Le Livre de Poche a le plaisir de vous proposer quelques
extraits de
Introduction à la philosophie de
l’histoire
G. W. F. HEGEL
TRADUCTION, PRÉSENTATION, NOTES ET INDEX
PAR MYRIAM BIENENSTOCK ET NORBERT WASZEK
LE LIVRE DE POCHE
Classiques de la philosophie
PRÉSENTATION (extraits)
LA LIBERTÉ DANS L’HISTOIRE
« L’histoire mondiale est le progrès dans la conscience de
la liberté » (infra, p. 61) : cette leçon magistrale,
quintessence de La Philosophie de l’histoire le livre le
plus lu, peut-être aussi le plus discuté de Hegel sous-
tend également l’Introduction. Celle-ci fut publiée au XXe
siècle, pour la première fois indépendamment de l’oeuvre
elle-même, sous un titre évocateur : La Raison dans
l’histoire1. Le titre se justifie : dans ses cours, Hegel
souligne en effet régulièrement qu’en philosophie de
l’histoire, comme d’ailleurs en philosophie de la nature et
en logique, il faut apporter la raison avec soi.
En tout, et tout particulièrement dans ce qui devrait être scientifique,
la raison ne peut se permettre de dormir et il faut exercer la pensée
réflexive. Si vous considérez le monde rationnellement, lui aussi vous
considérera rationnellement, il y a une détermination réciproque
(infra, p. 50-51).
Mais c’est une question de fond, qui ne relève pas
spécifiquement de la philosophie de l’histoire, que celle de
savoir comment exercer la raison, ou en d’autres termes
la pensée réflexive. En philosophie de l’histoire, Hegel
pose une question plus précise : la question de la liberté,
plus précisément encore celle de la conscience de la
liberté, et des progrès de cette conscience dans l’histoire
mondiale.
Si donc il faut donner un titre à l’Introduction, que Hegel
n’avait pas publiée comme telle et à laquelle il n’avait
donc pas lui-même donné de titre à part, il faudrait plutôt
l’intituler La Liberté dans l’histoire. Dans ses cours,
Hegel rappelle régulièrement que la conscience de la
liberté apparut en premier chez les Grecs, dans l’Antiquité
(cf. par ex. infra, p. 60) : telle est la raison majeure pour
laquelle, dans sa philosophie de l’histoire, il accorde une
place privilégiée à la Grèce. Mais Hegel faisait aussi
remarquer qu’en Grèce ancienne il y eut encore des
esclaves : les Orientaux auraient su « qu’Un [seul] est
libre », le despote ; et les Grecs « que Quelques-uns sont
libres, non pas que l’homme comme tel l’est » p. 60) : ce
grand principe n’aurait été compris qu’après le déclin de
leur civilisation. Même après qu’il fut compris, pourtant,
beaucoup de temps se serait écoulé avant qu’il ne
commençât à être mis en œuvre dans la réalité effective.
Entre le principe et ce qui est effectivement réel, la
différence est « infinie » : Hegel, explicitant cette thèse
(infra, p. 62), disait que le terme de « liberté » est bien
peu clair, qu’il est doté d’une infinité de sens et que,
justement lorsqu’il est élevé au rang de principe suprême,
sa mise en œuvre s’accompagne « d’un nombre infini de
malentendus, de confusions, d’erreurs et de tous les excès
possibles » (ibid.) : sans doute voulait-il faire allusion non
pas à la Révolution française elle-même dont il avait été
un témoin attentif et enthousiaste, quoique lointain, dès
l’époque de ses études au séminaire de théologie à
Tübingen, mais à la Terreur. Il devait aussi penser à
d’autres excès, plus anciens ou plus récents, en France
comme dans d’autres pays. Ceux-ci ne le conduisirent
pourtant jamais à remettre en question ce que, dans son
cours de 1822, il avait dénommé « l’esprit de la modernité
[…] le drapeau de la liberté. […] Le temps, jusqu’à notre
époque, n’a eu d’autre travail, d’autre tâche, que
d’imprimer ce principe dans la réalité effective et de faire
ainsi acquérir à ce principe la forme de la liberté, de
l’universalité2. » La place clé occupée dans la pensée
hégélienne de l’histoire par la Révolution française
« magnifique lever de soleil […] enthousiasme de l’esprit
[qui] a fait frissonner le monde3 » s’explique par cette
revendication de la liberté, comprise comme universelle.
Dans les introductions à la philosophie de l’histoire, la
question de savoir comment définir le concept de liberté
est omniprésente. En 1822-1823 Hegel, reprenant des
développements systématiques antérieurs4, releva surtout
l’importance décisive en la matière de la pensée, cette
capacité de l’être humain qui le distingue de l’animal.
Penser, dit-il alors, c’est se posséder soi-même comme
objet. C’est savoir quelque chose de soi-même, sur
soimême, ou en d’autres termes être intérieurement
« chez soi-même » (bei sich selbst) c’est-à-dire libre5.
Car ce qui fait de l’homme un être indépendant et par
libre, ce n’est pas qu’il a en lui la source de ses
mouvements : l’animal aussi a en lui-même la source de
ses mouvements, et pourtant il n’est ni indépendant, ni
libre. Ce qui fait de l’homme un être libre, c’est plutôt la
capacité de penser, présente chez lui dès la naissance, que
l’on trouve même déjà chez l’enfant : « À l’enfant nous ne
pouvons pas attribuer de la rationalité ; pourtant, le
premier cri de l’enfant est déjà autre que celui de l’animal,
il y a déjà en lui, tout de suite, l’empreinte humaine. Déjà
dans le simple mouvement de l’enfant, il y a quelque
chose d’humain6. » À tous ceux qui à son époque
prétendaient commencer l’histoire avec la description
d’un état « primitif » ou « naturel » du genre humain,
Hegel disait donc qu’un tel état devrait alors toujours déjà
être compris comme humain, non pas comme un état
animal parce qu’à partir de l’animalité, rien d’humain
ne peut jamais se développer. Mais il ne se laissa pas
convaincre par une telle démarche : ni par celle de ceux
qui demandaient, à l’instar des théoriciens du droit
naturel, que l’on commence par présupposer un état de
nature, ni par ce que, dans son Introduction de 1822-
1823, il dénomme la « tradition mosaïque », à savoir celle
de la Bible, qui part elle aussi d’un commencement «
naturel ». Ce qu’il n’apprécia surtout pas, ce furent les
hypothèses, si populaires à son époque parmi les
premiers romantiques allemands, d’un « peuple
originaire » (Urvolk), dont on disait qu’il aurait déjà été
très cultivé, à l’origine de toute civilisation postérieure (cf.
P, p. 136 s. ; et infra, p. 85). Hegel répétait qu’en histoire,
il ne faut pas chercher à revenir aux origines : il pensait
sans doute, comme Voltaire, que « toutes les origines des
nations sont l’obscurité même7 » ; et que, comme ces
origines sont par leur nature même condamnées à rester
obscures, ce serait perdre son temps que de chercher à les
clarifier. On ne trouve dans ses écrits pratiquement aucun
texte consacré à cette question des origines et l’on
notera que lorsque dans ses cours sur la philosophie de
l’histoire, Hegel traite du « monde chrétien germanique
», il relève que ce qui en fait le début, c’est plutôt la «
migration des peuples » (Völkerwanderung) 8 Il se peut
bien, disait-il, que des peuples et des civilisations entières
durèrent des siècles, et même des millénaires ; et que
pendant ces milliers d’années eurent lieu des guerres, des
révolutions, des migrations ou d’autres changements
encore, même les plus tumultueux qui soient. Et pourtant
ces peuples n’auraient pas d’« histoire objective », parce
qu’on ne trouverait chez eux « aucune histoire subjective,
aucune narration historique » (cf. par ex. infra, p. 105-
109, ici p. 106). Selon Hegel, un peuple ne peut avoir une
existence historique qu’à partir du moment il est
organisé en État : c’est seulement dans l’État que des
actes de portée historique peuvent avoir lieu, et que peut
apparaître une conscience capable d’inscrire de tels actes
dans la mémoire d’un peuple, ainsi que, avec elle, une
écriture de l’histoire.
Hegel exclut ainsi des civilisations entières, dites non
historiques, de sa philosophie de l’histoire mondiale : ce
choix qu’il fit là suscite, souvent, la stupéfaction. Il fut
aussi abondamment critiqué : on lui reprocha d’avoir fait
preuve d« eurocentrisme », ou en tout cas d’une
arrogance tout occidentale sans prendre en
considération, alors, le caractère fondamentalement
rétrospectif de sa perspective : son jugement ne concerna
jamais que le passé, sur lequel il écrivit, mais il se pourrait
bien que pour lui l’avenir demeure ouvert : d’autres
peuples et civilisations pourraient entrer dans l’histoire9.
Remarques éditoriales
La « Philosophie de l’histoire mondiale » n’est pas un
ouvrage que Hegel publia lui-même. Le fait est bien
connu, mais mérite d’être gardé à l’esprit : les
publications parues sous ce titre reprennent des textes
qui furent établis pour l’essentiel sur la base de notes
d’auditeurs présents aux cours du philosophe, et dont des
éditeurs successifs firent des compilations, après la mort
du philosophe. Ces textes ne furent donc pas rédigés par
Hegel lui-même, ni non plus revus par lui pour une
publication quelle qu’elle soit. De Hegel lui-même, il n’est
resté que quelques manuscrits : une partie, très
fragmentaire, de l’Introduction à son premier cours sur la
philosophie de l’histoire donné à Berlin en 1822-1823 ;
ainsi qu’un texte, quant à lui plus complet, de
l’Introduction à son dernier cours en 1830-1831. Ce sont
ces textes, les seuls qui proviennent de la plume de Hegel,
que le lecteur trouvera ici, dans une nouvelle traduction
française.
Entre 1822-1823 et 1830-1831, Hegel modifia
complètement le plan même de son cours : alors que, en
1822-1823, il commençait par une étude des différents
types d’écriture de l’histoire pour en arriver de cette
manière au type « philosophique » et aux idées de base
qui prédominent dans ce dernier dont, en particulier,
l’idée de la liberté humaine , en 1830-1831 et déjà,
semble-t-il, dans des versions antérieures de ses cours, il
prit plutôt comme fil conducteur l’articulation de son
Encyclopédie ; commençant donc directement par ce qui
en est le « concept » : la raison ; insérant aussi l’histoire
dans sa philosophie de l’esprit et dans sa philosophie
politique. Fondamentalement, ses idées sont les mêmes :
sa philosophie de l’histoire demeure une philosophie de la
liberté, centrée sur l’étude du progrès dans la
« conscience de la liberté ». Mais le privilège accordé dans
les dernières versions au traitement de l’histoire dans le
cadre du système et les solutions, souvent fort peu
élégantes, que trouvèrent les éditeurs pour unifier des
plans très différents, surtout de l’Introduction, purent
faire oublier que pour Hegel aussi il existait, comme pour
nous, d’autres types d’histoire que l’histoire
« philosophique », et même des types fort importants, par
exemple ce que l’on dénommait alors « histoire
pragmatique » (cf. le texte de Norbert Waszek dans le
Dossier, infra, p. 230-236). On oublia aussi, souvent, que
l’histoire philosophique prend tout son sens seulement
lorsqu’on la voit comme le point d’aboutissement de la
philosophie politique de Hegel. Dans l’Encyclopédie des
sciences philosophiques, la philosophie de l’histoire a sa
place à la fin de la section sur l’« Esprit objectif » : elle fait
partie de la philosophie du droit, dont elle est le point
culminant et l’achèvement ; et c’est d’abord dans ce cadre
et à ce titre qu’il faut la considérer. Le manuscrit le plus
complet qui nous est resté de l’Introduction étant celui du
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