ou laboratoire commun, sans rupture avec le passé journalistique de Park. Pour lui, en effet, le
sociologue est « une espèce de super-reporter » dont le travail doit « nous permettre de comprendre
ce que nous lisons dans le journal ». À l’instar de son ancien professeur berlinois, Georg Simmel,
Park est fasciné par la vie urbaine, dont Chicago offrait un exemple particulièrement saisissant à
l’époque, par son rythme de croissance rapide, ses immigrants de toutes nationalités et ses truands –
dont le fameux Al Capone. Il lance ses étudiants « sur le terrain », afin qu’ils récoltent par entretiens,
observations, relevés cartographiques, des matériaux de première main. Cette méthode de collecte
d’informations, le fieldwork, est sans doute une des caractéristiques principales de l’école de
Chicago. L’université de Chicago possède ainsi, depuis les années 1920, le département le plus
dynamique et innovateur en sociologie : on y étudie, sur le terrain, la sociologie urbaine et, de
manière générale, on y attache une importance toute particulière aux manières de dire et de faire.
Park demeure par ailleurs fidèle à son passé militant (il fut le secrétaire de Booker Washington et de
son association de défense et de promotion des Noirs du Sud des États-Unis) et conjugue, tout
comme William Isaac Thomas, sa conception d’une sociologie de terrain avec un souci de témoigner
et de comprendre en regardant et en donnant à voir.
Ce qui ne fut pas le cas des anthropologues qui, dès le début, recoururent plus systématiquement à
ces appareils d’enregistrement, sans doute du fait que la réalité observée était plus éloignée, à tout
point de vue, pour l’observateur qui pouvait ainsi continuer à étudier son objet à son retour et
partager ses découvertes avec ses collègues, ses étudiants et ses lecteurs (Boas, Malinowski, Bateson
et Mead…). L’anthropologue entretient, du reste, un rapport plus naturel à l’endroit des documents
audiovisuels et plus décrispé à l’égard du narratif, comme l’atteste la pratique généralisée des
journaux tenus par les ethnologues voyageurs. Ainsi, dès 1925, Marcel Mauss introduisait dans ses
leçons d’ethnologie l’idée que le procédé photographique permet de collecter des données visuelles
et de mémoriser de multiples détails relatifs aux faits observés. Gregory Bateson manifestera pour
sa part, dans les dernières pages de La Cérémonie du Naven, paru en 1936, son souhait d’élaborer
des techniques adéquates de description et d’analyse de postures humaines, de gestes, de
l’intonation, du rire, etc. Il entreprendra ce programme dès l’année suivante, en partant à Bali avec
son épouse, l’anthropologue Margaret Mead, en 1937. C’est au cours de ces deux années de terrain
dans un petit village des montagnes de Bali que Bateson va mettre au point ces « techniques
adéquates de description et d’analyse » du comportement non verbal. Tandis que Margaret Mead
interroge, bavarde, prend note, Bateson filme et photographie. Il va ainsi prendre environ 25 000
photos au Leica et 7 000 m de pellicules à la caméra 16 mm ! La date et l’heure de chaque prise de
vue sont soigneusement notées afin de correspondre aux notes écrites de Mead. Bateson et Mead
retournent à New York en 1939. Ils choisissent et commentent 759 photographies qui constituent le
corps de Balinese Character : A Photographic Analysis, qui paraît en 1942. Il faudra attendre 1960
pour que le sociologue Edgar Morin propose à Jean Rouch de collaborer sur un film qui porterait cette
fois sur le société française de l’époque à partir d’un semblant de sondage d’opinion sur le thème du
bonheur, ce qui donnera naissance à Chronique d’un été qui marque en quelque sorte la naissance du
film sociologique. Mais lorsqu’en 1976, un sociologue, et non des moindres, Erving Goffman, publie
une étude intitulée « Gender Advertisements » qui traite des représentations sexuées dans la publicité
en s’appuyant sur l’analyse de 500 images, c’est encore dans une revue d’anthropologie qu’elle
paraîtra (Studies in the Anthropology of Visual Communication). Ceci explique du reste l’avance
considérable prise par l’anthropologie visuelle (qui a ses lettres de noblesse au sein même de la
discipline avec des ethnologues-photographes tels que Margaret Mead et Gregory Bateson, ou
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