Cécilia ROHRBACH Infirmière anthropologue, Doctorat en sociologie et anthropologie de l’Université de Lausanne, «SOIGNER, C’EST L’EXPÉRIENCE DE SE COMPRENDRE SOI-MÊME PAR LE DÉTOUR DE L’AUTRE» ’ « Celui qui nage à contre-courant Connaît la force que celui-ci contient » Woodrow Wilson RÉSUMÉ Les expériences pédagogiques réalisées à l’institut de Formation en Soins Infirmiers de Thonon-Les-Bains favorisent l’émergence des connaissances des soins grâce à la méthode pratiquée. L’observateur fait partie intégrante de son observation, car soigner ne se construit pas en «suisse » 2, mais avec un groupe culturel éloigné. L’observation et le partage obtenu dans un tel groupe permettent de quitter momentanément I’hopital et sa culture et prendre de la distance pour considérer les soins comme une ontologie dans une perspective culturelle. Mon propos est d’argumenter la nécessité d’approfondir le lien entre soins et culture. Un bref parcours historique est décrit à travers la présence constante de l’hôpital et du système médical dans la formation et la pratique de soins infirmiers. Ensuite, j’introduis ma démarche basée sur les soins et l’anthropologie et l’orientation philosophique qui l’accompagne. Le résumé du travail d’une étudiante évoque un groupe culturel « exotique » 3 et une description succincte de la manière dont elle a tenu compte du fait que l’observateur fait partie de son observation. Soigner d’une manière culturellement significative est pour moi un droit humain universel que je reconnais et que je défends à travers mes activités de recherche et mes interventions professionnelles et pédagogiques dans les milieux professionnels des soins et de la santé. Mots-clés : Soigner - Observation - Participation - Ontologie - Culture - Éloignement. 1. Voir C. Rohrbach, 1997a. 2. J’utilise cette formulation pour indiquer le même contenu que l’expression : « Boire en Suisse » qui signifie boire tout seul, en pays Romand. 3. «Exotique n veut dire dans ce contexte, inconnu de l’observatrice. 81 Recherche en soins infirmiers ND 56 - Mars 1999 ARIATION «SOIGNER C’EST L’EXPÉRIENCE DE SE COMPRENDRE SOI-MÊME PAR LE DÉTOUR DE L’AUTRE» l’être humain et la signification de soigner est très diversifiée à l’intérieur du monde. Pourquoi soignons-nous uniquement d’après notre culture? N’est-ce pas une attitude ethnocentrique de notre part? Les raisons de l’éloignement L’hôpital est une présence pesante dans la formation et dans la pratique de soins infirmiers depuis le siècle passé. L’hôpital monopolise le contenu de l’étude de soigner dans les différentes formations et dans la quotidienneté de la pratique. Sans nier les efforts considérables des centres de formation en soins infirmiers, le système médical et sa technologie imprègnent aujourd’hui les soins. La réflexion des soins a pourtant beaucoup évolué dans les pays anglophones et soigner compte plusieurs démarches, plusieurs philosophies et plusieurs écoles dont celle de Leininger : « Soigner c’est les soins infirmiers, soigner c’est protéger, soigner c’est le cœur et l’âme de soins infirmiers » (1991 : 40). L’hôpital est le lieu privilégié de la pratique infirmière et de la formation professionnelle, l’hôpital est en fait la culture d’origine du monde infirmier. C’est l’hospitalier et l’extrahospitalier qui prescrivent normes, valeurs, croyances, habitudes, thérapeutiques, médicaments, attitudes, etc., caractérisant la « culture » de soins infirmiers. La formation en soins infirmiers modernes marque la profession depuis le siècle passé et jusqu’à nos jours. Le premier programme laïque de formation en soins infirmiers est celui de l’école de la Source à Lausanne (Jaccard, 1949, p. 358, et La Source, 1859-1959, cité par Nadot, 1992 : 334) en 1859 : « A côté de l’enseignement clinique qui se pratiquait dans le service hospitalier par le corps médical, la soeur directrice et la sœur institutrice traduiront : pour l’une, les valeurs professionnelles en leçons de morale élémentaire et pour l’autre, les pré-requis à l’enseignement médico-chirurgical en cours d’anatomie » (Nadot, 1992 : 329 et 330). Le programme est donc basé sur le modèle médical. Voici quelles sont les racines I’hospitalières et médicales de soins infirmiers professionnels modernes. Les soins prodigués à domicile suivent le modèle hospitalier centré sur les tâches, les actes et plus tard le processus des soins, les anamnèses, l’application des théories prescrites. Les soins sont indispensables à la vie dès l’aube de I’humanité et Marie-Françoise Collière l’a remarquablement illustré dans son ouvrage, Promouvoir la vie (1982), tout autant que l’a fait Madeleine Leininger (1970). Soigner est enraciné dans la culture, mais en tant qu’étude, soigner est pratiquement inaperçu dans la plupart des formations parce qu’une telle étude est récente et demande l’expérience de méthodes nouvelles. Une transformation considérable jaillit à partir du moment où l’étude des soins peut se faire avec un regard « du dedans » (Merleau-Ponty, 1964 : 24), avec des méthodes qualitatives qui autorisent un autre regard. Les soins et soigner s’apprennent à travers des cours, des exercices, des lectures, etc., mais si on souhaite les étudier, vivre et partager du temps avec des groupes culturels variés est un outil d’apprentissage précieux pour apprendre d’eux et comprendre par l’étude leurs coutumes, leurs modes de vie, leurs traditions variées et ensuite les soigner et savoir anticiper les soins à leur donner. La recherche en soins infirmiers est récente, surtout en Europe et dans le monde francophone, et la recherche est plus facilement pratiquée avec une orientation positiviste. La transformation que la méthodologie qualitative 4 peut emmener dans l’étude de soigner est la rupture d’un obstacle qui barricade souvent la connaissance des soins. Une telle invasion dans le monde infirmier, justifie amplement de sortir les soins de l’hôpital pour les comparer à ceux des autres groupes culturels. Cette comparaison ouvre aux soins un « regard autre » que je développerai plus loin? (Rohrbach, 1992). L’étude de soigner en tant que phénomène, prend de plus en plus de place aux Etats-Unis, poussée par l’étude du féminisme (voir Neil, R.M. et Watts, R. 1991, Cordon, S. Benner, P. et Noddings, N. 1996, 1996, Lejninger, 1970, 1978, 1985, 1991, 1995). Nos collègues américaines transforment soigner (caring) en discipline, stimulées par le privilège de la liberté académique qu’elles ont conquise. N’oublions pas que le système hospitalier en vigueur dans la plupart des pays post-industriels est très onéreux. C’est d’ailleurs le système de « santé » américain qui est le plus coûteux au monde (voir Spector, 1996 : 93-l 16) et je considère avoir une responsabilité professionnelle à ce sujet. La place des soins 4. La question de méthodologie demanderait une explication plus complète que je ne peux pas faire ici. Les méthodes, toutefois, ne sont ni bonnes, ni mauvaises, il s’agit de faire le bon choix. Soigner n’a pas été étudié avec les méthodes qui conviennent à un phénomène que l’on connaît si peu. Les collègues américaines l’ont bien montré. La naissance des soins remonte à l’apparition de la vie, les soins sont donc anciens. Les soins naissent avec 82 Recherche en soins infirmiers N” 56 - Mars 1999 «SOIGNER C’EST L’EXPÉRIENCE DE SE COMPRENDRE SOI-MÊME PAR LE DÉTOUR DE L’AUTRE» L’étude d’une ontologie des soins, c’est-à-dire d’envisager les soins comme une manière d’être, prend plusieurs directions 5 à partir de 1970, mais une même intention : Étudier, comprendre, approfondir, comparer, développer la recherche avec des méthodes phénoménologiques ou qualitatives 6. Recherche et choix philosophiques La technique et les actes ont été valorisés dans le modèle hospitalier et hospitalocentriste. Cette focalisation sur l’institution hospitalière et sur le modèle médical marque la philosophie de la profession. Cette philosophie centrée sur le modèle hospitalier est aujourd’hui perceptible dans les valeurs, les conceptions des soins actuelles, les choix des programmes, les efforts pédagogiques pour démédicaliser, pour enseigner les soins individualisés et pour humaniser I’hôpital. Tenter de mettre à sa juste place une influence techno-médicale qui a aussi donné prestige et reconnaissance aux soignants, mais qui monopolise hier comme aujourd’hui la scène de la santé et de la maladie, c’est nager à contre-courant quelques fois à I’intérieur même de la profession. Ce pas-de-géant : Étudier le phénomène soigner à I’université, aligne cette discipline a la même hauteur que les autres disciplines académiques. Soigner, prendre soin, entretenir la vie sont décrits dans le quotidien et les connaissances acquises rendent les « soins » attractifs à concevoir, à réfléchir et à pratiquer. La place de la culture Soigner est fondamental à tout être humain pour vivre, c’est un regard du dedans et un regard du dehors, soigner c’est l’expérience de se comprendre soi-même par le détour de l’autre (Rohrbach, 199713 et 1977a). Soigner c’est une présence, un idéal, soigner c’est aider l’autre à grandir (Mayeroff, 1971 : 6-l 5). Madeleine Leininger constate que les valeurs hospitalières, la technologie, les soins professionnels sont insuffisants pour soigner les gens d’autres cultures. Grâce à sa formation et à l’expérience acquise par son travail de terrain chez le Gadsup de la NouvelleGuinée lors de ses études de doctorat en anthropologie, Leininger créera le domaine de soins infirmiers transculturels et l’école du « caring ». Leininger est prophète concernant le mélange des soins et de I’anthropologie (voir Leininger, 1970). Elle témoigne dans ses écrits de la patience qu’il lui a fallu, car ses idées paraissaient « bizarres » à ses collègues. Sans se laisser intimider, elle fait son doctorat en anthropologie et devient la première infirmière anthropologue dans le monde. Soigner c’est les soins infirmiers, soigner c’est protéger, soigner c’est la manière d’être de l’infirmière à l’égard de l’autre et aider les gens, soigner, c’est le cœur et l’âme des soins infirmiers (Leininger, 1991). Cette ontologie concerne chaque être humain et Heidegger est un des principaux inspirateurs des courants actuels du soigner, car une partie de l’oeuvre de Heidegger aborde ce phénomène (Macann, 1993 : 56-109) et pour Heidegger prendre soin est l’expression qui caractérise l’être dans le monde. » La culture, le concept clé de l’anthropologie, est aujourd’hui intégrée aux soins culturels. La culture interroge notre façon uni-culturelle de soigner, ainsi que la culture hospitalière et médicale sur lesquelles nos soins sont basés. En même temps la culture ouvre la planète pour étudier les soins des autres peuples, les soins traditionnels, ces soins qui nous ouvrent au monde et qui permettent un « éclairage en retour » (Berthoud, 1992 : 11-l 3) sur notre pratique, sur notre agir, sur notre philosophie. Ces réflexions universelles sont une base de la conception de «soigner les autres ». Les traditions propres à chaque culture demandent une approche spécifique. II est de ce fait souhaitable de sortir les soins de l’hôpital. II s’agit d’apprendre aux étudiants à observer soigner à l’origine, soit avec le groupe culturel lui-même. C’est une expérience indispensable pour l’avenir de la profession et je propose son introduction dans le cadre des programmes de formation, selon les postulats ciaprès : a) Le premier se réfère aux droits de I’Homme. b) Le deuxième se réfère à la nécessité du « regard du dehors et du dedans » des soins. 5. Que je n’examinerai pas ici. c) Le troisième se réfère à la prise en considération de la qualité des soins culturels. 6. Voir Leininger, 1985, pour les méthodes phénoménologiques et qualitatives. 83 Recherche en soins infirmiers N” 56 Mars 1999 d) Le quatrième se réfère au fait que soigner les êtres humains de manière congruente à leur culture nécessite une formation (Leininger, 1991). vent bouddhiste, les squatters, les témoins de Jéhovah, les individus transsexuels, les dealers, un foyer de magasin chinois, un mendiant, une famille paysanne, les restos du cœur, le cirque, les éleveurs des chiens, etc. Les principes philosophiques plus spécifiques qui guident cette démarche sont : l l La découverte par observation directe pendant ces deux journées consécutives 9 permet de récolter des informations inestimables en créant des liens avec ces gens. Le groupe choisit, devient abordable et compréhensible, les préjugés se révisent, les craintes diminuent, soigner se transforme en l’écrivant, en le décrivant et en le partageant avec les autres. Les données de première main et leur utilité pour les soins professionnels sont évidentes et cela apparaît dans la capacité des étudiants à décrire comment ils soigneraient ces individus si variés s’ils arrivaient à l’hôpital. « Le respect de l’égalité des cultures. « La reconnaissance de leurs différences » (voir Berthoud, 1992 et Rohrbach, 1997a). Ces valeurs philosophiques guident la réflexion de I’expérience pédagogique proposée et préparent les étudiants à l’étude des soins dans une perspective culturelle, tenant compte de l’universalité et de la diversité dans le monde et en accord avec une orientation de recherche (voir Rohrbach, 1997a). Leininger dans sa théorie des soins culturels, décrit les soins de la manière suivante : Les soins culturels à préserver ou à continuer impliquent de reconnaître les traditions, les croyances, les habitudes qui ne gênent pas les soins professionnels’o, mais au contraire qui favorisent le bien-être et la santé. Par exemple, comprendre la signification des prières du groupe, les valeurs de la famille étendue, les modes de vie pour les valoriser et contribuer à leur maintien. Expérience pédagogique : Soins et culture La nécessité et l’avantage du détour pour l’étude des soins, résident dans l’expérience riche en connaissance de l’autre et de soi-même et dans l’ouverture qui habituellement se produit par rapport à soigner. Le détour que je propose éloigne de l’hôpital tandis qu’il rapproche de la connaissance de l’autre et d’un regard neuf. C’est décisif et inestimable de découvrir l’autre dans son groupe d’appartenance tout en identifiant la vision du monde de ce groupe. Cette introduction à la méthode d’ethnosoins (Leininger 1991 : 69-117) est une expérience stimulante dans une carrière professionnelle, une formation de cadres ou des études universitaires. Les soins culturels à accommoder et/ou à négocier, demandent des connaissances sur le mode de vie du groupe et sur la signification de demandes faites dans les services. II y a un travail à faire de la part de I’infirmière pour accepter certaines demandes : comme une famille musulmane qui demande à faire la toilette mortuaire d’un membre de sa famille décédé, comme le souhait d’un patient africain visité par un groupe de familiers, souhait souvent problématique. Dans ces deux cas, c’est à l’infirmière et au service de trouver une solution satisfaisante pour les familles. Plus les services et les collaborateurs hospitaliers acquièrent des connaissances sur les traditions, les coutumes, leur signification, plus la compréhension et le respect envers les patients et leurs demandes augmentent et le service est prêt à faire des concessions. La qualité des soins d’un hôpital augmente si les patients venus d’autres cultures sont respectés et satisfaits et si on réalise que la qualité des soins est aussi culturelle. Des soins culturellement significatifs sont une ressource nouvelle par rapport à la qualité des soins qui se pratique habituellement à l’hôpital et qui est mono ou uni-culturelle. Les soins professionnels originaires de l’hôpital sont connus et pratiqués depuis un peu plus d’un siècle. Les soins quotidiens et traditionnels 7 qui réparent depuis des générations sont pratiquement ignorés dans nos milieux hospitaliers. Les soins traditionnels sont pourtant le fondement même de soigner et leur étude se fait dans les différents groupes culturels du monde et de chaque société. Le groupe de 46 étudiants de première année 8 a suivi une introduction théorique de trois jours discontinus, une observation de 2 jours et une mise en commun par petits groupes de dix. Voici quelques choix faits par les étudiants : un couvent des sœurs catholiques, un cou7. Je me suis inspirée de cette terminologie : soins professionnels et soins folk, génériques, ou traditionnels des travaux de Leininger. Elle Voit l’union de ces deux types des soins comme étant les soins culturellement appropriés. II y a également la terminologie de Collière qui nomme les soins coutumiers. 9. Une prolongation à 3 journées cette année. 10. Les soins professionnels sont ceux qui sont appris lors d’une formation de base et qui se pratiquent à l’hôpital, les soins génériques ou folk sont ceux que chaque groupe culturel pratique selon ses croyances ou traditions (Leininger, 1991 : 38). 8. Institut de Formation en Soins Infirmiers de Thonon-Les Bains. 84 Recherche en soins infirmiers N” 56 Mars 1999 «SOIGNER C’EST L’EXPÉRIENCE DE SE COMPRENDRE SOI-MÊME PAR LE DÉTOUR DE L’AUTRE» Les soins culturels à restructurer ou à réorienter consistent à modifier ce qui est nocif au bien être ou à la santé de la personne. Changer est difficile dans toute culture. Dans certaines cultures, le changement se fait plutôt lentement et dans d’autres, comme la nôtre, cela se fait généralement plus rapidement. Ici, l’infirmière tente de transformer certaines coutumes ou habitudes avec la famille ou avec ceux qui sont concernés : les régimes, la scolarité. des enfants, la prise de médicaments, la propreté, I’acculturation des familles de requérants d’asile, etc. La collaboration, la réciprocité et la connaissance du contexte culturel sont indispensables pour mener à terme un tel projet. introduit à la compréhension du domaine des soins culturels, mais cela ne veut pas dire que les soins professionnels sont de côté, ils sont en veilleuse parce qu’il ont été jusqu’ici très envahissants, ils prennent une autre place. Pourtant, tout au long de cette expérience, un va-et-vient se fait entre les soins professionnels et les soins traditionnels. Parce que je tiens à un principe d’apprentissage indispensable, ce principe est que pour accéder à l’inconnu, on passe d’abord et nécessairement par le connu (voir Rohrbach, 1997a). u Rencontre avec des jeunes rapeurs g Les étudiants précisent pour terminer comment ils accueilleraient un individu du groupe étudié à l’hôpital après ce qu’il ont appris lors de ces deux journée. Les soins culturels ne sont pas individuels, ils s’étudient dans un groupe parce qu’une culture s’élabore depuis plusieurs générations et concerne une communauté. C’est le titre du travail présenté par une étudiante et qui commence ainsi : « Dans le cadre du stage proposé., je fais le choix d’observer une population qui m’est ‘familière’, tout en restant exotique, puisque je la méconnais. Pour une première prise de contact avec les jeunes d’un quartier de grands immeubles, je suis allée à leur rencontre sur leur lieu de vie, dans leur quartier. S’il est un lieu où l’on peut constater aisément le malaise d’une certaine jeunesse, c’est bien la proximité des grands ensembles. Assis sur un muret, quelques jeunes tentent d’oublier leur désoeuvrement ». Une culture est appartenance, elle donne une signification à ce qui entoure. Les soins ne sont pas originaires de l’hôpital, ils naissent d’une expérience intime avec la mère, avec nous - mêmes, avec la famille, avec la vie, avec les liens qui se tissent entre les êtres humains. Nos expériences préalables des soins jouent un rôle dans la propre pratique des soins (Roach, 1992 : 14-I 7). C’est dans une culture que se forment. les traditions, les croyances qui se transmettent et celles qui s’acquièrent, celles qui se perpétuent ou se transforment au contact d’autres. Essayer de pénétrer l’épaisseur de la culture nécessite une humilité certaine pour créer un échange égalitaire et apprendre de l’autre. S’accompagner du milieu du groupe facilite la compréhension de l’autre, accompagné, de beaucoup de curiosité. Étudier un groupe « exotique » encourage la décentration et la découverte des soins en apprenant les modes de vie de l’autre, en abordant la conception de vie de son groupe culturel et sa signification. Ce qui me frappe en premier lieu, c’est l’impression d’avoir affaire à un groupe. Au travers d’un type vestimentaire qui les caractérise, je reconnais bien I’uniforme du rapeur, tel qu’il est véhiculé dans les médias et la publicité : casquettes à l’envers, bonnets de rappeur, pantalons très larges, baskets non lacés. je leur donne environ 18 ans. Quelques visages me sont familiers pour avoir eu l’occasion de les croiser en d’autres lieux. je saisis cette opportunité pour expliquer le but de ma démarche et éveiller en eux une certaine curiosité qui va me permettre de les côtoyer durant les deux jours à venir. J’utilise des mots simples, des phrases courtes et je leur propose de lire mon futur rapport. Cette approche oblige à questionner les conceptions personnelles, à observer d’autres valeurs, à découvrir des croyances à entrer dans le domaine de la signification, à écrire et à partager l’expérience en élaborant : soigner. Cette approche « déroule » les soins « dissimulés » dans les synthèses caractéristiques, à nos documents des soins : tel le processus de soins : Chance ou intuition? J’ai gagné leur confiance, et rendez-vous est pris pour le lendemain à lOh30. Heure considérée comme raisonnable au regard de leur emploi du temps! Si à ce stade de la rencontre, j’ai un sentiment, il leur est plutôt favorable » (Escribano, 1997 : 1). « Le patient sera capable de faire sa toilette de manière indépendante, à la fin de la semaine ». « La patiente sera capable d’exprimer sa souffrance lors de I’entretien de relation d’aide », etc. Que dit-on sur les soins dans ces phrases. Soigner n’est pas la souffrance et ce que le patient exprime, on ne le sait pas. L’auteur du travail présente chaque jeune pour faire part du comment ils conçoivent le monde, car c’est de ces données que soigner va découler. Ainsi un jeune dira : « On se lève pour rien faire, descendre, échapper au regard des parents, trouver 2, 3 copains, trouver du hasch, piquer quelque chose. » «Pour nous comprendre, faut se mettre dans notre peau » (ibid. p. 2). Sortir les soins de l’hôpital est une expérience qui 85 Recherche en soins infirmiers No 56 - Mars 1999 Et plus loin, une fois qu’elle a réussi à s’approcher de ces jeunes, on lit : sexuelle souhaitait que ceci soit communiqué aux infirmières pour que cet acte ne se répète plus et parce qu’elle n’avait rien pu dire sur le moment. Cette attitude honteuse, laisse un goût amer par rapport au respect de l’autre et je crois qu’une infirmière qui comprend le parcours d’une personne transsexuelle ne se serait jamais permis une telle outrance. « David s’approche de moi et se livre à moi de manière spontanée. II me raconte comment à 13 ans, il a planté sa prof avec un couteau, parcourant 10 km à vélo pour assouvir sa vengeance. II ajoute qu’il a également menacé son employeur avec un couteau de cuisine après avoir cassé 40 assiettes. Je reste muette. J’ai froid dans le dos. II a réussi à m’inquiéter. Ses confidences me dérangent. David raconte également que son père est repris de justice, multirécidiviste » (ibid. P 4). CONCLUSION Ce rapport décrit non pas seulement de manière vivante une réalité consistante, mais de plus l’étudiante infirmière fait partie intégrante de son observation et l’explicite en toute authenticité. C’est de cela qu’il s’agit en partie car, soigner ne laisse pas indifférent et étudier soigner non plus, reconnaître les émotions fait partie de découvrir comment on s’y prendra ensuite. Les étudiants ont étudié les soins ailleurs, parce qu’il est devenu nécessaire de quitter I’hopital si on tient à soigner de manière humaine dans notre société multiculturelle et dans le siècle à venir. Étudier, comprendre et approfondir les soins et culture, n’est plus un luxe. La qualité des soins est d’abord culturelle et cela implique qu’elle soit imprégnée de diversité à I’intérieur de l’hôpital, car elle a besoin de faire place à la différence. C’est le détour de l’autre qui offre une ouverture et un questionnement sur soigner en tant qu’ontologie, les étudiants ont su le montrer. «David et Atef, tous deux d’origine tunisienne croient que la foi des mères arabes soigne, notamment les maux de tête, les brûlures, les piqûres de vive, la température. Mais ici, il fait trop froid pour qu’il y ait des esprits et il y a des maladies qui n’existent pas en Tunisie. » Et plus loin : Ils n’observent pas les traitements prescrits car il leur est impossible de s’inscrire dans la durée, dans une rigueur. Les traitements sont assimilés à une contrainte. Alors que je parle de santé, ils roulent un joint. C’est dur de se comprendre, de les sensibiliser » (ibid. p. 6). Dans sa conclusion, l’étudiante livre les phrases suivantes : « Cependant, un réel intérêt pour cette population semble porter ses fruits : un travail de terrain, d’écoute. Ne pas leur faire la morale est sûrement un gage de réussite » (ibid. p. g). RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Berthoud, G. 1992. Vers une anthropologie générale. Modernité et altérité. Genève, Paris, Librairie Droz. Collière, M.F. 1982. P r o m o u v o i r /a vie. P a r i s , InterÉditions. Chaque travail a apporté expérience et des connaissances essentielles à la pratique des soins culturels des groupes étudiés. Le dealer a montré une confiance au-dessus de tout soupçon à l’étudiant en lui donnant accès non pas uniquement à son appartement, mais à l’inconnu et a ce qui existe d’humain dans un tel milieu, découvert aussi à travers une fête. Si la fête est absente des soins professionnels, elle est présente dans les soins culturels, même avec les dealers. Les squatters ont surpris par leur organisation, par leur respect entre eux et par les soins entre les uns et les autres. Ce qui conduit à revoir nos préjugés à leur sujet. L’étude de la culture s’est étendue à celle des soignants, car bon nombre de gens ont fait part de leur expérience hospitalière. Escribano, 1. 1997. Rencontre avec des jeunes rapeurs. Travail non publié, Institut de Formation en Soins Infirmiers, à Thonon-Les-Bains. Gordon, S., Benner, P., Noddings, N. 1996. Caregiving. Readings in Knowledge, Practice, Ethics, and Politics. Philadelphia, University of Pennsylvania Press. Leininger, M. 1994a 119701. N u r s i n g a n d Anthropology : Two Worlds to Blend. Columbus, Ohio, Greyden Press. 1994b. (1970). Transcultural Nursing : Concepts, Theories, and Practices. Columbus, Ohio, Greyden Press. Une personne transsexuelle a témoigné d’un séjour hospitalier dans lequel une infirmière est allé, dans sa chambre et sans rien lui dire a soulevé le drap et regardé quel était son sexe. Cette personne trans- 1985. Qualitative Research Methods in Nursing. Philadelphia, W.B. Saunders Company. 1991. Culture Care Diversity and Universality : A 86 Recherche en soins infirmiers N” 56 Mars 1999 «SOIGNER C’EST L’EXPÉRIENCE DE SE COMPRENDRE SOI-MÊME PAR LE DÉTOUR DE L’AUTRE » Theory of Nursing. New York, National League for Nursing Press. 1995. Transculturel Nursing Concepts, Theories, Research & Practices. New York, McGraw Hill, Inc. Roach, S. 1992. Response to : Being There : Who Do You Bring to Practice, in The Presence of Caring in Nursing. Gaut, D. A., New York, National League for Nursing Press. 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