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Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
L'évolution des poissons demoiselles
04/01/13
Les récifs coralliens abritent l'un des plus spectaculaires assemblages de poissons sur notre planète et plus
de la moitié des espèces océaniques y ont élu domicile. Or, les poissons de ces récifs ont été à ce jour très
peu étudiés d'un point de vue évolutif et la compréhension de leurs modes de diversification reste encore
très limitée. Le laboratoire de morphologie fonctionnelle et évolutive de l'Université de Liège s'y attèle tout
particulièrement et les récents travaux sur les poissons demoiselles, la famille des Pomacentridae, permet
d'affiner les concepts évolutifs classiquement admis par la communauté des scientifiques spécialistes de la
Biologie évolutive.
Depuis Charles Darwin, qui publia en 1859 son livre
De l'origine des espèces, les théories de l'évolution ont … bien évolué. La théorie de Darwin repose sur le
mécanisme de la sélection naturelle qui explique l'adaptation des espèces aux milieux au fil des générations.
En sélectionnant les individus les plus adaptés, les traits qui favorisent la survie et la reproduction voient leur
fréquence s'accroître d'une génération à l'autre puisqu'ils sont héréditaires. Les travaux de Darwin sur les
pinsons des îles Galapagos illustrent comment, par une radiation adaptative d'une espèce originale sont
apparus plusieurs espèces ayant différents types de bec : ces traits étant acquis par adaptation à divers
régimes alimentaires et colonisation de niches écologiques variées.
Dans les années 1940, la Théorie synthétique de l'évolution nait de l'articulation entre la théorie de la
sélection naturelle Darwinienne et celle de la génétique mendélienne. La découverte de l'ADN et la biologie
moléculaire viennent parachever cet édifice scientifique. Depuis, la biologie de l'évolution est intégrée à
toutes les disciplines de la biologie et, plus récemment, l'étude de l'évolution profite du développement de
l'informatique et des progrès de la biologie moléculaire, notamment du séquençage du génome qui permet
le développement de la phylogénie par un apport très important de données.
De façon généralement admise par la communauté scientifique, la radiation adaptative implique une
diversification précoce, rapide et unique de plusieurs lignées à partir d'un ancêtre commun en conséquence
d'une opportunité écologique : la colonisation de nouvelles régions, l'extinction de compétiteurs ou le
développement de traits représentant des innovations majeures. Selon ce scénario, la vitesse de diversification
des espèces est initialement très importante et puis diminue avec le temps (« early burst »). D'autre part, il
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est attendu que les sous-clades issus de cette radiation présentent une diversité écologique et phénotypique
variée.
Mais d'autres types de radiation évolutive sont possibles telles que des radiations répétées induisant
des convergences évolutives. Ce mécanisme évolutif explique les ressemblances morphologiques, parfois
comportementales, entre des espèces soumises aux mêmes contraintes environnementales. Ces espèces
présentent des caractères analogues mais qui n'ont pas été hérités d'un ancêtre commun. Dans certains cas,
les différences entre deux espèces convergentes peuvent être assez faibles à première vue, et conduire à des
erreurs de classification phylogénétique. Ainsi, ce n'est qu'en 1693, que le naturaliste John Ray établit que les
cétacés appartiennent bien à la classe des mammifères malgré une forte ressemblance avec les poissons due
à des évolutions convergentes ayant mené, dans les deux cas, à une adaptation au milieu aquatique. Selon
le scénario de radiations répétées, il est attendu que l'on n'observe pas de pic précoce dans la diversification
des espèces, et une diminution de celle-ci au cours du temps, contrairement aux modèles avec un seul et
unique événement de radiation adaptative.
Les théories actuelles de l'évolution tentent d'intégrer ces deux types de modèles : les systèmes qui présentent
peu de contraintes (ceux pour lesquels de nombreuses niches écologiques sont disponibles, caractérisés
par une diversification rapide et précoce) et les systèmes dominés par les contraintes (ceux pour lesquels
un nombre bien défini de niches écologiques est disponible, induisant des convergences). La description de
signatures permettant leur distinction serait bien utile aux biologistes comparatifs qui étudient la dynamique
de diversification des clades.
C'est dans ce cadre que s'inscrivent les travaux de Bruno Frédérich, du Laboratoire de morphologie
fonctionnelle et évolutive de l'Université de Liège, sur les poissons demoiselles (1). L'originalité de l'étude
réside dans le fait que diverses techniques ont été intégrées. Ces techniques alliant écologie, morphologie
et phylogénie (génétique) permettent de distinguer les modes de diversification possibles : unique radiation
adaptative (« early burst ») ou radiations adaptatives répétées (convergence). « L'idée, déclare le chercheur,
c'était d'étudier le mode de diversification, à la fois écologique et morphologique, des poissons de récifs au
sens large au cours de leur évolution. Produire des arbres phylogénétiques, beaucoup de gens le font. Mais
cette approche multiple est propre au laboratoire de l'ULg ! ».
La famille des Pomacentridae, avec ses 386 espèces, représente le troisième groupe de poissons le plus grand
dans les écosystèmes coralliens après les Gobiidae et les Labridae. Elle est divisée en cinq sous-familles:
Stegastinae, Lepidozyginae (monospécifique), Chrominae, Abudefdufinae et Pomacentrinae. Ces poissons
demoiselles se sont diversifiés en trois groupes trophiques majeurs :
(1) Les espèces zooplanctonophages qui se nourrissent de petits crustacés planctoniques, les copépodes.
(2) Les espèces brouteuses d'algues filamenteuses.
(3) Les espèces intermédiaires qui se nourrissent de zooplancton, de petits invertébrés benthiques et d'algues
en proportions variables. Lire l'encadré sur la classification de Linné
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Certaines espèces brouteuses ont développé un comportement de « fermier » : elles défendent ardemment
leur territoire en chassant tout intrus et gèrent les filaments denses d'algues comme leur propre ferme. « Elles
cultivent leur champ en arrachant certaines algues qu'elle n'aiment pas et en laissant pousser d'autres. On
dirait que c'est comme leur potager ! », déclare B. Frédérich. Vu que les espèces brouteuses n'ont pas toutes
ce comportement, ces poissons « fermiers » sont considérés dans l'étude comme un groupe à part.
Arbre phylogénétique calibré en fonction du temps
Afin de déterminer si la diversification des Pomacentridae au cours de l'histoire évolutive s'est déroulée suivant
une seule radiation adaptative (« early-burst ») ou suivant des radiations répétées induisant des convergences,
le chercheur s'est tout d'abord intéressé à la phylogénie, c'est-à-dire l'étude des relations de parentés entre
les différents espèces.
Un tel arbre phylogénétique est construit sur base des différences dans la séquence du génome des
différentes espèces. En utilisant différents modèles de substitution de séquences (mutations), il est possible
d'estimer à quel moment, au cours du temps, les différentes espèces sont apparues. De plus, afin d'affiner cette
calibration de l'arbre phylogénétique en fonction du temps, des données fossiles ont également été utilisées.
Les fossiles peuvent être aisément datés en fonction du gisement dans lequel ils ont été découverts. En
comparant les espèces fossiles aux actuelles, on peut assigner les différents fossiles à des nœuds particuliers
dans l'arbre phylogénétique et ainsi les dater.
L'analyse de l'arbre montre que l'origine des Pomacentridae date du début de l'Eocène et la diversification
continue jusqu'au Pléistocène. Les lignées des cinq sous-clades majeurs ont commencé à se diversifier entre
50 et 25 millions d'années.
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Sur base de ces arbres phylogénétiques, des approches statistiques permettent d'estimer la vitesse de
diversification (ou cladogenèse). Dans l'étude de Bruno Frédérich, les modèles où la vitesse diminue avec
le temps ne cadraient pas avec les données recueillies pour les Pomacentridae. La vitesse de diversification
de cette famille ne correspondait donc pas aux modèles de radiation adaptative unique avec un pic précoce
(« early-burst ») dans la diversification des espèces, où la vitesse de cette dernière devrait diminuer au cours
du temps. On observe plutôt un taux relativement constant de cladogenèse au cours du temps. Seul le genre
Amphiprion, notre célèbre poisson clown, s'est diversifié plus rapidement que les autres membres de la famille
des demoiselles. Probablement en raison de la symbiose qu'il forme avec des anémones de mer et qui lui
ont permis la coloniser. Cette adaptation a donc pu stimuler leur spéciation.
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Diversité écologique et morphologique
La morphologie de la mâchoire buccale des poissons
demoiselles est fortement reliée à chaque type de régime alimentaire. Ainsi elle diffère en fonction des trois
comportements trophiques que nous avons décrits plus haut : les espèces zooplanctonophages, brouteuses
et intermédiaires. On peut ainsi classer les différentes espèces de poissons demoiselles en trois types distincts
sur base de la forme des deux pièces squelettiques composant les mâchoires buccales : les mandibules et
prémaxillaires.
Pour ce faire, les muscles des spécimens ont été digérés et le squelette coloré au rouge alizarine.
Les mandibules et les prémaxillaires ont été disséqués soigneusement et photographiés sous une loupe
binoculaire. Ensuite, la morphologie de ces deux pièces a été quantifiée au moyen de la morphomométrie
géométrique, une technique d'analyse de forme assez sophistiquée. Cette méthode, basée sur la capture de
formes au moyen de points remarquables, permet des comparer rigoureusement ces pièces de la mâchoire
entre les espèces et entre les trois groupes trophiques. Ainsi, la forme des mandibules et prémaxillaires
varie entre deux extrêmes distinguant les deux groupes fonctionnels que sont les poissons brouteurs et les
planctonophages. Les premiers ayant des mâchoires plus robustes et les autres des mâchoires plus fines et
allongées.
Afin de déterminer si cette diversité éco-morphologique est le résultat de nombreuses convergences, où
chaque sous-clade (c-à-d les sous-familles décrites ci-dessus) présenterait une diversité écologique et
morphologique similaire, diverses approches ont été utilisées.
Par exemple, l'illustration des caractères écologiques (comportements alimentaires et « fermier ») sur l'arbre
phylogénétique révèle de très nombreuses convergences. Quant à déterminer lequel des comportements
trophiques est retrouvé chez l'espèce ancestrale, « j'aimerais bien le savoir, déclare le chercheur, mais les
statistiques ne l'ont pas permis ici ».
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D'autres méthodes comparent le niveau de diversité de forme des mandibules et prémaxillaires entre les sousclades et à l'intérieur de ceux-ci. On trouve d'écrasantes preuves de convergence dans les traits phénotypiques
des Pomacentridae. Ainsi, la disparité morphologique est similaire parmi les sous-clades majeurs et ce, pour
les deux pièces de la mâchoire buccale : certaines espèces de différentes sous-familles présentent des
morphologies très semblables entre elles et la diversité à l'intérieur d'un clade est beaucoup plus élevée que
lorsqu'on compare un clade à un autre. En outre, la manière avec laquelle les deux pièces de la mâchoire
buccale se modifient lorsque l'on passe d'un extrême à l'autre (les trajectoires phénotypiques) est identique
d'une sous-famille à l'autre, seule l'ampleur des transformations morphologiques varie.
Les données morphologiques (forme des pièces
buccales et taille des poissons) ont été soumises à des modèles qui décrivent différents types de diversification
phénotypiques : (1) vitesse de diversification élevée suivi d'un ralentissement (« early burst »), (2) vitesse
constante/variable, et diversification aléatoire, (3) vitesse constante/variable, et diversification liée au régime
alimentaire ou liée au comportement de fermier. Chez les Pomacentridae, les données ne cadrent pas
du tout avec un pic précoce de diversification phénotypique. Le modèle s'adaptant le mieux aux données
morphologiques était typiquement une vitesse de diversification constante dirigée par l'adaptation au régime
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alimentaire. Le comportement de fermier n'a pas dirigé l'évolution des traits morphologiques étudiés ici mais
pourrait en influencer d'autres non abordés dans ce travail.
En conclusion…
Les trois groupes trophiques de poissons demoiselles sont donc apparus de façon répétée tout au long de
l'évolution. Chaque sous-famille présente une diversité écologique et phénotypique similaire. On parle de
radiation adaptative itérative induisant des convergences.
Plusieurs phénomènes peuvent être responsables de ces convergences. Ainsi, la régionalisation des récifs
coralliens, par l'apparition de barrières physiques comme l'isthme de Panama (due à l'émergence de terres),
la formation de la barrière Atlantique (grande étendue océanique) ou l'apparition d'îles volcaniques ont permis
la colonisation de nouveaux récifs. La compétition dans le milieu naturel et d'autres contraintes fonctionnelles
liées par exemple aux processus nécessaires à l'apparition de caractères morphologiques particuliers peuvent
également avoir induit de telles convergences.
Dans le cadre de la macroévolution, c'est-à-dire sur de longues échelles de temps géologiques, les radiations
adaptatives itératives vers un nombre limité de niches écologiques ne sont pas rares. Ce qui révèle
l'importance des contraintes dans l'évolution. Ainsi par exemple, la radiation des Anolis dans les îles caraïbes
suit un schéma typique d'une radiation adaptative unique lorsqu'on considère les îles séparément mais leur
évolution apparaît très convergente lorsqu'on les considère dans un même ensemble.
L'étude des poissons demoiselles est toutefois la première à démontrer de telles radiations convergentes dans
les océans.
(1) Frédérich B, Sorenson L, Santini F, Slater GJ, Alfaro ME (2012). Iterative ecological radiation and
convergence during the evolutionary history of damselfishes (Pomacentridae). The American Naturalist, in
press.
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