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Les avatars de
La Croisade des Enfants
Quelques épisodes de la vie de Pierné
le 16 août 1863, au premier étage du N°5, rue de la Glacière à Metz, Gabriel Pierné y
vécut jusqu’à l’âge de sept ans, ses parents, professeurs de chant et de piano, ayant quitté la
ville au moment de l’annexion de 1870, pour fonder une école de musique Rue Saint-André-
des-Arts à Paris. La guerre franco-prussienne avait beaucoup marqué le père, Jean-Baptiste
Pierné, Lorrain de souche, plus encore que son épouse, la Montpelliéraine Hortense
Souteyrant.
Lheureuse enfance de Gabriel qui étudia le piano dès cinq ans, sera troublée deux ans plus
tard lorsque le conflit prendra la tragique tournure du blocus. En ce 27 juillet 1870, Napoléon
III fit sa dernière entrée dans la ville. « Vieillard verdâtre à l’œil morose, flottant entre ses
rêves et sa faiblesse », notera le futur maréchal Foch qui faisait alors ses études au Collège
Saint-Clément à Metz.
L’enfant regarde les artilleurs, les fantassins, les cuirassiers qui s’agitent. Quelques cent
gardes précédaient la voiture impériale. On n’a pas copté la Mutte de la cathédrale, comme en
1857, lorsque le cortège accompagnait l’empereur, escorté par Ambroise Thomas et qui
étaient allé voir au théâtre, son opéra Le Songe d’une nuit d’été. Mais aux côtés de Napoléon
III, le petit prince, très pâle, saluait comme un automate. Derrière, dans la seconde voiture, se
cachait un général Bazaine énigmatique
La Nuit de Noël 1870
Gabriel voit tout cela mais ne parvient pas à percer les raisons qui assombrissent l’humeur de
ses parents. Au fil des jours, il lira leur angoisse qui deviendra peu à peu la sienne, et qui
marquera sa mémoire. Vingt-cinq ans plus tard, Pierné composera une cantate, La Nuit de
Noël 1870, rappelant les événements tragiques qui l’avaient marqué jadis. Créé à l’Opéra de
Paris le 8 décembre 1895, cet épisode lyrique, écrit sur un poème d’Eugène Morand, exaltait
l’espérance et la foi, perçait le rêve d’une utopique réconciliation par-dessus les lignes de
feu. Toute la partition réveillait les symboles : des chœurs grondant en coulisses, un ténor
véhément, un récitant clamant les vers d’un sombre réalisme et d’où surgissaient des clameurs
et des psalmodies. Lorsque la cloche frappa les douze coups de minuit, un soldat (le nor)
chanta un vieux Noël, alors qu’en mezza-voce, les chœurs invisibles murmuraient un Noël
populaire allemand. Les belligérants se répondaient. C’était comme une trêve de Dieu.
Et Pierné en sera tout ému.
Metz hantait sa mémoire. Il avait toujours exprimé pour sa ville natale, un attachement que
seuls les Messins, quittant leur province plutôt que d’en subir l’occupation, avaient conservé
précieusement. Gabriel Pierné avait su préserver les liens avec son oncle et ses cousins ainsi
qu’avec ses amis qui y étaient restés. Lorsqu’il remporta son Premier prix de piano au
Conservatoire supérieur de Paris, à l’âge de 16 ans, en 1879, il fut accueilli à Metz comme le
petit prodige qu’il devint, pour y donner, à l’Hôtel de ville, un récital de piano au cours
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duquel le fracas intempestif des tambours et des trompettes du corps de garde, avaient troublé
quelque peu ses velléités de virtuose.
Où un officier prussien provoque la dissolution du Cercle Musical Messin
Mais il y retrouvait sa famille, dont son cousin, François-Charles Pierné, qui eut maille à
partir avec les autorités allemandes. Il avait quinze ans de moins que Gabriel Pierné. Il avait
pris une part active aux réunions musicales qui précédèrent les événements de 1870 et était
secrétaire adjoint de l’Orphéon messin lorsque son oncle, Eugène, se vit confier la direction
de la société de musique. Elle fut dissoute en 1871. C’est alors que François-Charles Pierné
créa le Cercle Musical Messin puis, en 1875, l’Union musicale qui donna de nombreux
concerts à Metz. Un incident marqua le dernier, en 1877. Un officier prussien qui y assistait
en uniforme, fut prié de se présenter en vêtements civils ou de quitter la salle. Les autorités
auraient elles-mêmes prononcé la dissolution de la société si son président n’avait pas anticipé
cette mesure par le biais d’une déclaration formelle précisant qu’elle s’était dissoute elle-
même. Bonjour l’ambiance !
De la Sérénade à la Croisade
Petit flash-back. Quand Gabriel Pierné barqua à Paris avec ses parents, ces derniers le
recommandèrent au bon souvenir d’Ambroise Thomas qui venait d’être nommé directeur du
Conservatoire de musique. Le patriarche protègera son tout jeune compatriote et l’inscrira, à
huit ans et demi, dans l’établissement où Gabriel aura pour compagnon Claude Debussy qui a
un an de plus que lui. Ils suivront sensiblement le même cursus d’études. Mais c’est Pierné, le
plus jeune, qui remporta son Premier Prix de Rome deux ans avant le compositeur de Pelléas.
La première œuvre de Pierné est la rénade éditée par Leduc et qui sera adaptée du piano
pour tous les instruments et même pour les harmonies. À la Villa Médicis, où il rencontre tous
les compositeurs Prix de Rome de sa génération, ainsi que Liszt, Massenet, Gounod, et
d’autres, il était invité aux soirées mondaines du Palais Farnèse il donnait des récitals
appréciés. Il écrira des mélodies, des pièces pour piano et ses premières œuvres lyriques. Il
poursuivra sur sa lancée à son retour à Paris il produit des compositions de ballets, son
unique concerto de piano, ses scènes et fantaisies lyriques, ses premières œuvres
symphoniques, son fameux Album pour mes petits amis, ses trois pièces d’orgue, à l’époque
il succéda, à la mort de César Franck, à la tribune de l’Église Sainte-Clotilde. Son premier
poème symphonique avec chœurs, L’An Mil, de 1897, est créé aux Concerts Colonne (où il
prendra bientôt la succession d’Edouard Colonne), que Pierné dirigea jusqu’en 1934. Et, en
1902, il compose l’œuvre considérée comme une des plus importantes de son catalogue, La
Croisade des Enfants, légende musicale en quatre parties pour soli, chœurs d’enfants, chœurs
mixtes d’adultes, et orchestre.
200 voix juvéniles parmi les 450 exécutants
Coïncidence ? Debussy termine son Pelléas et Mélisande quand Pierné commence sa
Croisade. Il l’achèvera en 1903. Le premier allait ouvrir de nouvelles portes à la musique et
au panorama lyrique, le second insufflait un sang nouveau à l’esprit et à la forme de
l’oratorio. Le sujet en avait été suggéré à Gabriel Pierné par un de ses amis, le Grand Prix de
Rome de peinture Luc-Olivier Merson, les deux familles passant chaque année leurs vacances
d’été avec leurs enfants au domaine du Francik, près de Carantec en Bretagne. Merson, qui
avait réalisé les mosaïques du Sacré-ur de Montmartre, avait guidé Pierné vers l’écrivain
Marcel Schwob qui, plongé dans les littératures médiévales, s’était inspiré des récits
hagiographiques du Génois Jacques de Voragine, cet archevêque du XIIIe siècle auteur de la
Légende dorée, d’Albéric des Trois-Fontaines, moine cistercien et d’Albert de Sade, pour
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traduire en vers, du latin en français, l’aventure de ces enfants d’anciens preux qui se sont mis
en route, contre vents et marées, pour gagner la Terre sainte.
« Ils portaient escarcelles, bourdons et croix sur l’esclavine. Ils arrivèrent à Gènes et
montèrent sur de grandes nefs pour traverser la mer. Et la tempête s’éleva, les deux nefs
périrent, et tous les enfants d’icelles furent engloutis. »
Au coup de foudre de Debussy pour Maeterlinck, correspond celui de Pierné pour Marcel
Schwob. Leurs textes n’exprimaient-ils pas des frémissements candides et des tressaillements
pathétiques ?
Epris d’une légende qui lui mettait les larmes aux yeux, Pierné, vit, pas à pas, l’histoire de ces
héroïques chérubins, si fébrilement retranscrite par Schwob. Gabriel Pierné dirigera lui-même
La Croisade qu’il avait achevée en 1903, jouée d’abord en Hollande avant d’être créée à
Paris, le 18 janvier 1905, aux Concerts Colonne dont le Théâtre du Châtelet abritait les
saisons musicales. 450 exécutants dont 200 voix d’enfants ! Aux chœurs mixtes traditionnels,
répondaient les voix immaculées, ondoyantes, traduisant leur extase, leur espoir, leur effroi.
Le grain vocal, dans son innocente fragilité, apportait une dimension particulière à l’œuvre.
Pas un air qui ne trahisse le plus vibrant trait de psychologie juvénile et qui ne respire l’âme
transparente de l’enfance avec cette ravissante luminosité des petites gorges pudiques
ruisselant sur l’orchestre.
Une Kreutzzug au Kaiser Wilhelm Ring von Metz !
Sa création fut accueillie bras debout ! Son succès se répandit vite au-delà des frontières. La
Croisade fut très fréquemment jouée en Allemagne et même en Amérique. Les critiques
musicaux français s’en étonnaient d’ailleurs. Les Messins annexés en avaient eu vent. Et,
deux ans après sa création parisienne, l’Association Musicale Messine avait négocié pour
qu’elle soit représentée à Metz et avait invité le compositeur en personne qui n’était jamais
revenu dans sa ville natale depuis 37 ans !
A l’époque, les habitants de Metz supportaient de plus en plus mal la domination germanique.
Accueillir dans la ville annexée un des compositeurs français les plus en vue, tenait de
l’audace, voire de la témérité. Et il fallait faire en sorte que cette manifestation musicale ne
soit pas trop criée sur les toits pour ne pas mettre le feu aux poudres des autorités
wilhelmiennes. La date du mardi 30 avril 1907 fut retenue. LAssociation Musicale Messine
parvint à s’assurer le concours de 500 artistes dont 200 garçons et fillettes, avec,
nécessairement, l’accord et la collaboration de l’administration occupante.
Toujours est-il que l’émouvant texte de Marcel Schwob sur lequel Pierné avait calqué sa
musique, fut traduit dans la langue tudesque, et que les chanteurs solistes étaient venus de
Berlin, de Cologne et de Mayence. Hiatus ! Lieu du concert ? La Salle des fêtes de l’Hôtel
Terminus (rue Foch), qui avait été rebaptisée du nom de Fest Saal ou encore de Terminus Saal
avec, pour nom propre, der Kaiser Wilhelm Ring.
Le critique du Lorrain de l’époque, décrivit « …ce poème musical dans lequel la poésie et la
musique constituent un ensemble parfait, traduisait, en un langage admirable, le sentiment
mystique qui fait le fond de l’œuvre… » Et il enchaînait : « Ce fut un véritable tour de force,
car il fallait des chœurs aguerris, des solistes de choix, et un orchestre bien stylé pour rendre
tous les effets de cette musique si compliquée, si fortement nuancée et colorés mais
profondément expressive… » Mais, toute belle qu’elle t, la langue de Goethe était
inappropriée en regard du symbolisme français de Schwob sur lequel Pierné avait coulé sa
musique aux accents fauréens et franckistes.
À la fin, les applaudissements fusèrent et Gabriel Pierné, que les Messins avaient reconnu
dans la salle, fut invité à monter sur scène, ce qu’il fit. Et le chroniqueur d’ajouter : « Le
compositeur dut subir les vivats d’un public composé en grande partie d’indines qui, à
travers lui, acclamaient la France absente… »
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Pierné en ressentit un léger malaise, qui écrira plus tard, dans ses carnets de voyage :
« Entendre son œuvre conçue en français, chantée en allemand ! S’entendre dire avec un
méchant accent que Metz était bien la ville natale de Gabriel Pierné et que le maître devait se
sentir bien chez lui !… » C’en était trop. À la réception qui suivit, Pierné avait mis son cœur
en berne. Consolation : l’année suivante, l’Académie Nationale de Metz l’avait nommé
membre d’honneur…en attendant sa réception officielle en 1924, par le président d’alors,
Victor Prevel. Mais Pierné fit néanmoins escale à Metz en juin 1914, car il était allé diriger la
100e représentation de sa Croisade des enfants à Cologne, mais dans sa version vernaculaire
cette fois !
Georges MASSON
(Article publié dans l’ouvrage collectif de l’Académie nationale de Metz, paru en octobre
2012 et intitulé : Metz, l’annexion en héritage, 1870-1918, Éd. Gérard Klopp.
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