fuite en avant. Il y a donc un
choix à faire entre la sécurité
d'aujourd'hui, fondée sur la fense,
et celle de demain, fondée sur le
développement économique, seul
capable de financer la sécurité
nationale.
Aujourd’hui, les Etats-Unis donnent
l’image d’une puissance hégémo-
nique, du fait, notamment, de la
* Professeur à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble. Vient de publier Le prix
du terrorisme (Ares, Grenoble).
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domination du dollar, mais aussi
d’une défense nationale sans équi-
valent dans le monde, représentant
plus du double des dépenses
militaires de l’Europe des Quinze.
Conscient de certaines lacunes,
les Etats-Unis se sont pourtant
dotés d’un appareil administratif
important pour peser sur le com-
merce international et mener
une « guerre économique » en
s’appuyant sur leur puissance et
les rapports de vassalité tissés
avec leurs principaux parten aires.
L'économie est devenue un
instrument de pouvoir utilisé
pour régler les rapports entre
Etats. Pour Zbigniew Brzezinski,
l’ancien conseiller à la sécurité
du président Carter, l’impératif
technologique commande le
réaménagement politique de la
planète : à ses yeux, la société
américaine, dont les techniques
sont universelles, est la première
« société globale » de l’histoire.
Nous serions en présence d’un
modèle global de mo-
dernité, sans tentation
d’impérialisme. L’avenir
n’est pas aux canons,
mais aux réseaux.
L’ÉCONOMIE,
INSTRUMENT DE
POUVOIR
De fait, l’économie
américaine bénéfi-
cie d’une avance techno-
logique et conceptuelle croissante
dans les industries du futur (aéro-
nautique, télécommunications,
espace), ce qui lui a permis de
renforcer constamment son
pouvoir d’influence sur les règles
du jeu international. À défaut
d’un ordre, les Etats-Unis impo-
sent des règles. Leurs lois et leurs
normes techniques sont devenues
universelles. Dans ce contexte,
les décisions militaires prises à
Washington apparaissent souvent
comme le moyen de développer
une politique industrielle, de
favoriser la recherche-développe-
ment, de subventionner les entre-
prises nationales. Aujourd’hui,
l’Amérique utilise sa puissance
militaire pour améliorer sa puissance
économique, et vice-versa.
Avec l’affirmation du primat de
l’économie dans les nouvelles
relations internationales, les
Etats-Unis sont devenus l’incon-
testable puissance hégémonique,
à la fois leader de l’OTAN, pro -
tecteur d’une Europe militaire
hétérogène, gendarme du monde,
responsable du développement de
toutes les nouvelles armes et seule
nation susceptible de disposer,
dans un futur proche, d’un degré
dinvulnérabilité élevé face à
d’éventuelles attaques nucléaires.
L’économie est devenue une arme
d’autant plus redoutable qu’elle
est fréquemment utilisée. Avec le
nucléaire, l’emploi de la force
militaire doit, au contraire, rester
exceptionnel.
Les stratégies obliques de dissua-
sion, les mesures écono-
miques de rétorsion, les
embargos, les boycotts
sont donc autant d’ins-
truments utilisés pour
affaiblir l'ennemi poten-
tiel. L’histoire cente
montre que le gouverne-
ment américain s’est fait
une spécialité de ce
type d’action, même s’il
a su parfois les accom -
pagner de solutions
de l’ONU.
Que penser de cette approche
aricaine du monde ? La puissance
d’une nation est d’abord laponse
done à une demande de sécurité,
que le veloppement économique
n’est pas toujours capable dassurer,
l’histoire l’a maintes fois mont.
L'insécurité dépend non seulement
de la course aux armements, mais
aussi des inégalités, des dominations
internationales et des exploitations
sociales. Il n’est pas certain que la
soc américaine soit en mesure
de pondre à tous ces défis.
Toutes les puissances hégémo-
niques connaissent des faiblesses
et des contradictions internes :
c’est leur capacité de réponse à ces
défis qui leur donne les moyens
d’asseoir leur puissance sur des
périodes longues. L’attaque terro-
riste du 11 septembre 2001 n’a pas
affaibli la puissance américaine :
elle lui a, au contraire, donné les
moyens de corriger les effets
d’inertie de ses dépenses mili-
taires, de justifier une recherche
d’invulnérabilité contre les attaques
nucléaires (missiles anti-missiles),
d’engager une action de gendarme
du monde qui ne lui a pratique-
ment pas été contestée. Les
Etats-Unis sont dorénavant
investis de la sécurité mondiale,
nouveau bien public international.
Il n’est pas douteux qu’ils soient
fondés à réclamer aujourd’hui le
paiement de ce service.
Quant à savoir ce qui restera de
cette puissance dans deux
décennies, l’histoire des hommes
n’est pas toujours déchiffrable. À
long terme, nous serons tous
morts, disait Keynes. Pourtant,
entre un empire romain qui s’est
étendu sur plusieurs siècles et
l’empire napoléonien qui s’est
effondré en moins de deux décen-
nies, l’analyse du déclin implique
que soit prise en compte l’« espé-
rance de vie » de tout ce qui fonde
une situation hégémonique.
Aujourd’hui, la domination des
Etats-Unis sur le monde est
incontestable, même si les
menaces ne manquent pas :
problèmes sociaux, religieux,
financiers ou économiques. L’ave-
nir dépendra des capacités de
réponse de la société américaine,
et notamment des stratégies
complexes d’intégration régionale
des autres Etats.l
L’IMPERIUM AMÉRICAIN EST-IL INÉBRANLABLE ?
Aujourd’hui,
lAmérique utilise
sa puissance
militaire pour
conforter sa
puissance
économique, et
vice-versa.
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D O S S I E R DÉFENSE : NOUVELLES POLITIQUES
L’idée du déclin des empires avait déjà été avancée
par Robert Gilpin. Le système international
fonctionne avec des acteurs indépendants recherchant
la puissance dans un environnement anar-
chique : l’hégémonie réduit cette anarchie.
Mais la puissance coûte cher et pervertit :
les hommes au pouvoir considèrent que leur
propre intérêt définit l’intérêt collectif. Or,
l’empire ne peut se maintenir que lorsque les
avantages en termes d’investissements et de
penses militaires sont surieurs à ces
cts.
La classe au pouvoir peut ne pas avoir les
mes intérêts que la nation, et accepter la
cadence de celle-ci. L’empire, qui cherche à
monnayer la sécurité à des vassaux plus
ou moins consentants, accrt son endette-
ment public et international, ce qui érode son
crédit, fragilise son économie et réduit la compétitivi
nationale. Les autres pays situent leurs stratégies en
fonction de celle de l’empire. Ils en tirent des avantages
importants, comme l’absence du fardeau de la défense,
une recherche-développement moins centrée sur les
considérations militaires et des obligations stratégiques
duites.
Si la recherche de puissance permet, au départ, de
duire les coûts des biens publics, son excès les accroît
déséconomies d’échelle »). Pour enrayer la chute,
l’empire doit se former. La puissance dominante peut
créer des organisations internationales qui transfor-
ment la loi du plus fort en un droit. La finali des
empires n’est pas la guerre, mais la paix qui ralentit leur
clin et assure la stabilité.
Pour Lester Thurow, les Etats-Unis seront la super-
puissance militaire du XXIesiècle, ce qui constituera
leur premier handicap pour rester une superpuissance
économique. Le capitalisme, efficace à court terme,
néglige le futur et le contexte social (éducation, reli-
gion, services publics, famille), même s’il a
résolu historiquement ses contradictions
internes en utilisant le secteur public pour
les investissements en infrastructures, re-
cherche- veloppement et éducation. Mais le
divorce entre la technologie et les idéologies,
notamment le fondamentalisme religieux,
font trembler les fondations du capitalisme.
Pour Jacques Attali, le déclin relatif des
Etats-Unis, encore première puissance du
monde, doit se poursuivre, malgré l’impor-
tance du produit national, la puissance des
firmes et des marques, la taille du marché
boursier et l’hégémonie du dollar. Près de
50 millions de personnes ne disposent pas
de protection sociale, la criminalité est très élevée,
l’enseignement supérieur stagne. La puissance cultu-
relle et médiatique du pays, aujourd’hui écrasante, est
contestée. Les Etats-Unis vont donc chercher à main-
tenir leurs privilèges par la gestion de l’ordre interna-
tional, au nom de la promotion du marché, de la dé-
mocratie et des droits de l’homme, et par la mise en
place de nouvelles structures continentales ou régio-
nales (comme l’Union des Amériques). Cette politique
est assidûment suivie par George Bush. Ce qui n’em-
pêche pas l’économie américaine de rester fragile. Or,
les facteurs économiques dominent souvent l’agenda
stratégique.
Au contraire de Kenneth Arrow, qui soutient qu’aucun
progrès économique n’est possible sans une drastique
réduction des dépenses militaires, la guerre et la
puissance militaires jouent, pour Galbraith, un rôle
important, sans potentiel de substitution en situation
Les théories modernes de la décadence
La « décadence » est un thème fréquent chez les historiens, sociologues et
économistes aricains. Petite revue de la litrature qu’elle a suscitée
depuis une vingtaine d’années.
Pour Gilpin, la
classe au pouvoir
peut ne pas avoir
les mes
intérêts que la
nation, et
fragiliser son
économie par la
recherche de
puissance.
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LES THÉORIES MODERNES DE LA DÉCADENCE
de paix. Elles fournissent le moyen le plus efficace
pour stabiliser les gouvernements et contrôler les
économies nationales. La subordination des citoyens à
l'Etat, le contrôle des désaccords sociaux et des
tendances antisociales sont des facteurs largement
dépendants de la sécurité internationale. Le système
fonsur la guerre et la recherche de la puissance
a démontré son efficacité depuis les débuts de
l'histoire.
Pour Susan Strange, l’économie mondiale est un
casino capitaliste, fondé sur des marchés instables et
incontrôlables. L’information et la distribution pren-
nent le pas sur la production. La localisation des acti-
vités est moins importante que la localisation des
hommes qui prennent les décisions stratégiques. Cette
puissance des acteurs économiques est considérable,
et elle tourne à l’avantage des Etats-Unis, qui font
prendre en charge leur déficit par les autres pays du
monde, notamment grâce à la puissance du dollar. Avec
la création des institutions internationales, la puissance
américaine s’est développée : il n’y a donc pas de déclin.
Pour Robert Cox, le système international est
composé de capacités matérielles, didées et
d’institutions. Si un Etat domine les trois sphères, il est
alors hégémonique. La puissance repose au moins au-
tant sur la capacité de convaincresoft power ») que
sur celle de contraindre hard power »). La puissance
est devenue moins fongible, les avantages acquis dans
un domaine étant moins transférables dans les autres.
La puissance militaire peut ne plus être au service des
intérêts économiques et financiers. Elle peut même
être contre-productive. En revanche, les bases
tangibles de la puissance (ressources économiques,
capacités militaires) peuvent être supplantées par des
considérations non tangibles comme la cohésion
nationale ou la culture. C’est donc la civilisation
américaine, et non sa puissance militaire, qui doit être
le phare des autres pays.
Quelques économistes, enfin, insistent sur la force du
phénomène de globalisation. Pour Bhagwati, avec le
processus de globalisation basé sur le marché, le
pouvoir militaire décline. Comme la guerre est
conduite par des forces irrationnelles, le leadership
américain, fondé sur la rationali économique, se
présente comme une situation favorable à la paix et à
la prospérité. Pour Robert Reich, la désintégration des
économies nationales est inéluctable, même au prix de
l’insécurité et de la menace de paupérisation. Il n'existe
plus d'économies nationales, car la monnaie, la
technologie, les usines n’ont plus de frontières. La
recherche de puissance disparaît avec la démocratie
et le développement économique. La stratégie natio-
nale d’information constitue dorénavant une condi-
tion de
la puissance, au même titre que l’industrie ou l’armée.
Patrie de la tolérance et de la loyauté, les Etats-Unis
doivent exercer le leadership du processus de
globalisation.l
JACQUES FONTANEL
Références
R. Gilpin, War and change in international politics (1981),
Cornell University Press, Cambridge.
L. Thurow, The future of capitalism. How today’s econo-
mic forces shape tomorrow’s world, William Morrow and
Company, Inc, New-York, 1996.
J. Attali, Dictionnaire du XXIème siècle, Fayard, Paris.
L.A. Tyson, Who’s bashing whom : trade conflict in high-
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J.K. Galbraith (attribué à), La paix indésirable, rapport
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S. Strange, Casino Capitalism (1986), Basil Blackwell,
Oxford.
R.W. Cox, Social forces, States forces, States and World
Orders : beyond international relations theory, in R.O.
Keohane, Neorealism and its critics (1986), Columbia
University Press, New York.
J. Bhagwati, Regionalism and multilateralism : an overview,
in J. De Melo and A. Panagariya, New Dimensions in Re-
gional Integration (1992), The World Bank, Washington.
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