Institut d’Etudes Politiques de Toulouse LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Mémoire de Recherche présenté par Melle Agathe VIRFOLLET Directeur de Mémoire : M. Gabriel COLLETIS Année universitaire 2007-2008 Institut d’Etudes Politiques de Toulouse LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Mémoire de Recherche présenté par Melle Agathe VIRFOLLET Directeur de Mémoire : M. Gabriel COLLETIS Année universitaire 2007-2008 REMERCIEMENTS Je tiens à remercier le Professeur Gabriel COLLETIS, pour l’attention continue qu’il a porté à mon travail. Souhaitant tout d’abord œuvrer sur le salaire minimum, il m’a permis d’ouvrir mon sujet à des raisonnements économiques, qui m’étaient jusqu’à alors inconnus. Ses abondants conseils éclairés et éclairants, m’ont ensuite guidée tout au long des réflexions que j’ai pu menées. Le choix de poursuite de mes études résulte en grande partie de l’intérêt que j’ai pu développer pour ces sujets au cours de mes lectures. i AVERTISSEMENT L’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e). ii ABRÉVIATIONS AG, Aktiengesellschaft, Société anonyme CDU, Christlich Demokratische Union Deutschlands, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne DGB, Deutscher Gewerkschaftsbund, Fédération des syndicats allemands GRH, Gestion des Ressources Humaines ID, Investissements Directs IG Metall, Industriegewerkschaft Metall, Syndicat professionnel allemand de la métallurgie OPA, Offre Publique d’Achat PME, Petites et Moyennes Entreprises RDA ou DDR, Deutsche Demokratische Republik, République Démocratique allemande SPD, Sozialdemokratische Partei Deutschlands, le Parti social-démocrate d’Allemagne iii SOMMAIRE Remerciements ....................................................................................................... i Avertissement........................................................................................................ii Abréviations .........................................................................................................iii Sommaire..............................................................................................................iv Introduction ........................................................................................................... 1 PARTIE I - Le Modèle d’outre-Rhin face à celui d’outre-Atlantique................ 11 CHAPITRE 1 - De la définition du modèle Rhénan ............................................................ 12 CHAPITRE 2 - Un modèle allemand sous influences ......................................................... 33 PARTIE II - Quelle est la pertinence du modèle rhénan à l’aune du contexte économique actuel ? ............................................................................................ 50 CHAPITRE 1 - Une évolution qui tendrait à privilégier le « marché » sur le « social » ? .. 51 CHAPITRE 2 - La « Deutschland AG » sera-t-elle toujours aussi performante au sein du capitalisme cognitif ?............................................................................................................ 69 Conclusion........................................................................................................... 90 Références ........................................................................................................... 95 Table des Matières............................................................................................... 99 iv LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? INTRODUCTION L’observateur attentif pourrait s’étonner qu’au sein des pays européens, l’Allemagne soit l’un des seuls territoires à ne posséder ni salaire minimum interprofessionnel, ni salaire minimum de branche généralisé (hormis la Poste et le BTP). Pourtant les salaires allemands sont situés au dessus de la moyenne européenne, même si, durant les vingt dernières années, le taux d’inflation salarial a été très faible. La Grande-Bretagne, dont les inégalités sont réputées plus prégnantes, a quant à elle récemment introduit un salaire minimum. L’étonnement est donc légitime car le débat sur le salaire minimum, lancé par le SPD, déclenche en Allemagne des réactions mitigées voire opposées au sein de la CDU et de la communauté d’experts économiques. En outre, parmi les arguments avancés, l’idée selon laquelle l’introduction d’un salaire minimum contribuerait à l’augmentation du chômage n’est pas principalement mise en avant. Pourtant elle constitue souvent, en France, le cœur des argumentaires de ceux qui appellent de leurs vœux la suppression du salaire minimum. En Allemagne, l’attention est davantage portée sur la préservation du modèle de codétermination participant à l’harmonisation des relations sociales. Ainsi la mise en place du salaire minimum ne semble pas se poser dans les mêmes termes des deux côtés du Rhin. A travers cet exemple, est révélée la spécificité d’un modèle économique tant institutionnalisé, qu’il constitue aujourd’hui le cœur du fonctionnement économique de l’Allemagne. * De ce fait, la sphère économique ne peut être étudiée indépendamment de la dynamique économique et des formes institutionnelles nationalement et historiquement constituées. Tout en gardant une approche économique, il nous semble ainsi indispensable d’ajouter une dimension historique à notre étude. En effet, comment peut-on cerner les phénomènes de salaire minimum ou de « pactes de compétitivité » en Allemagne sans prendre la mesure de l’importance du processus de codécision dans toutes les sphères de la vie institutionnelle allemande ? Cette approche d’économie historicisée viserait ainsi à compléter les nouvelles perspectives de la socio-économie et de l’économie politique. Toutefois, il faut dès à présent préciser que cette dimension historique s’attachera à contextualiser la Page 1 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? construction de formes institutionnelles spécifiques, à l’œuvre au sein de chaque territoire, qui résulte d’une histoire longue et d’une accumulation de traditions. Au delà de cette dimension historique que nous voudrions inclure dans notre raisonnement économique, il nous apparaîtra parfois pertinent d’adjoindre également une perspective géographique. En effet l’économie géographique apporte un horizon neuf et approprié à l’étude de l’organisation économique décentralisée de l’Allemagne. Notre approche empruntera donc des perspectives géographiques et historiques pour mieux appréhender les cadres d’actions des agents économiques. C’est en effet à partir d’une projection institutionnaliste que l’on souhaite étudier les spécificités du modèle allemand. Nous tenterons ainsi de formuler des cadres conceptuels qui, définissant le capitalisme allemand, permettront de le distinguer de d’autres capitalismes. Il s’agit en effet d’utiliser la démarche historique et comparative pour tenter d’appréhender les différents capitalismes qui coexistent. Pour chacun d’entre eux, il apparaît que la dimension économique ne peut être appréhendée indépendamment du système social et politique, puisqu’elle est structurée par les institutions socio-économiques. Définir les institutions se révèle particulièrement difficile puisque, comme nous l’apprend la sociologie, est institution tout ce qui fait l’objet d’une reconnaissance plus ou moins importante par un ensemble de personnes et, qui perdure dans le temps. Une institution n’est pas forcément un établissement aux fondations solides mais peut également être une règle qui a jusqu’à présent fait l’objet d’un consensus. Ainsi les relations entre acteurs économiques ne sont pas uniquement des transactions marchandes car elles obéissent souvent à des règles (droit commercial, droit du travail), des normes (principe du consensus, primauté aux réseaux), des conventions et des représentations. Dans le modèle allemand, l’impératif du travail en réseau ou du consensus peut être considéré comme une institution. En effet s’ils ne sont pas, à proprement parler, inscrit dans des textes de lois, ces nécessités sont reconnues par l’ensemble des acteurs du champ économique allemand. Or, cette idée n’est pas partagée de ce côté-ci du Rhin où les difficultés, que rencontrent les pôles de compétitivité, témoignent des différences d’appréhension de l’efficacité d’un réseau. En somme, nous considérerons que des modes de régulations et de gouvernements proprement nationaux peuvent être considérés comme des institutions, participant à la définition d’un modèle et le distinguant d’un autre. S’inscrire dans une approche institutionnaliste, c’est être conscient que les mécanismes d’interaction entre les agents économiques ne sont pas Page 2 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? uniquement le fruit de relations de marché sanctionnées par des prix. La réalité même d’une économie mondialisée, où subsistent des différences substantielles entre différents régimes économiques, en est la preuve. Dans cette optique, les institutions sont des règles et des mécanismes mis en place par les individus afin de régler des comportements et des relations, et ainsi de pallier aux défaillances du marché. Dès à présent, une précision doit cependant être apportée, car nous ne considérons pas que les différentes populations soient « naturellement » enclines à favoriser les réseaux, ou le consensus. Ces modes de régulations sont affirmés et entretenus par d’autres institutions, de sorte que l’ensemble réalise un système intégré. Ainsi, il nous apparaît que traiter de l’influence des institutions nous met également en garde contre un culturalisme peu fructueux. Affirmer que les institutions influencent les comportements des acteurs de la sphère économiques, c’est éviter de croire que les acteurs agissent de la sorte par « nature ». Cette conception qui paraît évidemment peu pertinente est pourtant encore largement véhiculée par le sens commun auquel participent parfois certaines vulgarisations médiatiques. Ainsi par exemple, « le français aurait, par sa culture, un penchant pour la grève » alors que « l’allemand serait naturellement porté au consensus ». L’étude des institutions, que sont les syndicats des deux côtés du Rhin, permet d’expliquer avec beaucoup plus de pertinence les raisons des comportements de chacun de ces acteurs. Ainsi, si les allemands font moins la grève, c’est uniquement parce que « de longue date, les syndicats ont misé sur l’instrument des négociations collectives, ne considérant la grève que comme le moyen de faire prévaloir leurs intérêts en dernier recours »1. Au contraire « en France, les partenaires sociaux tendent à ne négocier que lorsque le rapport de forces s’est auparavant manifesté dans un conflit ouvert. La grève est donc souvent un préliminaire nécessaire de la négociation et du compromis »2. Il est également important de noter que le terme d’institution s’applique aux représentations. Du reste, dans la comparaison des relations syndicales en France et en Allemagne, les représentations antagonistes qu’ont les acteurs allemands et français, d’eux mêmes et du partenaire adverse, sont au coeur de leurs différenciations. Afin d’indiquer toute la valeur heuristique d’un angle de vue institutionnaliste, nous préférons reprendre les propos de Peter A. Hall et David Soskice qui mettent en avant l’étendue des possibles à laquelle une telle approche pourrait répondre. 1 Henrik Uterwedde, Gabriel Colletis, Jean-Louis Levet, Compétitivité globale, une perspective francoallemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, Commissariat général au Plan, La documentation française, Paris, 2001, p 107-108 2 ibid Page 3 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? « Ces cadres [conceptuels utilisés pour comprendre les variations institutionnelles d’une nation à l’autre] conditionnent les réponses à une série de questions importantes. Certaines de ces questions concernent les politiques publiques. Quelles politiques économiques auront pour effet d’améliorer les performances de l’économie ? Comment réagiront les gouvernements confrontés à divers challenges économiques ? Comment se définissent les capacités d’un Etat à faire face à de tels challenges ? D’autres interrogations concernent les firmes. Peut-on observer des différences systématiques dans la structure et la stratégie des entreprises situées dans des nations différentes ? Si oui, quelle est l’origine de telles différences ? Comment peut-on expliquer les différences nationales concernant le rythme ou la nature de l’innovation ? Certaines questions concernent la performance économique. Peut-on observer des taux d’inflation et de chômage moins élevés, ou de plus forts taux de croissance, dans certains ensembles institutionnels que dans d’autres ? Quels sont les coûts comparés, en termes de performance économique, du choix d’une politique économique plutôt que d’une autre ? Enfin, certaines questions de second rang touchant au changement institutionnel et à la stabilité acquièrent aujourd’hui une importance particulière. Peut-on s’attendre à ce que les progrès technologiques et les pressions compétitives de la globalisation impliquent une convergence institutionnelle ? Quels sont les facteurs qui conditionnent les voies d’ajustement qu’une économie empreinte pour faire face à ces challenges ?» La richesse d’une telle approche est ainsi mise en avant par la fécondité des raisonnements qu’elle entraîne. Cependant, comme nous le verrons par la suite, nous adopterons un parti pris macroéconomique qui nous amènera davantage à définir des modes de régulations et des logiques d’actions traversant de multiples champs économiques. Nous essayerons donc de définir le modèle économique rhénan par d’autre biais, que celui qui consiste à accumuler des spécificités sur le système de l’entreprise, le système financier, le système de formation, etc. Toutefois, nous ne pouvons pas conclure cette partie, qui pourrait correspondre à l’épistémologie de notre approche théorique, sans présenter les contraintes propres à notre propos. En effet, nous sommes dans l’obligation de reconnaître que le simple fait que nous options pour une approche institutionnaliste aura une influence non négligeable sur les résultats qui seront les nôtres. Cependant, nous essayerons de limiter cette double Page 4 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? herméneutique, c’est à dire cette capacité des sciences sociales à réaliser les objets qu’elle étudie, en ne tendant pas à l’homogénéisation facile du système productif. Nous relevons toutefois dès à présent une difficulté de taille ; le modèle allemand étant souvent considéré comme un système intégré à part entière que l’on opposerait à une autre réalité tout autant réifiée : le modèle économique anglo-saxon. C’est bien là tout l’enjeu de notre problématique, qui vise à se demander si les oppositions conceptuelles que l’on fait en opposant ces deux capitalismes ne sont pas vaines ? Ces interrogations ne constitueraient-elles pas, au final, de querelles conceptuelles peu fructueuses, qui ne permettraient pas de prendre en compte les défis que l’on considère comme contemporains ? Mais là encore la délimitation même de ce que l’on va considérer comme contemporain relève en partie de l’arbitraire puisque le choix, même argumenté, d’user des enjeux du capitalisme cognitif demeure indéniablement un postulat théorique. Pourtant, il nous apparaît que travailler sur ce que pourrait être le contexte économique de demain, est heuristiquement plus intéressant. De la même manière, le cheminement personnel de la construction du devoir nous a également conduit à privilégier ce questionnement plutôt que de tenter de prophétiser un éventuel vainqueur à la lutte des capitalismes. En effet toute la difficulté de proposer des développements économiques personnels est de s’imprégner des multiples théories économiques pour réussir à confronter les auteurs et à proposer quelque chose de nouveau. C’est cet environnement qui nous a, dans un premier temps, conduit à étudier les différents capitalismes, leurs théorisations et leurs confrontations. Mais la deuxième difficulté de réaliser des développements économiques, qui ne devrait pas être oubliée, réside dans la capacité à utiliser ces conceptualisations pour expliquer un phénomène. C’est pour cette raison que j’ai abandonné le projet de fonder mon mémoire uniquement sur la confrontation entre le capitalisme anglo-saxon et le capitalisme rhénan, car la réalité empirique contredit la soi-disant homogénéisation vers laquelle nous amènerait la globalisation. Il m’apparaissait vain de vouloir uniquement montrer théoriquement ce qui était évident empiriquement, et n’apporter qu’une contribution dans une polémique inféconde. A partir de là, confronter le capitalisme allemand à ce qui pourrait être le contexte économique de demain, s’avérait primordial. Mais, encore une fois, caractériser ce contexte nous conduit obligatoirement à prendre un parti pris théorique, dans lequel il y a une part de choix totalement subjectif. C’est d’ailleurs une des premières difficultés de l’appréhension d’un sujet de ce type pour lequel l’argumentation doit être complète, afin de produire un système d’explication alternatif à celui d’autres théories économiques. Nous n’ignorons pas que dans la situation contemporaine qui est la notre, la mutation du rapport salarial est appréhendée de Page 5 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? différentes manières et que chacun tente d’y voir la transition vers un nouveau modèle capitaliste. Nous avons choisi de nous concentrer sur le modèle du capitalisme cognitif, que nous définirons et que nous confronterons avec l’organisation économique allemande. Ce modèle est concurrent à celui de l’économie de la connaissance définie par certains économistes et reprise au niveau européen dans la « Stratégie de Lisbonne ». S’il existe des passerelles entre ces deux modèles, il nous a semblé que la définition donnée au rôle de l’éducation, la formation et l’innovation était plus précise dans un cas que dans l’autre. Le capitalisme cognitif tend en effet à mettre au cœur du système et du rapport salarial l’idée de compétences qu’il s’agira de définir. L’innovation est également un outil nécessaire à l’adéquation entre ce capitalisme et des réalités économiques, même s’il nous faudra encore apporter une définition précise à ce concept d’innovation. A l’opposé, il nous est apparu que le concept de société de la connaissance relevait d’une argumentation politique censée alerter les Etats membres sur la nécessité de développer des budgets de recherche conséquents et d’investir dans l’éducation. Ce concept nous paraissait tout d’abord plus pauvre théoriquement et, d’autre part, nous préférions nous garder d’utiliser le vocable des acteurs que nous étudions. Mais nous ne pouvons pas affirmer que l’idée de capitalisme cognitif est le bon concept pour appréhender la réalité actuelle mouvante et celle de demain. Encore une fois, ces développements n’ont pas la prétention de présenter un argumentaire universalisable et valable de tout temps, il consiste davantage, sous certains aspects, à un pari vers l’avenir. * L’étude du modèle économique allemand nous amène, d’ores et déjà, à prendre la mesure du changement survenu dans les économies européennes. Les systèmes institutionnels bouleversés, c’est la pertinence de l’utilisation du « modèle fordien » pour qualifier nos économies qui est remise en cause. Le modèle rhénan, qui en était une des transcriptions concrètes, va-t-il se voir totalement annihilé par la légitimité de plus en plus attribuée au modèle anglo-saxon ? Faut-il conclure à une fin de l’histoire économique à la manière de la fin de l’histoire annoncée par Fukuyama ? Certainement pas ! Mais il est cependant pertinent de s’interroger sur les dynamiques et interrelations entre les différents modèles. Quelle appréciation doit-on porter sur ce modèle qui fut à la fois vanté et décrié ? Au cours des trois dernières décennies, les interrogations sur le devenir du modèle allemand furent nombreuses comme l’indique la variété des articles du Monde tour à tour intitulés « Allemagne, le bon modèle ? » en 1997, puis «Plaidoyer pour la réforme du capitalisme allemand » en 2002 et Page 6 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? « Fin du modèle rhénan » en 2004. Aujourd’hui, c’est bien sous la pression du modèle anglosaxon que l’Allemagne semble évoluer, mais décentrer le regard permet de tempérer toute idée d’assimilation de l’un par l’autre. En effet en 1997, Erik Izraelewicz écrivait dans les tribunes du Monde, que « Le fameux modèle rhénan » était, disait-on, en voie « d'italianisation ». Ainsi il nous apparaît que le processus de mondialisation, sous influence anglo-saxonne, ne procède pas uniquement de dynamiques d’homogénéisation, aussi bien au niveau national que territorial. En conséquence, il faut se garder de prendre pour théorie ce qui relève parfois davantage des souhaits de certains économistes réussissant difficilement à cacher leurs préférences. Le modèle allemand a pu faire l’objet de critiques acerbes de la part d’économistes qui investissaient le champ économique avec des postulats clairement Hayekiens. La définition du capitalisme organisé à l’allemande ne pouvait que déranger les économistes de cette veine qui croient aux seules vertus de la régulation par le marché. Il est d’ailleurs intéressant de se pencher sur la définition et surtout sur les conditions d’émergence de celle-ci. La formule prononcée en 1959 au Sommet de Bad-Godesberg par le parti SPD en formation : « La concurrence autant que possible, la planification autant que nécessaire3» peut légitimement être considérée comme la définition du capitalisme rhénan. Ce congrès de BadGodesberg consacrait le passage du SPD, d’un parti contestataire à un parti de gouvernement. Il visait également l’abandon de l’idée que l’Etat était tout puissant, en rejetant le modèle développé en RDA. En définitive, on assiste lors de ce congrès à l’adhésion du SPD au concept d’économie de marché. C’est cette définition de l’économie de marché, proposée par d’anciens réfractaires, qui fera par la suite objet de consensus. On peut s’interroger sur l’hypothèse que c’est peut–être ces réticences du SPD vis-à-vis d’une concurrence toute puissante, qui conduiront à ce que ce capitalisme allemand soit coordonné de la sorte. L’idée de régulation et de coordination que sous-tend ce modèle n’a donc pas toujours été appréciée par une frange d’économistes. Ces derniers ont alors constamment tenté de chercher les prémices de son échec ou de ses déconvenues. A l’opposé, un auteur tel que Michel Albert, se désole de l’apparente victoire du capitalisme anglo-saxon sur le capitalisme rhénan. Nous préférons postuler que l’économie mondialisée ne conduit pas forcément à une homogénéisation systématique des différents capitalismes. De sorte qu’il nous apparaît davantage que le jeu d’influences, qui se déroule entre les différents capitalismes, est à somme nulle. Cette idée, que nous fonderons empiriquement par nos observations sur les 3 “Wettbewerb so weit wie möglich, Planung so weit wie nötig“ Page 7 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? procédés d’influence entre capitalismes, a été justifiée théoriquement par Bruno Amable, Ekkehard Ernst et Stefano Palombarini4. Ces derniers ont réussi à montrer, par la modélisation de variables, que des situations de départ différentes, soumises aux mêmes influences, ne tendaient pas à une homogénéisation finale : « Nous voulons montrer que l’ouverture de la modélisation des relations industrielles, ne serait-ce qu’à une seule variable institutionnelle ‘étrangère’ au strict domaine du marché du travail, permet d’avancer dans l’explication de la variété persistante entre les différents systèmes, une variété empiriquement frappante mais largement sous interprétée ». Il est cependant intéressant d’étudier les résistances et les influences qui ont trait à ces différents modèles économiques. Nous étudierons donc les vicissitudes de l’évolution du modèle rhénan en gardant à l’esprit qu’il est peu probable d’en voir un jour l’extinction complète. Notre étude ne cherchera pas à prédire ou à déceler des éléments mettant en péril l’avenir du modèle allemand. Elle tentera davantage de présenter les évolutions de ce modèle sous influences. Mais, à la suite de notre conclusion sur une évolution du modèle allemand qui, quoiqu’à noter, ne nous permet pas de prédire en sa fin, nous tenterons de trouver vers quelle évolution la puissance d’Outre-rhin doit tendre. Cette étude tourne donc autour de l’orientation que devrait prendre l’évolution de ce dernier, dans la mesure où une telle évolution est nécessaire. Il s’agit donc de se demander, si la question pertinente ne consiste pas davantage à s’interroger sur la capacité de l’Allemagne à se structurer par rapport au nouveau contexte économique mondial, plutôt que de questionner son éventuelle faculté à converger vers le modèle anglo-saxon influant. La controverse centrale consiste bien sûr en la définition de ce que sera le contexte européen de demain, car c’est à partir de cette conceptualisation que nous réussirons à interroger le modèle allemand. Ce capitalisme n’est cependant pas totalement nouveau, puisque à partir de ses prémices on peut avaliser son existence. Cette théorisation d’une phase nouvelle de capitalisme caractérisée par l’accumulation des connaissances, apparaît particulièrement pertinente sous la plume de ses auteurs : 4 Bruno Amable, Ekkehard Ernst et Stefano Palombarini, Comment les marchés financiers peuvent-ils affecter les relations industrielles ? Une approche par la complémentarité institutionnelle, l’année de la régulation n°6 2002-2003, p 271 à 287 Page 8 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? « Le propos de cet article est de suggérer que le nouveau mode de régulation doit être caractérisé en terme de capitalisme cognitif. Nous allons plaider en faveur de l’idée que la dynamique de transformation à laquelle sont soumises les sociétés salariales se caractérise par le fait que l’accumulation porte désormais principalement sur la connaissance. Et que, dès lors, l’une des tensions essentielles procède de la volonté de contrôle des lieux et des capacités créatrices par le capital. Nous allons plus loin que les propositions habituellement formulées sur le post-fordisme car nous développons l’hypothèse d’une nouvelle phase du capitalisme correspondant à l’épuisement du capitalisme industriel et à la transition vers un capitalisme cognitif. La bifurcation historique à l’origine de cette mutation majeure dans la dynamique longue du capitalisme nous invite par conséquent à réinterroger le sens et les enjeux de ce qui a probablement constitué la dernière « grande crise » du capitalisme industriel. » Empiriquement, le principe d’accumulation des compétences se réalise par l’importance actuellement accordée à l’innovation, la recherche, l’éducation, les systèmes de communications et le management stratégique des organisations. Du côté de la demande, le consommateur est également un individu innovant. Le marketing l’a d’ailleurs bien compris car, parmi les produits qu’il tend à développer, de plus en plus jouent sur la motivation « d’expression de soi ». La consommation est d’autre part tendanciellement orientée vers les produits techniques et technologiques. A un niveau macroéconomique, une société acquise au capitalisme cognitif est celle qui « gère les connaissances techniques, assure le développement du processus d’apprentissage, crée des connaissances techniques, et se ménage l’accès à des connaissances disponibles à l’extérieur ». A partir de la définition du capitalisme rhénan proposée dans un premier temps, il s’agira donc ici de mettre en présence les caractéristiques du capitalisme d’Outre-rhin et celles du capitalisme cognitif. Plus précisément il s’agira de comprendre si les conditions d’émergence du capitalisme cognitif sont présentes en Allemagne et s’il sera possible pour cette puissance germanique de maintenir son rang dans un tel contexte. Les récents résultats économiques de l’Allemagne montrent que sa compétitivité n’a pas été ébréchée, mais faut-il penser tel René Lassere « qu’avec l’instauration rampante des salaires minima légaux dans les services intérieurs de proximité s’esquisse une autre logique qui porte en germe une dichotomie du système de régulation sociale avec le danger d’une économie à deux vitesses. [...] Les réformes ont certes restauré la confiance mais le consensus allemand n’est pas tout à Page 9 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? fait ce qu’il était »5 ? Si l’Allemagne réussissait à s’encrer dans le capitalisme cognitif, ne réussirait-elle pas à éviter que se crée cette frange démunie de la population ? Faut-il penser que les crises sociales actuelles et que les exigences des syndicats ne sont que les marques de la mutation entre deux phases de capitalisme ? Peut-on véritablement espérer que les formes actuelles de travail néo-tayloriste n’auront bientôt plus cours ? C’est un véritable enjeu pour la compétitivité allemande, et au delà pour la population de ce pays voisin. 5 René Lasserre, La confiance sans le consensus ? , 29 février 2008, Editorial de la Revue sur l’Economie Allemande, Bulletin économique du CIRAC, n° 85, mars 2008 Page 10 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? PARTIE I - LE MODELE D’OUTRE-RHIN FACE A CELUI D’OUTRE-ATLANTIQUE « Ce sont les impératifs de la technologie et de l’organisation qui déterminent la forme de la société économique, non les images de l’idéologie » John Kenneth Galbraith « Le capitalisme allemand adopte dans la douleur le modèle anglo-saxon »6, « Un coup de pouce fiscal accélère la mutation du capitalisme allemand »7, « Les marchés boudent ce modèle du capitalisme rhénan »8 ; les titres des colonnes du Monde sont sans appel : l’Allemagne devrait bientôt posséder un modèle économique semblable aux anglo-saxons et abandonnerait alors son capitalisme rhénan. L’idée selon laquelle « le miracle économique allemand », issu de son système économique, pourrait aujourd’hui se poursuivre, relève-elle du mirage ? Sur les traces d’économistes prestigieux, nous proposerons modestement une définition du modèle rhénan (Chapitre 1), puis nous étudierons sa persistance bien réelle, même sous le règne du modèle anglo-saxon (Chapitre 2). 6 Philippe Ricard, le capitalisme allemand adopte dans la douleur le modèle anglo-saxon, le Monde du 21 Janvier 2001, édition numérique 7 Philippe Ricard, Un coup de pouce fiscal accélère la révolution du capitalisme allemand, le Monde du 3 Janvier 2002, édition numérique 8 Philippe Ricard, Les marchés boudent ce modèle du capitalisme rhénan, le Monde de 9 Septembre 2001, édition numérique Page 11 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? CHAPITRE 1 - DE LA DEFINITION DU MODELE RHENAN S’interroger sur la pertinence du modèle rhénan, c’est tout d’abord tenter d’en apporter une définition. Ce travail de définition a déjà été entrepris par certains auteurs qui se sont penchés sur le modèle. Ainsi, le modèle rhénan est souvent appréhendé comme un ensemble de caractéristiques singulières du système économique qui se manifeste dans le secteur bancaire, de l’entreprise, des relations sociales, etc. En bref il s’agit d’un système intégré totalement atypique dont la conceptualisation demeure épineuse. Il est vrai que le capitalisme allemand propose une vision et un système totalement divergent face au capitalisme anglosaxon. Offrant une organisation économique complètement rénovée, chacun des auteurs, tentant d’en proposer un système d’explication, a insisté sur des aspects qu’il considérait comme fondamentaux. Sans prétendre à l’exhaustivité, cet aperçu des conceptualisations théoriques du système allemand nous permettra d’acquérir une vision étendue de ce qui fait les caractéristiques principales de ce système. Nous ne manquerons pas, par la suite, de proposer nos propres hypothèses sur le système allemand, en nous détachant des domaines circonstanciés de l’économie (secteur bancaire, de l’entreprise, des relations interentreprises, des relations de formations etc.) pour mieux s’attacher aux modes de fonctionnement propres au système, qui embrasseraient ces différents domaines. Rechercher les modes de coordination permet, de ce fait, d’évaluer avec plus d’acuité les transformations du système, en distinguant les modifications marginales des modifications majeures. En effet, il nous apparaît que présenter l’économie allemande par ses modèles de gouvernement revêt tout d’abord l’avantage de ne pas multiplier les analyses partielles des différents domaines économiques. Notre analyse sera ainsi en grande partie centrée sur la question des indépendances et sur la forme singulière qu’elles prennent dans l’organisation productive allemande. C’est ce système d’interaction qui, à nos yeux, caractérise le mode de gouvernement allemand. Car, d’une manière très schématique, ce qui nous paraît essentiel est, que l’organisation allemande est fondée sur la promotion des réseaux favorisant la coopération, elle-même à l’origine d’actifs spécifiques, alors que le système anglo-saxon favorise les déplacements de ressources encourageant les actifs interchangeables. Page 12 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Section 1 - Le modèle allemand en quête de conceptualisation L’appellation de modèle rhénan a été proposée par Albert Michel dans l’ouvrage intitulé « Capitalisme contre Capitalisme » publié en 1988 aux Editions du Seuil. Dans cet ouvrage, l’auteur constate qu’une « guerre » entre capitalisme rhénan et capitalisme anglosaxon est en train de se jouer, au profit du capitalisme anglo-saxon. Si l’auteur marque une préférence marquée pour le capitalisme rhénan, son ouvrage comporte, à nos yeux, la faille de croire au triomphe d’un capitalisme sur un autre. Ce parti pris de l’auteur nous a conduit à privilégier d’autres approches du capitalisme rhénan, sans essayer d’être exhaustif, devant l’éventail des ouvrages. Dans « Les modèles productifs »9, Robert Boyer et Michel Freyssenet se sont intéressés aux modes de croissance déclinés au niveau des stratégies de profit et des modèles productifs. Les modes de croissance sont caractérisés par les auteurs, « comme une source principale du revenu national et par une forme de redistribution de ce même revenu. » Ce modèle de croissance détermine en grande partie la stratégie de produit adoptée par telle ou telle entreprise. Les modèles productifs correspondent à la mise en œuvre, sous influences, des stratégies de profit, par le biais de moyens spécifiques. En bref, il s’agit pour les auteurs de montrer que le niveau macroéconomique d’organisation du système économique (le mode de croissance) conditionne directement, en grande partie, les niveaux microéconomiques d’organisations des entreprises (les stratégies de produits et les modèles productifs). En effet Robert Boyer et Michel Freyssenet, proposent ici de confronter les équipements, la main d’œuvre, les priorités des sociétés avec les stratégies mises en place par chaque entreprise. Ainsi, selon les auteurs, « la diversité des moyens pour répondre aux exigences d’une même stratégie peut avoir de multiples origines, notamment les modes de croissance. Ils agissent en effet non seulement comme instances permissives des stratégies de profit, mais aussi comme centre de ressources pour leur mise en œuvre. Ils suggèrent en effet des moyens, voire poussent à leur adoption, à travers lois, règles, institutions et pratiques qu’ils ont générées. Mais il est des situations où les acteurs de l’entreprise peuvent s’en abstraire ». C’est à travers cette étude de l’articulation entre les niveaux macroéconomiques et microéconomiques dans l’industrie automobile, que les auteurs vont pouvoir proposer une stratégie de profit proche du système rhénan. 9 Robert Boyer et Michel Freyssenet, Les Modèles productifs, Paris, Repères, la Découverte, 2000, p 26-35 Page 13 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Il nous est apparu que le modèle allemand pouvait s’apparenter à la stratégie dite « qualité », avec quelques bémols que nous apporterons par la suite. Les auteurs définissent cette stratégie comme celle « de tous les constructeurs de haut de gamme et de luxe, également appelés constructeurs « spécialistes » [...] La qualité concerne la fiabilité, la finition, les matériaux employés, le nombre et le type d’équipement, le style, la perfection ou la nouveauté mécanique, le service après-vente et les signes symboliques de distinction sociale ». Plusieurs caractéristiques de cette stratégie, se retrouvant en Allemagne, tendent à assimiler la stratégie de produit de cette dernière à celle dite « de qualité ». Tout d’abord l’innovation de ce type de stratégie, définie comme « une innovation de perfectionnement mécanique, d’équipement de confort et de sécurité, et non une innovation conceptuelle répondant à de nouveaux usages du produit », reprend les caractéristiques d’une innovation incrémentale qui, nous le verrons par la suite, est essentielle en Allemagne. Ensuite le descriptif de la main-d’œuvre d’une telle stratégie s’apparente au personnel formé allemand : « la relation salariale doit permettre de recruter la main-d’œuvre qualifiée nécessaire et favoriser chez elle un sentiment d’appartenance à la firme tel qu’elle se sente garante de sa renommée, à travers notamment la promotion et la reconnaissance du travail fait.[...] La réputation d’une marque de haut de gamme est souvent liée à celle de son pays ou région d’implantation, connu pour le sérieux et le professionnalisme de son personnel. La stratégie qualité requiert également de disposer d’une main d’œuvre pour une bonne part qualifiée et réputée pour l’être ». Il en va de même pour les relations interentreprises qui sont réputées très fructueuses en Allemagne et qui, dans cette stratégie, supposent que « les fournisseurs doivent être connus pour l’excellence de leur production et la relation avec eux fondée sur la confiance ». Enfin, la croissance allemande tirée par l’exportation coïncide également avec les fondamentaux de la stratégie qualité qui rendent cette dernière « d’emblée internationale ». Si ce type de stratégie qualité reprend de nombreuses spécificités du modèle allemand, il n’en propose pas de système d’explication global pour la simple raison qu’il vise essentiellement à étudier la production automobile. Les auteurs n’ont pas eu l’intention de caractériser le modèle allemand, mais les stratégies employées par certaines firmes en spécifiant uniquement des modes d’organisation de la production. Cependant il nous paraît central de mettre en relief ce lien fondamental entre les institutions et les modes de croissance historiques avec la réalité des stratégies mises en œuvre par les entreprises d’un pays. Comme nous l’annoncions dans l’introduction, cette importance des institutions dans l’organisation des processus productifs nous permettra, dans une seconde partie, de montrer que des modes Page 14 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? de gouvernement historiquement construits et enchâssés dans des institutions sont au fondement de l’organisation économique allemande. Les contributions théoriques que nous allons présenter par la suite ont été pensées pour le modèle allemand, elles permettent ainsi une bonne appréhension de l’ensemble du « système productif »10 allemand. Dans leur article « Les Variétés du capitalisme »11, Peter A. Hall et David Soskice s’inscrivent également dans une démarche institutionnelle et comparatiste puisque « l’objectif de ce texte est d’élaborer un nouveau cadre d’analyse permettant de comprendre les similarités et les différences entre les économies développées ». Cependant si cet ouvrage donne un aperçu plus complet du système allemand, c’est encore à travers l’analyse de domaines précis des processus productifs que sont : le financement des entreprises, les structures internes des entreprises et de relation industrielle, la formation et l’éducation et les relations interentreprises. Les auteurs tentent en effet de centrer leur analyse sur « quelquesunes des institutions que d’autres ont identifiées comme importantes, mais leur étude interprète différemment leur impact, et s’efforce également d’attirer l’attention sur d’autres institutions dont l’importance n’a pas encore été suffisamment soulignée dans les études existantes du capitalisme comparé ». En premier lieu le système financier allemand offre aux entreprises des financements conséquents sur d’autres fondements que les seuls résultats financiers. Ce système se caractérise par une grande importance attribuée aux contrôles des réputations et des réseaux qui, fournissant des informations de type privé, participent également à la décision. C’est notamment grâce aux relations en réseaux que les entreprises entretiennent avec leurs fournisseurs, l’actionnariat à participation croisée ou encore avec les associations industrielles actives, que ces mêmes entreprises vérifient la viabilité de ces informations. De la même manière, l’étude de la structure interne de l’entreprise fait apparaître l’importance des réseaux. En effet le parti pris d’orienter toutes les décisions vers un processus de coordination tend à promouvoir le partage de l’information. Concrètement le chef d’entreprise ne prend pas de décisions seul puisque la nature même de son statut – absence de stock options et stabilité de l’emploi des salariés – l’incite à rechercher systématiquement le consensus. En ce qui concerne la stratégie de production, A. Peter A. 10 Mutation du ‘modèle allemand’ et avenir du modèle européen, Regards sur l’économie allemande, n°67, juillet 2004 11 Peter A. Hall et David Soskice, Les Variétés du Capitalisme, l’Année de la Régulation, n°6 2002-2003, Presses de Sciences-Po, 2003, p 47-115 Page 15 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Hall et David Soskice affirment, à l’instar de Robert Boyet et Michel Freyssenet, qu’elle « fait appel à une main-d’œuvre hautement qualifiée bénéficiant d’une large autonomie dans son travail, encouragée à partager l’information acquise afin de générer des améliorations continues dans les lignes de produits et les procédés de production. ». Mais encore une fois ce système ne fonctionne que grâce à la médiation d’institutions, telles que les syndicats patronaux, les syndicats salariés et les comités d’entreprises, qui évitent le braconnage et l’exploitation des employés. A ceci il faut ajouter que le système productif allemand est grandement dépendant du système d’éducation et de formation professionnelle, puisque les entreprises ont recours à une main-d’œuvre possédant des qualifications spécifiques. Le système de formation, géré par les syndicats salariés et patronaux et financé par l’Etat, assure aux salariés, qu’ils n’investiront pas dans une formation inutile, et aux entreprises, que les salariés ne seront pas l’objet de braconnages. La puissance des organisations patronales garantit que toute entreprise s’investira dans le système de formation, excluant les passagers clandestins profitant des efforts de formations des autres. Enfin les relations interentreprises sont primordiales puisque le système allemand est caractérisé par une faible mobilité des salariés empêchant l’échange des savoirs. Ces relations interentreprises et, entre les entreprises et les organisations de recherches parapubliques, sont encouragées par les organisations patronales, sous le contrôle de l’Etat, qui déterminent les domaines où les compétences devraient être améliorées. Les auteurs proposent ici un système d’explication complet du système productif allemand qui, par sa précision et sa justesse, consistera en un des piliers de notre propre analyse. Cependant il apparaît que centrer l’analyse uniquement sur l’entreprise fait perdre de vue aux auteurs, que des processus d’organisation communs transcendent les entreprises et même les différentes institutions environnant l’entreprise pour régir l’ensemble des relations sociales et économiques : entre salariés et organisations syndicales, entre entreprises et gouvernement, entre échelon fédéré et échelon fédéral, etc. En effet, une présentation centrée sur l’entreprise et qui voudrait mettre en relief le fonctionnement en réseau ne nous paraît pas adaptée, puisque le réseau lui même se conçoit dans une absence de polarisation. Même si la sociologie politique des réseaux a pu montrer qu’il existait au sein de chaque réseau des acteurs majeurs, nous voudrions tout de même insister sur la plurifonctionnalité et la circulation propres aux réseaux. C’est pourquoi il nous apparaît complémentaire, dans une logique générale d’économie politique, de s’attacher à repérer des modes de gouvernement communs aux différentes sphères du modèle rhénan. Nous perdons peut-être en précision en se concentrant sur les modes de gouvernement, mais cette position nous paraît plus propice à Page 16 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? la comparaison que nous souhaitons réaliser avec le capitalisme anglo-saxon. En effet lorsque ces mêmes auteurs proposent une définition introductive du modèle allemand par opposition au modèle anglo-saxon – qu’ils nomment respectivement «économie de marché coordonnées » et « économie de marché libérales » – ils mettent en avant des caractéristiques proches de celles que nous proposerons pour définir le mode de gouvernement allemand : « Dans les économies de marché coordonnées, les entreprises comptent, dans une plus grande mesure, sur des relations hors marché pour coordonner leurs efforts avec d’autres acteurs, et pour construire leurs compétences principales. Ces modes de coordination hors marché impliquent généralement un appel plus large aux réputations et à la contractualisation partielle, une attention plus grande aux réseaux basée sur l’échange d’informations privées à l’intérieur de ces réseaux, et une dépendance accrue envers des relations de coopération, par opposition aux relations de concurrence, en vue de construire les compétences de l’entreprise ». Cette idée de corrélation entre la présence de réseaux et l’approfondissement de la coopération figure également dans le concept de « complémentarité institutionnelle » développé par Bruno Amable, Ekkehard Ernst et Stefano Palombarini12. Selon ces derniers « on peut dire que la complémentarité institutionnelle est présente lorsque l’existence d’une institution ou la forme particulière qu’elle prend dans un domaine donné renforce la présence, le fonctionnement où l’efficacité d’une autre institution, même dans une autre domaine[...] Si l’on adopte cette dernière définition, on dira que A est complémentaire à B si l’institution A conditionne les stratégies des acteurs sociaux dans une direction qui renforce l’existence de l’institution B et vice et versa ». Après avoir modélisé les comportements des salariés et des organisations patronales à l’aide de la théorie des jeux, les auteurs en viennent à qualifier le modèle rhénan de néo-corporatisme simple défini de la manière suivante : « le néocorporatisme de type 1, émerge lorsque la force du syndicat est modérée, c’est-à-dire pour des valeurs relativement faibles de la part salariale de référence. L’adoption d’une stratégie de long terme implique que la performance économique est bonne, c’est à dire que la probabilité de survie de la firme est forte ». Dans ce modèle les deux acteurs adoptent des stratégies de long terme en raison de la faible influence des marchés financiers et surtout de leur stratégie 12 Bruno Amable, Ekkehard Ernst et Stefano Palombarini ? , Comment les marchés financiers peuvent-ils affecter les relations industrielles ? Une approche par la complémentarité institutionnelle, l’année de la régulation n°6 2002-2003, p 271 à 287 Page 17 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? de coopération. Ainsi dans ce modèle la mise en réseau de ces acteurs – possible par la nature et la configuration même de ceux-ci - les oriente à agir en faveur de la coopération. Ce modèle, qui se limite à un aspect du modèle rhénan, s’explique par l’objectif qu’attribuent les auteurs à leur contribution théorique : « Le but de cet article n’est pas de fournir une grille d’analyse des systèmes de relations industrielles, ce qui demanderait de prendre en compte les différences qui existent au niveau de l’organisation sociale d’ensemble. Nous voulons montrer que l’ouverture de la modélisation des relations industrielles, ne seraitce qu’à une seule variable institutionnelle « étrangère » au strict domaine du marché du travail, permet d’avancer dans l’explication de la variété persistante entre les différents systèmes, une variété empiriquement frappante mais largement sous interprétée ». Cette contribution consiste donc en la traduction théorique modélisée, des réflexions essentiellement empiriques que nous mènerons lors de la comparaison des capitalismes anglosaxons et allemands. Dès à présent, il permet de concevoir le modèle rhénan comme un ensemble d’institutions dont les actions font système. De plus cet article permet de rendre compte des dynamiques à l’œuvre dans chaque modèle, et de limiter la réification des modèles. Nous tenterons également de montrer par la suite, dans une approche plus globale et plus empirique, que les relations des partenaires organisés en réseau tendent à favoriser leur comportement coopératif. D’autres approches13, insistant sur le mode de financement de l’entreprise, caractérisent l’Allemagne par son modèle dit d’économie de cœur financier, dans lequel les circuits financiers sont organisés par les acteurs bancaires et financiers et non directement par les marchés financiers. C. Mayer14 estime plus pertinent de s’intéresser à la concentration plus ou moins importante du capital, selon ses blocs de détenteurs. Dans cette configuration, l’Allemagne possède souvent un seul bloc de détenteurs qui contrôle fréquemment 50% du capital et des droits de vote. Toutes ces analyses permettent encore davantage de maîtriser les détails de l’organisation de l’économie allemande. Mais comme nous l’avons expliqué, nous n’essayerons pas de proposer une nouvelle dénomination au système allemand en se concentrant sur un de ses aspects, puisque nous chercherons à adopter systématiquement une logique d’observation transversale. 13 François Morin, Le modèle français de détention et de gestion du capital, les éd. de Bercy, 1998 C. Mayer et J. Franks, Ownership and Control of Germans Corporations, Review of financial Studies, vol. 14, 2001 14 Page 18 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Section 2 - Les facteurs de la compétitivité allemande Nous avons identifié trois modes de gouvernement propre au modèle rhénan. Ces trois aspects seront traités successivement, l’ensemble tentant de proposer une vision différente du capitalisme d’Outre-rhin. La distinction entre trois caractéristiques du fonctionnement social et économique allemand - à savoir les réseaux, le principe de subsidiarité et la coopération peut procéder d’un découpage un peu artificiel d’une réalité qui entremêle ces trois concepts. Ainsi, par exemple le concept de fédéralisme coopératif associe au principe de subsidiarité l’idée de coopération. Mais il nous ait apparu que ces trois concepts opéraient de logiques différentes, tout en participant de concert à la compétitivité allemande. A. Les réseaux en Allemagne A propos de l’étendue des réseaux en Allemagne, Isabelle Bourgeois n’hésite pas à écrire15 : « Cette logique est profondément ancrée dans la culture économique allemande ». Ces réseaux se situent en effet à plusieurs niveaux de la vie économique allemande et produisent des externalités positives à de nombreuses étapes du processus productif. Ainsi les réseaux sont à la fois présents dans les relations qui lient les différentes industries entre elles mais également au niveau des liens qui unissent les entreprises avec leurs banques et même dans la structure administrative des territoires. » A.1. Les partenariats interentreprises Les entreprises allemandes entretiennent avec l’environnement économique une relation particulière fondée sur la recherche permanente de l’innovation. L’atout du réseau dans l’économie contemporaine est intrinsèquement lié aux caractéristiques propres du réseau qui ne conçoit pas d’existence indépendamment de son efficacité. Il consiste ainsi en une structure organisationnelle très souple, capable de s’adapter aux évolutions rapides des processus économiques innovants. Le réseau peut ainsi être défini comme la forme organisationnelle moderne de l’innovation. 15 Sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Allemagne, compétitivité et dynamiques territoriales, Travaux et documents du CIRAC, 2007, p 1-28 Page 19 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Pourtant les effets d’agglomérations furent longtemps appréhendés comme une contrainte. Marshall fut le premier auteur à se pencher réellement sur les conséquences de la proximité d’acteurs. Précurseur de la nouvelle géographie économique, il apporte un premier outil intellectuel en développant la notion de districts industriels : « un regroupement d’entreprises et un marché du travail spécialisé et localisé dans une aire géographique »16. C’est à partir de son analyse de l’intégration fructueuse d’entreprises indépendantes et d’un marché du travail adapté, que Marshall va conclure en l’efficacité économique de tels regroupements. Il convient de relever, dès cette première définition, que le réseau ne se matérialise pas par la seule concentration d’entreprises. Pour qu’un pôle de compétence se créé, il faut que cette agrégation de talents se métamorphose, en véritable combinaison de talents par la mise en réseau des différents acteurs. C’est cette idée qui se cache derrière la notion « d’intégration des acteurs ». Ces premières observations ont été traduites, dans la formalisation théorique, par les gains d’externalités positives. Ces dernières peuvent être définies sommairement comme existant, lorsque l’action d’un agent a des répercutions positives sur la satisfaction d’un autre agent sans qu’il y ait transaction sur un marché. Marshall développe l’idée que, la proximité interentreprises, conduit à la formation d’externalités de communication et de connaissance liées à l’augmentation d’entreprises intermédiaires, la création de ressources mutualisées, la mise en place d’un bassin d’emploi adapté, et surtout la mutualisation et l’échange des savoirs et savoir-faire. Enfin, l’auteur des Principes d’Economie Politique ajoute un dernier élément à ces externalités positives dans l’idée « d’atmosphère industrielle » définie comme le partage de valeurs symboliques fortes. Encore une fois, nous retrouvons ce qui fait un de nos postulats méthodologiques, à savoir, que les dynamiques sociales et économiques historiquement construites influencent le développement même de l’économie. Cette idée fait le lien avec la théorie institutionnaliste, puisqu’à travers la notion d’atmosphère industrielle, c’est le poids des relations inter-sociétales qui est mis en avant. Cette proximité cognitive sera très étudiée par un des successeurs de Marshall, Giacomi Becattini, qui va se pencher sur les districts du nord de l’Italie. En observant le rôle des affinités politiques, cet auteur italien va développer le concept de système de valeur, pour 16 « Généralement l'agrégation d'un grand nombre de petits ateliers, comme la création de quelques grandes usines, permet d'atteindre les avantages de production à grande échelle [...]. Il est possible de couper le processus de production en plusieurs segments, chacun pouvant être réalisé avec le maximum d'économies dans un petit établissement formant ainsi un district composé d'un nombre important de petits établissements semblables spécialisés pour réaliser une étape particulière du processus de production » (Source : DATAR ). Page 20 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? lequel la diffusion lui semblera, encore une fois, assurée par des institutions. Finalement, le district Marshallien et Becattinien associe une proximité géographique à une proximité organisationnelle. Cet aperçu théorique nous a permis de fonder théoriquement la dynamique de l’efficacité des réseaux. En bref ces derniers parviennent, par la mise en relation et le développement de relations de confiance entre acteurs divers et complémentaires, à promouvoir l’échange et le transfert de connaissance, à l’origine de la compétitivité du territoire. Il paraît donc évident que l’existence de réseau constituera un atout indéniable dans la course à l’innovation, caractéristique du capitalisme cognitif. En effet l’approfondissement de la logique de réseau est une condition nécessaire à l’innovation et à l’amélioration de la compétitivité. Cependant cet aspect sera étudié dans la deuxième partie, nous nous en tiendrons, dans cette partie, à caractériser l’organisation de l’Allemagne en réseau. Les entreprises allemandes ont bien compris l’efficacité économique du réseau et œuvrent depuis longtemps de cette manière. Il faut comprendre que le fonctionnement de réseau est intrinsèquement lié à l’idée de subsidiarité, elle-même caractéristique du système allemand. Historiquement la culture allemande voit d’un mauvais œil l’intrusion systématique de l’Etat dans les affaires locales, expliquant le succès du principe de subsidiarité qui suppose que « le pouvoir décisionnel doit toujours être placé au plus près des acteurs concernés »17. Ce principe véhicule donc la nécessité de partenariats à toutes échelles de la vie institutionnelle allemande, y compris dans la sphère économique. Cette culture des réseaux est propre à encourager d’importants transferts de connaissances entre les entreprises, la recherche fondamentale et appliquée, et les acteurs institutionnels. La région de Bade-Wurtemberg est ainsi symptomatique puisqu’elle possède des métropoles d’innovation nombreuses. Un autre facteur concourant à la formation des réseaux en Allemagne fut indéniablement l’existence d’un polycentrisme allemand. C’est encore l’histoire de la nation allemande qui a été à l’origine de l’aménagement territorial autour de plusieurs centres. Ce polycentrisme territorial a en effet incité les différents territoires à entrer en concurrence les uns avec les autres et a ainsi valorisé des actifs spécifiques. La Ruhr qui fut autrefois un pôle dans l’énergie du charbon et de l’acier, a utilisé 17 Travaux et documents du CIRAC sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Allemagne, compétitivité et dynamiques territoriales, 2007, p 1-28 Page 21 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? les infrastructures existantes pour développer la logistique. La valorisation de ressources ou la spécification d’actifs se réalise à partir d’un patrimoine lié à l’histoire et aux formes institutionnelles de cette région. Pourtant il faut différencier les actifs génériques des actifs spécifiques qui seuls permettent d’obtenir une véritable différenciation de long terme. Le passage entre ces deux types d’actifs se réalise par le volontarisme des acteurs, or cette idée est très présente en Allemagne : « Tout l’art consiste pour chaque Land à concevoir son propre projet de développement territorial et à mêler intelligemment, lors de sa mise en œuvre, fonds extérieurs et ressources propres. Il en va de son identité comme de son positionnement dans la concurrence entre les Länder qui se trouve avivée aujourd’hui, notamment du fait de la globalisation, par une mobilité croissante des facteurs, dont ces ressources humaines à l’importance stratégique dans l’économie du savoir. »18 La constitution de réseau possède également l’atout d’assimiler, dans une certaine mesure, des relations purement professionnelles à des relations de confiance. Cet avantage sera fondamental dans les réseaux qui se constituent entre les industries mais il l’est également au niveau des relations qu’entretiennent les entreprises avec les fournisseurs. Pour développer une stratégie de produit fondée sur la qualité, à même de procurer une différenciation positive, Robert Boyer indique que « les fournisseurs doivent être connus pour l’excellence de leur production et la relation avec eux doit être fondée sur la confiance entre professionnels »19. Ce système de partenariats en réseau constitue une des explications majeures de la compétitivité allemande. En effet les entreprises, encouragées par le droit allemand à des formes de relations contractuelles, ont privilégié des stratégies de différenciation des produits à des stratégies de concurrence frontale avec les entreprises de la même industrie. La logique fédérale elle-même a aidé au développement de ce type de collaboration. En effet les structures patronales, ayant une forte autorité sur les entreprises de leur secteur, ont entrepris, avec le concours de l’Etat, d’encourager la diffusion des technologies nouvelles et de déterminer les secteurs où les compétences pouvaient être approfondies. Une remarque terminale consisterait à s’arrêter sur les évolutions les plus récentes. Comme le fait remarquer Yvan Renou, l’impératif d’innovation à tous stades de la production 18 19 ibid Robert Boyer et Michel Freyssenet, Les Modèles Productifs, Paris, Repères, la Découverte, 2000, p 26-35 Page 22 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? et dans toutes entreprises a conduit à remettre en question la rigidité de l’organisation traditionnelle de l’entreprise. Ainsi on a vu apparaître dans des secteurs tels que l’automobile, l’aéronautique et la chimie, des formes organisationnelles plus souples. Au sein de la firme elle-même, l’organisation en réseau commence à faire recette comme l’indique le développement de plateaux de conceptions caractéristiques d’une organisation transversale de l’activité. Il semble ainsi que les principes fondateurs de la République allemande, marqués par une histoire longue, convergent pour favoriser la constitution de réseau. Les principes de subsidiarité, de polymorphisme régional, de fédéralisme et de contractualisation sont ainsi les vecteurs de la compétitivité allemande. Page 23 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Histoire longue et accumulation de traditions Fédéralisme et Principe de subsidiarité Polycentrisme Proximité entre acteurs Constitution d’un réseau Développement de relations de confiance Echanges de savoirs divers et transferts de technologies Innovation et Compétitivité Figure 1 - L'organisation allemande en réseau à l'origine de sa compétitivité A.2. Le réseau dans la structure financière Les banques allemandes entretiennent des relations privilégiées et durables avec les entreprises puisqu’elles sont marquées par une coopération réciproque. Cette idée se retrouve dans le qualificatif que l’on attribue souvent à l’Allemagne, « Deutschland AG ». Ces relations conduisent souvent les banques, à détenir une part importante des entreprises qu’elles financent, comme c’est le cas de la Deutsche Bank, premier actionnaire de la Daimler Benz, qui détient le quart de Philipp Holzmann, premier groupe de bâtiments et travaux publics, et de Karstadt, le leader de la grande distribution. Page 24 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? De ce fait, une modélisation du comportement des banques allemandes tendrait davantage à les inclure dans les stakeholder que les shareholder. On peut assimiler leur conduite à celle des investisseurs qui placent leurs actions en fonds propres, puisque ces derniers se doivent alors d’arbitrer en permanence entre des objectifs à court-terme de valorisation boursière et ceux de long terme du contrôle voire de verrouillage du capital ou d’alliance. Les banques sont ainsi très présentes dans la gestion de l’entreprise (elles assistent au CA et votent les décisions), elles sont donc conscientes qu’exiger des taux de prêts ou des dividendes trop élevés gênerait le développement de l’entreprise. Il faut également préciser que les banques assurent majoritairement le financement des entreprises, ce qui explique que la part des capitaux résidents en Allemagne est très dominante, au contraire de la France. Les entreprises profitent pleinement de ce système puisqu’elles ne sont pas étouffées par des dettes financières et peuvent se concentrer sur des investissements de long terme. L’impératif de rentabilité à court terme, qui s’est développé dans le modèle anglo-saxon, conduit les firmes à réduire dans le budget des dépenses moins urgentes telles que la recherche, la formation ou la prospection à long terme. Même s’il faut nuancer ce constat, car les entreprises ne sont pas soumises de la même manière aux investisseurs institutionnels, il n’en demeure pas moins que, dans un capitalisme cognitif, investir dans le long terme est fondamental pour assurer l’avenir de l’entreprise. Un atout de taille supplémentaire du financement allemand est bien la stabilité des actionnaires qui assure une sécurité pour l’entreprise et lui permet d’envisager avec sérénité l’avenir. Quand on connaît les conséquences de la vision à long terme des manageurs sur la stratégie mise en place, on ne peut consciemment pas négliger cet aspect du système. En France, où la majorité des capitaux sont non résidents, un renversement de conjoncture provoque le départ des actionnaires. Ces derniers conservent en effet, dans les marchés étrangers, des comportements marqués par la demande d’une « prime de risque » et par la volatilité exacerbée de leur comportement. Dans le système allemand, le financement est ainsi moins alloué sur les simples chiffres du bilan mais davantage sur des sources d’informations informelles. Les relations personnelles fondées sur la confiance sont au cœur du financement allemand. Ainsi, si l’Allemagne possède toutes les caractéristiques d’une économie ouverte aux échanges commerciaux, elle n’en demeure pas moins protégée des investissements directs extérieurs. Ce système a cependant pu soulever certaines difficultés mises en avant lors des scandales de la Bankgeselleschaft Berlin ou de Holzmann, sauvés in extremis par le chancelier Schröder en Page 25 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? décembre 1999. Mais il n’en reste pas moins que ce type d’allocation du financement des entreprises leur permet de se concentrer davantage sur leurs projets d’avenir que sur leurs résultats boursiers. Ce système peut conduire à un patriotisme économique, qui amène les entreprises allemandes à privilégier les investisseurs allemands aux investisseurs étrangers, lors d’OPA. C’est par exemple le cas de l’entreprise hambourgeoise Nivea qui, après de nombreuses tergiversations, fut arrachée aux mains de l’investisseur américain Procter et Gamble par un consortium hambourgeois Tchibo. La ville de Hambourg s’était ainsi entièrement mobilisée pour convaincre un chevalier blanc d’empêcher le rachat de la célèbre marque. Quand il s’agit de défendre un fleuron national, les entreprises allemandes n’hésitent pas à consentir à de grands sacrifices. Ainsi Porsche s’est emparée de 20% du capital de Volkswagen afin de le préserver des appétits d’investisseurs étrangers. Dans Le Monde du 9 octobre 200520, on pouvait alors lire « S'abritant derrière le patriotisme économique, le patron de Porsche, Wendelin Wiedeking, n'a pas hésité à parler de ‘solution à l'allemande’, ‘essentielle au développement de Volkswagen’ ». L’Allemagne met ainsi en place de puissants mécanismes anti-OPA, ce qui explique l’agacement répété du Royaume-Uni qui, dépourvu de tels mécanismes, a vu de ses nombreuses entreprises passer sous mains étrangères comme par exemple Allied-Domecq par le français Pernod-Ricard ou encore Abbey National par l'espagnol Santander. Il serait faux de croire que les grands groupes allemands se font passivement administrés par les banques allemandes, en effet ils siègent souvent au conseil de Surveillance des banques dont ils sont souvent les principaux actionnaires. C’est le cas par exemple de Daimler-Benz qui détient du capital de la Deutsche Bank. Ce tissu de participations croisées crée une véritable communauté industrialo-financière, solide et relativement fermée. En définitive, l’économie allemande est régulée par ces relations consensuelles entre partenaires industriels et financiers, qui sont au fondement de sa compétitivité. 20 Stéphane Lauer, La bataille de Volkswagen aura-t-elle lieu ? , Le Monde du 9 octobre 2005, édition numérique Page 26 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? B. Le principe de subsidiarité ou les processus décentralisés d’action Selon le constitutionnaliste Roman Herzog, le principe de subsidiarité pourrait être défini de la manière suivante : « il signifie que le pouvoir décisionnel doit toujours être placé au plus près des acteurs concernés (on pourrait dire aussi : au plus près des problèmes constatés)». Ce principe, qui a souvent bien du mal à départager les compétences des états membres et ceux des instances européennes dans le cadre de l’Europe, a souvent été critiqué pour son inefficacité. Pourtant dans le système allemand, il a trouvé une traduction simple, soutenue par des conceptions héritées du passé, selon lesquelles l’Etat ne devait pas étendre son intervention à tous les champs. Ainsi, l’ordo-libéralisme constitué après la deuxième guerre mondiale, dont la formule fondatrice fut prononcé au Sommet de Bad-Godesberg par le SPD allemand : « Wettbewerb so weit wie möglich, Planung so weit wie nötig », consacra ce principe de limitation de l’action de l’Etat. Cette méfiance vis à vis d’une extension de l’action de l’Etat est également certainement liée à l’expérience totalitaire, mais elle demeure encore largement présente dans les mentalités allemandes. En effet, Angela Merkel, lors de ses vœux de 2008, a dû justifier l’intervention de l’Etat dans la politique familiale, au vu des récents scandales de maltraitance, « Cela veut dire concrètement : là où les parents sont clairement dépassés par l’éducation de leur enfants, l’Etat doit s’en mêler, car au final il s’agit uniquement du bien de l’enfant»21. Concrètement ce processus organise les relations entre l’Etat et les partenaires sociaux, l’Etat et les Länder. B.1. Le principe de subsidiarité dans les relations entre l’Etat et les partenaires sociaux : la Tarifautonomie Le principe constitutionnalisé de la Tarifautonomie, c’est à dire la non-intervention de l’Etat dans un processus autorégulé par les partenaires sociaux, organise les relations entre Berlin et les syndicats allemands. Le renouvellement des conventions collectives se réalise par les négociations entre les syndicats patronaux et de salariés, de telle manière que, le plus souvent, l’Etat refuse de faire des commentaires (une règle informelle veut même que l’Etat n’est pas à en faire). Comme nous le verrons par la suite, ce principe allié à une forte 21 « Das heißt konkret: Da, wo Eltern ganz eindeutig mit der Erziehung ihrer Kinder überfordert sind, muss der Staat sich einmischen, denn am Ende geht es einzig und allein um das Wohl des Kindes » Page 27 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? sectorialisation de la négociation se trouve à l’origine des réticences vis à vis de l’instauration d’un salaire minimum interprofessionnel. Le rapport franco-allemand sur la compétitivité22 ajoute une nouvelle dimension pour expliquer l’harmonie des relations entre les partenaires sociaux : « D’emblée, les syndicats choisirent la méthode de la coopération pour atteindre ces buts. [...] Dès ses débuts le mouvement syndical n’a pas cherché à rompre avec l’ordre social établi, mais à l’influencer grâce aux conventions collectives et aux formes de participations reconnues par la loi ». Le système de la Tarifautonomie procède bien de la subsidiarité puisqu’il ne consacre pas l’inaction de l’Etat mais plutôt le confine à la garantie des procédures qui régissent le marché du travail. Certaines prérogatives, telles que l’extension d’un accord de branche à un secteur économique ou l’exhortation des partenaires sociaux à négocier, lui sont reconnues même si elles seront peu utilisées. Les syndicats allemands ont acquis une légitimité et une audience importante malgré des taux de syndicalisation qui, bien que stables, n’atteignent pas les niveaux des pays scandinaves. Leurs moyens financiers importants, leur capacité d’expertise, leur organisation fédéralisée leur prodiguent cependant une capacité de négociation conséquente. Cependant il faut se garder de considérer que le régime allemand de la Tarifautonomie a conduit à une courbe des salaires différente des autres pays.23 Le marché du travail allemand est caractérisé par une faible conflictualité qui se reflète dans la rareté des grèves en Allemagne. Jusqu’à récemment la grève était considérée comme le dernier moyen de la négociation, révélant même son quasi échec. Le principe de subsidiarité de ces relations peut ainsi être décelé dans la formule de Peter Katzenstein, qui qualifie le rôle de l’état comme relevant « d’une souveraineté limitée ». B.2. Le principe de subsidiarité entre l’Etat et les Länder : le fédéralisme Le principe de subsidiarité entre l’Etat et les Länder procède concrètement de l’organisation fédérale de l’Allemagne. Consacré par la Loi Fondamentale de 1949, le fédéralisme organise le principe des relations entre l’Etat et les Länder. Cette organisation 22 Henrik Uterwedde, Gabriel Colletis, Jean-Louis Levet, Compétitivité globale, une perspective francoallemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, Commissariat général au Plan, La documentation française, Paris, 2001, p 105 23 Wolfgang Streeck parle de « version allemande du monétarisme » dans Modérations salariales sans politique des revenus : institutionnalisation du monétarisme et Syndicalisme, Les Politiques de revenus en Europe, sous la direction de Robert Boyer et Ronald Dore, Editions la Découverte, Collection « Recherches », Série « Changement social en Europe occidentale », 1994, p 147-165 Page 28 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? décentralisée de l’action a favorisé la compétition entre les Länder assurant ainsi la compétitivité des territoires. Isabelle Bourgeois24 soutient cette idée en écrivant : « l’organisation fédérale des pouvoirs, construite sur une double logique d’autonomie et de solidarité, favorise la concurrence des choix de gouvernance. » Un des concepts importants développé afin de théoriser l’organisation territoriale allemande est celui de fédéralisme coopératif. Cette idée permet de caractériser le modèle allemand, dans la perspective comparatiste qui est la notre. En effet le fédéralisme en vigueur de l’autre côté de l’Atlantique se distingue par les dimensions de hiérarchie et d’autonomie, qui s’opposent à l’attention portée en Allemagne sur la coopération et l’interdépendance. L’actualité récente nous amène à insister encore davantage sur cette idée de fédéralisme coopératif, puisqu’elle contraste nettement face au fédéralisme de défiance qui a cours en Belgique. A la description de ce fédéralisme, une distinction est à effectuer entre les compétences exclusives du Bund et les compétences concurrentes du Bund et des Länder. Ces dernières mettent en pratique le concept de coopération, puisque les Länder peuvent légiférer dans ces domaines aux conditions de l’absence de législation antérieure fédérale ou en adhésion avec celle-ci, s’opposant ainsi à une stricte répartition des tâches, de leur exécution ou de leur financement. En plus de cet aspect, les volontés des Länder sont exprimées au Bundesrat qui doit donner son aval aux projets de lois. Insistant sur ces deux aspects, Henrik Uterwedde25 conclut : « Le fédéralisme coopératif allemand renforce les traits du néocorporatisme dans le sens d’un partage du pouvoir, de la diversification de l’action publique et d’un processus de décision complexe. L’imbrication des finances et des pouvoirs qui le caractérise pousse tous les acteurs, notamment le gouvernement fédéral et les gouvernements des seize Länder, à la concertation et à la coopération. » Les Länder allemands prospères, tels que la Bavière, la Bade-Wurtemberg et la Hesse, plaident cependant pour la substitution de ce fédéralisme coopératif en faveur d’un fédéralisme concurrentiel. Jusqu’à maintenant ces velléités n’ont pas eu de conséquences majeures sur l’organisation allemande, mais nous tenterons, dans une prochaine partie, d’évaluer la réforme du fédéralisme ayant eu lieu en 2006. 24 Sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Travaux et documents du CIRAC, Allemagne : Compétitivité et Dynamiques territoriales, juillet 2007, p 1-28 25 Henrik Uterwedde, Le « capitalisme rhénan » : défis d’adaptation et compétitivité virtuelle, La lente transformation du « modèle rhénan », Le modèle social en mutation, Allemagne 2001, sous la direction d’Isabelle Bourgeois, préface de René Lasserre, CIRAC, p 195-203 Page 29 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? L’articulation entre le principe de subsidiarité et le principe de collaboration est mis en avant pas Peter Katzenstein qui considère que l’Allemagne de l’après guerre, caractérisée par un Etat faible et fragmenté (« Etat semi-souverain ») et une société civile forte et organisée, a promu un style de gouvernement modeste fondé sur la concertation. Concrètement, on peut en voir un exemple dans la politique d’action concertée qui prévoit des rencontres régulières entre les représentants des syndicats, les ministres fédéraux chargés de l’économie et le Conseil des sages, afin de discuter des problèmes économiques dont la progression des salaires. C. La logique de coopération et de coordination L’idée de coopération est au cœur du modèle allemand qui a développé des processus de consensus, de coordination, de corporatisme, de codétermination et de cogestion. Présent à presque tous les niveaux de l’analyse économique, il s’agira essentiellement dans cette partie de présenter ce concept. Certaines de ses conséquences seront cependant examinées dans les parties suivantes. C.1. La codécision dans les processus d’éducation et de formation Le domaine de l’éducation — qui comprend les Universités — procède des compétences concurrentes de l’échelon fédéral et fédéré. De plus en plus, les Länder ont initiés des formations innovantes sous l’impulsion de la concurrence interterritoriale orchestrée par l’Etat fédéral. « L ‘initiative d’excellence (Exzellenzinitiative) » en est un exemple puisque le Bund a choisi de mettre en concurrence les différentes Universités pour doter financièrement les filières les plus innovantes dans d’importants domaines. La mise en adéquation de cette organisation de l’éducation et des pré-requis du capitalisme cognitif sera davantage analysée dans une partie suivante. D’ores et déjà, il nous est possible d’observer que la réforme du fédéralisme allemand n’a ni réussi à favoriser une concurrence acceptable entre les Länder, ni à développer une péréquation financière appropriée. La coopération se réalise également dans le système de formation où il s’agit cette fois d’associer l’Etat avec les syndicats patronaux et les entreprises. En effet le système de Page 30 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? formations professionnelles est géré par les syndicats patronaux et financé par l’Etat fédéral. Tous deux tentent de repérer les secteurs économiques novateurs où les compétences de l’Etat fédéral devraient encore être améliorées et assurent la diffusion des technologies porteuses. Ensuite ce sont les entreprises qui offrent des places de formations professionnelles. Afin d’éviter que certaines entreprises court-circuitent le système, le syndicat patronal use de son autorité pour convaincre l’ensemble des entreprises d’investir dans ce système. Les évolutions récentes ternissent cependant cette esquisse du système de formation, car de plus en plus d’entreprises sont démissionnaires vis à vis de cette politique, et l’Etat se voit contraint de prendre le relais. C.2. La coopération dans l’entreprise La coopération dans l’entreprise se réalise essentiellement par la cogestion organisée entre les salariés et les responsables de l’entreprise. Ce système implique que les salariés soient fortement associés au processus de décision dans l’entreprise dès lors que ces derniers ont pour objectif le contrôle du pouvoir économique et non l’accès à sa propriété. Concrètement la cogestion (Mitbestimmung) agit entre autre grâce à la présence des représentants des salariés dans les conseils de surveillance et grâce aux conseils d’entreprise (Betriebsräte). Ces aspects seront étudiés dans une partie suivante puisqu’ils subissent des remises en question importantes. L’idée de consensus n’en demeure pas moins aujourd’hui un principe majeur régissant la sphère économique actuelle. Nous percevons désormais avec plus d’acuité ce que sous-tend le terme de capitalisme rhénan. Ce système proposant un fonctionnement totalement intégré, baigne dans un climat pro anglo-saxon, qui fait dire à certains qu’il ne pourra pas perdurer. Il est intéressant de mesurer avec précision l’influence de cet environnement sur chacun des aspects précédemment définis du modèle. Page 31 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Autre entreprise Banque Organismes de Recherche Parapublics Soutien financier et encouragement à la coopération avec les entreprises, relais de la politique d’innovation et de soutien aux entreprises mais autonomie de fonctionnement et de gestion Länder Principe de subsidiarité encourageant la coopération dans la majorité des politiques économiques Clients Coopération importante dans le domaine des politiques de recherche et d’innovation Politique de soutien à l’entreprise à travers les politiques d’éducation, les politiques de développement de l’innovation, et d’aides aux PME Proposent des biens à haute valeur ajoutée plus qu’à faible coût Coopération sur le marché des produits favorise les stratégies de différenciation et réduit la concurrence sur le marché de la main d’œuvre Système Hausbank assurant le financement à long terme sur la base de relations de confiance et de contrôles de réputations Relations interentreprises favorisant la coopération et les échanges technologiques ainsi que le contrôle des réputations L’Entreprise Institutionnalisation de la cogestion à travers la Mitbestimmung et les Betriebsräte. Salariés hautement investis et coopérant entre eux Politique de formation adaptée à l’entreprises afin d’acquérir une main d’œuvre hautement qualifiée Etat Fédéral Fournisseur Coopération accrue dans le règlement des conventions collectives, la politique de formation professionnelle et la diffusion technologique Syndicats Patronaux Salariés Coopération dans le développement des formations professionnelles et dans la diffusion technologique et d’innovation Figure 2 – L’organisation allemande en réseau à l'origine de sa compétitivité Page 32 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? CHAPITRE 2 - UN MODELE ALLEMAND SOUS INFLUENCES Les performances de l’économie allemande en 2007 témoignent de sa compétitivité. Comme le précise Isabelle Bourgeois26 : « l’économie allemande est foncièrement compétitive. Sa faiblesse des quinze dernières années n’était que le signe d’un crise d’adaptation à un contexte en mutation : unité allemande, élargissement de l’Europe de l’est, globalisation ». Sa spécialisation est la meilleure qui soit car, comme le rappelle Gabriel Colletis27 : « la spécialisation allemande est interbranche, ainsi 5 branches allemandes sur les 40 existantes concentrent 80% des exportations allemandes. Cette spécialisation d’importation intra-branche, donne à l’Allemagne le meilleur schéma de spécialisation car le pays n’est pas dépendant à l’importation et très puissant à l’exportation ». L ‘Allemagne s’est en effet spécialisée sur des biens à haute valeur ajoutée tels que l’automobile, la mécanique, les machines-outils et la chimie. Elle dispose pour ces biens d’une compétitivité hors-coût indéniable du fait de la réputation de ses produits, de leur fiabilité et de leur qualité, des temps de livraison réduits et de la qualification de ses employés. En somme, l’Allemagne a une solide compétitivité hors-coûts généralisable à l’ensemble de son site de production, ce qui explique qu’elle soit, encore aujourd’hui, la puissance économique la plus exportatrice du monde. Le passage du paradigme de la firme multinationale à la firme globale va progressivement bouleverser l’équilibre économique allemand. En effet au temps de la firme multinationale (les années 1980), l’impératif de compétitivité était largement mis en avant, ce qui donnait à l’Allemagne des avantages non négligeables. En effet, dans les années 1970 au contraire de la France, les tensions entre les salaires et les profits n’avaient pas conduit à une hausse des salaires, car comme l’explique Wolfgang Streeck28, la Bundesbank avait mis en place une « version allemande du monétarisme ». Il faut dire que la croissance allemande étant tirée par l’exportation, la puissance d’Outre-rhin ne pouvait voir sa compétitivité à l’export mise en brèche. Mais avec l’avènement de la firme globale, l’impératif de 26 Sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Allemagne : Compétitivité et Dynamiques territoriales, Travaux et documents du CIRAC, juillet 2007, p1-28 27 Gabriel Colletis, Politiques économiques, une perspective européenne, cours dispensé en 2e année à l’IEP de Toulouse. 28 Wolfgang Streeck, Modérations salariales sans politique des revenus : institutionnalisation du monétarisme et Syndicalisme, Les Politiques de revenus en Europe, sous la direction de Robert Boyer et Ronald Dore, Editions la Découverte, Collection « Recherches », Série « Changement social en Europe occidentale », 1994, p 147-165 Page 33 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? compétitivité laissa la place à celui de rentabilité. Gabriel Colletis29 identifie deux facteurs qui vont amener les firmes allemandes et même françaises à se préoccuper de la rentabilité propre au modèle anglo-saxon. Les opérations de croissance externe et le mode de recrutement des dirigeants (facteur à nuancer dans le cas de l’Allemagne, de même que le phénomène de privatisation) conduiront à une ouverture du capital, elle même à l’origine de la nécessité de création de valeur pour l’actionnaire. Robert Boyer30 ne dit pas autre chose lorsqu’il décrit le processus historique qui a fait disparaître l’impératif de compétitivité au profit de celui de rentabilité : « Il faut faire intervenir l’ouverture internationale qui limite la liberté des entreprises de fixer les prix en fonction du taux de marge qu’elles désirent, puis dans un second temps leur permet d’investir à l’étranger et les soumet finalement aux normes de bonne gestion qui sont en vigueur sur les grands marchés financiers internationaux ». Or, si l’Allemagne possède d’importants atouts compétitifs, ses avantages hors-coûts ne sont plus efficients dans un système où, c’est la rentabilité qui est avant tout recherchée. Gabriel Colletis31 résume ainsi cette idée : « La firme multinationale conçoit sa production dans une optique de compétitivité recherchant le meilleur prix et la meilleure disponibilité des facteurs. Pour la firme globale le critère pertinent n’est pas la compétitivité mais la rentabilité. Ceci explique que, même les économies qui avaient développé de nombreux avantages hors-coûts, se voient dans l’obligation, pour attirer ces firmes, de dégager des avantages coûts. » Ainsi le passage de la compétitivité à la rentabilité va donner l’impression à l’Allemagne que son système n’est plus efficient et qu’il est temps de le faire évoluer. Section 1 - L’Allemagne, face à de nouveaux défis La conjugaison des mauvaises performances économiques allemandes et de la séduction qu’exerce le modèle anglo-saxon sur des groupes politiques et économiques allemands, a conduit, dans les années 1990, à une remise en question de la pertinence du modèle rhénan. A l’avènement de ce principe de rentabilité, il faut ajouter des difficultés conjoncturelles de l’Allemagne. En effet le tournant de la réunification avait été difficilement 29 Gabriel Colletis, Evolution du Rapport Salarial, Financiarisation et Mondialisation, Recherches et Regulation Working Papers, RR Working 2005-n°6 Série C, Association Recherche et Régulation c/o LEPII-CNRS, Septembre 2005 30 Rapport P. Artus et D. Cohen. Commentaire de R. Boyer et J-P. Cotis, Partage de la Valeur Ajoutée, Conseil d’Analyse Economique, La documentation française, Paris, 1998, p 35-45 31 op. cit. Page 34 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? négocié, de ce fait ses charges financières commençaient à grever le budget et les nouveaux Länder étaient gagnés par un effondrement économique structurel. Quel jugement pouvait-on porter sur un système qui, fut tour à tour décrié pour son absence de réactivité liée à son orientation systématique sur le consensus, puis vanté pour sa force intégrative. L’ensemble de ces interrogations a été à l’origine, en 1990, d’un débat retentissant sur le site Allemagne, Standort Deutschland. Ce débat a conduit de nombreuses personnalités de premier plan à prendre parti pour une libéralisation aboutie du système rhénan. Ainsi Gerhard Schröder écrivait dans Le Monde du 14 mai 2004 « Au-delà de la faiblesse prononcée de la croissance - problème qu'il nous faut surmonter en Allemagne et dans certaines parties de l'Europe -, ce qui importe davantage encore aujourd'hui, ce sont les changements structurels que nous devons opérer dans notre économie et notre système social afin de nous construire un avenir de qualité et conforme à nos principes de liberté et de justice, de participation et de sécurité. ». Le consensus globalement recherché dans toutes les négociations était, selon les fervents partisans de la rupture avec le modèle allemand, à l’origine du blocage de nombreuses réformes (Reformstau). Selon certains auteurs, il est indéniable que l’idée même de marché coordonné à l’allemande ait pu leurrer une partie importante de la population, qui considérait que les protections sociales étaient garanties et ne pouvaient qu’aller en grandissant. En effet, ce risque est clairement identifié sous la plume de certains auteurs, pourtant conscients des qualités du modèle allemand, « Il devient de plus en plus difficile de faire dépasser aux acteurs la logique de défense de l’acquis »,32 « La lente évolution avait contribué à figer les fondements du ‘modèle rhénan’, transformant la quête du consensus et de l’équilibre des forces – des processus par nature dynamiques – en une exigence de stabilité perpétuelle générant un certain immobilisme ».33 Mais Wolfgang Streeck34 apporte un bémol à cette explication qui ne tient pas compte des concessions que les syndicats, puis les salariés euxmêmes, feront tout au long des dernières décennies. En effet, cet auteur montre que les années 1980 et 1990 ont été marquées par des modérations salariales importantes, imposées par la Bundesbank. Non seulement l’idée largement répandue que les salaires allemands sont plus 32 Henrik Uterwedde, Le « capitalisme rhénan » : défis d’adaptation et compétitivité virtuelle, La lente transformation du « modèle rhénan », Allemagne 2001 : Regards sur une économie en mutation, sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Préface de René Lasserre, CIRAC, 2001, p 195-203 33 Sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Allemagne : Compétitivité et Dynamiques territoriales , Travaux et documents du CIRAC, juillet 2007, p 1-28 34 Wolfgang Streeck, Modérations salariales sans politique des revenus : institutionnalisation du monétarisme et Syndicalisme , Les Politiques de revenus en Europe, sous la direction de Robert Boyer et Ronald Dore, Editions la Découverte, Collection « Recherches », Série « Changement social en Europe occidentale », 1994 , p 147-165 Page 35 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? élevés qu’ailleurs est fausse, (il faut tenir compte de l’importance des coûts salariaux dans la production, de la qualification généralement plus élevée chez les ouvriers allemands, etc.) mais, en plus, il ne tient pas compte des sacrifices auxquels les salariés allemands ont consentis. Encore récemment, les calculs établis par le Ministère allemand du Travail35 montraient, que le salaire net moyen des Allemands se situe aujourd'hui, en dessous du niveau de 1991. Ainsi plus que la simple remise en cause d’une société de consensus figée sur ses acquis, c’est la compétitivité allemande dans un sens plus large qu’il faut considérer. Ce fut d’ailleurs le parti pris de l’ensemble des rapports, succédant aux débats, (le rapport du Ministère fédéral de l’économie en 1993, celui du Conseil des experts économiques de 19971998) qui ont retenu une perspective large de la compétitivité comme la capacité de la société à s’ouvrir et à s’adapter face à des évolution récentes et aux défis nouveaux.36 Dans cette définition il était clair que la remise sur pieds de la compétitivité passerait par une concertation avec tous les acteurs sur des réformes d’ordre structurel et conjoncturel. Le débat sur le Standort Deutschland a ainsi abouti à la mise en chantier de nombreux principes du modèle rhénan. Ce ne fut pas les compétences prises isolément des différentes entreprises allemandes qui furent étudiées mais bien plus l’ensemble de l’attractivité du site de production allemand. La nécessité de réforme étant posée, Gerhard Schröder « prudent et pragmatique, a contribué à la mutation du capitalisme rhénan »37. Sur le plan fiscal tout d’abord, le chancelier met en œuvre une réforme importante entrée en vigueur le 1 janvier 2002. Dès le 3 janvier 2002, Le Monde titre, « Un coup de pouce fiscal accélère la révolution du capitalisme allemand ». Cet article fait référence essentiellement à la suppression de la taxation sur les plus-values des entreprises en cas de cession (alors à hauteur de 50%), qui devait encourager les grands groupes allemands à se débarrasser de nombreuses participations. Cette mesure fut accompagnée de la réduction de l’impôt sur les sociétés, qui est alors passé de 51,8% à 38,6%. A la suite de ces réformes, les économistes de la Deutsche Bank annoncèrent « une année de changement pour l’Allemagne ». Ces modifications lourdes de sens avaient en effet pour but de délier les relations étroites entre les grands groupes et les Banques en incitant ces dernières à se dessaisir de certains actifs. De même, les entreprises devaient être encouragées à se recentrer 35 Allemagne, la stagnation des salaires depuis vingt ans fait polémique, Le Monde du 26 septembre 2009, une enquête du quotidien « Bild ». edition numérique 36 Henrik Uterwedde, Gabriel Colletis, Jean-Louis Levet, Compétitivité globale, une perspective francoallemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, Commissariat général au Plan, La documentation française, Paris, 2001, p 28-29 37 Le Monde du 18 septembre 2002, édition numérique Page 36 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? sur le cœur stratégique de métier. Or, ces stratégies de recentrage ne sont pas toujours pertinentes car, pour augmenter leur rentabilité à court terme, ces entreprises mettent en péril leur compétitivité de long terme. Ces processus sont clairement inspirés du modèle anglosaxon qui voit son influence croître en Allemagne et globalement dans le reste de l’Europe. En effet, sous l’influence de l’Europe, l’Allemagne vote dès 1998 la loi KonTraG (Kontrolle und Transparenz Gesetz). Cette loi, qui a pour but de renforcer la transparence et le contrôle dans les sociétés cotées, s’apparente aux lois françaises Nouvelle Régulation Economique du 15 mai 2001 instaurant les principes de gouvernement d’entreprises, Sécurité Financière du 1 août 2003 et, surtout, à la loi relative au marchés financiers, transposée du droit communautaire du 20 juillet 2005. En 2002, l’Union Européenne a ainsi publié un rapport intitulé « Les cadres réglementaires pour le droit européen des sociétés » dans lequel les principes du gouvernement d’entreprise sont largement mis en avant. La loi KonTraG porte, entre autre, sur l’autorisation des rachats d’actions et la mise en place du nouveau marché. Les dirigeants des sociétés allemandes sont ainsi contraints de publier des rapports réguliers afin d’informer les actionnaires de l’état des finances de l’entreprise. Des mécanismes sont également mis en place pour prévenir au plus tôt les actionnaires des risques et des mauvaises performances de l’entreprise. Cette loi vise ainsi à mettre en place des procédures concurrentes aux procédés plus informels qui existaient auparavant. La confiance et la confidentialité au cœur du système financier, analysées par Peter A. Hall et David Soskice38, qui étaient autrefois la règle dans l’entreprise, laissent place à un contrôle systématique de l’actionnaire renforcé. Ainsi la Commission Européenne incite clairement les pays membres à abolir leurs barrières anti-OPA pour créer les conditions d’une démocratie actionnariale. A plusieurs reprises, Bruxelles a ainsi vivement critiqué la position allemande. En 2005, la Commission Européenne n’a pas hésité à porter plainte contre l’Allemagne auprès de la Cour Européenne de Justice pour entorse à la libre circulation des capitaux dans l’affaire de l’entreprise Volkswagen, dont les clauses empêchent tout actionnaire de détenir plus des 18% du Land de Basse Saxe. En octobre 2007, Cette loi a été condamnée par la justice européenne et le gouvernement d’Angela Merkel a du prendre des mesures pour la supprimer. De même, au moment du sauvetage de Philipp Holzmann, numéro deux du bâtiment allemand, par l’Etat 38 Peter A. Hall et David Soskice, Les Variétés du capitalisme, L’année de la Régulation Economie, Institutions, Pouvoirs, n°6 2002-2003,Association Recherche et Régulation, Presse de Sciences-Po, 2003, p 47-115 Page 37 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? fédéral ; le commissaire à la concurrence Mario Monti avait virulemment attaqué les garanties financières accordées par les gouvernements régionaux à leurs Landesbanken. Quelques temps plus tard, Bruxelles signe un compromis prévoyant que ces banques régionales fassent plus attention à leurs engagements ; à terme c’est la suppression totale de leurs garanties qui est recherchée. Ainsi, non seulement les dirigeants allemands ont été séduits par le modèle anglo-saxon, mais ils ont également été largement incités par la Commission Européenne à agir en ce sens. Parallèlement, le Chancelier Gerhard Schröder charge en 2002 un groupe d’experts de réaliser un audit sur le système dual de direction des sociétés allemandes, qui associe un directoire et un conseil de surveillance. Ce système, qui se retrouve presque exclusivement en Allemagne, est symptomatique d’une vision de l’entreprise diamétralement opposée à celle défendue par le capitalisme anglo-saxon. Dans un tel univers, le Président d’une société ne peut pas prendre une importance excessive. Comme le rappelle Didier Vuchot, Bertrand Richard et Patrick Bourdon39 « En Allemagne, il n’est que le Primus Inter Pares faisant partie d’un groupe, le Vorstand (directoire), dont il est le porte-parole, et ne pouvant pas, à l’image de ses pairs, siéger au conseil de surveillance. » Il n’est pas étonnant alors de s’apercevoir que les rémunérations annuelles médianes des patrons allemands, publiées mardi 12 février 2008 à partir de l'étude annuelle de Hay Group par La Tribune, qui se situent autour de 3, 94 millions d’euros, sont loin derrière celles des patrons du CAC 40 s’élevant à 6,175 millions d'euros, des patrons britanniques percevant 5,85 millions en moyenne, et encore très loin des 12,97 millions d'euros que gagne un grand patron américain. Le chef d’entreprise allemand est le plus souvent issu de l’entreprise où il a fait toute sa carrière, on répertorie ainsi peu de cas de parachutage comme en France ou aux Etats-Unis. Quant au directoire, tous les travaux de communication sont collectifs puisque chaque membre est habilité à agir et à donner son veto. Cette collégialité donne une légitimité indiscutable au Directoire. Didier Vuchot, Bertrand Richard et Patrick Bourdon, auteurs pourtant peu enclins à reconnaître les mérites du système allemand reconnaissent tout de même que « Cette capacité de l’entreprise allemande à capitaliser ses savoir-faire grâce à une gestion du capital humain s’inscrivant dans la durée, génère ce sens de l’intérêt général, les équipes dirigeantes privilégiant ainsi le long terme et préparant leur succession, pérennisant alors leurs stratégies. » Ce système de direction 39 Didier Vuchot, Bertrand Richard et Patrick Bourdon, Gouvernance d’entreprise : l’Allemagne ou la dernière révolution du XXe siècle, Revue d’Economie Financière, n°63, octobre 2001 : La gouvernance d’entreprise, Association d’Economie Financière, p 13-25 Page 38 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? d’entreprise est au cœur des spécificités du modèle rhénan, la simple interrogation sur leur pertinence en dit long sur la volonté de chambouler l’ensemble du modèle. Certaines entreprises n’ont pas attendu le compte rendu de l’audit pour suivre à la lettre ces nouvelles méthodes de gestion anglo-saxonne. Ainsi, DaimlerChrysler crée en 2001 un conseil de direction novateur au sein de l’entreprise. Ce dernier s’inspire largement des créations de comités spéciaux à l’anglo-saxonne, censés apporter une expertise supplémentaire. En France les trois-quarts des sociétés cotées ont acquis ce type de comités et elles sont 65% à disposer d’un comité d’audit censé s’assurer de la pertinence des méthodes comptables utilisées et de la fiabilité des procédures internes de collecte de contrôle de l’information. Daimler-Chrysler ne cache pas cette inspiration d’outre-Atlantique puisque la direction affirme qu’il s’agit de « combiner les systèmes de gouvernance américain et européen ».40 Suivant également les recommandations de la commission Corporate Gouvernance mise en place en juillet 2001, le groupe Thyssen-Krupp s’est engagé dans la mise en place d’un code destiné à préciser les règles en matière de gestion et de contrôle des entreprises. Ces grands groupes allemands, à l’origine du succès économique national, ont été imités par des non moins grandes sociétés telle que Deutsche Telekom ou Deutsche Bank. De leur côté, les syndicats craignent une remise en question de la cogestion en vigueur dans les grandes entreprises. Car le comité exécutif ne sera pas placé sous la tutelle directe du conseil de surveillance, où siègent à parité des représentants du personnel et du capital. «Nous jugeons contraire au principe de cogestion et nuisible au consensus la création de nouveaux organes de décision affranchis de tout contrôle », s’était ainsi offusquée la vice-présidente de la Fédération des syndicats allemands DGB, Ursula Engelen-Kefer, en janvier 2002. L’idée d’adjoindre des comités spécialisés ne fait pas simplement remettre en cause le système dual de la gestion entrepreneuriale, il sape également les bases de la concertation dans l’entreprise. Les chefs d’entreprises allemands cherchent ainsi clairement à contourner les procédures pourtant ancrées dans la culture allemande, de coresponsabilité. Certaines entreprises vont plus loin et ne cachent pas leur intention de changer le système. En effet il n’est pas rare que pour obtenir la docilité de leurs employés, certaines entreprises allemandes utilisent la menace de délocalisation. Ce phénomène a ainsi conduit à la multiplication « des pactes de compétitivité », que nous étudierons plus en détail dans une partie suivante. 40 Philippe Ricard, L'Allemagne lance sa réforme du gouvernement d'entreprise , Le Monde du 7 novembre 2001, édition numérique Page 39 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? D’autres facteurs annexent jouent également dans le sens du modèle anglo-saxon, ainsi les dirigeant des grandes banques allemandes sont désormais rompus à la logique anglosaxonne, grâce à leur expérience étrangère. En effet, Paul Achleitner, Directeur financier D’Allianz, autrefois à la tête de la Banque d’investissement Goldman Sachs, déclarait en 2002 que « les participations croisées n’étaient plus adaptées au monde contemporain »41. En février 2000, la prise de contrôle de Mannesmann par le groupe anglais des télécoms Vodafone a consacré, dans l’esprit allemand, l’évolution de paradigme. Les dirigeants allemands ont pris conscience qu’il fallait désormais intégrer le risque d’OPA hostile. Ceci les a conduit à valoriser la création de valeur actionnariale et à se tourner vers les secteurs aux potentiels de croissance importants, tel que Siemens s’orientant vers les activités de pointe ou Preussag vers le tourisme et les voyages. Plus que les quelques faiblesses du modèle allemand révélées par les scandales de l’affaire Holzmann ou de la Bankgesellschaft Berlin, l’ouverture au modèle allemand procède avant tout de la volonté des pouvoirs publics, des convictions de certains dirigeants de sociétés allemandes et de la forte incitation de l’Union Européenne. Sur le plan social, les bouleversements du système allemand sont tels, qu’ils conduisent Michael Geuenich, dès 1987, a affirmé que le gouvernement fédéral a abandonné le « social » au profit du « marché ». Avant même la mise en place de l’Agenda 2010, Gerhard Schröder avait déjà engagé la réforme des retraites qui renforçait, le traditionnel système par répartition, par un dispositif de retraites par capitalisation individuelle et de fonds de pensions aux avantages fiscaux indéniables. En 2001, le gouvernement SPD avait également souhaité réformer le système de cogestion, garantie de l’équilibre entre les salariés et la direction. Depuis la réunification, le système de la Tarifautonomie fait l’objet de critiques acerbes de la part de nombreux chefs d’entreprises est-allemands. En effet alors que leur niveau de compétitivité est bien moins élevé que celui des entreprises de l’ex-RFA, les conventions collectives sont accusées d’être un carcan leur faisant perdre en réactivité et en compétitivité. La réunification de l’Allemagne va ainsi entraîner une multiplication des clauses de dérogations et des clauses d’ouverture, aboutissant à un système de différentiation des salaires et d’individualisation du rapport salarial à cent lieues du modèle originel. L’ensemble des mesures sociales de l’Agenda 2010 est également symptomatique du changement d’esprit allemand. Les réformes Hartz IV – soutien aux activités occasionnelles, 41 Philippe Ricard, Un coup de pouce fiscal accélère la mutation du capitalisme allemand, Le Monde du 3 janvier 2002, édition numérique Page 40 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? obligation pour les chômeurs célibataire d’accepter des offres moins bien payées, encouragement au travail temporaire, etc. – procédaient aussi de cette volonté de déréguler le marché du travail. * A la manière des régimes communistes qui, en ouvrant la voie au libéralisme économique, condamnent à terme leur organisation politique ; faut-il conclure que le système rhénan se livrant à des réformes du type du capitalisme anglo-saxon, se condamne lui-même ? Dans les tribunes du Financial Times du 21 janvier 2002, cette option était ardemment souhaitée : « L’Allemagne a maintenant besoin d’une phase de vrai capitalisme... Il faut briser le pouvoir de syndicats...Nous avons besoin d’une dose de thatchérisme ». Outre une méconnaissance certaine sur le terme même de capitalisme, il apparaît que ce journalisme n’identifie pas véritablement les mécanismes en jeu à cette époque. En effet quelques mois plus tard alors que presque l’ensemble de l’Europe s’apprête à être gouvernée par des partis de droite, Eric Le Boucher42 se pose la même question : « La droite européenne sera-t-elle l'instrument de cette révolution [libérale qui condamnerait l’Etat Providence ? » et y répond avec davantage de pragmatisme : « Très probablement non. [...] Le progrès ne peut plus venir de la seule « libéralisation » : au sein de l'Union, l'essentiel a été fait, hormis dans l'énergie et les transports. L'Europe semble plutôt, depuis le sommet de Lisbonne, chercher son futur dans plus de régulation de l'Etat que moins. Les concepts manquent ». Pas plus en 2002, qu’en 1997 et à fortiori en 2008, alors que la conjoncture économique mondiale sourit à l’Allemagne, les dirigeants allemands n’ont souhaité abandonner leur modèle et faire du modèle anglo-saxon leur nouvel eldorado. Section 2 - L’Allemagne, nouveau héraut du capitalisme anglosaxon ? Incontestablement, le gouvernement de Gerhard Schröder a été l’artisan de l’évolution sensible du système rhénan. Inspiré par le modèle anglo-saxon ou parfois contraint de l’être, le Chancelier a ainsi mis en œuvre d’importantes réformes. Pourtant écrivant, dans l’édition 42 Eric le Boucher, L’Europe à droite toute ? Pas si simple, Le Monde du 9 juin 2002, Chronique Economie, édition numérique Page 41 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? du Monde du 14 mai 2001, un plaidoyer en faveur de ses réformes de l’Agenda 2010, Gerhard Schröder définit clairement les limites de son action : « La question centrale à laquelle nous sommes confrontés est : voulons-nous réformer l'Etat social, tel que nous l'avons construit, pour le préserver dans son essence ? Ou bien allons-nous l'abolir au profit d'un modèle néolibéral axé sur le marché parce que nous ne le considérons plus comme adapté à notre époque ? S'il est exclu pour moi d'abolir l'Etat social - et de renoncer ainsi au modèle de « l'économie sociale de marché » ou du « capitalisme rhénan » -, ce n'est pas seulement pour des raisons morales. Une société qui n'apporterait pas un soutien convenable à ceux qui ne peuvent s'aider eux-mêmes pourrait produire toute la richesse du monde, elle n'en serait pas digne. Je reste convaincu de ceci : un modèle de société qui organise des formes de protection solidaires au sein d'une économie de coopération, qui garantit à tous une participation à la prospérité et à la parole, est au bout du compte, combiné à un Etat garant des services publics, plus compétitif et mieux armé pour survivre, y compris sur le plan économique. »43 En effet de nombreux aspects de l’économie allemande nous laissent penser que le système rhénan a davantage subi quelques aménagements qu’une désintégration. Dans un premier temps, l’une des caractéristiques majeures du modèle rhénan, à savoir la cogestion demeure, encore aujourd’hui, un rempart efficace face aux intransigeances étrangères. Ce concept d’autorégulation par le contrat social pourrait faire l’objet d’une première définition s’attachant avant tout à combattre des préjugés importants sur cette notion : « Contrairement à une image d’Epinal souvent véhiculée en France, ce n’est pas la paix sociale idéale, mais une dialectique entre le conflit social – bien vivant et qui, au besoin, peut s’exprimer par des mouvements vigoureux – et la négociation, avec une multitude de règles du jeu acceptées de tous pour permettre une gestion des conflits sans trop de dégâts à l’économie. »44 C’est ainsi que l’OPA hostile de Vodafone sur Mannesman en 1999, considérée par des économistes convertis au modèle anglo-saxon45, comme un signe d’essoufflement du modèle rhénan, ne révèle en réalité que la vivacité et l’adaptabilité de 43 Gerhard Schröder, Le courage de réformer, l'envie d'innover, Le Monde du 14 mai 2004, édition numérique Henrik Uterwedde, Le « capitalisme rhénan » : défis d’adaptation et compétitivité virtuelle , La lente transformation du « modèle rhénan », Le modèle social en mutation, Allemagne 2001, sous la direction d’Isabelle Bourgeois, préface de René Lasserre, CIRAC, p 195-203 45 Didier VUCHOT, Bertrand RICHARD, Patrick BOURDON, Gouvernance d’entreprise : l’Allemagne ou la dernière révolution du XXe siècle, Revue d’économie financière, n°63, octobre 2001, p 13-25 44 Page 42 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? celui-ci. En effet, cette OPA montre que le système de cogestion peut être très constructif puisque, sans menacer le rachat, les salariés ont réussi à imposer la plupart de leurs exigences. Ce système de coresponsabilité, présent à tous les niveaux de la prise de décision dans l’entreprise, favorise une négociation permanente, œuvrant à l’harmonisation des relations dans l’entreprise. Lors de tout processus de rachat, les salariés présents au Conseil de surveillance, à hauteur de la moitié des sièges, doivent être entendus et participent véritablement à la décision par leur vote. La différence est notable avec le système français qui autorise, les délégués du personnel ou du comité d’entreprise, à participer aux délibérations du Conseil d’administration, mais ne leur permet pas de voter. Malgré les évolutions, se trouve encore, au cœur du système allemand, la préservation de la qualité des relations sociales, à l’origine de la compétitivité du pays. En 1997, Lucas Delattre46, journaliste du Monde avalise cette idée en affirmant, à la suite de l’arrêt des grèves d’employés de la métallurgie pour laisser la place à la négociation, « Malgré des signes d’épuisement de la « société du consensus », les ressorts traditionnels de la concertation n’ont pas encore cédé la place à un « capitalisme sauvage » d’inspiration anglo-saxonne.47 ». Et l’auteur de poursuivre : « Sans aller jusqu’à s’inspirer de l’Angleterre des années 80, l’Allemagne cherche son modèle du côté de la Suède ou des Pays-Bas, qui ont mis l’accent, au cours des dernières années, sur la réforme de l’Etat-providence. Plus récemment encore les pactes d’entreprises, s’ils consacrent la baisse des revenus des salariés, rendent compte de la vivacité du système de coresponsabilité. Ainsi par exemple au sein même des grandes entreprises telles que Siemens ou Daimler-Chrysler, « les pactes de compétitivité » aboutissaient à une réduction de la masse salariale en échange d’une garantie d’emploi à moyen terme. De plus si on a pu voir que les clauses d’ouverture et d’exception au sein de négociations collectives se multipliaient, sous la pression des chefs d’entreprises de l’Est, elles n’aboutissent pas en règle générale à une diminution conséquente des salaires. Ainsi comme l’explique Reinhard Bahnmüller48 : « L’enquête ne vient guère conformer l’hypothèse qui tend à créditer les entreprises sans couverture contractuelle, plus que leurs homologues non affiliées, d’une politique salariale novatrice, moderne et ouverte au changement » 46 Lucas Delattre, Allemagne : le bon modèle ? , le Monde du 11 février 1997, édition numérique Lucas Delattre, Le débat social illustre les mutations du « modèle » allemand, le Monde du 11 janvier 1996, édition numérique 48 Reinhard Bahnmüller, Allemagne : Des deux côtés de la convention collective : formation des salaires et politiques salariales dans les firmes couvertes ou non par les conventions collectives, Chronique Internationale de l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES), n°81, mars 2003, p 29-43 47 Page 43 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Enfin il est important de noter que l’ensemble des avantages fiscaux sur la cession d’actifs s’adressant avant tout aux grandes entreprises, n’a pas touché les PME allemandes, formant un tissu économique très étendu et compétitif. Dans un article du Monde daté du 3 janvier 2002, annonçant ces nouvelles mesures, on pouvait ainsi lire « Pour le président de l’institut de conjoncture IFO, Hans-Werner Sinn, le choc sur l’économie sera limité, car il n’aura pas d’effet sur le secteur – décisif en Allemagne – des PME ». Michael Prill associé du cabinet de conseil de Roland Berger, chantre du capitalisme anglo-saxon, ne disait pas autre chose : « Les changements ne vont pas survenir dès le 3 janvier, car il s’agit d’un processus progressif. Ce sont surtout les grosses sociétés anonymes qui sont concernées : davantage que de nouvelles fusions, il s’agit d’aménager les portefeuilles de participations pour se concentrer sur les activités stratégiques »49 . Si il est nécessaire de remarquer que le Mittelstand allemand a jusqu’à maintenant été préservé des influences anglo-saxonnes, on peut tout de même noter que les défis qui se présentent à lui, risquent de l’y conduire. En effet les bouleversements survenus dans la gestion des banques ont conduit ces dernières à abandonner le modèle des banques universelles au détriment de la banque de détail, axée sur les particuliers et les PME. Ces dernières pourraient donc être contraintes de diversifier leur financement en faisant de plus en plus appel à l’offre publique de financement. C’est en partie le constat que dresse le Commissariat Général au Plan : « De plus en plus d’entreprises familiales du Mittelstand allemand envisageant leur introduction en bourse, notamment afin d’élargir leur accès aux ressources financières. Nombre de ces entreprises sont sous-évaluées au regard des pratiques financières actuelles ».50 Si les PME allemandes en venaient à abandonner leur système financier pour avoir accès aux apparentes facilités du financement boursier, c’est l’ensemble du système socio-économique allemand qui en subirait les conséquences. D’une manière générale, les esprits allemands ne sont pas prêts à abandonner le modèle rhénan, c’est en tout cas ce que démontre l’hostilité vis à vis des patrons allemands apôtres du modèle anglo-saxon. Dans un article du Monde daté du 21 janvier 2001, on pouvait lire « Tout pourrait aller pour le mieux si trois des chefs d’entreprises les plus en vue, avocats inépuisables d’une ouverture du capitalisme rhénan aux méthodes anglo-saxonnes, ne 49 Philippe Ricard, Un coup de pouce fiscal accélère la révolution du capitalisme allemand, le Monde du 3 janvier 2002, édition numérique 50 Henrik Uterwedde, Gabriel Colletis, Jean-Louis Levet, Compétitivité globale, une perspective francoallemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, Commissariat général au Plan, La documentation française, Paris, 2001, p 53 Page 44 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? connaissaient ces derniers mois des déboires retentissants : Jürgen Schrempp, président du directoire de DaimlerChrysler, Rolf Breuer, à la Deutsche Bank, et, dans une moindre mesure, Gerhard Cromme, de Thyssen-Krupp, ont perdu de leur superbe. »51. Aujourd’hui une fusion du type de Daimler-Benz avec Chrysler est la référence à ne pas suivre. De même l’ambitieux Gerhard Cromme a du renoncer à une opération qui consistait à s’éloigner du cœur de métier l’acier, mais qui fut mise à mal par la tempête boursière alors que Rolf Breuer a essuyé un échec cuisant lorsque le mariage entre la Deutsche Bank et la Dresdner Bank a tourné court. Et même si le successeur de Rolf Breuer, Josef Ackermann a réussi à mettre en place un mettre en place une gestion d’entreprise inspirée des méthodes anglo-saxonne, ce ne fut pas sans s’attirer d’importantes critiques. Un article du Monde datant du 29 janvier 200852 rend compte de la schizophrénie des patrons allemands qui rêvent du modèle anglo-saxon. En effet Mr. Wiedeking, qui convoite l’entreprise Volkswagen, depuis la suppression de la loi donnant un pouvoir majoritaire de fait au Land de Basse-Saxe, ne cesse de critiquer les idées de réformes de l’entreprise par la Grande Coalition. La nouvelle mouture présentée par Brigitte Zypries supprime la surpuissance du Land, condamnée par le Cour Européenne de Justice, mais préconise un droit de veto pour les salariés en cas de construction ou de délocalisation d’usine. Le dirigeant de Porsche s’est alors offusqué de ce principe arguant que « Le gouvernement devrait se demander ce que Volkswagen a de si différent des autres sociétés en Allemagne, qui fait que l'Etat ne peut pas enlever sa main protectrice de cette entreprise ». La question qui se pose est de savoir si, la société Porsche elle-même est une entreprise « normale », or le journaliste met en lumière des particularités qui tendent à ne pas faire de cette firme familiale, une entreprise si « normale ». En effet le partage du pouvoir au sein de l’entreprise rend compte de cette même protection à l’égard du capitalisme familial, cher au modèle allemand, puisque les familles Porsche et Piëch détiennent un peu plus de la moitié du capital mais disposent de 100 % des droits de vote. Les critiques formulées par M. Wiedeking perdent ainsi beaucoup de consistance et démontrent que les chefs d’entreprises allemandes ne sont pas prêts à rayer d’un trait l’ensemble du modèle. Il faut ajouter qu’une majorité des patrons allemands s’accordent à voir encore aujourd’hui de nombreux avantages au système : prévisibilité, paix sociale, motivation et implication des salariés, système de protection contre le braconnage entre les différentes entreprises etc. 51 Philippe Ricard, Le capitalisme allemand adopte dans la douleur le modèle anglo-saxon, Le Monde du 21 janvier 2001, édition numérique 52 Porsche, un groupe comme les autres ? , Ecofrictions, Le Monde du 29 janvier 2008, édition numérique Page 45 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? D’aucuns, au vu des nombreux investissements directs à l’étranger que réalisent l’Allemagne, considèrent que la frénésie des entrepreneurs allemands pour l’étranger doit être reliée à une désaffection pour le site Allemagne. C’est pourtant tout le contraire que révèle cette attitude puisque les entreprises de toutes tailles continuent à conserver leur cœur de métier et leurs activités stratégiques outre-Rhin, tout en profitant des avantages compétitifs que peut leur apporter l’ouverture à l’international. En effet, ce sont les activités marchandes ou de service, ainsi que les activités intensives en main d’œuvre qui sont délocalisées. Ces mouvements de délocalisation ne font en somme que renforcer la spécialisation de l’Allemagne. Rémi Lallement53, qui a étudié les liens entre investissements, spécialisation et commerce extérieure appuie ce propos : « l’insertion réussie des entreprises allemandes dans la division internationale du travail contribue ainsi fortement à stabiliser le modèle rhénan dont les grands principes demeurent inchangés : une large place accordée au principe de subsidiarité, une longue pratique des partenariats public-privé et une tradition d’autorégulation d’une multitude d’acteurs organisés en réseaux » De surcroît, l’Allemagne comprend encore des dispositifs législatifs de protection efficace des intérêts nationaux. Ces derniers sont assis sur un triptyque fondateur : la nécessité que les fleurons nationaux soient détenus par des capitaux familiaux, l’existence d’un important réseau de participations croisées entre entreprises allemandes et l’importance des Länder dans la direction de certaines entreprises. Ainsi la loi sur le commerce et les paiements extérieurs (Aussenwirtschaftsgesetz, 1961, modifiée le 26 juin 2006) autorise le gouvernement à subordonner à autorisation des opérations d’achats. Les motifs de cette restriction, énoncés à l’article 7, visent à assurer la sécurité de la République Fédérale Allemande, à prévenir une perturbation de la coexistence pacifique des peuples ou à éviter que les relations extérieures de la République fédérale d’Allemagne ne soient gravement perturbées. Un bref aperçu de la situation dans le reste de l’Europe permet de comprendre toute la pertinence d’inscrire dans les lois des motifs d’actions aussi étendus. En effet le décret français du 31 décembre 2005, réglementant les relations financières avec l’étranger énonce onze secteurs stratégiques dans lesquels l’Etat s’autorise un droit de regard. La France bénéficie alors d’une protection moindre par rapport à l’Allemagne puisqu’elle exclut arbitrairement certains secteurs de l’autorité étatique. Il faut dire que M. Villepin, qui avait initié cette loi au moment de la fusion Arcelor-Mittal et des rumeurs d’OPA hostile sur 53 Rémi Lallement, Compétitivité : Investissement direct, compétitivité et attractivité, Regards sur l’Economie Allemande, n° 76, CIRAC, mai 2006 Page 46 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Danone, avait originellement inscrit une vingtaine de secteurs à protéger. Mais la Commission Européenne avait émis un avis motivé pour mise en demeure de la France. En effet il ne faut pas oublier que ces restrictions nationales sont largement limitées et contrôlées par la Commission Européenne, qui considère la libéralisation complète des capitaux comme une des quatre conditions indispensables à la réalisation du marché intérieur. Ce système de protection allemand des fleurons nationaux s’accompagne d’un patriotisme économie encore vivace en Allemagne. Les fusions entre grandes entreprises sont regardées de très près et un partenaire allemand sera par définition toujours préféré à tout autre partenaire étranger. Il n’est alors pas étonnant qu’avec l’importance croissante que prennent les fonds souverains, Angela Merkel ait annoncé à l’automne 2007 qu’elle préparait une loi destinée à empêcher que des entreprises allemandes clés puissent être détenues par des pays étrangers dans des buts stratégiques. Il est même symptomatique que l’Allemagne prenne, sous couvert du Président de l’Eurogroupe Jean-Claude Junker, la tête d’un mouvement européen visant à se protéger contre les attaques des fonds souverains. Au final un des arguments majeurs, qui permet de considérer que, ce qui est en jeu est avant tout une mutation plus qu’une renonciation au capitalisme rhénan, consiste à observer le déroulement des processus qui ont abouti à une réforme : à chaque fois il impliquait l’ensemble de la société. La « société du compromis » s’est réformée par le compromis, maîtrisant ses fondations solides et intactes. De même, ce que nous avons considéré comme les fondements du capitalisme rhénan ont été gardés intact. Ainsi la forte organisation en réseau a non seulement été conservée, mais elle a également été approfondie, et d’une manière générale, les pays voisins ont tenté de s’en inspirer. En France par exemple le développement de partenariats public-privé ou la mise en place de pôles de compétitivité relève de la dynamique de réseau apparue comme pertinente pour le système économique de demain. Pareillement, l’idée décentralisatrice du système fédéral a été reprise. En France, aux Pays-Bas, en Suède et au Danemark, l’efficacité de la décentralisation a été reconnue et de nombreuses lois ont été promulguées à cet effet. En Allemagne, l’idée décentralisatrice a depuis longtemps fait ses effets et les Länder sont aujourd’hui de véritables acteurs de la politique économique, éducative et de développement local. La réforme du fédéralisme intervenue en 2006 avait d’ailleurs pour but d’accentuer la logique fédérale afin de donner de nouvelles compétences aux Länder. Ici le fédéralisme a fait l’objet d’un approfondissement et n’a pas été remis en cause. En somme, ce que nous avions identifié comme les caractéristiques majeures du système rhénan, à savoir la cogestion, les réseaux et la Page 47 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? subsidiarité, ont été encore plus affermis par les récentes lois. Cette idée témoigne indéniablement de la préservation du système allemand. Enfin, les bouleversements récents du secteur boursier plaide en faveur d’un capitalisme ordonné à la manière du système allemand. En effet la presse, d’ordinaire chantre du libéralisme anglo-saxon, tend elle-même à remettre en question les principes de gouvernement d’outre-Atlantique. En effet, dans Le Monde du 21 février 2008, Pierre Briançon titrait sur les performances de la première banque française de la sorte : « BNP Paribas ou le charme de la prudence ». Il poursuivait en écrivant « La plus grande banque française fait à ce point figure d’exception que les marchés ont même commencé par saluer avec enthousiasme [...] Ce conservatisme prudent semble redonner du lustre à la banque de papa ». L’idée de « banque à papa » peut faire penser aux banques universelles et partenaires du modèle allemand dont on pourrait vanter la prudence. On nous rétorquera cependant que ce n’est pas la première fois que le système anglo-saxon montre des failles. A la manière d’Albert Michel, on remarquera que le modèle anglo-saxon a vu, ces dernières années, sa sphère d’influence s’étendre à mesure que sa pertinence et sa crédibilité s’amenuisaient. Mais peut-être pouvons-nous penser que les performances économiques récentes de l’Allemagne obligent encore un peu plus à ouvrir le champ des possibles, de sorte que l’existence de différents capitalismes aux performances inégales est en mesure d’être reconnue. Martin Jacques, chercheur associé au centre de recherches asiatiques de la London School of Economics écrivait même le 18 février 2008 dans The Guardian : « Il y a deux conclusions que l’on peut tirer de la crise économique qui débuta en Août dernier et qui pourrait, dans une forme ou une autre, durer pour une période prolongée. La première, est que cette dernière annonce une réduction majeure de l’influence économique et politique des Etats-Unis, dans la manière de la crise de 1931 qui annoncé la fin tardive de la suprématie de l’économie anglaise. » Même s’il semble que la vision de l’auteur semble critiquable, notamment parce qu’elle n’intègre que l’idée de crise sans analyser des processus longs tout aussi décisifs mais moins apparents, il met en lumière l’idée que les critiques vis à vis des failles de ce capitalisme – qui ont toujours existé - sont de plus en plus audibles et nombreuses. * Cette tendance récente permet de conclure sur l’idée que le modèle rhénan ne s’apparentera jamais au capitalisme anglo-saxon puisque au delà de certaines convergences, le Page 48 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? modèle allemand a intérêt à garder son système qui, comme nous allons le voir, donne à l’Allemagne des fondations solides pour affronter les nouveaux défis du capitalisme cognitif. En effet nous venons de voir que la lecture anglo-saxonne du modèle rhénan ne permet pas d’expliquer l’évolution que celui-ci peut subir. Il faut donc chercher à trouver une autre configuration qui pourrait offrir une vision plus appréciable de son dynamisme. Page 49 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? PARTIE II - QUELLE EST LA PERTINENCE DU MODELE RHENAN A L’AUNE DU CONTEXTE ECONOMIQUE ACTUEL ? « En période de mobilité économique, la souplesse est une condition vitale du plein emploi. » Alfred Sauvy Ses performances récentes font de l’Allemagne, un voisin très observé de ce côté-ci du Rhin. La conjoncture actuelle sourit en effet à ce « champion de l’exportation », et le ZEW (indicateur du Zentrum für Europaïsche Wirtschaftsforschung), l’étude du groupe allemand GfK en mars 2008 et même le baromètre des affaires affichent des perspectives prometteuses. Toutefois, caractériser la bonne santé de l’Allemagne sans définir le contexte économique actuel et futur, demeure une entreprise théoriquement pauvre. Comment et pourquoi la puissance germanique réussit-elle si bien ? Pourra-t-elle encore faire office d’archétype dans quelques années ? Nous tenterons de définir dans un premier temps quel pourrait être le contexte économique actuel (Chapitre 1) puis l’adéquation de l’Allemagne avec celui-ci (Chapitre 2). Page 50 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? CHAPITRE 1 - UNE EVOLUTION QUI TENDRAIT A PRIVILEGIER LE « MARCHE » SUR LE « SOCIAL » ?54 La lecture de Wolfgang Streeck 55 [1994] permet de mieux comprendre pourquoi la problématique du salaire minimum a émergé Outre-rhin. Revenir au système qui prévalait jusqu’à la réunification nous aide en effet à mieux saisir les évolutions des dernières années. En effet, auparavant l’harmonie du système était assurée par trois équilibres forgés en 1974 : l’indépendance de la Bundesbank, celle des syndicats et le rôle des comités d’entreprise et de la codécision. L’indépendance de la Bundesbank permettait à cette dernière de se situer en dehors des cycles électoraux. Or, à la suite des négociations salariales de 1947, qui avaient conduit à un partage de la valeur ajoutée à la grande faveur des salariés, la Bundesbank prit la décision d’entreprendre une stratégie de restrictions des salaires. Wolfgang Streeck introduit alors le concept de « version allemande du monétarisme ». La Bundesbank annonçant les taux de croissance annuels de la masse salariale, les syndicats n’avaient d’autres choix que de respecter ces taux pour ne pas grossir les rangs de chômeurs. La politique globale des syndicats se trouvait ainsi autocontrôlée par les pressions qu’exerçaient les centrales syndicales puissantes, telles IG Metall et la Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB), sur le reste des syndicats. Avec la montée du chômage dans les années 1980, les syndicats ont progressivement orienté leurs revendications sur des aspects qualitatifs tels que le temps de travail. L’auteur résume ainsi ce compromis informel entre la Bundesbank et les syndicats : « l’uniformité remarquable des accords salariaux en Allemagne n’est pas le résultat de l’engagement conjoint des syndicats et employeurs pour obtenir des normes sociales de « juste salaire ». La négociation respecte un principe implicite : « les différentiels de salaires intra et intersectoriels ne doivent pas subir de profondes modifications, mais ce principe n’est pas établi de manière technocratique par les experts des commissions gouvernementales et n’est pas lié non plus à un discours moral sur une justice de répartition.». 54 Propos de Michael Geuenich, membre du directoire du DGB, retranscrit dans : Lucas Delatre, Allemagne, le bon modèle ?, le Monde du 11 février 1997, édition numérique. 55 Wolfgang Streeck, Modérations salariales sans politique des revenus : institutionnalisation du monétarisme et Syndicalisme, Les Politiques de revenus en Europe, sous la direction de Robert Boyer et Ronald Dore, Editions la Découverte, Collection « Recherches », Série « Changement social en Europe occidentale », 1994 , p 147-165 Page 51 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Une précision doit être apportée afin de mieux cerner la manière dont le consensus se réalisait autour de l’objectif de la Bundesbank. Outre les centrales syndicales puissantes, il ne faut pas négliger l’importance du processus de codécision au niveau de l’entreprise, comme frein à l’approfondissement de forces centrifuges. En effet, l’objectif qui était fixé pour le secteur entre les centrales syndicales patronales et salariées, pouvait faire l’objet de réaménagements au sein du comité de l’entreprise. Cette organisation garantissait à la fois le monopole des syndicats industriels sur les négociations salariales mais les soulageait des questions d’ordre qualitatif, plus délicates à résoudre. En définitive, cette association entre la cogestion exercée au niveau des comités d’entreprise et les négociations salariales de branche assurées par les centrales syndicales, permettait l’équilibre d’un système homogène et surtout relativement égalitariste. Comme l’explique Wolfgang Streeck, « la codécision contribua ainsi à empêcher une fragmentation des relations sociales et à maintenir l’extraordinaire stabilité du syndicalisme industriel à une époque où les structures sociales et les systèmes de production deviennent de plus en plus hétérogènes ». Cependant, ce système harmonieux a subi au cours de la dernière décennie des arrangements notables qui ont provoqué son dysfonctionnement interne. Les acteurs du nouveau contexte d’internationalisation de la production et de renforcement de la concurrence, ont profité de la brèche ouverte par le dysfonctionnement du système pour accroître encore davantage la différenciation des salaires. Comme précédant à sa formation et à son évolution, de nouveaux équilibres institutionnels se sont peu à peu formés. Dans les années 1980, la montée du chômage a subi les foudres de ceux qui étaient partisans de la différenciation des salaires. La main d’œuvre non qualifiée ne pouvait alors prétendre au niveau de salaire élevé du reste de la population. Les syndicats, comprenant qu’une différentiation remettrait en cause les fondements du système allemand, exhortèrent les pouvoirs publics à promouvoir la formation continue pour que la main d’œuvre non qualifiée puisse prétendre aux salaires élevés de l’Allemagne. Wolfgang Streeck considère que cette politique a échoué. Il nous apparaît également qu’une politique de ce type nécessite surtout de nombreuses années avant de faire ses effets, or le traitement de la réunification a donné un nouveau coup de couteau à l’équilibre des années 1970. En effet, la gestion de la réunification par les gouvernements et les syndicaux fut un élément majeur de transformation. Le système prédéfini fut ainsi transposé à l’Est, sans subir d’aménagements substantiels. Mais le potentiel économique de l’Est fut largement surestimé Page 52 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? et après quelques années, les entreprises firent pression pour ramener à la baisse les exigences salariales des syndicats. La révision des mesures accordées se réalisa par l’extension de clauses d’ouvertures et des clauses de différenciation. Les entreprises pouvaient ainsi, avec l’accord de leurs salariés, payer leur main d’œuvre à des coûts moindres que le salaire général Une fois ces mesures lancées, l’engrenage de la différenciation des salaires fut consacré. Ainsi, le processus de codécision n’est pas en perte de vitesse, il est conservé dans un nouveau système individualisé du marché du travail. Ce processus entre donc en confrontation avec le principe égalitariste de la société allemande. Bruno Amable, Ekkehard Ernst et Stefano Palombarini56 montrent d’ailleurs que, dès lors qu’un équilibre institutionnel est modifié, de nouveaux compromis et configurations se redessinent. C’est précisément ce type d’enchaînement qui a présidé à la situation actuelle. Or, l’individualisation des droits sociaux entraîne inéluctablement une augmentation des disparités dans la population. Wolfgang Streeck conclue son article sur des propos, qui aujourd’hui peuvent paraître annonciateurs : « Si la réunification devait entraîner une décentralisation de cette nature, d’abord à l’Est, puis à l’Ouest, alors, ce que l’on croyait initialement n’avoir été qu’un simple transfert des institutions ouest-allemandes aux nouveaux Länder, serait en réalité un changement de système. Comme dans beaucoup d’autres pays, les clauses d’ouverture réduiraient le contrôle institutionnel sur le marché du travail allemand et exposeraient les salaires, l’emploi et les syndicats aux pressions du marché. Non seulement l’éventail des salaires augmenterait, mais pour la première fois pourrait se développer dans l’économie allemande un îlot important des bas salaires et faibles qualifications. » Le système de différenciation des salaires étant en marche, il ne faut pas négliger ce que nous avons présenté dans les parties précédentes, à savoir le poids du contexte international faisant de la rentabilité l’objectif principal. En effet, c’est bien parce que progressivement le salaire ne fut considéré que sous l’angle d’un coût pour l’entreprise, que des pressions considérables furent exercées pour la baisse des salaires. Nous venons de voir que la remise en question des principes du système allemand avait pu conduire à une différenciation des salaires inaugurant la précarisation d’une frange de 56 Bruno Amable, Ekkehard Ernst et Stefano Palombarini, Comment les marchés financiers peuvent-ils affecter les relations industrielles ? Une approche par la complémentarité institutionnelle, l’année de la régulation n°6 2002-2003, p 271 à 287 Page 53 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? la population. Mais pour mieux analyser les effets de la différenciation des salaires sur l’insécurité du statut de certaines populations allemandes, il est nécessaire de différencier les salariés. Nous reprenons ici les distinctions entre salariés des sociétés occidentales de Robert Reich présentées dans l’ouvrage de Claude Pottier57, en tentant de préciser les conséquences pratiques et spécifiques au contexte allemand. Section 1 - Travailleurs Routiniers contre Travailleurs innovants La première population de salariés mise en avant par Robert Reich est la population des travailleurs routiniers, assurant une activité standardisée. Une précision de Claude Pottier permet de mieux cerner la vulnérabilité de cette population. En effet, la distinction entre les salariés soumis ou non à la concurrence des pays à bas coûts de production se réalise souvent sur la possession ou l’absence de qualifications. Claude Pottier montre qu’en réalité la distinction se fait à un autre niveau, celui de la standardisation de la production. En effet, la principale cause des transferts de technologie dans les pays à bas salaires (plus spécifiquement les pays dans lesquels les rapports entre le coût du travail et sa productivité est plus favorable que dans les pays les plus développés) est l’intensification de la concurrence à l’échelle mondiale qui conduit les entreprises à standardiser rapidement leurs processus productifs afin de les transférer. La distinction pertinente s’effectue donc entre salariés exerçant une activité standardisée ou non. Les travailleurs routiniers sont donc très sensibles à la conjoncture internationale qui conduit les firmes à être de plus en plus compétitives. La différenciation des salaires étant possible, deux facteurs liés au contexte international ont accéléré sa dispersion. Il s’agit de l’internationalisation de l’activité des firmes qui a provoqué une dissociation croissante entre leurs intérêts et ceux de leur pays d’origine, ainsi que la globalisation financière qui a induit des politiques macro-économiques dans lesquelles la faiblesse des salaires et des niveaux de protection sociale deviennent des éléments de compétitivité et d’attractivité des nations. 57 Claude Pottier, Les Multinationales et la mise en concurrence des salariés, Préface de François Chesnais, Collection Travail et Mondialisation, 2003, p 195 à 198 Page 54 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? A. Rémunération, fonction de la mobilité Au cœur de ce processus, il y a l’idée du différentiel de mobilité comme facteur explicatif des rémunérations. Dans la théorie des chaînes de valeur globale développée par Gary Gereffi, les filières pilotées par l’aval telles que le textile sont souvent menées à une échelle globale. Pour ce type d’entreprise, aujourd’hui largement représenté, la rémunération de chaque facteur de production est fonction de sa mobilité. Gabriel Colletis58 réalise ainsi une subdivision entre les facteurs de production « capital » et « travail », puisqu’il distingue « le capital financier », « le capital industriel », « le travailleur qualifié » et « le travailleur peu qualifié ». Si nous préférerons parler par la suite de travailleur routinier et travailleur innovant, la distinction entre travailleur qualifié et travailleur peu qualifié permet d’expliquer plus nettement les différentiels de mobilité. Le capital est par nature très mobile puisque lui est associé le qualificatif « volatile », ce qui lui permet d’avoir la rémunération la plus importante. Le capital industriel et les salariés qualifiés peuvent être considérés comme mobiles malgré des imperfections d’informations dans le marché du travail. En effet, même si l’entreprise ne peut véritablement évaluer la qualité d’un salarié, la reconnaissance de sa qualification par l’employeur diminuera l’asymétrie d’information. Ce type de débauchage est relativement plus fréquent dans les capitalismes anglo-saxons qui organisent le transfert de technologies autour de la mobilité des salariés ; néanmoins il ne faut pas sous-estimer la pression à la hausse des salaires qu’exercent ces possibles débauchages dans le capitalisme rhénan. Les salariés peu qualifiés sont quant à eux très peu mobiles car leur probabilité de retrouver un emploi est faible et le coût de la perte d’emploi est dissuasif. Cette situation conduit Gabriel Colletis59 à considérer la rémunération du salarié comme un « résidu ». En définitive, le pouvoir de négociation des acteurs dans la détermination des salaires est fonction de la mobilité de ces derniers. La transcription concrète de cette idée se retrouve dans les pactes sociaux — que nous présentons ci-après — de plus en plus fréquent en Allemagne, et dans lesquels les salariés peu qualifiés, ayant une mobilité sectorielle et géographique réduite, sont obligés d’accepter des conditions de travail passéistes. 58 Gabriel Colletis, Evolution du Rapport salarial, Financiarisation et Mondialisation, Recherches et Regulation Working Paper, n°2005-6 Série C, Septembre 2005 59 Gabriel Colletis, Evolution du Rapport salarial, Financiarisation et Mondialisation, Recherches et Regulation Working Paper, n°2005-6 Série C, Septembre 2005 Page 55 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? B. La mise en concurrence globale des travailleurs routiniers Le principe de rentabilité étant l’élément majeur dans la gestion des entreprises globales, ce sont les avantages coûts qui sont prioritairement recherchés par ces entreprises. Or, si nous venons de voir que les rémunérations des salariés peu qualifiés étaient les plus faibles, elles pourront toujours être encore plus faibles dans les pays tiers. Ainsi le rapport entre le coût du travail et sa productivité sera toujours plus favorable dans les pays moins développés que l’Allemagne. Ces travailleurs allemands sont donc en concurrence avec des salariés tout aussi compétents mais bénéficiant d’un salaire largement inférieur. Pour cette raison le maintien de ce type d’emploi en Allemagne s’est fait dans la douleur, notamment par un recours à des pactes sociaux. Pour certains auteurs, ces derniers sont une adaptation nécessaire de l’économie allemande alliée à la préservation du cœur du modèle : la cogestion. Mais notre approche institutionnaliste nous conduit à conclure que le maintien d’un équilibre institutionnaliste dans des conditions surfaites ne peut donner le même résultat. En effet il faut tenter d’expliquer la réalité du principe de cogestion, or, si dans le contexte des années 1970, celui-ci pouvait assurer l’égalité entre les citoyens, aujourd’hui ce n’est plus véritablement le cas. Fondamentalement, le principe de cogestion qui a assuré l’harmonie du système dans les années 1970 se distingue nettement du principe de cogestion actuel tel qu’il est mis en place au sein des pactes sociaux. En effet, ce dernier est soumis aux pressions des différentiels de mobilité et de la délocalisation de la production, ce qui aboutit à ce que les salariés, s’ils ont leur mot à dire, n’ont plus guère de choix. L’extension des pactes sociaux ne fait ainsi que consacrer le déséquilibre du rapport salarial — tel qu’il a été défini en introduction — entendu comme la relation entre le salarié et l’employeur. Quand on observe attentivement ces pactes sociaux, on se rend compte qu’il s’agit d’un retour en arrière. En effet, dans le pacte salarial de Volkswagen négocié avec les salariés après des menaces de délocalisation exercées par la direction, les salaires ne sont pas fonction du temps de présence mais de la production d’un quota de véhicules par jour. Si le quota initialement prévu n’est pas réalisé, le travail se poursuit sans qu’il y ait de compensations financières ; inversement quand la production est plus importante que prévue, les salariés se voient verser des primes. En conclusion, Volkswagen réintroduit ici le paiement à la pièce du XIXe siècle. Il apparaît que cette politique des pactes sociaux ne peut être que temporaire, car les travailleurs routiniers allemands ne pourront jamais être compétitifs avec les travailleurs Page 56 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? routiniers des pays à bas salaires et à productivité identique. Les formes d’intéressement développées par des auteurs tels que Michel Aglietta procèdent également de cette individualisation des droits salariés. Cet actionnariat salarié ne semble pas être une réponse à la baisse tendancielle des rémunérations de ces salariés routiniers car elle n’agit pas au cœur du problème : leur faible mobilité et leur faible qualification. En effet, les formes d’intéressement reproduisent la hiérarchie qu’il existe au niveau des différentiels de mobilité puisque ce sont de nouveau les salariés qui auront le plus contribué à l’innovation de l’entreprise qui recevront la plus importante rémunération. La faible capacité d’épargne des salariés peu qualifiés ajoutée à leur vulnérabilité face à l’instabilité des marchés financiers contribue à diminuer la pertinence de ces mesures. C. Les perspectives à court et long terme Les experts économiques allemands, chantres du monétarisme depuis la politique fructueuse menée par la Bundesbank dans les années 1970, ont partiellement raison de s’opposer à la mise en place du salaire minimum dans ces domaines. Car les rémunérations de ces salariés étant désormais appréhendées sous l’angle unique des avantages coûts qu’elles pourraient apporter, l’introduction d’un salaire minimum réduirait d’autant leurs avantages compétitifs. Nous postulons que ces experts économiques ne se posent pas les bonnes questions. Nous émettrons ainsi par la suite des hypothèses de lecture des problèmes économiques actuels et des propositions quant à leur résolution. Il faut d’ores et déjà garder à l’esprit que les développements suivants demeurent fondés sur des conjectures. Selon nous, la situation actuelle de ces salariés ne peut être que temporaire, car de nombreuses entreprises continueront à être réticente à l’idée de maintenir en Allemagne des productions, dont le rapport coût salariaux / productivité n’est plus avantageux. Il serait d’ailleurs utopique de croire que les pays à bas salaires auraient d’ici là rattrapé les pays développés et leur niveau de salaire, les pays à bas salaires disposant encore de réservoirs considérables de travailleurs. Le processus d’unification européenne ne permet pas d’améliorer cette situation puisque les conditions de la concurrence tendent à s’harmoniser, sauf dans le domaine délicat des rémunérations salariales. Or, ceci a tendance à geler le progrès social dans les pays où les salaires ainsi que la protection sociale, sont les plus élevés. Le débat sur le principe du pays d’origine et le principe du pays d’accueil, lors de la directive Page 57 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Bolkestein, relève de cette crispation des pays ouest-européens de voir leur protection sociale mise en concurrence avec les faibles salaires des nouveaux entrants. Comme tout bouleversement, la mutation vers un nouveau rapport social fait l’objet de tensions importantes. En effet, même si, selon Michel Husson60, les nouveaux pays auraient davantage misés sur une harmonisation des salaires européens que sur une mise en concurrence afin de gagner des parts de marché, il n’en reste pas moins que leurs salaires demeurent plus faibles et qu’ils le demeureront encore quelques décennies. Le débat en Allemagne sur le dumping social à travers « le scandale des abattoirs »61 du printemps 2005 est symptomatique des frictions traversant la société allemande. Il faut donc engager une politique à long terme pour élever la qualification de ces ouvriers afin que leur activité ne soit plus seulement standardisée. Au cœur de cette politique, il y a donc la nécessité première de la formation. Les modalités de cette formation seront étudiées par la suite mais il faut d’ores et déjà garder à l’esprit qu’il s’agit de la politique pertinente pour ces travailleurs. Cependant on remarque immédiatement que cette politique nécessite énormément de temps pour donner ses effets. Une politique complémentaire d’accompagnement doit donc être couplée à cette politique à long-terme afin de ne pas abandonner ces travailleurs au court terme. C’est là que les politiques régulationnistes de l’Etat trouvent leur justification. Elles permettraient de soutenir ces populations en attendant qu’elles puissent prétendre à un travail innovant. Ainsi, les mesures de l’état répondraient d’avantage au principe assurantiel de soutien à ces populations précarisées. Le salaire minimum tel qu’il est posé en Allemagne paraît d’ailleurs plus en adéquation avec ce type de politique, que celui mis en place en France. En effet, il s’agirait de mettre en place des salaires minima de branche tenant davantage compte des différences de niveau de productivité de chaque secteur. D’autre part cette politique ne devrait pas être réservée aux salariés peu qualifiés car nous considérons également qu’un niveau de salaire élevé est un élément majeur de la motivation de ces derniers. Il permet à l’entreprise de limiter l’absentéisme et de maintenir la paix sociale. Cette dernière fut longtemps assurée par l’harmonie du système rhénan, mais les récentes mobilisations massives d’employés allemands montrent qu’il n’est pas vain de 60 Michel Husson, Les Salaires minima en Europe, les salaires minima, enjeu international, Chronique Internationale de l’IRES, numéro spécial N° 103, novembre 2006, Institut de Recherches Economiques et Sociales, p 17-28 61 Adelheid Hege, Allemagne, un salaire minimum dans le pays des hauts salaires ? , les salaires minima, enjeu international, Chronique Internationale de l’IRES, numéro spécial N° 103, novembre 2006, Institut de Recherches Economiques et Sociales, p 105-120 Page 58 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? vouloir la préserver à l’aide d’une politique sur les salaires. Enfin, assurer un salaire décent à toute la population allemande permet de soutenir la consommation. Cet aspect ne doit pas être négligé même s’il faut garder à l’esprit que la croissance allemande, au contraire de la croissance française, est soutenue par l’exportation davantage que par la consommation. Les puissances publiques allemandes ont surtout un rôle à jouer si elles admettent que la perspective doit être longue afin de mettre en place les conditions pour faire de chaque travailleur un salarié innovant et valorisé au sein de son entreprise pour autre chose que son coût. Le niveau fédéral et fédéré a donc encore toute sa place dans les régulations économiques et il nous semble peu pertinent de penser que désormais la régulation doive se faire au sein des firmes par les formes de concurrence, ou au sein des marchés boursiers. En effet, les mesures de Responsabilité Sociale des Entreprise (RSE) s’imposent au salarié et lui ajoutent de nouvelles contraintes ; elles ne font donc que consacrer encore davantage la déstabilisation du rapport salarial. De la même manière, faire de l’actionnariat salarié une panacée, ne permettrait pas véritablement de remédier à la déstabilisation du travail par le capital puisqu’il ne ferait qu’assurer la subordination du premier par le second. Pourtant il nous apparaît que l’investissement des pouvoirs publics dans la formations et l’éducation des salariés pourrait inaugurer un nouveau type de rapport salarial plus à l’avantage du salarié car tourné sur les compétences de celui-ci. L’importance des horizons temporels est ici majeure, puisque nous postulons que si les qualifications réduites des salariés routiniers les ont conduits à être déstabilisés dans le rapport salarial, le développement futur de leurs compétences pourrait leur redonner un fort pouvoir de négociation. Ce nouveau rapport salarial, encore hypothétique, est soutenu par Gabriel Colletis et Patrick Dieuaide62 qui développe la notion de capitalisme cognitif. 62 G. Colletis et P. Dieuaide, Vers une ré- institutionnalisation du rapport salarial centrée sur la question des compétences. Un nouveau chantier pour l’ATR, Cahier du GRES, Université Montesquieu Bordeaux 4 (IFReDE) et Université des Sciences-Sociales Toulouse 1 (LEREPS) Page 59 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Section 2 - La centralité des compétences cognitives dans le nouveau statut des travailleurs A. Le capitalisme cognitif On peut s’étonner que la remise en cause du rapport salarial fordiste fondé sur « l’assurance de la rémunération contre l’organisation taylorienne du travail » ait été effectuée seulement dans les années 1990 en Allemagne. En effet dès les années 1970 pour l’Angleterre et 1980 pour la France il était clair que le ralentissement de la productivité devait être supporté par le travail et non par le capital. Pour l’Allemagne, ce principe n’a été que plus récemment admis à mesure que l’internationalisation de la production ait entraîné la suprématie du principe de rentabilité sur celui de compétitivité. Pourtant si la remise en cause de ce rapport salarial a été retardée dans le cas de l’Allemagne, il ne faut pas croire en un retard dans l’adéquation de l’Allemagne aux modalités du futur rapport salarial en construction. Nous concédons cependant largement que la formulation de ce rapport salarial à venir influence directement notre analyse de la pertinence du modèle rhénan. Toutefois, nous considérons que la situation actuelle relevant d’une mutation d’un rapport salarial bien défini vers un autre encore hypothétique, nous ne pouvons que réaliser un pari sur l’avenir. Pour mieux cerner cette idée, nous reprendrons les propos de Gabriel Colletis et Patrick Dieuaide : « Nous nous trouvons dans une période de transition politique, économique pendant laquelle il convient de déduire et/ou de construire analytiquement le rapport salarial en gestation en scrutant les mutations socio-historiques du moment ». L’hypothèse du rapport salarial en gestation au regard duquel nous allons juger le modèle rhénan, est celui développé par les auteurs précédents autour de la notion de compétences. Nous allons fonder le raisonnement suivant sur la définition de ce qui pourrait être ce nouveau rapport salarial et nous tenterons de voir si l’Allemagne dispose des prérequis à ce modèle. L’idée principale de ce modèle est que « la dynamique de transformation à laquelle sont soumises les sociétés salariales se caractérise par le fait que l’accumulation porte désormais principalement sur la connaissance. »63 Il s’agit donc de voir dans cette partie 63 Programme de recherche d’A. Corsani, P. Dieuaide, M. Lazzarato, J - M. Monnier, Y. Moulier-Boutang, B. Paulré et C. Vercelonne, Le capitalisme cognitif, comme sortie de la crise du capitalisme industriel, Page 60 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? en quoi l’Allemagne peut développer les connaissances et compétences situées au cœur du capitalisme cognitif. Ensuite nous tenterons de voir dans une deuxième partie dans quelle mesure le processus d’innovation systématique peut œuvrer en Allemagne puisque comme l’explique une unité mixte de recherche CNRS64 « Si nous avons défini le capitalisme cognitif comme une forme historique émergente dans laquelle l’accumulation est fondée sur l’exploitation systématique de la connaissance et des informations nouvelles, c’est aussi un régime dans lequel l’innovation, en un sens large, occupe une place centrale. » Demeurant tout au long de cette démonstration dans une perspective institutionnaliste, nous ne postulons pas l’avènement du capitalisme cognitif d’après une conception évolutionniste. Il nous apparaît fondamental d’appréhender cette nouvelle régulation comme le produit des interactions entre agents et institutions. Une précision peut d’ores et déjà être ajoutée concernant le concept d’innovation puisque nous refusons l’approche Schumpetérienne du caractère exogène de l’innovation. L’importance croissante qu’ont prise les distinctions entre salariés qualifiés /non qualifiés et la compétence individuelle de chaque travailleur conduit à postuler une mutation du travail, qui ne serait plus considéré comme une « abstraction déshumanisée ». Désormais il s’agit de valoriser la compétence cognitive de tout type de salarié. Gabriel Colletis et Patrick Dieuaide65 précisent ainsi que « cet ordre politique ne peut se constituer sur une base réduite aux seules fractions du salariat composé des cadres et ingénieurs. Une division cognitive du travail peut s’étendre à des fractions beaucoup plus importantes dès lors que le modèle de la compétence demeure largement transversal au découpage traditionnel entre travail de conception et travail d’exécution. » Cette idée est importante et montre que la compétence ne doit pas se confondre avec la qualification ou le savoir. En effet, il ne s’agit pas de multiplier les enseignements théoriques qui ne seraient pas assimilables pour tous les salariés mais davantage de développer des compétences clés, des réactions opérantes à la résolution d’un problème, des capacités de coordination de son travail aux autres, etc. En définitive, il apparaît que la compétence se définirait comme un savoir en action, directement opérationnel et propre à la situation rencontrée par l’individu. Il ne pourra jamais avoir rencontré l’éventail Modélisations appliquées, Trajectoires institutionnelles, Stratégies socio-économiques, Unité Mixte du CNRSUniversité Paris 1, n° 8595. Matisse 64 ibid 65 G. Colletis et P. Dieuaide, Vers une ré- institutionnalisation du rapport salarial centrée sur la question des compétences. Un nouveau chantier pour l’ATR, Cahier du GRES, Université Montesquieu Bordeaux 4 (IFReDE) et Université des Sciences-Sociales Toulouse 1 (LEREPS) Page 61 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? exhaustif des problèmes qui peuvent se poser à lui mais saura les appréhender selon une méthodologie pratique directement à l’origine de la résolution du problème. Gabriel Colletis et Patrick Dieuaide montrent clairement que les travailleurs routiniers sont déstabilisés car leur emploi correspond aux consensus du rapport salarial fordiste tel qu’il augurait dans les années 1970-1980 : « Ainsi, de plus en plus, le travail s’apparente à une activité subjective (jugement, conversation, évaluation), mobilisant de l’information, consommant des moyens discursifs et langagiers pour sortir des routines établies et permettre la résolution de prescription. » Concrètement il ne s’agirait pas de faire de tout salarié un ingénieur en puissance mais de faire de chacun des salariés innovants dans leur domaine. Nous concédons cependant que cette mutation du salarié doit s’accompagner d’une mutation de l’économie nationale en général. Par exemple, les salariés allemands du textile ne voyant plus leur pertinence dans la fabrication de vêtements pourraient utiliser cette compétence dans le textile du bâtiment. Non seulement le salarié dispose d’une formation différente mais au delà de cet aspect, son rôle et son statut au sein de l’entreprise diffère également. En effet, l’idée de centralité des compétences et du savoir fait de l’entreprise non plus uniquement un lieu de production matérielle mais également un berceau de la création de nouvelles compétences et de l’échange entre les différentes connaissances. C’est dans cette optique qu’il nous paraît fondamental de privilégier la formation professionnelle continue, laquelle permet à l’entreprise d’entretenir les compétences de ces salariés. Les technologies des innovations contemporaines ne sont pas rapidement codifiables mais doivent véritablement être assimilées au cours d’un processus de mise en contact. Cette nécessité explique d’ailleurs, que les entreprises tendent à se concentrer dans des clusters où elles pourront véritablement assimiler rapidement de nouveaux procédés. D’autant plus que ces entreprises ont intérêt à développer des standards de compatibilité pour produire de nouvelles technologies. Cependant nous apportons tout de suite une précision de taille quant au développement de cette idée de compétence. Elle doit en effet être distinguée des nouveaux mots d’ordre des entreprises que sont « l’efficacité » et « la gouvernance ». Dans notre perspective la notion de compétence doit être comprise et conquise par la sphère politique afin de faire l’objet d’une véritable régulation nationale en dehors de la firme même. C’est d’ailleurs à cette condition unique que l’on va pouvoir analyser l’adéquation du modèle allemand, puisque les états et les acteurs publics territorialisés ont un poids majeur dans le développement de compétences. En effet, il apparaît que le lieu fondamental pour développer ces compétences cognitives est la formation professionnelle. Celle-ci pourrait permettre à tout salarié de mobiliser des connaissances pratiques et opérationnelles. Or le système de Page 62 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? formation professionnelle qui associe des partenaires privés (les entreprises dans le système dual) et les partenaires publics (syndicats patronaux, Länder) répond de manière satisfaisante à ces exigences. L’articulation entre des savoirs théoriques et leur mise en pratique dans la sphère de l’entreprise conduit les personnes à s’interroger sur leur travail et à l’adapter au secteur voire à l’entreprise même. Mais ce nouveau modèle centré autour des connaissances sous-tend également que les connaissances de chacun fassent l’objet de négociations et de réappropriation du groupe. Gabriel Colletis et Patrick Dieuaide précisent en effet : « Cette dimension collective du travail, largement sous-estimée sous le taylorisme en raison de la parcellisation des tâches, fait ressortir l’importance des rapports sociaux de coopération dans l’organisation et la gestion des formes de l’action collective. » Là encore le modèle rhénan contient un facteur de distinction notable puisque la collaboration est déjà largement inscrite dans l’ensemble des institutions de la société allemande comme nous avons pu le voir. On en veut pour preuve que l’ensemble des problématiques est toujours posé en Allemagne sous l’angle de la subsidiarité, de la cogestion et des réseaux. Ce développement des compétences permettrait de déployer une nouvelle mobilité qui ne serait pas synonyme de précarisation. Cette question permet, une fois de plus, de valoriser le système allemand qui possède d’importantes instances de régulation intersectorielles. En effet cette mobilité, qui peut être essentiellement intersectorielle lorsque les compétences sont spécifiques, est rendue possible par l’importante autorité qu’exercent les centrales syndicales sur les entreprises, car en Allemagne, leur présence aide à fluidifier la relation entre les compétences acquises, les compétences forgées dans un précédent emploi et les compétences requises dans un futur emploi66. Gabriel Colletis et Patrick Dieuaide notent d’ailleurs que la France perd à ne pas avoir de semblables structures de régulation intersectorielle : « Aussi, la difficulté d’engager une pleine ré-institutionnalisation des rapports de travail sur le modèle de la compétence paraît d’autant plus grande qu’il n’existe pas dans ce pays de présence forte de régulations professionnelle construites sur les marchés de métier qui serait contrepoids à la logique des marchés internes et à la prédominance de la logique de poste dans les systèmes de classification. Cette configuration constitue une source de blocage majeur pour la définition et 66 G. Colletis et P. Dieuaide, Vers une ré- institutionnalisation du rapport salarial centrée sur la question des compétences. Un nouveau chantier pour l’ATR, Cahier du GRES, Université Montesquieu Bordeaux 4 (IFReDE) et Université des Sciences-Sociales Toulouse 1 (LEREPS) Page 63 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? la mise en place par les partenaires sociaux de régulations plus transversales, à partir notamment de la reconnaissance d’appellations d’emploi plus "génériques" au niveau de la branche. » Peter A. Hall et David Soskice67 réaffirment cette idée lorsqu’ils caractérisent la puissance des organisations patronales, qui garantirait que toute entreprise s’investira dans le système de formation, excluant ainsi les comportements de passagers clandestins dans lesquels d’aucuns profitent des efforts de formations des autres. Nous venons de présenter l’idée d’une mutation du capitalisme industriel vers un capitalisme cognitif. Cependant, nous ne pouvons ignorer qu’il existe encore aujourd’hui des formes de néo-taylorisme dans lesquelles le stress et la pression au travail ont remplacé la pénibilité. En effet la course à la rentabilité peut parfois se traduire par une pression importante sur les salariés. En France les suicides au Technocentre de Guyancourt (PSA), chez France Telecom, chez HSBC, chez BNP Paribas et chez IBM68 qu’on peut parfois lier aux conditions de travail, révèlent que la mutation vers le capitalisme cognitif ne s’est pas encore totalement réalisée. Il est intéressant de confronter la responsabilité des entreprises dans cette nouvelle forme de taylorisme avec la prétendue « responsabilité citoyenne » qu’elles endosseraient à travers le concept de « RSE ». Cette comparaison ne fait qu’avaliser l’idée que les régulations devraient être prises par les instances fédérales et fédérées. B. A la recherche de la centralité des compétences cognitives dans l’éducation allemande Les pôles économiques intégrés dans le système actuel de concurrence internationale, créent leur valeur ajoutée immatérielle à partir de la maîtrise de connaissances. Leur situation se voit ainsi influencer essentiellement par l’éducation, l’information, le savoir faire et la créativité. Améliorer l’éducation et la formation peut permettre à la fois de ne pas agir dans une approche de top down tout en s’inscrivant dans la logique actuelle de compétitivité sur l’immatériel. En effet comme le rappelle le groupe franco-allemand sur la compétitivité, « Pour des pays comme la France et l’Allemagne, la dynamique de l’avantage compétitif repose très largement sur une articulation adéquate entre les efforts d’innovation et les efforts de formation ». Dans cette partie, il s’agira de s’interroger sur la capacité de l’Allemagne à 67 Peter A. Hall et David Soskice, Les Variétés du Capitalisme, l’Année de la Régulation, n°6 2002-2003, Presses de Sciences-Po, 2003, p 47-115 68 Stéphane Lauer, Souffrances et suicides au travail, Le Monde du 21 Mars 2008, édition numérique Page 64 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? développer les compétences nécessaires à ce qui pourrait être le modèle de demain, le capitalisme cognitif. L’Allemagne enregistre de bonnes performances dans le système de formation continue et plus encore dans celui de formation initiale. L’ensemble du système de formation professionnelle est en effet assis sur trois principes : celui de subsidiarité, de métier et de consensus. De sorte que ce « Dual System », qui associe un enseignement en entreprise et dans une école professionnelle (Berufsschule), se caractérise par une renégociation permanente entre l’ensemble des acteurs économiques, des partenaires sociaux et des structures politico-administratives. Il ressort de cet engagement constant des employeurs et des syndicats autour de la politique de formation professionnelle, une forte adéquation entre les qualifications dispensées et les besoins économiques de la société. En effet les syndicats sont fortement investis puisque ce sont eux, aidés de l’Etat, qui définissent les compétences d’avenir et incitent les entreprises à offrir des places d’apprentissage. L’ensemble de ces caractéristiques est relevé en 1990 par Robert Rivière, ancien inspecteur principal de l'enseignement technique de l'académie de Grenoble et consultant auprès de la CEE, qui a réalisé une étude sur la formation professionnelle initiale et sur l'apprentissage en Europe. Sur le cas de l’Allemagne, il conclue ainsi : « C'est le pays qui semble réussir le mieux dans le domaine de l'apprentissage. En 1988, 56,6 % des jeunes d'une classe d'âge poursuivent une scolarité dans le cadre du Dual System. Les centres où les jeunes reçoivent une formation, un jour et demi par semaine, sont placés sous la tutelle des Länder, alors que la formation, en entreprise dépend des chambres consulaires. Sur le plan pédagogique, il n'existe pas de coordination entre les deux formations d'une durée totale de trois à quatre ans. Dans l'entreprise, le jeune est d'abord placé dans une sorte d'atelier-école. Lors d'une deuxième étape, il travaille dans un atelier de production " en douceur ", et il est enfin suivi par les contremaîtres dans l'atelier. »69 Encore récemment Pierre Doray et Diane-Gabrielle Tremblay70 affirmaient que « L’accroissement de la participation à l’éducation et la formation professionnelle ont amené une amélioration importante des qualifications et des compétences dans la population active en général. Au cours des 15 dernières années, le niveau général de qualification professionnelle de la population active est passé de 65% à 80%. On s’attend à ce que ce pourcentage atteigne les 90% en 2010. Les Länder qui ont la compétence exclusive des 69 Valérie Collet, Elèves ou Salariés, Le Monde du 24 octobre 1990, édition numérique Pierre Doray, Diane-Gabrielle Tremblay et Irène le Bot, Vers de nouveaux modes de formation professionnelle ?, rôle des acteurs et des collaborations, 2000, PUQ, p123 70 Page 65 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? politiques de formation, sont aujourd’hui des acteurs majeurs de la définition des enjeux éducatifs ». Ce dual System comporte des atouts de premier plan dans le régime cognitif que nous présentons. En effet les technologies au cœur de l’innovation sont de moins en moins codifiables, elles nécessitent de plus en plus d’être assimilées par un apprentissage à leur contact. Cette idée explique d’ailleurs la multiplication des clusters et autres phénomènes de métropolisation qui se justifient par la nécessité d’échanger concrètement et informellement des connaissances. Les entreprises concèdent d’ailleurs à le faire car elles misent aujourd’hui sur le développement de technologies à partir de standards de compatibilité. Cependant quelques tensions se sont fait sentir depuis l’unification car les entreprises des nouveaux Länder ne parviennent pas à donner réponse à toute demande d’apprentissage, ce qui a conduit l’état fédéral à prendre le relais. De même la structure négociée peine à accréditer les nouvelles formations pourtant indispensables dans le nouveau cadre de la compétition mondiale. Or, ce qui nous paraît fondamental pour l’avenir, est de développer le rôle des intermédiaires qui puissent faire interagir des individus provenant de milieux divers. En effet une entreprise ne peut plus aujourd’hui concentrer l’ensemble de ces innovations dans des secteurs de recherche et développement, puisque le processus innovateur naît de l’échange entre les différentes structures internes et externes à l’entreprise. De ce fait, le manque de manageurs, de marqueteurs et de gestionnaires de projet semble être une des failles principales de l’Allemagne à l’aune du capitalisme cognitif qui suppose que « Au travers de la mutation technologique ne se jouait pas seulement la capacité pour une industrie ou un pays à se repositionner dans la compétition internationale en choisissant les bons « créneaux » ou les bonne spécialisations. Se jouait surtout la capacité à faire évoluer son modèle de management et à mettre en place des potentiels d’innovation fondés sur l’acquisition et la gestion de trois types de connaissances : des connaissances techniques du type de celles qui peuvent faire l’objet d’un brevet : des qualifications et des compétences nécessaires à l’accomplissement des tâches et le type de connaissance nécessaires au management et aux décisions de caractère stratégique. » Malgré ces récentes contre-performances, l’Allemagne possède d’ores et déjà la structure idéale pour s’adapter à l’économie des savoirs, de part la densité des liens entre entreprises, système scolaire et syndicats. C’est en étudiant les compétences dispensées que l’on pourra également confronter le système de formation allemand avec le capitalisme cognitif. En effet, comme nous avons pu le voir dans la partie précédente, celui-ci est fondé sur l’idée de compétences c’est à dire de Page 66 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? savoirs en actions, que l’on est capable de mobiliser pour résoudre des problèmes inconnus. Les compétences qui devraient ainsi être encouragées sont avant tout celles, qui tendent à développer la créativité, les compétences clefs et plus généralement la faculté d’apprendre dans de brefs délais. Même s’il demeure encore trop insuffisant, le développement en Allemagne du Wissensmanagement témoigne de l’adaptation du système allemand aux nouveaux enjeux de la formation. Des Länder comme le Bade-Wurtemberg qui considère que « l’innovation naît dans un processus où l’économie, la science, la formation et la société agissent en réseau, et dont le centre est l’individu en tant que porteur des savoirs », en passant par des entreprises telles que Siemens qui a mis en place des groupes de pilotage sur le Wissensmanagement, c’est une grande partie du système allemand qui s’est mis au pas des modernisations nécessaires. Les Ministères de l’Economie et des Technologies, de l’Economie et du Travail ainsi que celui de la Recherche et de la Formation ont tous les trois mis en œuvre des programmes sur le Wissensmanagement tel que le réseau « SENEKA » (1999-2004), l’initiative « WissensMedia » et « Fit für den Wissenswettbewerb » (2005). Les partenaires traditionnels des politiques de l’innovation et de la formation que sont, entre autres, la fondation Steinbeis ou la société Fraunhofer considèrent également que « la culture d’entreprise et une GRH [sont nécessaires pour permettre] à l’entreprise de développer sa capacité à absorber le savoir ». Les résultats de ces programmes ainsi que ceux développés sur les savoirs opérants, ne pourront être évalués que dans le long terme. Un des derniers aspects d’une politique de formation performante et adaptée aux nouveaux enjeux est sa bonne intégration dans le jeu international. Or si le système allemand avait perdu de son attractivité, le processus de reconnaissance des diplômes nationaux dans le cadre européen participe d’une volonté nouvelle de s’inscrire encore davantage dans la compétition mondiale. Cependant l’enjeu n’est pas d’accaparer les cerveaux des autres pays mais bien plus d’assurer une coopération transfrontalière fructueuse à long terme. Pour l’heure, un constat positif peut se faire : l’Allemagne tend à améliorer ses performances dans l’internationalisation des formations. En effet les chercheurs allemands demeurent plus mobiles que les chercheurs français mais encore bien moins que les chercheurs américains. Depuis 2005 se trouvent à Bonn les sièges d’organisations des Nations-Unies qui œuvrent pour la coopération internationale et la mise en réseau des formations. Parmi ces organisations, on trouve entre autre l’UNESCO-UNEVOC International Centre for Technical and Vocational Education and Training (centre international pour l’éducation professionnelle et technique et pour la formation) qui met en Page 67 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? place un réseau mondial de 157 pays dans le domaine de la formation professionnelle. Lors de sa présidence de l’Union Européenne, Angela Merkel, dont la devise fut « relier les formations », a, dans le domaine de la formation, mis en place un portail de coopération entre recherches internationales. Si le capitalisme cognitif se caractérise par une accumulation de connaissances, il se manifeste empiriquement par la place centrale attribuée à l’innovation. Ainsi L’Allemagne, mettant en jeu un déploiement continu de connaissances, ne satisfait pas à toutes les conditions de ce nouveau type de capitalisme. Pour porter une appréciation d’ensemble de la puissance germanique à l’aune du capitalisme cognitif, il faut désormais se pencher sur sa capacité innovatrice. Capitalisme fordiste : Rémunération fonction de la productivité versus gestion taylorienne du travail Développement des fonctions d’exécution et d’encadrement Capitalisme cognitif : Développement de compétences cognitives mises en réseau versus valorisation de l’employé Compétences à développer grâce à des formations professionnelles opérationnelles et une coordination entre tous acteurs System dual allemand offrant la possibilité d’une confrontation et d’une renégociation permanente entre la théorie et la pratique située dans le cadre même de l’entreprise Système de coordination permanente ancré dans une « culture allemande » Figure 3 – Du Capitalisme Fordiste au Capitalisme Cognitif Page 68 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? CHAPITRE 2 - LA TOUJOURS « DEUTSCHLAND AUSSI AG » PERFORMANTE CAPITALISME COGNITIF SERA-T-ELLE AU SEIN DU ? A la vue des récentes performances économiques enregistrées par l’Allemagne, la réponse à cette question paraît évidente. En effet, comme nous avons pu le voir dans les parties précédentes, l’Allemagne a su se spécialiser sur des activités à forte valeur ajoutée, peu élastiques au prix, lui conférant un atout dans le commerce international. De même, les nouvelles analyses du commerce international en termes de flux de valeur ajoutée confirment la bonne santé du système économique allemand. Mais au delà de ces aspects très positifs, nous allons tenter ici, de confronter l’organisation économique allemande aux postulats du capitalisme cognitif. Ce modèle étant défini empiriquement par « la place importante de la recherche, du progrès technique, de l’éducation, de la circulation de l’information, des systèmes de communication, de l’innovation, de l’apprentissage organisationnel et du management stratégique des organisations. »71 C’est à l’aune de cette analyse qu’il nous semblera plus pertinent de juger le système et d’en estimer la pertinence. Section 1 - Etat des lieux du système allemand à l’heure du capitalisme cognitif Promouvoir le capitalisme cognitif, c’est investir dans l’innovation à tous les niveaux et dans toutes les firmes en développant des politiques publiques rénovées aussi bien dans le domaine de l’innovation lui-même, que dans celui de la formation et, d’une manière plus générale, de l’ensemble du système socio-productif. Toutefois s’interroger sur les capacités innovatrices de l’Allemagne, exige d’abord de maîtriser ce qui est en œuvre dans l’innovation. Celle-ci est avant tout un processus, ce qui nous conduit à préférer le terme de Système National d’Innovation (SNI) à celui d’innovation. 71 Programme de recherche d’A. Corsani, P.Dieuaide, M. Lazzarato, J - M. Monnier, Y. Moulier-Boutang, B. Paulré et C. Vercelonne, Le capitalisme cognitif, comme sortie de la crise du capitalisme industriel, Modélisations appliquées, Trajectoires institutionnelles, Stratégies socio-économiques, Unité Mixte du CNRSUniversité Paris 1, n° 8595. Matisse Page 69 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? L’idée de SNI sous-tend une conception particulière de l’innovation selon laquelle cette dernière n’est pas un facteur exogène mais bien un processus endogène collectif et lié aux formes institutionnelles, économiques, technologiques et sociales du système socio-productif d’un pays.72 Son concept repose sur trois postulats : la prise de décision économique s’appuie sur des fondements institutionnels, l’avantage économique d’un pays est lié à la variété et à la spécialisation et enfin la connaissance technologique est engendrée par l'apprentissage interactif ce qui donne naissance à des "bases de connaissance" différentes selon les agents.73 Il nous semble également fondamental d’avoir une perspective large sur ce qu’est l’innovation. En effet, elle ne consiste pas uniquement en l’amélioration de productions technologiques, elle passe aussi par des processus nouveaux sur les plans organisationnels et institutionnels. Au delà même de ces aspects, une unité mixte de recherche CNRS74 postule que les consommateurs innovent également : « Le capitalisme cognitif peut donc être compris comme un régime dans lequel les stratégies concurrentielles des firmes reposent sur l’innovation et dans lequel les consommateurs aussi innovent. » Si nous n’étudierons pas la part d’innovation provenant du consommateur, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que la priorité des entreprises allemandes donnée à la différenciation, procède de la reconnaissance de la diversité des utilisateurs. 72 Bruno Amable (CEPREMAT), Les systèmes d’innovation, juin 2001 Smith K, Innovation as a systemic phenomenon: Rethinking the role of policy, Draft, [1998] 74 Programme de recherche d’A. Corsani, P.Dieuaide, M. Lazzarato, J - M. Monnier, Y. Moulier-Boutang, B. Paulré et C. Vercelonne, Le capitalisme cognitif, comme sortie de la crise du capitalisme industriel. Modélisations appliquées, Trajectoires institutionnelles, Stratégies socio-économiques, Unité Mixte du CNRSUniversité Paris 1, n° 8595. Matisse 73 Page 70 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? A. Une compétitivité allemande qui pourrait se maintenir dans le capitalisme cognitif A.1. Innovation incrémentale contre innovation radicale ? Florence Autret75 distingue deux types d’innovation pour lesquels l’Allemagne aurait des performances inégales, l’innovation incrémentale et l’innovation radicale. L’innovation incrémentale, qui consisterait en une amélioration d’un produit déjà existant, se distingue de l’innovation radicale, qui viserait à créer un tout nouveau produit. Selon l’auteur, c’est la capacité, l’efficacité et l’étendue des réseaux allemands (que nous avons étudié dans une première partie) qui seraient à l’origine des nombreuses innovations incrémentales d’OutreRhin. On peut expliquer ceci en caractérisant le processus même de l’innovation incrémentale. En effet, l’innovation ne se décrète pas uniquement dans les unités de recherche et développement mais dans l’interaction entre les différents secteurs de l’entreprise. Pour que l’invention, c’est à dire l’idée de départ, se constitue en innovation, il faut que des acteurs parviennent à lui donner du sens. Cette création de sens ne se réalise que par l’intermédiaire de « passeurs », qui réalisent des découvertes intermédiaires et des mises en œuvre concrètes. Le processus générateur d’innovation incrémentale, nous permet de justifier les bonnes performances allemandes dans des domaines de moyenne technologie tels que l’automobile, l’électronique, la chimie et les machines-outils. En effet, la dynamique des réseaux d’acteurs divers contribue à diversifier les milieux d’origines et les approches de ces différents « passeurs ». Or ces mêmes réseaux sont effectivement présents en Allemagne, entre les entreprises, les banques, les nombreux organismes publics et privés, les organisations syndicales, les domaines de la formation et de la recherche et les administrations des Länder. De même dans la perspective des chaînes de valeurs globales développée par Gary Gereffi, le fonctionnement en réseau peut constituer un atout considérable pour le développement de filières pilotées par l’amont. Or, dans ce type de filière la barrière à l’entrée est constituée par la technologie. Les firmes, qui sont logiquement dominantes dans ce système, sont en effet celles qui maîtrisent les processus d’innovation soit parce qu’elles innovent elles-mêmes, soit parce qu’elles articulent des compétences pour l’innovation. Gary Gereffi précise en effet qu’aujourd’hui aucune firme ne peut prétendre maîtriser l’ensemble du processus de 75 Sous la direction d’Isabelle Bourgeois, L’innovation technologique en Allemagne, performances et limites d’un système, Regard sur l’économie en mutation, Allemagne 2001, p 39-59 Page 71 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? l’innovation, et qu’elles ne peuvent que la provoquer par une organisation en réseau. Ainsi, dans cette perspective, les atouts de la maîtrise du cœur stratégique de recherche et développement alliée à une organisation en réseau sont essentiels pour développer des filières innovatrices. De ce fait, les statistiques économiques de 2007 confirment la très bonne santé de la compétitivité allemande dans ses domaines de spécialisation. Alors que la France annonce un déficit de sa balance extérieure de près de 39 milliards d’euro, l’Allemagne enregistre un excédent de près de 200 milliards d’euros, preuve s’il en est de la pertinence du modèle allemand. Un exemple de la performance de l’Allemagne sur les produits à forte valeur ajoutée pourrait être l’automobile qui, face à un marché en berne, a cependant réussi à augmenter ses ventes de 11%. Signe de la vigueur du modèle allemand, ses grands groupes ont vu leurs bénéfices augmenter plus rapidement que leurs concurrents américains. A l’inverse, les réseaux de financement d’entreprises, la mobilité limitée du personnel et les conditions de concurrence seraient, selon Florence Autret, peu favorables à la création de produits radicalement nouveaux. Bob Hancké76 ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « De plus les difficultés dans les tests, le processus long d’agrémentation du médicament et les coûts élevés dans la Recherche et Développement font peser sur ce secteur des risques financiers très importants. En conséquence, les systèmes institutionnels déréglementés dans le marché du travail et du capital, qui caractérisent les économies de marché libéral, sont les plus appropriés pour les secteurs de biotechnologies ». Si cet aspect pourrait nous conduire à relativiser la pertinence du modèle rhénan, les performances économiques allemandes dans le domaine des biotechnologies nous invitent à revoir notre jugement. Dès les années 1960, le gouvernement allemand a initié des politiques de développement pour la recherche en biotechnologies et, en 1996, il a lancé le concours BioRegio pour combler le déficit d’industrie de ce secteur. Aujourd’hui l’Allemagne se classe à la même place que l’Angleterre dans l’innovation biotechnologique. Or la biotechnologie est fondamentalement un domaine d’innovation radicale, qui se détache des domaines de spécialisation traditionnels de l’Allemagne axés sur des produits de moyenne technologie à forte valeur ajoutée. Ainsi, si la critique d’absence d’innovation radicale en Allemagne n’est 76 Bob Hancké, Varieties of capitalism revisited: Globalisation and comparative institutional advantage, la lettre de la régulation n°30: “Moreover, the difficulties in testing, the long-term nature of drug approval and the high R&D costs, make financial risk extremely high in this segment. As a result, the deregulated institutional arrangements in the labour and capital markets that characterise the liberal market economies are the most appropriate for this business line in bio-tech.”, p1-4 Page 72 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? pas dénuée de fondement, sa généralisation pourrait empêcher de percevoir certaines nuances du système productif allemand et surtout les progrès qu’il a pu obtenir sous le soutien gouvernemental. A.2. Un déficit dans les services ? Henrik Uterwedde identifie la relative absence du secteur tertiaire comme un défi de l’Allemagne actuelle : « née sous le signe de la société industrielle, celle-ci doit s’adapter à la logique d’une économie tertiarisée dont le savoir et la capacité d’innovation constituent les nouvelles ressources de compétitivité »77. De même, la spécialisation allemande, si elle permet de bonnes performances dans des innovations technologiques néglige de manière importante les compétences complémentaires telles que le management, le marketing, l’informatique etc. De ce fait, le comité de pilotage du rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité conclut « Les firmes allemandes ont tendance à trop miser sur la sophistication technologique et insuffisamment sur les attentes du marché et sur la réactivité à son égard. Tout l’enjeu consiste à renforcer ce dernier aspect, sans relâcher les efforts en faveur du domaine technologique.» En outre, malgré des réseaux étendus entre entreprises et centres de recherche, l’Allemagne peine à valoriser l’ensemble des innovations technologiques. Si les statistiques sur les brevets déposés, les publications scientifiques ou la part du commerce des biens riches en Recherche et Développement placent l’Allemagne largement en tête des pays européens, elle ne paraît pas maîtriser suffisamment le temps qui s’écoule entre l’innovation et son application marchande. Dans ce dernier domaine, l’Allemagne est bien moins compétitive que des pays tels que les Etats-Unis, le Japon ou Singapour. Pourtant, comme le reconnaît Florence Autret, les activités de service sont inégalement porteuses d’innovation. Ce sont des domaines tels que l’audit, le conseil ou les services informatiques qui sont riches en innovation, or ces derniers sont nettement plus présents en Allemagne que le laisseraient penser les statistiques globales sur le tertiaire. De plus, il faut considérer le fonctionnement du système allemand pour lequel l’importance des réseaux complets d’entreprises est une source d’information primordiale se substituant au recours important en France et en Grande-Bretagne aux sociétés de conseil. Comme nous 77 Henrik Uterwedde, Le « capitalisme rhénan » : défis d’adaptation et compétitivité virtuelle, La lente transformation du « modèle rhénan », Le modèle social en mutation, Allemagne 2001, sous la direction d’Isabelle Bourgeois, préface de René Lasserre, CIRAC, p 195-203, Page 73 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? l’avons vu dans la partie précédente, l’Allemagne manque de formations pour la stratégie, la gestion de projet, et les ressources humaines, or c’est véritablement à ce niveau que, dans l’otique du capitalisme cognitif, l’on peut reprocher son inadaptation au « tertiaire ». Si ce débat sur l’insuffisance du secteur tertiaire (Dienstleistungkultur) fait rage en Allemagne, il ne consiste pas pour autant en un risque majeur pour l’économie allemande. En effet les performances en berne de la France témoignent du fait qu’il faut mieux posséder une industrie solide sur laquelle se greffe des services, que l’inverse. La France, qui a cru par abus de langage que l’ère du « tertiaire » devait aboutir sur le recul des industries, affiche aujourd’hui des performances bien moins enviables que celles de l’Allemagne. Florence JanyCatrice, membre du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE) révélait, dans le Monde du 25 février 2008, la précarité de certains emplois de service : « Les emplois créés dans ces services l’ont été sur la base d’une durée du travail incroyablement faible. [...] Mais peut-on encore parler d’ « emploi » ?... Et faut-il s’enorgueillir d’une telle expansion ? ». Seule une ville comme Londres, qui s’est historiquement spécialisée dans les services de très haute valeur ajoutée, peut vanter les mérites du tout-service. Nous verrons par la suite que le débat allemand sur les services perd surtout de sa crédibilité lorsque l’on étudie le système puissant d’investissements directs allemands à l’étranger, qui conduit à l’externalisation des services et des activités commerciales, tout en préservant le cœur stratégique des activités en Allemagne. A.3. Une économie qui fait la course en tête dans le jeu international En Allemagne, il est symptomatique que les Investissements Directs à l’étranger (ID sortants) soient largement supérieurs aux Investissements Directs en Allemagne (ID entrants). Les ID allemands sont largement le fait du Mittelstand qui tente d’obtenir à l’étranger des avantages comparatifs en terme de coûts de main d’œuvre par exemple, ou d’accès aux marchés, tout en gardant sur le sol national le cœur de leur métier. Au contraire les ID entrants sont relativement faibles du fait de la cohérence du système socio-productif allemand qui ne facilite par la prise du capital d’une entreprise allemande par une firme étrangère. De plus les motifs d’ID entrants témoignent de l’attractivité du Standort Deutschland puisqu’outre la volonté d’avoir accès à la demande intérieure, il s’agit également de profiter des compétences du système socio-productif allemand. L’économie allemande et le modèle Page 74 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? rhénan comportent donc aux yeux des investisseurs étrangers des avantages comparatifs très importants. Pour revenir aux ID sortants, il s’agit de montrer en quoi ils témoignent de la très bonne intégration de l’Allemagne dans le capitalisme cognitif. En effet, tout en maîtrisant et perfectionnant son système, l’Allemagne parvient à trouver à l’étranger ce qui constituent ses faiblesses : le manque des services et les technologies high-tech. En effet comme l’explique Rémi Lallement78 « Concernant les ID allemands à l’étranger, ceci se traduit notamment par le fait qu’il s’agit très souvent d’activités commerciales ou de service implantées par des entreprises industrielles. [...] Les entreprises allemandes de la construction mécanique sont parvenues à renforcer leurs positions concurrentielles en intégrant des innovations microélectroniques de provenance étrangère. Depuis quelques années, un phénomène similaire se produit avec le cas déjà mentionné des biotechnologies : les savoirs accumulés dans ce domaine par les grandes firmes allemandes de la chimie-pharmacie, en grande partie via des petites unités de R&D contrôlées à l’étranger ou sous contrôle étranger en Allemagne, ont permis dernièrement à ce pays de se situer au deuxième rang mondial, derrière les EtatsUnis en tant que site de production et de développement ». Ainsi les débats sur le manque de services ou sur la faiblesse des activités de haute technologie en Allemagne paraissent moins pertinents, lorsqu’on s’aperçoit que ces activités sont externalisées pour mieux parfaire la spécialité industrielle de l’Allemagne. C’est d’ailleurs sur ce point que conclut Rémi Lallement en affirmant : « Dans cette optique, le développement des ID allemands à l’étranger témoigne indéniablement d’une tendance à la délocalisation, surtout en direction de pays à bas salaires d’outre-mer et, désormais, vers les PECO, en particulier pour des segments d’activité intensifs en travail peu qualifié, à faible valeur ajoutée et très sensibles à la concurrence par les coûts. Par ce biais, les entreprises allemandes sont parvenues à améliorer leur compétitivité prix. Au delà – et ce, tant pour les entreprises allemandes que pour les firmes étrangères installées outre-Rhin – les ID ont permis au « site Allemagne » de se repositionner en adaptant son appareil productif à la demande domestique et mondiale, en accentuant sa spécialisation sur des critères de compétitivité hors-prix : qualité et image de marque des produits, service à la clientèle, respect des délais de livraison, flexibilité et, in fine, capacité d’innovation. » 78 Rémi Lallement, Compétitivité : Investissement direct, compétitivité et attractivité, Regards sur l’Economie Allemande, n° 76, CIRAC, Mai 2006 Page 75 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Quand l’on adjoint à ces raisonnements l’idée que les ID sortants allemands vont de pair avec un gonflement du commerce extérieur puisque les composants importés sont ensuite réintégrés à des produits exportés, la plasticité du système allemand est alors totalement révélée. En effet l’Allemagne demeure le premier exportateur mondial en 2007 devant la Chine et les Etats-Unis. L’édition du Monde du 16 janvier 2008 accrédite ces bons résultats : « Une fois encore, la première économie de la zone euro a été soutenue par la puissance de ses exportations. En novembre, l'excédent commercial a atteint 19,3 milliards d'euros outre-Rhin, un niveau inégalé depuis dix-sept ans. ‘Le commerce extérieur a profité de la bonne croissance mondiale et contribué à plus de la moitié de la hausse du PIB’, détaille Matthias Rubisch, économiste à la Commerzbank. »79 Les exportations allemandes demeurent, avant les investissements étrangers, le moyen principal d’accéder aux débouchés étrangers. De cette idée Isabelle Bourgeois en tire des conclusions sur l’impératif d’innovation de ce système : « Cela est dû à une série de facteurs structurels. Le premier est la forte internationalisation d’une industrie qui, pour préserver sa compétitivité à l’export, innove essentiellement en rationalisant ses process »80. C’est la nécessité pour l’Allemagne d’innover pour rester compétitive à l’export qui fait de son modèle rhénan un système répondant en grande partie aux enjeux du capitalisme cognitif. L’ensemble des ces remarques ne conduit absolument pas à une conjecture négative prophétisant la disparition du modèle allemand mais bien plus vers un approfondissement de son attractivité et de sa performance à l’ère du capitalisme cognitif. B. Les acteurs politiques de cette compétitivité Une remarque liminaire consisterait à insister sur le fait que la présentation des acteurs se concentrera, dans cette partie, uniquement sur les acteurs politiques que sont, en Allemagne, l’Etat Fédéral et les Länder. Cependant l’Allemagne est caractérisée par une situation de multilatéralisme important dans l’ensemble des décisions relatives à la compétitivité, puisqu’elle intègre à la fois ces acteurs politiques mais aussi des organismes privés, des syndicats et des entreprises. Ce phénomène, à l’origine même des bonnes performances allemandes, sera exposé en détail dans la deuxième section de ce chapitre. Il 79 Marie de Vergès, Dynamique en 2007, l’économie allemande devrait ralentir en 2008, le Monde du 16 janvier 2001, édition numérique 80 Isabelle Bourgeois, Comment l’intelligence vient aux PME, (CIRAC), Regard sur l’économie allemande, n° 74/2005, pp. 29-36 Page 76 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? s’agit dès à présent d’évaluer les politiques et les orientations des décideurs publics et de les confronter aux impératifs du capitalisme cognitif. Les budgets de la recherche et développement ont été redéployés entre les différents acteurs, L’état est ainsi passé de 22,1% à 19,4% de 1991 à 1997 alors que les Länder ont vu leur budget s’accroître sur la même période de 16% à 18,2%. Présentant ces statistiques, Florence Autret81 n’en prend pas toute la mesure puisqu’elle se tient à caractériser uniquement la politique de l’Allemagne fédérale. Les Länder allemands qui, au cours de ces dernières années ont vu leurs compétences s’accroître de manière conséquente, sont en effet des acteurs majeurs de la politique de compétitivité. Le site du Ministère Fédéral de l’Economie allemand82 tient lui même compte de ces évolutions en inscrivant dans les buts à atteindre : « Nous voulons qu’à travers la mise en réseau de Standort régionaux économiques et de recherches ainsi que des Cluster thématiques, la compétitivité des entreprises soit consolidée». Les Länder occupent déjà depuis longtemps une place capitale quant à la définition de l’attractivité des régions. Cela s’explique en partie par le polycentrisme allemand et le principe de subsidiarité qui ont conduit les Länder à différencier leur territoire pour obtenir des avantages concurrentiels. Le passé de l’Allemagne l’a toujours conduite à privilégier la multiplicité des centres de pouvoirs d’où l’importance actuelle qu’ont pris les Länder allemands. Ainsi, il est essentiel de noter que les Länder ont obtenu une avance non négligeable sur le développement des territoires, car l’Allemagne possédait déjà de nombreux pôle de compétences quand la France commençait à développer la politique des pôles de compétitivité. L’avènement d’une politique européenne ambitieuse a plus ou moins desservi les volontés des seize Bundesländer. En effet, ils ont du évoluer avec un nouvel échelon susceptible de leur reprendre certaines compétences, mais ils sont parvenus à renégocier leur compétences et à ancrer la politique d’innovation dans un « régionalisme » certain. A l’occasion du transfert de certaines compétences au niveau européen (Traité de Maastricht, 1992), la Loi Fondamentale, définissant les compétences de chaque échelon, a été modifiée de sorte que « La logique intra-allemande de la répartition des compétences a été transposée aux compétences en matière d’affaires européennes [...] Et les structures entrelacées préexistantes 81 Florence Autret, L’innovation technologique en Allemagne, performances et limites d’un système, sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Regard sur l’économie en mutation, Allemagne 2001, p 39-59 82 www.bmwi.de Page 77 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? du système fédéral ont simplement été doublées. »83. Plus que le transfert de compétences à l’échelon européen, c’est le manque d’ambition de la réforme du fédéralisme de 2006 qui soulève des critiques, puisqu’elle n’a réussi ni à donner les marges de manœuvres suffisantes à chaque état, ni à parfaire une politique de redistribution égalitaire entre les Länder. Tout le défi rencontré est de permettre à chaque région de réaliser une véritable politique active de développement économique, sans en abandonner certaines qui moins à même de le faire. Henrik Uterwedde le résume ainsi « Il est possible de transformer le fédéralisme coopératif en un fédéralisme compétitif clarifiant et séparant les compétences, et redonnant ainsi plus d’autonomie aux Länder, au prix, il est vrai, d’une inégalité territoriale probablement plus accentuée ». En ce qui concerne les mesures prises par les Länder, il faut dès à présent mettre en garde contre l’option qui consisterait à attirer les entreprises grâce à une politique fiscale avantageuse. Jean François Thisse observe en effet « La concurrence sur les subventions entre régions rappelle la concurrence en prix entre firmes. Dans les deux cas, les grands bénéficiaires sont les clients, ici les entreprises. L’économie industrielle nous enseigne, et les marchés nous montrent, que les entreprises ont intérêt à différencier leurs produits afin d’éviter les effets dévastateurs pour elles d’une guerre des prix. Lorsque deux régions offrent des équipements similaires, les entreprises ont la possibilité d’extraire des régions des avantages fiscaux qui minent la capacité financière et augmentent le coût d’opportunité des fonds publics »84. Sous l’effet de l’intégration européenne, les Länder ont progressivement abandonné des politiques financières trop globales, comme l’explique Isabelle Bourgeois : « Ainsi, la réglementation communautaire relative aux subventions publiques limite la liberté des Länder pour inviter les entreprises (PME essentiellement) à s’implanter sur leur territoire : toute aide supérieure à 100 000 € sur trois ans versée à une entreprise est soumise à l’accord de la Commission. Cette disposition a incité les Länder à infléchir leur politique et à donner une plus large ampleur à une autre forme de soutien aux PME et à l’investissement : les programmes de prêts bonifiés proposés par leur banque régionale dédiée au soutien aux entreprises ». Mais les Länder allemands n’ont globalement pas uniquement mené des politiques fiscales avantageuses, ils ont également opté pour une politique d’ensemble passant par de bonnes infrastructures, un soutien aux réseaux développés et à l’intégration des différentes entreprises et centres de formation et de recherche présents sur leur territoire, ainsi 83 A. Eppler, Föderalismusreform und Europapolitik, Aus Politik und Zeitgeschichte, n°50/2006, décembre 2006 Jacques-François Thisse et Tanguy van Ypersele, Métropoles et concurrence territoriale, Economie et Statistique n°326-327, 1999- 6/7, p 19-29 84 Page 78 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? que des politiques de formations ambitieuses. Grâce à leur politique volontariste, les Länder parviennent à transformer des ressources en actifs spécifiques, vecteurs de l’augmentation de leur pouvoir de négociation vis à vis des entreprises. Des Länder comme la Rhénanie du Nord Westphalie et encore davantage le Land de Bavière ont compris, avant l’heure, qu’il fallait mettre en place une politique de développement économique local ambitieuse, fondée sur une spécialisation qui leur donnerait un pouvoir de négociation face aux entreprises. Ainsi Le Land de Bavière a décidé en 1995 d’intégrer, au sein de sa politique structurelle « Offensive Zukunft Bayern », la remise d’un prix à une entreprise très innovante de son territoire. Elle mène ainsi, à son échelle, des politiques conçues dans le même esprit qu’Excellenzinitiative ou BioRegio que nous présenterons par la suite. Isabelle Bourgeois résume ainsi ce processus : « Tout l’art consiste pour chaque Land à concevoir son propre projet de développement territorial et à mêler intelligemment, lors de sa mise en œuvre, fonds extérieurs et ressources propres. Il en va de son identité comme de son positionnement dans la concurrence entre les Länder qui se trouve avivée aujourd’hui, notamment du fait de la globalisation, par une mobilité des facteurs, dont ces ressources humaines à l’importance stratégique dans l’économie du savoir ». La région de Bade-Wurtemberg est ainsi symptomatique puisqu’elle possède des métropoles d’innovation nombreuses. De même la Ruhr qui fut autrefois un pôle dans l’énergie du charbon et de l’acier, a utilisé les infrastructures existantes pour développer la logistique. De plus les Länder ont développé une politique proactive en matière de technologie high-tech pour remédier à une faiblesse de la compétitivité allemande. Isabelle Bourgeois donne l’exemple du Bade-Wurtemberg qui « fourmille d’exemples à cet égard, concernant la réorientation high-tech de ses pôles industriels » ou bien de la Saxe qui « pour sa part illustre une stratégie de planification vertueuse : la graine a pris sur la base d’une culture industrieuse et d’une tradition industrielle qu’il a suffi de ranimer et d’ancrer d’entrée de jeu dans le high-tech »85. L’Union européenne n’est pas en reste puisqu’elle est parvenue à coupler en Allemagne le développement territorial aux mesures de soutien au développement économique tournées vers les pôles de compétitivité high-tech. Le schéma suivant témoigne que la politique de spécification des actifs menée par les Länder tend à encourager les réseaux qui sont eux-mêmes porteurs de la compétitivité et de l’innovation du territoire. 85 Sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Allemagne, compétitivité et dynamiques territoriales, Travaux et documents du CIRAC, p 1-28 Page 79 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Politiques de spécification des actifs pour acquérir un avantage compétitif Compétitivité du territoire Maintien sur le territoire d’une forte activité Les entreprises sont attirées sur le territoire Théorie de la proximité: les externalités de connaissance, de communication et les effets d’agglomération INNOVATION Lieu de productions de savoirs grâce à l’échange des connaissances et des transferts technologiques Figure 4 - Le cercle vertueux des politiques proactives des Länder d’Allemagne De cette importance croissante que prennent les Länder, il ne faut pas conclure en l’absence de politiques fédérales en matière d’innovation et de soutien à la performance économique. Ces dernières complètent les politiques régionales et tendent même à favoriser la compétition entre les Länder. Il en va par exemple de la politique BioRegio lancée en 1995 en faveur de la promotion des biotechnologies, pour laquelle l’Etat fédéral a misé uniquement sur les régions dynamiques. Plus récemment encore, l’initiative Excellenz a mis en concurrence les différentes universités d’Allemagne dans des secteurs d’innovation de pointe. Ces dispositifs d’incitation mis en place par l’état fédéral tiennent compte de la nouvelle configuration décentralisée de l’innovation. Page 80 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Comme nous allons le voir dans la partie suivante, l’état fédéral détient également des compétences plus globales de cadrage légal de l’innovation et même de la formation. A ce titre, il a multiplié, ces dernières années, des politiques transversales recouvrant plusieurs champs de la promotion de l’innovation. Cet aperçu des différentes politiques nous permettra d’apprécier l’action fédérale et, d’une manière plus globale, la capacité de l’Allemagne à s’intégrer dans ce qui pourra être, la nouvelle donne économique internationale. Section 2 - Un ensemble de politiques publiques en adéquation avec les nouveaux enjeux ? A. Des politiques transversales d’innovation Nous avons délibérément choisi d’entendre une conception large du système d’innovation, qui s’étend à toutes les structures économiques et institutionnelles du système de production. Pour cette raison, nous considérons que les politiques publiques de l’innovation sont aussi bien sociales, fiscales, et financières que technologiques. Les autorités publiques allemandes sont conscientes de la nécessité de promouvoir une telle politique holiste de l’innovation : « Quand on poursuit l’objectif d’un soutien ciblé à l’innovation, il faut tenir compte des différents facteurs qui l’influencent. Les découvertes scientifiques et les prototypes construits dans les laboratoires de développement sont un élément important. Mais pour que les idées et inventions se transmuent en innovation, il faut qu’il y ait de fortes incitations à leur commercialisation et à leur large diffusion. Les facteurs décisifs sont alors notamment l’état de la concurrence sur les marchés, les possibilités d’accéder aux capitaux, la culture du risque et de l’aptitude au changement dans la société, la présence en nombre suffisant d’un main d’œuvre qualifiée, l’existence de règles favorables à l’émergence de l’innovation, reposant sur des normes, des standards, la brevetabilité, des lois et règlements, etc. – une politique moderne de l’innovation doit prendre en considération l’ensemble de ces facteurs »86. Nous essayerons cependant de nous arrêter sur les politiques majeures de soutien à l’innovation, sans prétendre aucunement à l’exhaustivité. Il s’agira de conceptualiser les politiques économiques et technologiques d’innovation, aidé d’aspects financiers et fiscaux. 86 www.bmbf.de Page 81 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? A.1. De la politique publique en direction des réseaux Afin d’améliorer les performances de l’Allemagne dans le domaine des innovations incrémentales, l’encouragement aux réseaux économiques est, comme nous l’avons vu, nécessaire. En effet comme nous le rappelle le groupe franco-allemand sur la compétitivité (2001)87 : « l’aptitude à innover [d’une firme] dépend de manière croissante de la qualité des relations qu’elle entretient avec son réseau de partenaires : fournisseurs, clients, instituts de recherche, centres de formations, etc.». De la même manière certains théoriciens du capitalisme mettent au cœur des enjeux, l’impératif de l’innovation : « Si nous avons défini le capitalisme cognitif comme une forme historique émergente dans laquelle l’accumulation est fondée sur l’exploitation systématique de la connaissance et des informations nouvelles, c’est aussi un régime dans lequel l’innovation, en un sens large (voisin du terme Schumpetérien originel) occupe une place centrale.[...] La constitution de réseaux répond en partie à un souci de profiter des complémentarités stratégiques dans la production d’innovation. »88 En effet, outre les externalités du réseau définies précédemment, les entreprises ont aujourd’hui intérêt à miser sur des standards pour développer de nouvelles technologies. La nécessité des compatibilités entre les différentes technologies les conduit à partager une partie de leurs connaissances. Ainsi les clusters regroupent souvent des technologies connexes qu’il va s’agir de rendre conciliable au travers de relations souvent informelles. Comme le résume les auteurs « La constitution de réseaux répond en partie à un souci de profiter de complémentarités stratégiques dans la production d’innovations ». On entrevoit, dès à présent, toute la difficulté de ce type de politique, qui associe à des structures administratives hiérarchiques, des dynamiques beaucoup moins formelles de réseaux. En effet, par définition, le réseau associe des acteurs et des institutions dont les relations plus ou moins étroites sont à l’origine de synergies, or, cette idée est en opposition avec l’unilatéralité qui caractérise l’action des pouvoirs publics. Même si cette unilatéralité doit être nuancée, au regard des études de la sociologie de l’action publique, la fluidité et la réciprocité des réseaux d’entreprises demeurent indéniablement plus denses que dans l’action publique. Les réseaux économiques se créant de manière spontanée dans des territoires, la 87 Henrik Uterwedde, Gabriel Colletis, Jean-Louis Levet, « Compétitivité globale, une perspective francoallemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité », Commissariat général au Plan, La documentation française, Paris, 2001, p 127 88 Programme de recherche d’A. Corsani, P. Dieuaide, M. Lazzarato, J-M. Monnier, Y. Moulier-Boutang, B. Paulré et C. Vercelonne, Le capitalisme cognitif, comme sortie de la crise du capitalisme industriel, Modélisations appliquées, Trajectoires institutionnelles, Stratégies socio-économiques, Unité Mixte du CNRSUniversité Paris 1, n° 8595. Matisse. Page 82 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? logique traditionnelle de top down employée par les pouvoirs publics n’est pas toujours pertinente. Une digression sur la situation française nous permettra de mieux comprendre cet aspect des choses. On considère souvent que la politique des pôles de compétitivité est la première politique française de développement territorial, mais en réalité, dès 1960, la DATAR avait lancé la politique de métropoles d’équilibres. Celle-ci consistait à concentrer les financements de l’Etat sur certaines métropoles, auxquelles on attribuait une spécialisation industrielle. C’est à cette occasion que Toulouse s’est vu doté de l’industrie aéronautique, Grenoble de l’énergie nucléaire et Marseille d’un port moderne et d’une industrie lourde. Si cette politique a fonctionné pour le cas de Toulouse et de Grenoble, c’est parce que ces industries consacraient des technologies d’avenir et que les conditions nécessaires de ces industries étaient déjà présentes sur le terrain. L’état d’esprit qui a présidé à la mise en place des pôles de compétitivité fut le même, bien que l’économie géographique ait pu montrer qu’on ne crée pas de réseau de toutes pièces par simple financement, car celui-ci dépend avant tout de la volonté des acteurs présents sur le terrain. En Allemagne, comme nous l’avons montré dans la première partie, le polycentrisme et le principe de subsidiarité ont conduit au développement spontané de réseaux. Il ne faut pas perdre de vue à l’heure du capitalisme cognitif, cet atout considérable que possède l’Allemagne. En Allemagne, cette logique de réseau est tellement ancrée dans le fonctionnement économique que « ce sont les entreprises qui se tournent généralement vers les pouvoirs publics pour les inclure dans la constitution de leur propre réseau de développement et leur demander, le cas échéant, d’exercer à leur tour leurs responsabilités en veillant à entretenir un cadre favorable aux activités.»89 A l’inverse, en France, la logique de réseaux est beaucoup moins prégnante, et la logique de top down employée par les pouvoirs publics peine clairement à montrer ses effets. Les autorités publiques sont donc dans l’obligation de réinventer une politique publique adaptée qui puisse favoriser et encourager la constitution de réseaux. A partir de ces analyses, il semble préférable de favoriser des politiques transversales et processuelles, développées à partir de projets et de réseaux, qui tendent d’ailleurs à être développées Outre-Rhin. La première édition 2008 de la compétition « Réseau de compétences 2008 » (Kompetenznetz 2008) témoigne de la prise en compte de cette nécessité dans l’agenda politique allemand. Le but de la compétition était de récompenser des réseaux de compétences économiques beaucoup plus intégrés et performants que la moyenne des réseaux. Par exemple le premier prix fut décerné au réseau « bwcon » du Bade-Wurtemberg qui prodiguait aux jeunes entreprises de 89 Sous la direction d’Isabelle Bourgeois, Allemagne, compétitivité et dynamiques territoriales, Travaux et documents du CIRAC, p 1-28 Page 83 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? technologie, un soutien sur le management et des services de conseil. Dans le cas présent, le prix permet à la fois d’encourager les réseaux, mais aussi les compétences complémentaires peu développées en Allemagne, que sont le management et le conseil et la politique d’assistance aux entreprises nouvelles90. Le groupe franco-allemand sur la compétitivité91 nous donne un aperçu encore plus précis de ce qui pourrait être réalisé « Il s’agit de mettre en place des dispositifs stimulant les interactions entre le monde de l’industrie et celui de la recherche, par exemple à travers des procédures d’évaluation et des assouplissements de statut incitant les chercheurs à coopérer plus étroitement avec les entreprises. »92 A.2. Une politique de droit contractuel et de coopération Le droit allemand des entreprises et des relations entre entreprises et organismes publics est déjà largement fondé sur un droit contractuel. Steven Casper93 montre en effet, qu’en Allemagne, les relations contractuelles interentreprises sont largement encouragées par l’ensemble du système économique. En effet, le gouvernement allemand promeut ces contrats, pour lesquels les Tribunaux allemands autorisent des clauses non contraignantes, à la condition qu’elles respectent les législations des associations industrielles et patronales allemandes. C’est donc un jeu à trois entre : le gouvernement, les tribunaux et les associations industrielles et patronales, qui entretient la vigueur d’un système de droit contractuel, totalement absent dans les pays anglo-saxons. Le droit contractuel allemand encourage les relations interentreprises, qui sont elles-mêmes à l’origine des performances dans l’innovation incrémentale et dans la différenciation des produits. Le soutien à ce type de droit est donc lié à son rôle dans le système productif d’ensemble. 90 http://lexikon.bmwi.de/BMWi/Navigation/Presse/pressemitteilungen,did=234534.html Henrik Uterwedde, Gabriel Colletis, Jean-Louis Levet, Compétitivité globale, une perspective francoallemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, Commissariat général au Plan, La documentation française, Paris, 2001, p 143 92 ibid 93 Steven Casper, The Legal Framework for Corporate Governance : The Influence of Contract Law on Company Strategies in Germany and the United States, 2001, Varieties of Capitalism, the Insitutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford University Press 91 Page 84 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? B. Une politique de soutien aux forces vives de l’économie B.1. Une Politique de soutien aux PME Les PME allemandes concentrent, à elles seules, 40 % du PIB allemand, 70 % des emplois et jusqu’à 83 % des places d’apprentissage, ce qui explique l’importance numérique des politiques de soutiens qu’a développées l’Allemagne en leur direction. Elles sont encore aujourd’hui au centre de toutes les préoccupations puisque comme l’explique Angela Merkel94 : « Nous savons que seulement si nous sommes innovants – et cela vaut aussi bien pour les PME que pour les autres entreprises – nous pourrons durablement assurer notre prospérité en Allemagne ». En outre, le secteur privé contribue en Allemagne à deux tiers des efforts de recherche et développement, ce qui fait de ce dernier, un partenaire primordial de la politique de l’innovation. Ainsi, selon Isabelle Bourgeois, « Si la face la plus immédiatement visible des politiques d’innovation porte sur le soutien aux technologies clefs (biotechnologies, nanotechnologies, TIC, etc.) ou sur le développement de pôles d’excellence en matière de recherche fondamentale et de compétences scientifiques ou universitaires, leur effort principal vise depuis toujours le soutien au PME »95. Ces mesures, qui ont été initiées à partir des années 1960, comprennent un vaste panel d’actions : programmes d’aide au financement, d’accompagnement des transmissions d’entreprises (y compris par des mesures fiscales), d’aide à l’exportation, à la formation, et à la mise en œuvre des TIC. Sur son site Internet, les mesures qu’Angela Merkel souhaite mettre en place en faveur des PME, témoignent de la diversité des chantiers : réforme sur les droits de succession, sur la diminution des coûts salariaux, sur la réforme administrative et la dé-bureaucratisation, et sur l’incitation à l’innovation (kleine und mittlere Unternehmen Innovative). Cette importance des programmes d’action en direction des PME s’explique par l’organisation bicéphale que prend l’action de l’état fédéral sur ce sujet, puisqu’aussi bien le Ministère de l’Economie (BMWI) que le Ministère de la Recherche (BMBF) s’impliquent activement. Ainsi, les mêmes mesures en direction des PME font l’objet d’explication sur les deux sites internet, que ce soit PRO INNO 94 http://www.bundeskanzlerin.de/Webs/BK/DE/Aktuelles/VideoPodcast/video-podcast.html, « podcast zum Mittelstand », 5 octobre 2007 95 Isabelle bourgeois, Comment l’intelligence vient aux PME allemandes, regards sur l’économie allemande, n°74/2005, pp 29-36 Page 85 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? II (amélioration des compétences des PME par la coopération avec d’autres entreprises et des institutions de recherche en Allemagne et à l’étranger), NEMO (encouragement au développement de réseaux de PME et d’organismes de recherche dans les nouveaux Länder) ou encore intec.net (recherche de partenariat et de coopération à l’étranger). Les passerelles sont donc nombreuses entre les différents dispositifs des deux Ministères - par exemple l’Offensive pro Mittelstand de 2003 relie certains des programmes - même si le Ministère de l’Economie mène une approche d’économie générale, tandis que le Ministère de l’Enseignement et la Recherche se concentre davantage sur les grands projets de recherche. La politique allemande de l’innovation s’est, de ce fait, développée en apportant une aide aux entreprises nouvellement créés, pendant leur phase de démarrage, tout en les incitant à investir dans les activités de recherche et développement.96 Les Länder mènent également une politique proactive en direction des PME. La Rhénanie du Nord-Westphalie a ainsi fondé en 2003 une Fachhochschule privée ayant pour mission de former les futurs dirigeants des PME. Cette mesure n’est que le volet apparent d’une politique structurelle importante en faveur du Mittelstand local. Le Land de BadeWurtemberg a choisi de mettre à disposition des PME un serveur sur l’e-business regroupant de multiples informations sur leur gestion au quotidien. Quant à la ville hanséatique de Hambourg, elle propose un programme d’aide à la création d’entreprise. Cependant il nous semble que le soutien apporté pendant les premières années suivant la création est encore trop faible or c’est ce soutien que le groupe franco-allemand sur la compétitivité considère comme majeur : « L’enjeu majeur semble moins porter sur l’aide à la création d’entreprise que sur l’assistance qu’il convient de porter aux entreprises nouvellement créées pendant leur phase de démarrage.»97 C’est à ce niveau que la politique allemande en direction des PME pourrait encore être améliorée. Il n’en demeure pas moins que le dynamisme des PME allemandes est un élément essentiel de sa compétitivité, leur forte activité exportatrice est d’ailleurs regardée avec intérêt par les autorités françaises. Elie Cohen résumait cette idée dans un entretien au Monde : « Le problème de la France est que depuis 1999, avec la formidable accélération du commerce international et de la croissance mondiale, elle n’a pas su répondre à cette demande nouvelle pour une raison simple : la France manque de ce tissu de PME innovantes et exportatrices qui font le dynamisme de l’Allemagne, pour ne prendre qu’un exemple proche. La France a donc 96 Henrik Uterwedde, Gabriel Colletis, Jean-Louis Levet, Compétitivité globale, une perspective francoallemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, Commissariat général au Plan, La documentation française, Paris, 2001, p 139 97 ibid Page 86 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? vu sa part de marché dans les exportations en zone euro et hors zone euro baisser. A titre d’exemple, nous disposons en France de deux fois moins de ces grosses PME innovantes et exportatrices qu’en Allemagne ».98 Lorsque M. Nicolas Sarkozy annonce, au vu des chiffres du déficit commercial, qu’il souhaite que les grandes entreprises présentes à l’international soutiennent les PME françaises, il ne fait que reprendre un système qui fait depuis longtemps recette en Allemagne. A cette idée il faut également ajouter que les PME allemandes dynamiques et exportatrices sont également souvent présentes dans des secteurs de niches à forte valeur ajoutée. B.2. Une politique de soutien à des organismes publics et privés La promotion de ce qui fait une des particularités du système allemand, à savoir les organismes privés de soutien aux réseaux tels que la fondation Steinbeis ou la fondation Fraunhofer, est également symptomatique de la politique de coopération allemande. Ces dernières ont d’ailleurs vu leurs dotations financières en provenance de l’état augmenter, à mesure que les financements aux organismes publics demeuraient stables. Le groupe francoallemand sur la compétitivité permet de mieux appréhender le rôle de ces structures : « Comme le montre l’exemple de la fondation Steinbeis, les politiques de développement territorial s’efforcent de faire jouer des effets de synergies entre les différents acteurs locaux et, dans la mesure du possible, en liaison avec des partenaires extérieurs. En ce sens, il importe pour le développement territorial de coordonner l’action des différents acteurs concernés en fonction d’intérêts communs. »99 La politique menée par le gouvernement fédéral passe par des organismes du type de AiF qui offre une structure décentralisée proche des entreprises. Cet organisme cible d’ailleurs clairement sa mission : « comme porteur et promoteur de la politique de l’état fédéral concernant la recherche de la communauté industrielle, il offre des conseils pratiques pour l’innovation »100. A ce titre cet organisme sert de relais pour mener la politique fédérale, qu’il s’agisse des politiques PRO INNO II, NEMO, intec.net, ou encore de la politique de recherche au sein des Fachhochschule. Ainsi l’Allemagne a depuis longtemps associé à une politique directe de soutien à l’innovation, une 98 Elie Cohen, membre du conseil d’analyse économique, Après la période 1978-1985, nous assistons à une désindustrialisation en France depuis 2002, Entretien du Monde, du 18 février 2008, édition numérique 99 Henrik Uterwedde, Gabriel Colletis, Jean-Louis Levet, Compétitivité globale, une perspective francoallemande, Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité , Commissariat général au Plan, La documentation française, Paris, 2001, p 134 100 www.aif.de Page 87 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? politique qui consiste à soutenir des organismes privés ou publics établissant un contact direct et de proximité avec les entreprises, les organismes de recherche et de formation. Les relations sont également étroites entre l’Etat et les organisations patronales. Ainsi, par exemple, le système de formations professionnelles est financé par l’état et géré par les organisations patronales et les syndicats, au niveau des industries. Ceci permet de faire pression sur les grandes entreprises pour recruter des apprentis, négocier des catégories de qualification au niveau des entreprises et, de cette manière, faire en sorte que la formation réponde aux besoins de l’entreprise. Les organisations patronales fortes peuvent assurer les fonctions de contrôle et de persuasion. De même en ce qui concerne la politique de l’innovation l’Etat Fédéral, comme les organisations patronales, encouragent la diffusion des technologies nouvelles et déterminent les domaines où les compétences du territoire peuvent être améliorées. On peut pratiquement parler d’une externalisation de la politique d’innovation à des acteurs locaux ancrés dans une approche nouvelle de développement du territoire. B.3. Une lacune dans le high-tech ? L’influence du capitalisme anglo-saxon étant marquée à différents niveaux du système allemand, il nous semble que la création d’un segment de marché financier voué aux actifs d’entreprises risqués participe de cette logique. Ainsi désormais au delà d’assurer le financement du risque grâce à des organismes publics, l’action gouvernementale vise à développer le marché privé du capital risque. Cette politique, couplée à une politique de développement high-tech, pourrait à long terme développer les secteurs de hautes technologies. Cette idée participe de la notion d’innovation radicale que nous avons définie plus tôt. En effet ces innovations radicales, moins présentes en Allemagne, sont plus à même de développer des biens de hautes technologies des marchés émergents. A ce titre, l’Allemagne doit tenter de s’engouffrer dans ces marchés porteurs afin d’intensifier encore davantage sa compétitivité. Les budgets de recherche témoignent de cette nouvelle priorité puisque l’on trouve, sur les sept secteurs concentrant 30% des dépenses, l’environnement, l’énergie, la santé et les technologies médicales, les biotechnologies, les matériaux et la chimie ainsi que l’aéronautique et les technologies hypersoniques. Dans le site du Ministère de l’Enseignement et de la Recherche, au même titre que la Recherche ou l’Enseignement, le high-tech a également son propre onglet avec l’ensemble des programmes qui lui est lié. Page 88 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? Cependant il faut dès à présent se prémunir contre une tendance qui consisterait à multiplier les champs d’innovation allemande car, encore une fois, ce qui fait la force de l’Allemagne c’est sa spécialisation sur certains domaines relativement restreints. A contrario la France, qui possède une spécialisation beaucoup plus diluée, ne parvient pas à afficher de si bons résultats. Nous avons pu montrer que l’Allemagne avait des fondations solides pour demeurer aussi compétitive dans l’avenir qu’elle l’est aujourd’hui. En s’inscrivant dans la filiation du capitalisme cognitif, cette compétitivité revêt des aspects nouveaux. En effet, cette configuration économique nous permet de mettre en avant l’adaptabilité de l’Allemagne à une accumulation centrée sur les connaissances. Sa capacité à former tout au long de la vie par l’apprentissage professionnel, son aptitude à enseigner des savoirs en action grâce au système dual et enfin sa faculté à mettre en relation des acteurs d’univers variés au moyen de ses nombreux réseaux, lui procure un avantage substantiel pour s’inscrire dans ce nouveau contexte. Outre l’importance des compétences, le capitalisme cognitif place également au centre l’impératif d’innovation. A ce titre, nous avons pu montrer que l’architecture de la société productive allemande ainsi que les modes de coordination qui s’exerçaient en son sein, révélaient l’attention portée à l’innovation. L’économie allemande risquerait de prospérer encore d’avantage si le capitalisme cognitif se révélait adapté à la configuration économique des années à venir. Nous ne pouvons que le souhaiter car ce capitalisme présage également que l’épanouissement de la puissance économique soit associé à un retour à la conception égalitariste qui prévalait autrefois. Page 89 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? CONCLUSION Au cours des précédents développements, nous avons tenté de caractériser le modèle allemand, à partir de conceptualisations retenues d’auteurs, en se distinguant par une focalisation d’ensemble sur les modes de gouvernement propres à ce modèle. Dans une approche comparative et institutionnelle, nous avons tenté, par la suite, de caractériser les changements qu’il pouvait connaître et de les confronter au modèle anglo-saxon. Nous avons alors cherché à fuir deux types de littérature : celle focalisée sur les institutions et les diverses manières dont elles reproduisent des schèmes d’action stables et permanents, et celle dans laquelle une grande capacité perturbatrice est attribuée aux pressions de la globalisation. La deuxième question, que nous nous sommes posée au cours de ce mémoire, est relative à l’éventuelle adaptation du modèle rhénan à une nouvelle configuration : le capitalisme cognitif. Nous avons alors pu montrer que l’Allemagne avait les préalables nécessaires à l’assimilation de celui-ci. Au delà de la présence d’institutions en adéquation avec cette nouvelle phase de capitalisme, l’Allemagne possède les conditions de l’évolution de son système. Le simple fait que les contenus de nombreuses normes, régulations, lois et institutions fassent systématiquement l’objet de renégociations, peut parfois être à l’origine de lenteurs dans le processus de transformation, mais il garantit a contrario que ces changements aient lieu. Ainsi, par exemple, la formation professionnelle en Allemagne est l’exemple type de la théorie du changement institutionnel par conversion101. En effet, le contenu de celle-ci peut faire l’objet d’une redéfinition permanente des objectifs, en fonction du contexte et de la stratégie des acteurs. Peter A. Hall et David Soskice102 accréditent cette idée en mettant en avant les avantages des marchés coordonnés, en présence d’un choc externe : « Les économies politiques nationales sont fréquemment soumises à des chocs exogènes provenant d’une économie mondiale dans laquelle les technologies, les produits et les goûts sont en constante mutation. Souvent, ces chocs ébranlent les équilibres autour 101 Robert Boyer, Les analyses historiques comparatives du changement institutionnel : quels enseignements pour la théorie de la régulation? L’Année de la Régulation, Economie, Institutions, Pouvoirs, n°7, 2003-2004, Presses de Sciences Po, p 176-177 102 Peter A. Hall et David Soskice, Les Variétés du Capitalisme, l’Année de la Régulation, n°6 2002-2003, Presses de Sciences-Po, 2003, p 47-115 Page 90 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? desquels les acteurs économiques coordonnent leur action, et se heurtent aux pratiques traditionnelles des entreprises. En réponse à ces défis, les entreprises s’efforcent de modifier leurs pratiques afin de préserver leurs avantages en termes de compétitivité, y compris les avantages comparatifs institutionnels. Ainsi, une grande partie du processus d’ajustement sera orientée vers la reconstruction institutionnelle de l’avantage comparatif. Sous l’effet de ce processus, les entreprises et les individus seront appelés à modifier leurs investissements relationnels, dans une recherche de compétences nouvelles impliquant la création de nouveaux lien avec d’autres entreprises ou avec les salariés. [...] Cette proposition comporte plusieurs corollaires. Premièrement, si nous prévoyons que les entreprises s’efforceront de soutenir ou de rétablir les formes de coordination sur lesquelles elles avaient bâti leur compétitivité, il demeure qu’après un choc économique, ces efforts pourraient nécessiter une modification des institutions et des pratiques présentes dans l’économie. Deuxièmement, l’importance du savoir commun pour la réussite des interactions stratégiques implique une certaine asymétrie dans le développement potentiel de ces systèmes. Dans la mesure où ils ont peu d’expérience d’une telle coordination sous-tendant le savoir commun requis, les économies de marché libérales éprouveront une certaine difficulté à développer la coordination hors marché telle qu’elle s’effectue couramment dans les économies de marché coordonnées, même lorsque les institutions appropriées peuvent être mises en place. Dans la mesure où les relations de marché n’exigent pas les mêmes niveaux de savoir commun, toutefois, les économies de marché coordonnées qui déréglementent afin de se rapprocher des économies de marché libérales, ne rencontrent pas ces contraintes. [...] Les récentes difficultés auxquelles s’est heurté le système allemand de coordination des salaires illustre parfaitement le type de problèmes d’ajustement que les économies de marché coordonnées sont susceptibles de rencontrer. [...] Dans certains secteurs, les grandes entreprises ont désormais rationalisé leurs activités afin de profiter des opportunités offertes par une plus grande intégration internationale, délocalisant certaines activités à l’étranger et reconfigurant leurs filières d’approvisionnement. Il en résulta qu’elles sont devenues de plus en plus vulnérables aux interruptions de production, et par là même hostiles aux lock-out. Néanmoins, cette nouvelle attitude a perturbé l’équilibre préexistant. Sans la coopération des grandes entreprises, les organisations patronales ne sont plus en mesure d’organiser efficacement la résistance aux revendications salariales ? Il en résulte que certaines entreprises, de tailles plus modeste, ou moins efficaces, tendent à ne plus le faire. D’autre part, les leaders syndicaux, qui normalement seraient tentés d’avaliser des augmentations de salaire modestes dans le but de préserver l’emploi, se trouvent désormais dans l’incapacité Page 91 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? de le faire à cause des pressions qu’ils subissent de la part de leurs militants, dont les revendications ne sont plus freinées par la menace d’un lock-out. Il en a résulté une certaine détérioration de l’efficacité de la coordination autour des salaires, et de celle des organisations patronales dans certains secteurs de l’économie allemande. Ceci est le type même du problème d’ajustement que l’on rencontre souvent dans les contextes de coordination. Il existe cependant de bonnes raisons de croire qu’une coordination efficace peut être rétablie dans la plupart des cas. Comme le souligne Thelen [2001], de tels problèmes ne sont pas inconnus dans les économies de marchés coordonnées. Les équilibres autour desquels les acteurs coordonnent leurs activités ont été perturbés de nombreuses fois dans le passé par divers chocs économiques. Dans chacun de ces cas, de nouveaux équilibres ont été atteints par des processus de négociation et de compromis »103. * Il est important de percevoir la distinction entre des phases de capitalismes, telles que le fordisme et hypothétiquement le capitalisme cognitif, avec leur réappropriation nationale à travers des modes de croissance. En effet, il nous apparaît qu’il est fort peu probable qu’un état se conforme au mode de croissance d’un autre état. Cependant l’ensemble des versions nationales fut baigné par un contexte commun de capitalisme fordisme et le seront peut-être avec le capitalisme cognitif. Notre but n’était donc pas, à travers la comparaison entre capitalismes géographiquement situés, de nier les possibilités de changement, de renégociation, de recombinaison, de conversion ou même de sédimentation des modèles. Le modèle allemand a subi une évolution notable dans le concept même de consensus qui, longtemps symbole de l’équité à l’allemande, consacre aujourd’hui le déséquilibre du rapport social. En effet le consensus aujourd’hui revêt des aspects nouveaux lorsqu’il est utilisé pour négocier « des pactes de compétitivité ». C’est d’ailleurs ce que constate René Lasserre104 lorsqu’il affirme : « Les réformes ont certes restauré la confiance, mais le consensus économique allemand n’est plus tout à fait ce qu’il était. » 103 Peter A. Hall et David Soskice, Les Variétés du Capitalisme, , Traduction de l’ouvrage Varieties of Capitalism, The Institutional Foundations of Comparative Advantage, dirigé par Peter A. Hall et David Soskice, publié en 2001 par Oxford University Press. Il a été traduit par Eduardo Diaz. L’Année de la Régulation, Economie, Institutions, Pouvoirs, n°6, 2002-2003, Presses de Sciences Po, p. 113- 115. 104 René Lasserre, La confiance sans le consensus ?, 29 février 2008, Editorial de la Revue sur l’Economie Allemande, Bulletin économique du CIRAC, n° 85, mars 2008. Page 92 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? La conceptualisation du changement des institutions et des capitalismes comporte des difficultés de taille. Pourtant, les théoriciens du capitalisme cognitif pourraient se pencher sur les modalités qui tendraient à faire émerger globalement ce nouveau capitalisme. En effet outre la théorisation intégrée d’un nouveau capitalisme, il peut être intéressant d’approfondir les conditions de son émergence. Encore une fois, si nous considérons que les schémas nationaux sont marqués par des institutions nationalement et historiquement construites, nous n’estimons pas que le changement soit impossible. L’histoire ne nous semble pas devoir être assimilée à l’isomorphisme ou au mimétisme. Cependant, ce travail de définition du changement des institutions suppose que l’on se penche sur un chantier idéologiquement très épars. En effet doit-on considérer un changement à la marge, un changement par la crise ou une dépendance au sentier ? Il semble que les auteurs du capitalisme cognitif se situent d’avantage dans une tradition d’analyse du changement en termes de distribution du pouvoir. Si cette analyse peut d’après R. Boyer105 faire l’objet d’amélioration avec l’ajout des phénomènes de sédimentations, de conversion et de restructurations des institutions, elle n’en est pas moins pertinente pour juger de la pertinence du capitalisme cognitif. En effet, le capitalisme cognitif, dont l’accumulation est centrée sur les compétences, pourrait donner une centralité nouvelle au rapport capital travail. A ce titre, les salariés retrouveraient un pouvoir de négociation de premier rang, qui leur permettrait de voir les institutions évoluer en leur faveur. A long terme, cette évolution contredirait René Lasserre, puisque la confiance serait de nouveau accompagnée du consensus. Il serait alors utile d’utiliser des indicateurs pour mesurer ces faits, le salaire réel ne suffisant pas, peut-être faudrait-il réfléchir à des indicateurs plus qualitatifs ? (Sans oublier des indicateurs sur la formation, sa qualité, son type, etc.). Pourtant, au delà de ces questions, il nous semble également intéressant de s’interroger sur la portée de la conceptualisation du capitalisme cognitif. Pour mieux appréhender cette idée, il faut revenir à l’ouvrage étudié dans la première partie « Les modèles productifs »106, de Michel Freyssenet et Robert Boyer. Dans cet ouvrage, les auteurs décrivent des modes productifs divers, qui ont existé durant l’époque du fordisme, dans des pays différents. Cependant, ces modes productifs ne peuvent être ramenés à des versions nationales d’un même capitalisme fordiste, puisqu’il s’agit de types de production dans l’industrie limitée de 105 Robert Boyer, Les analyses historiques comparatives du changement institutionnel : quels enseignements pour la théorie de la régulation?, L’Année de la Régulation, Economie, Institutions, Pouvoirs, n°7, 2003-2004, Presses de Sciences Po, p. 167- 203 106 Robert Boyer et Michel Freyssenet, Les Modèles productifs, Paris, Repères, la Découverte, 2000 Page 93 LE « MADE IN GERMANY » FERA-T-IL TOUJOURS RECETTE ? l’automobile. Or la question qui se pose est de savoir si cette présentation de « la diversité des modèles productifs (de l’automobile), [...] nous fait perdre l’universalité du régime (du modèle ou du mode de régulation) fordiste ? Et cette ‘perte’ affecte-t-elle les analyses du fordisme ?»107. Est alors soulevée la question de la portée que les auteurs du capitalisme cognitif veulent donner à leur conception théorique. En effet le capitalisme cognitif serait-il une phase de capitalisme globalisante dans laquelle subsisteraient des variétés aussi conséquentes que le modèle Sloanien, Hondien, Wollardien durant le fordisme ? L’accumulation des connaissances consisterait donc en l’articulation des systèmes tout en laissant la place à des versions nationales et sectorielles si diverses ? Henri Nadel, auteur de la note de lecture sur l’ouvrage de Rober Boyer et Michel Freyssenet, se demande quel est le véritable objectif des auteurs : « Soit la disparité des modèles de production automobile milite en faveur d’un déclassement du statut majeur de cette industrie pour styliser le fordisme et d’une manière plus générale un mode de régulation et il faut s’en expliquer. Partant, aucune industrie ne pouvait ni ne peut a fortiori aujourd’hui jouer ce rôle. Et, aujourd’hui, ni le développement des services, de l’immatériel, des nouvelles technologies de l’information et de la communication, etc., ne pourraient permettre de définir une « nouvelle économie », ou un nouveau mode de régulation. Soit cette diversité est seulement formelle et les grandes caractéristiques substantielles de la régulation fordiste étaient ailleurs et s’accommodaient de ces différences, et voilà qui mériterait également l’attention. »108. Faut-il alors considérer que la définition du capitalisme cognitif telle que nous l’avons présentée ne consiste qu’en « de grandes caractéristiques substantielles de la régulation cognitive », et que chaque mode de croissance national sera en mesure de l’adapter, de la ménager parfois substantiellement à cette nouvelle phase ? C’est cette idée que nous avalisons, davantage que celle qui tendrait finalement à ne voir aucun modèle capitalistique commun à une époque donnée. Nous avons pu montrer que le capitalisme rhénan possédait les conditions préalables à l’émergence, déjà en route, du capitalisme cognitif, il ne sera pas vain de s’interroger dans quelques années sur la réappropriation des schèmes de cette nouvelle phase par ce capitalisme inventif. 107 Henri Nadel, Note de lecture de « Les modèles productifs, Robert Boyer, Michel Freyssenet, La Découverte, Coll. « Repères », Paris, 2000 », GERME, Université Paris VII, L’Année de la Régulation, Economie, Institutions, Pouvoirs, n°5, 2001-2002, Association recherche et régulation, Presse de Science Po, p 325-329 108 Henri Nadel, Note de lecture de « Les modèles productifs », Robert Boyer, Michel Freyssenet, La Découverte, Coll. « Repères », Paris, 2000 , GERME, Université Paris VII, L’Année de la Régulation, Economie, Institutions, Pouvoirs, n°5, 2001-2002, Association recherche et régulation, Presse de Science Po, p 325-329 Page 94 REFERENCES Travaux Universitaires - Evolution du Rapport Salarial, Financiarisation et Mondialisation, Gabriel Colletis, Recherches et Régulation Working Papers, RR Working 2005-n°6 Série C, Association Recherche et Régulation c/o LEPII-CNRS, Septembre 2005. - Le capitalisme cognitif, comme sortie de la crise du capitalisme industriel. 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Les réseaux en Allemagne ....................................................................... 19 B. Le principe de subsidiarité ou les processus décentralisés d’action ................... 27 C. La logique de coopération et de coordination ............................................... 30 CHAPITRE 2 - Un modèle allemand sous influences ......................................................... 33 Section 1 - L’Allemagne, face à de nouveaux défis......................................................... 34 Section 2 - L’Allemagne, nouveau héraut du capitalisme anglo-saxon ? ........................ 41 PARTIE II - Quelle est la pertinence du modèle rhénan à l’aune du contexte économique actuel ? ............................................................................................ 50 CHAPITRE 1 - Une évolution qui tendrait à privilégier le « marché » sur le « social » ? .. 51 Section 1 - Travailleurs Routiniers contre Travailleurs innovants................................... 54 A. Rémunération, fonction de la mobilité ........................................................ 55 B. La mise en concurrence globale des travailleurs routiniers .............................. 56 C. Les perspectives à court et long terme ........................................................ 57 Section 2 - La centralité des compétences cognitives dans le nouveau statut des travailleurs........................................................................................................................ 60 A. Le capitalisme cognitif ............................................................................ 60 B. A la recherche de la centralité des compétences cognitives dans l’éducation allemande ................................................................................................. 64 CHAPITRE 2 - La « Deutschland AG » sera-t-elle toujours aussi performante au sein du capitalisme cognitif ? ........................................................................................................... 69 Section 1 - Etat des lieux du système allemand à l’heure du capitalisme cognitif .......... 69 Page 99 A. Une compétitivité allemande qui pourrait se maintenir dans le capitalisme cognitif ............................................................................................................... 71 B. Les acteurs politiques de cette compétitivité ................................................ 76 Section 2 - Un ensemble de politiques publiques en adéquation avec les nouveaux enjeux ? ............................................................................................................................ 81 A. Des politiques transversales d’innovation.................................................... 81 B. Une politique de soutien aux forces vives de l’économie ................................ 85 Conclusion........................................................................................................... 90 Références ........................................................................................................... 95 Table des Matières............................................................................................... 99 Page 100 Résumé Le capitalisme à l’allemande fait l’office de modèle dans la conjoncture économique actuelle. Pourtant, ce n’a pas toujours été le cas et jusqu’à très dernièrement, certains auteurs ont prophétisé sa disparition au profit du modèle anglo-saxon. Après avoir esquissé le portrait de ce capitalisme rhénan, nous tenterons de dépeindre son cheminement jusqu’à aujourd’hui. Cette étude s’inscrira dans la filiation des écrits institutionnalistes, qui accordent une place centrale à l’étude des institutions, comme charnières des dynamiques économiques actuellement observables dans le monde. Ce capitalisme d’Outre-Rhin est-il en passe de disparaître à la faveur de celui d’OutreAtlantique? La réalité empirique, que nous tenterons d’analyser, donne une réponse sans appel à ces prédictions. Alors, ne faut-il donc pas davantage s’interroger sur sa capacité à se modeler vis à vis du nouveau contexte économique mondial, plutôt que de questionner son éventuelle faculté à converger vers un modèle influant ? Au cœur de cette question, se trouve la difficile définition du contexte économique mondial, pour laquelle nous emprunterons les nouvelles théories du capitalisme cognitif. Ces dernières voient dans l’accumulation des connaissances, le principe de fonctionnement des capitalismes à venir. L’Allemagne est-elle bien armée pour demeurer performante dans cette nouvelle configuration ? Mots clé Modèle rhénan, modèle anglo-saxon, institutionnalisme, capitalisme cognitif, innovation, formation. Page 101