Dimanche 5 Mai 2013 TTE 4
Anniversaire
La plume et la baguette
Il y a cent cinquante ans,
le compositeur Gabriel Pierné
naissait à Metz, qui lui rend
hommage cette année. « Son
scepticisme léger, sa fine ironie,
voire l’espièglerie avec laquelle il
enveloppait ses paroles et ses
gestes, cachait la sensibilité d’un
être tout de pudeur et de bonté. »
Un portrait qui cache bien
d’autres facettes du musicien.
par Georges MASSON
Gabriel Pierné devant son piano Erard de 1879, dans son appartement de la rue de Tournon, à Paris.
Ses descendants firent don de l’instrument à la Ville de Metz en 1994. Il fut restauré en 2004 par Jean-Philippe
Navarre, alors directeur du Conservatoire (baptisé du nom de Gabriel Pierné en 1987), et qui en joua. Après une
seconde restauration, le piano a été inscrit cette année au Mobilier national. Photo D. R.
DEMANDEZ à un Parisien où se trouve le square Gabriel-
Pierné. À part ceux du VIearrondissement, vous
n’aurez guère de réponses. C’était en octobre 1969.
Le monde musical et artistique s’était pressé autour des
bosquets verts à l’angle des rues de Seine et Mazarine, près
de l’Institut. On reconnaissait, aux côtés des trois enfants et
des petits-enfants du Messin, Olivier Messiaen, Henri Sau-
guet, la poétesse Madeleine Milhaud… Le chef Tony Aubin
vanta « son intelligence qui s’appuyait sur celle du cœur », et
Henri Busser, qui avait près de cent ans, enfourcha le Pégase
en disant, d’une voix trémulante
mais ferme encore : « Pierné, mon
illustre doyen, fut le modèle de
mon existence ! ». Rien que cela.
Gabriel Pierné était donc né un
16 août 1863, au 5 de la rue de la
Glacière, jouxtant Sainte-Ségolène
et pas très loin de l’École de musi-
que fondée par Victor Desvignes,
où enseignaient ses parents, le baryton Jean-Baptiste et son
épouse Hortense, pianiste. Le petit Gabriel, qui jouait dans
le jardinet, derrière cette demeure dont les pittoresques
escaliers en bois construits contre les murs arrière étonnent
aujourd’hui les visiteurs, écoutait ses parents répéter des
airs d’opéra.
À 5 ans, l’enfant se met au piano. Mais les nuages vont
assombrir l’horizon. La guerre franco-prussienne éclate,
affecte surtout le père, lorrain de souche, la famille quittant
Metz en 1871 pour la capitale.
Gabriel a 8 ans lorsqu’il est accueilli au Conservatoire de
Paris par son compatriote Ambroise Thomas, qui en était le
directeur. Parcours fulgurant. Premier prix de piano à 16 ans,
d’harmonie à 17, de contrepoint et de fugue à 18… Il n’a pas
19 ans quand il décroche un Premier grand Prix de Rome. Du
premier coup. À la Villa Médicis, on l’appelle le bambino et
on lui demande « où est donc ta nourrice ? » Qu’importe. Sa
vie de pensionnaire en fera un homme. « Les plus belles
années de ma vie », dira-t-il à ses parents avec lesquels il
correspond jusqu’à leur écrire : « Je bouquine la Bible. C’est
merveilleux. Mais plus on lit, plus on étudie, moins on croit.
Et moi, je ne crois plus du tout ! ». N’empêche. S’il est vrai
qu’il ne trempait guère la main dans les bénitiers, et qu’il
parlait avec malice de la gent ecclésiastique, il n’en fut pas
moins organiste à Sainte-Clotilde pendant sept ans, succé-
dant à son maître César Franck, de même qu’il composa des
œuvres à caractère religieux dont son Hymne à la Vierge, ses
Paysages franciscains ses oratorios, La croisade des enfants,
Les Enfants à Bethléem, Saint-François d’Assise.
L’humour de Pierné pointait déjà lorsqu’il était à la tribune
de Sainte-Clotilde et qu’il improvisait sur les claviers du
Cavaillé-Coll en y glissant ses coquines dissonances : « Un
peu de sauce autour, avec force poivre, sel et piment, et le
plat de résistance n’en est que plus nutritif ! »,
expliquait-il aux paroissiens médusés. Pierné
était aussi un boute-en-train. Le virtuose du
piano qu’il était (il charma les auditeurs mélo-
manes messins qui l’entendirent en récital à
l’Hôtel de ville), se produisait à quatre mains
avec son ami Camille Saint-Saëns, et n’hésitait
pas à jouer avec un faux nez et de faux pieds,
devant les spectateurs de la société musicale
parisienne La Trompette. Il glissait aussi dans la conversa-
tion des propos ambigus qui heurtaient parfois la bonne
conscience de ses interlocuteurs. À une répétition des
Concerts Colonne, qu’il dirigea pendant trente ans si on y
incorpore les sept années durant lesquelles il fut l’adjoint
d’Édouard Colonne, des partitions s’étaient égarées. Et
Pierné de poser la question aux pupitres de l’orchestre : « Les
parties de messieurs les contrebassistes ne se seraient-elles
pas glissées dans les chemises de mesdames les harpistes ? ».
Hum hum !
Or, le musicien s’est donné corps et âme dans chacune de
ses activités, de compositeur, de pédagogue formant des
ensembles vocaux dans les lycées de Paris, comme contri-
buteur d’un important chapitre sur l’orchestration dans la
célèbre encyclopédie d’Albert Lavignac, et, surtout, par son
exceptionnel investissement dans la direction d’orchestre. Il
réhabilita les œuvres de son père spirituel César Franck après
sa mort, portait au pinacle les symphonies de Beethoven,
lançait des festivals Berlioz, mais surtout, il défendait bec et
ongles les compositeurs contemporains, ce qui suscitait les
hourvaris des abonnés du Châtelet.
« Barbare, sale révolutionnaire, bolchevique, renvoyez-le
à Moscou ! », hurlaient les ultras à la création, en 1927, de la
1re symphonie d’Alexandre Tchérépnine où les remugles
d’anti-soviétisme empestaient les allées. Le Lorrain Gustave
Charpentier s’était fait sortir pour avoir produit des couplets
anarchistes et la 2eSuite de Protée de Darius Milhaud
déclencha, en 1920, un beau désordre dû aux flèches
antisémites, Milhaud étant juif. « Puisqu’il en est ainsi, on
rejouera Protée la semaine prochaine », énonça Pierné qui
rejoua l’œuvre, sans chahut.
Or, ces tumultes arrivèrent aux oreilles de l’arrière-garde,
et Camille Saint-Saëns envoya à Pierné ce libelle : « Je vois
avec douleur que vous ouvrez la porte à des aberrations
charentonesques et que vous les imposez au public qui se
révolte. Plusieurs instruments jouant dans des tons différents
n’ont jamais fait de la musique mais du charivari ! ». Les
musiciens de l’orchestre en prenaient aussi pour leur grade,
mais ils avaient tout de même une grande admiration pour
leur chef : « Nous l’aimions de tout notre cœur… Nous
formions une grande famille… C’était notre Cher Grand
Patron… » me confièrent-ils. Et la fille cadette de Pierné me
dit un jour : « Bien des compositeurs, dont mon père venait
de créer les œuvres, défilaient à la maison car on tenait table
ouverte. Et nous, enfants, étions impressionnés par les
commentaires d’Igor Stravinski, de Maurice Ravel ou de
Darius Milhaud. Et combien de solistes sont venus déjeuner
et jouer sur l’Erard que mon père eut en cadeau pour ses 16
ans ! » Ce piano à queue dont la famille fit don à la Ville de
Metz.
Ce 150eanniversaire sera marqué par un concert
de l’Orchestre national de Lorraine, le 12 mai
prochain à L’Arsenal, où sera joué son mystère
Les Enfants à Bethléem et le Concerto pour piano.
Le pianiste messin Jean-Efflam Bavouzet fera
revivre le piano Erard de Gabriel Pierné, le 15 mai
à 20h, au cours d’un récital au Conservatoire
de Metz. Le récital sera précédé à 19 h 30
par une conférence : Présentation de Gabriel Pierné
et de son piano.
« Les parties de messieurs
les contrebassistes ne se
seraient-elles pas glissées
dans les chemises de
mesdames les harpistes ? »