dépassement de ce qui existe déjà retrouve, selon T. W. Adorno, la même quête que la
philosophie : « la vérité de l’œuvre d’art qui se déploie progressivement n’est pas autre chose
que celle du concept philosophique [...] Le contenu de vérité des œuvres n’est pas ce qu’elles
signifient, mais ce qui décide de la fausseté ou de la vérité de l’œuvre en soi ; seule cette
vérité de l’œuvre en soi est commensurable à l’interprétation philosophique et coïncide, tout
au moins selon l’idée, avec la vérité philosophique
». Ainsi, lorsque le philosophe note
qu’une « véritable expérience esthétique doit devenir philosophie, ou bien elle n’existe
pas
», ou que le déploiement des œuvres « et le déploiement philosophique de leur contenu
de vérité se trouvent en action réciproque
», on peut se demander, malgré ses précautions,
s’il ne rejoint pas en large part le couple kantien du sublime et de la raison. La simple
différence est que le sublime va résister à la raison qu’il convoque, va la relancer sans cesse,
sans ne pouvoir s’y épuiser. Il y a comme une permanence du sublime, et non plus une simple
apparition, et cette permanence signifie une tension vive, où la raison s’alimente, sans pouvoir
dominer l’informe du sublime. Ainsi, les œuvres d’art les plus anciennes continuent-elles à
nous fasciner, sans qu’on puisse en résoudre l’énigme…
L’art, dans son paradoxe à tout jamais irréconcilié avec le conçu empirique est bien, selon la
Théorie Esthétique, une invitation à la « raison interprétative
», certes une raison qui, ici, se
soustrait à toute réconciliation finale. Mue par l’énigme artistique qui l’alimente, la pousse
sans cesse à de nouvelles synthèses, elle s’accorde à la permanente remise en cause de ses
limites où prend pleinement effet la critique. Et la thèse adornienne voit en l’industrie
culturelle ce qui précisément tue le sublime, et au-delà toute possibilité de désaliénation par
l’effet du contenu de vérité de l’oeuvre d’art.
Sur le chemin heideggérien de l’Ereignis et de l’Erörterung
La perspective d’influence marxiste de T. W. Adorno, « l’anti-Heidegger
», est souvent
opposée au « sol » phénoménologique de Martin Heidegger. Pourtant, c’est aussi selon une
configuration conflictuelle que celui-ci aborde la question de l’art. L’essai L’Origine de
l’Œuvre d’Art
se fonde sur la thèse d’une permanente tension, voire d’un combat entre le
monde-fable, arraisonné par les certitudes discursives, et son autre que Martin Heidegger
nomme la « Terre ». L’œuvre ouvre le monde pour y faire sourdre une « é-normité
» qui
fait « éclater ce qui jusqu'à présent paraissait normal
». Elle pousse « hors de l’ordinaire
»
et dérange. « Suivre ce dérangement signifie alors : transformer nos rapports ordinaires au
monde et à la terre, contenir notre faire et notre évaluer, notre connaître et notre observer
courants en une retenue qui nous permette de séjourner dans la vérité advenant en
l’œuvre
». Si le philosophe ne se réfère pas au sublime kantien, c’est pourtant la thématique
de la démesure, « l’é-norme » de la réserve infinie de sens inédits que recèle la Terre et que
l’art porte au Monde, qui sous-tend son analyse. Ainsi, et non sans évoquer l’analyse
Ibid., p. 186.
Ibid., p. 186.
Ibid., p. 183.
Ibid.
« Adorno, l’anti-Heidegger », Libération, 2 février 1989, pp. 17-19.
HEIDEGGER, M., L’Origine de l’Œuvre d’Art, in : Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier,
Paris, Gallimard, 1962, p. 74.
Ibid.
Ibid., p. 74.
Ibid.
Ibid.