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D’un point de vue historique, il est indéniable que le Royaume-Uni joua le rôle le plus
important dans ce schéma. Sa suprématie géopolitique et son expérience dans la colonisation
informelle lui procurait un avantage significatif par rapport aux autres puissances rivales. À la
fin du XIXe siècle, cet avantage devenait de moins en moins évident. Face à la montée de
l’influence française et allemande en Turquie et l’affirmation de l’influence russe en Perse,
Londres chercha à retrouver son soft power en soutenant, par exemple, la Banque Nationale
de Turquie et la Banque Impériale Perse. L’étude de ces deux cas dans une perspective
comparative est révélatrice de la portée et des limites de cette forme de diplomatie.
I. L’exemple ottoman : impossible harmonie entre économie et stratégie
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le commerce et la finance britannique, attirés
notamment par les nouvelles opportunités du libre-échange, se désintéressèrent
progressivement du marché turc. Lorsque la Sublime Porte suspendit le paiement de ses
obligations en 1875, cette tendance se transforma en rupture entre l’économique et le
stratégique. Le décalage entre le poids stratégique et la valeur économique de l’Empire
ottoman provoqua un vide géoéconomique qui poussa Londres à mobiliser ses capitaux
financiers pour protéger ses intérêts dans la région. En d’autres termes, les mécanismes de
l’Empire informel, comme ils ont été présentés par Robinson et Gallagher, devaient continuer
à fonctionner, mais par l’intermédiaire d’une volonté impérialiste formelle.
Cette phase d’interventionnisme passif échoua : par exemple, malgré le soutien officiel
du gouvernement britannique, la Banque nationale de Turquie ne réussit pas à rétablir
l’influence britannique sur la décision politique ottomane Le seul espoir était donc d’unir la
force stratégique britannique à l’influence financière française pour empêcher Constantinople
de rejoindre l’orbite allemande. La Banque nationale hérita ainsi de la mission délicate
d’établir une entente financière entre Paris et Londres.
Il s’agit d’un exemple révélateur des difficultés de la diplomatie commerciale dans le
cadre d’un vide géoéconomique. Écartelée entre les intérêts immédiats de sa finance, ses
priorités stratégiques à long terme, ses traditions libre-échangistes et la réticence de son
nouvel allié français, Londres ne pouvait produire qu’une politique déséquilibrée.
L’incapacité britannique de maintenir son soft power dans la région l’obligea à s’opposer
systématiquement à la pénétration économique allemande, ce qui rapprocha davantage
Constantinople de Berlin.