Vingt mille lieues sous les mers

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Vingt mille lieues
sous les mers
Jules Verne
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
VINGT MILLE LIEUES
SOUS LES MERS
Première partie
I
Un écureuil fuyant
L’année 1866 fut marquée par un événement
bizarre, un phénomène inexpliqué et inexplicable que personne n’a sans doute oublié. Sans
parler des rumeurs qui agitaient les populations
des ports et surexcitaient l’esprit public à l’intérieur des continents, les gens de mer furent particulièrement émus. Les négociants, armateurs,
capitaines de navires, skippers et masters de
l’Europe et de l’Amérique, officiers des marines
militaires de tous pays, et, après eux, les gouvernements des divers États des deux continents, se
préoccupèrent de ce fait au plus haut point.
En effet, depuis quelque temps, plusieurs
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navires s’étaient rencontrés sur mer avec « une
chose énorme » un objet long, fusiforme, parfois
phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine.
Les faits relatifs à cette apparition, consignés
aux divers livres de bord, s’accordaient assez
exactement sur la structure de l’objet ou de l’être
en question, la vitesse inouïe de ses mouvements,
la puissance surprenante de sa locomotion, la
vie particulière dont il semblait doué. Si c’était
un cétacé, il surpassait en volume tous ceux que
la science avait classés jusqu’alors. Ni Cuvier, ni
Lacépède, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages
n’eussent admis l’existence d’un tel monstre, – à
moins de l’avoir vu, ce qui s’appelle vu de leurs
propres yeux de savants.
À prendre la moyenne des observations faites
à diverses reprises, – en rejetant les évaluations
timides qui assignaient à cet objet une longueur
de deux cents pieds et en repoussant les opinions
exagérées qui le disaient large d’un mille et long
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de trois, – on pouvait affirmer, cependant, que cet
être phénoménal dépassait de beaucoup toutes
les dimensions admises jusqu’à ce jour par les
ichtyologistes, – s’il existait toutefois.
Or, il existait, le fait en lui-même n’était plus
niable, et, avec ce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra
l’émotion produite dans le monde entier par
cette surnaturelle apparition. Quant à la rejeter
au rang des fables, il fallait y renoncer.
En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcutta and Burnach steam
navigation Company, avait rencontré cette
masse mouvante à cinq milles dans l’est des
côtes de l’Australie. Le capitaine Baker se crut,
tout d’abord, en présence d’un écueil inconnu ;
il se disposait même à en déterminer la situation
exacte, quand deux colonnes d’eau, projetées
par l’inexplicable objet, s’élancèrent en sifflant
à cent cinquante pieds dans l’air. Donc, à moins
que cet écueil ne fût soumis aux expansions in4
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termittentes d’un geyser, le Governor-Higginson
avait affaire bel et bien à quelque mammifère
aquatique, inconnu jusque-là, qui rejetait par ses
évents des colonnes d’eau, mélangées d’air et de
vapeur.
Pareil fait fut également observé le 23 juillet
de la même année, dans les mers du Pacifique,
par le Cristobal-Colon, de West India and Pacific
steam navigation Company. Donc, ce cétacé extraordinaire pouvait se transporter d’un endroit
à un autre avec une vélocité surprenante, puisque
à trois jours d’intervalle, le Governor-Higginson
et le Cristobal-Colon l’avaient observé en deux
points de la carte séparés par une distance de
plus de sept cents lieues marines.
Quinze jours plus tard, à deux mille lieues
de là l’Helvetia, de la Compagnie Nationale, et le
Shannon, du Royal-Mail, marchant à contrebord
dans cette portion de l’Atlantique comprise entre
les États-Unis et l’Europe, se signalèrent respectivement le monstre par 42°15’ de latitude nord,
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et 60°35’ de longitude à l’ouest du méridien de
Greenwich. Dans cette observation simultanée,
on crut pouvoir évaluer la longueur minimum du
mammifère à plus de trois cent cinquante pieds
anglais , puisque le Shannon et l’Helvetia étaient
de dimension inférieure à lui, bien qu’ils mesurassent cent mètres de l’étrave à l’étambot. Or,
les plus vastes baleines, celles qui fréquentent
les parages des îles Aléoutiennes, le Kulammak et
l’Umgullick, n’ont jamais dépassé la longueur de
cinquante-six mètres, – si même elles l’atteignent.
Ces rapports arrivés coup sur coup, de nouvelles observations faites à bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre l’Etna, de
la ligne Inman, et le monstre, un procès-verbal
dressé par les officiers de la frégate française la
Normandie, un très-sérieux relèvement obtenu
par l’état-major du commodore Fitz-James à bord
du Lord-Clyde, émurent profondément l’opinion
publique. Dans les pays d’humeur légère, on
plaisanta le phénomène, mais les pays graves et
pratiques, l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne,
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
s’en préoccupèrent vivement.
Partout dans les grands centres, le monstre
devint à la mode ; on le chanta dans les cafés, on
le bafoua dans les journaux, on le joua sur les
théâtres. Les canards eurent là une belle occasion
de pondre des oeufs de toute couleur. On vit réapparaître dans les journaux, – à court de copie, –
tous les êtres imaginaires et gigantesques, depuis
la baleine blanche, le terrible « Moby Dick » des
régions hyperboréennes, jusqu’au Kraken démesuré, dont les tentacules peuvent enlacer un bâtiment de cinq cents tonneaux et l’entraîner dans
les abîmes de l’Océan. On reproduisit même les
procès-verbaux des temps anciens les opinions
d’Aristote et de Pline, qui admettaient l’existence
de ces monstres, puis les récits norvégiens de
l’évêque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harrington, dont
la bonne foi ne peut être soupçonnée, quand il affirme avoir vu, étant à bord du Castillan, en 1857,
cet énorme serpent qui n’avait jamais fréquenté
jusqu’alors que les mers de l’ancien Constitution7
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nel.
Alors éclata l’interminable polémique des
crédules et des incrédules dans les sociétés savantes et les journaux scientifiques. La « question du monstre » enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession de science en lutte
avec ceux qui font profession d’esprit, versèrent
des flots d’encre pendant cette mémorable campagne ; quelques-uns même, deux ou trois gouttes
de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux
personnalités les plus offensantes.
Six mois durant, la guerre se poursuivit avec
des chances diverses. Aux articles de fond de
l’Institut géographique du Brésil, de l’Académie
royale des sciences de Berlin, de l’Association
Britannique, de l’Institution Smithsonnienne de
Washington, aux discussions du The Indian Archipelago, du Cosmos de l’abbé Moigno, des Mittheilungen de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de
l’étranger, la petite presse ripostait avec une
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verve intarissable. Ses spirituels écrivains parodiant un mot de Linné, cité par les adversaires
du monstre, soutinrent en effet que « la nature
ne faisait pas de sots », et ils adjurèrent leurs
contemporains de ne point donner un démenti à
la nature, en admettant l’existence des Krakens,
des serpents de mer, des « Moby Dick », et autres
élucubrations de marins en délire. Enfin, dans
un article d’un journal satirique très-redouté, le
plus aimé de ses rédacteurs, brochant sur le tout,
poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta
un dernier coup et l’acheva au milieu d’un éclat
de rire universel. L’esprit avait vaincu la science.
Pendant les premiers mois de l’année 1867,
la question parut être enterrée, et elle ne semblait pas devoir renaître, quand de nouveaux
faits furent portés à la connaissance du public.
Il ne s’agit plus alors d’un problème scientifique
à résoudre, mais bien d’un danger réel sérieux
à éviter. La question prit une tout autre face. Le
monstre redevint îlot, rocher, écueil, mais écueil
fuyant, indéterminable, insaisissable.
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montréal
Océan Company, se trouvant pendant la nuit par
27°30’ de latitude et 72°15’ de longitude, heurta de
sa hanche de tribord un roc qu’aucune carte ne
marquait dans ces parages. Sous l’effort combiné
du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il
marchait à la vitesse de treize noeuds. Nul doute
que sans la qualité supérieure de sa coque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fût englouti avec les
deux cent trente-sept passagers qu’il ramenait
du Canada.
L’accident était arrivé vers cinq heures du
matin, lorsque le jour commençait à poindre. Les
officiers de quart se précipitèrent à l’arrière du
bâtiment. Ils examinèrent l’Océan avec la plus
scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce
n’est un fort remous qui brisait à trois encablures,
comme si les nappes liquides eussent été violemment battues. Le relèvement du lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans
avaries apparentes. Avait-il heurté une roche
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sous-marine, ou quelque énorme épave d’un
naufrage ? On ne put le savoir ; mais, examen fait
de sa carène dans les bassins de radoub, il fut reconnu qu’une partie de la quille avait été brisée.
Ce fait, extrêmement grave en lui-même, eût
peut-être été oublié comme tant d’autres, si, trois
semaines après, il ne se fût reproduit dans des
conditions identiques. Seulement, grâce à la nationalité du navire victime de ce nouvel abordage, grâce à la réputation de la Compagnie à laquelle ce navire appartenait, l’événement eut un
retentissement immense.
Personne n’ignore le nom du célèbre armateur anglais Cunard. Cet intelligent industriel
fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool
et Halifax, avec trois navires en bois et à roues
d’une force de quatre cents chevaux, et d’une
jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit
ans après, le matériel de la Compagnie s’accroissait de quatre navires de six cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans
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plus tard, de deux autres bâtiments supérieurs
en puissance et en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilège pour le transport
des dépêches venait d’être renouvelé, ajouta successivement à son matériel l’Arabia, le Persia, le
China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de
première marche, et les plus vastes qui, après le
Great-Eastern, eussent jamais sillonné les mers.
Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possédait
douze navires, dont huit à roues et quatre à hélices.
Si je donne ces détails très-succincts, c’est afin
que chacun sache bien quelle est l’importance
de cette compagnie de transports maritimes,
connue du monde entier pour son intelligente
gestion. Nulle entreprise de navigation transocéanienne n’a été conduite avec plus d’habileté
; nulle affaire n’a été couronnée de plus de succès. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard ont
traversé deux mille fois l’Atlantique, et jamais un
voyage n’a été manqué, jamais un retard n’a eu
lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un bâ12
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timent n’ont été perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgré la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de
préférence à toute autre, ainsi qu’il appert d’un
relevé fait sur les documents officiels des dernières années. Ceci dit, personne ne s’étonnera
du retentissement que provoqua l’accident arrivé à l’un de ses plus beaux steamers.
Le 13 avril 1867, la mer étant belle, la brise
maniable, le Scotia se trouvait par 15°12’ de longitude et 45°37’ de latitude. Il marchait avec une
vitesse de treize noeuds quarante-trois centièmes
sous la poussée de ses mille chevaux-vapeur. Ses
roues battaient la mer avec une régularité parfaite. Son tirant d’eau était alors de six mètres
soixante-dix centimètres, et son déplacement de
six mille six cent vingt-quatre mètres cubes.
À quatre heures dix-sept minutes du soir,
pendant le lunch des passagers réunis dans le
grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se
produisit sur la coque du Scotia, par sa hanche et
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
un peu en arrière de la roue de babord.
Le Scotia n’avait pas heurté, il avait été heurté, et plutôt par un instrument tranchant ou perforant que contondant. L’abordage avait semblé
si léger que personne ne s’en fût inquiété à bord,
sans le cri des caliers qui remontèrent sur le pont
en s’écriant :
« Nous coulons ! nous coulons ! »
Tout d’abord, les passagers furent très-effrayés ; mais le capitaine Anderson se hâta de les
rassurer. En effet, le danger ne pouvait être imminent. Le Scotia, divisé en sept compartiments
par des cloisons étanches, devait braver impunément une voie d’eau.
Le capitaine Anderson se rendit immédiatement dans la cale. Il reconnut que le cinquième
compartiment avait été envahi par la mer, et la
rapidité de l’envahissement prouvait que la voie
d’eau était considérable. Fort heureusement, ce
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
compartiment ne renfermait pas les chaudières,
car les feux se fussent subitement éteints.
Le capitaine Anderson fit stopper immédiatement, et l’un des matelots plongea pour reconnaître l’avarie. Quelques instants après, on
constatait l’existence d’un trou large de deux
mètres dans la carène du steamer. Une telle voie
d’eau ne pouvait être aveuglée, et le Scotia, ses
roues à demi noyées, dut continuer ainsi son
voyage. Il se trouvait alors à trois cent mille du
cap Clear, et après trois jours d’un retard qui inquiéta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.
Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du
Scotia, qui fut mis en cale sèche. Ils ne purent en
croire leurs yeux. À deux mètres et demi au-dessous de la flottaison s’ouvrait une déchirure régulière, en forme de triangle isocèle. La cassure
de la tôle était d’une netteté parfaite, et elle n’eût
pas été frappée plus sûrement à l’emporte-pièce.
Il fallait donc que l’outil perforant qui l’avait pro15
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
duite fût d’une trempe peu commune, – et après
avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant
ainsi perce une tôle de quatre centimètres, il avait
dû se retirer de lui-même par un mouvement rétrograde et vraiment inexplicable.
Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat
de passionner à nouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes
qui n’avaient pas de cause déterminée furent mis
sur le compte du monstre. Ce fantastique animal
endossa la responsabilité de tous ces naufrages,
dont le nombre est malheureusement considérable ; car sur trois mille navires dont la perte
est annuellement relevée au Bureau-Veritas, le
chiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et biens par suite d’absence de
nouvelles, ne s’élève pas à moins de deux cents !
Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou injustement, fut accusé de leur disparition, et, grâce
à lui, les communications entre les divers continents devenant de plus en plus dangereuses, le
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
public se déclara et demanda catégoriquement
que les mers fussent enfin débarrassées et à tout
prix de ce formidable cétacé.
II
Le pour et le contre
À l’époque où ces événements se produisirent,
je revenais d’une exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska,
aux États-Unis. En ma qualité de professeur-suppléant au Muséum d’histoire naturelle de Paris,
le gouvernement français m’avait joint à cette
expédition. Après six mois passés dans le Nebraska, chargé de précieuses collections, j’arrivai
à New York vers la fin de mars. Mon départ pour
la France était fixé aux premiers jours de mai.
Je m’occupais donc, en attendant, de classer mes
richesses minéralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l’incident du Scotia.
J’étais parfaitement au courant de la ques17
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tion à l’ordre du jour, et comment ne l’aurais-je
pas été ? J’avais lu et relu tous les journaux américains et européens sans être plus avancé. Ce
mystère m’intriguait. Dans l’impossibilité de me
former une opinion, je flottais d’un extrême à
l’autre. Qu’il y eut quelque chose, cela ne pouvait
être douteux, et les incrédules étaient invités à
mettre le doigt sur la plaie du Scotia.
À mon arrivée à New York, la question brûlait. L’hypothèse de l’îlot flottant, de l’écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu
compétents, était absolument abandonnée. Et, en
effet, à moins que cet écueil n’eût une machine
dans le ventre, comment pouvait-il se déplacer
avec une rapidité si prodigieuse ?
De même fut repoussée l’existence d’une
coque flottante, d’une énorme épave, et toujours
à cause de la rapidité du déplacement.
Restaient donc deux solutions possibles de la
question, qui créaient deux clans très-distincts de
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
partisans : d’un côté, ceux qui tenaient pour un
monstre d’une force colossale ; de l’autre, ceux
qui tenaient pour un bateau « sous-marin » d’une
extrême puissance motrice.
Or, cette dernière hypothèse, admissible
après tout, ne put résister aux enquêtes qui furent
poursuivies dans les deux mondes. Qu’un simple
particulier eût à sa disposition un tel engin mécanique, c’était peu probable. Où et quand l’eutil fait construire, et comment aurait-il tenu cette
construction secrète ?
Seul, un gouvernement pouvait posséder une
pareille machine destructive, et, en ces temps
désastreux où l’homme s’ingénie à multiplier la
puissance des armes de guerre, il était possible
qu’un État essayât à l’insu des autres ce formidable engin. Après les chassepots, les torpilles,
après les torpilles, les béliers sous-marins, puis.
– la réaction. Du moins, je l’espère.
Mais l’hypothèse d’une machine de guerre
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tomba encore devant la déclaration des gouvernements. Comme il s’agissait là d’un intérêt
public, puisque les communications transocéaniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait être mise en doute. D’ailleurs, comment admettre que la construction de
ce bateau sous-marin eût échappé aux yeux du
public ? Garder le secret dans ces circonstances
est très-difficile pour un particulier, et certainement impossible pour un État dont tous les actes
sont obstinément surveillés par les puissances rivales.
Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en
France, en Russie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amérique, voire même en Turquie, l’hypothèse d’un Monitor sous-marin fut définitivement rejetée.
À mon arrivée à New York, plusieurs personnes m’avaient fait l’honneur de me consulter
sur le phénomène en question. J’avais publié en
France un ouvrage in-quarto en deux volumes
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
intitulé : Les Mystères des grands fonds sous-marins. Ce livre, particulièrement goûté du monde
savant, faisait de moi un spécialiste dans cette
partie assez obscure de l’histoire naturelle. Mon
avis me fut demandé. Tant que je pus nier la réalité du fait, je me renfermai dans une absolue
négation. Mais bientôt, collé au mur, je dus m’expliquer catégoriquement. Et même, « l’honorable
Pierre Aronnax, professeur au Muséum de Paris
», fut mis en demeure par le New York-Herald de
formuler une opinion quelconque.
Je m’exécutai. Je parlai faute de pouvoir me
taire. Je discutai la question sous toutes ses faces,
politiquement et scientifiquement, et je donne ici
un extrait d’un article très-nourri que je publiai
dans le numéro du 30 avril.
« Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné
une à une les diverses hypothèses, toute autre
supposition étant rejetée, il faut nécessairement
admettre l’existence d’un animal marin d’une
puissance excessive.
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Les grandes profondeurs de l’Océan nous
sont totalement inconnues. La sonde n’a su les
atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter à
douze ou quinze milles au-dessous de la surface
des eaux ? Quel est l’organisme de ces animaux ?
On saurait à peine le conjecturer.
« Cependant, la solution du problème qui
m’est soumis peut affecter la forme du dilemme.
« Ou nous connaissons toutes les variétés
d’êtres qui peuplent notre planète, ou nous ne les
connaissons pas.
« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la
nature a encore des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d’admettre
l’existence de poissons ou de cétacés, d’espèces
ou même de genres nouveaux, d’une organisation essentiellement « fondrière », qui habitent
les couches inaccessibles à la sonde, et qu’un évé22
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nement quelconque, une fantaisie, un caprice, si
l’on veut, ramène à de longs intervalles vers le
niveau supérieur de l’Océan.
« Si, au contraire, nous connaissons toutes
les espèces vivantes, il faut nécessairement chercher l’animal en question parmi les êtres marins
déjà catalogués, et dans ce cas, je serai disposé à
admettre l’existence d’un Narwal géant.
« Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint
souvent une longueur de soixante pieds. Quintuplez, décuplez même cette dimension, donnez à
ce cétacé une force proportionnelle à sa taille,
accroissez ses armes offensives, et vous obtenez
l’animal voulu. Il aura les proportions déterminées par les officiers du Shannon, l’instrument
exigé par la perforation du Scotia, et la puissance
nécessaire pour entamer la coque d’un steamer.
« En effet, le narwal est armé d’une sorte
d’épée d’ivoire, d’une hallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes. C’est une dent
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
principale qui a la dureté de l’acier. On a trouvé
quelques-unes de ces dents implantées dans le
corps des baleines que le narwal attaque toujours
avec succès. D’autres ont été arrachées, non sans
peine, de carènes de vaisseaux qu’elles avaient
percées d’outre en outre, comme un foret perce
un tonneau. Le musée de la Faculté de médecine
de Paris possède une de ces défenses longue de
deux mètres vingt-cinq centimètres, et large de
quarante-huit centimètres à sa base !
« Eh bien ! supposez l’arme dix fois plus forte,
et l’animal dix fois plus puissant, lancez-le avec
une rapidité de vingt milles à l’heure, multipliez
sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc
capable de produire la catastrophe demandée.
« Donc, jusqu’à plus amples informations,
j’opinerais pour une licorne de mer, de dimensions colossales, armée, non plus d’une hallebarde, mais d’un véritable éperon comme les frégates cuirassées ou les « rams » de guerre, dont
elle aurait à la fois la masse et la puissance mo24
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
trice.
« Ainsi s’expliquerait ce phénomène inexplicable, – à moins qu’il n’y ait rien, en dépit de ce
qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti, – ce qui est
encore possible ! »
Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma
part ; mais je voulais jusqu’à un certain point couvrir ma dignité de professeur, et ne pas trop prêter à rire aux Américains, qui rient bien, quand
ils rient. Je me réservais une échappatoire. Au
fond, j’admettais l’existence du « monstre ».
Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui
valut un grand retentissement. Il rallia un certain
nombre de partisans. La solution qu’il proposait,
d’ailleurs, laissait libre carrière à l’imagination.
L’esprit humain se plaît à ces conceptions grandioses d’êtres surnaturels. Or la mer est précisément leur meilleur véhicule, le seul milieu où
ces géants près desquels les animaux terrestres,
éléphants ou rhinocéros, ne sont que des nains,
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– puissent se produire et se développer. Les
masses liquides transportent les plus grandes espèces connues de mammifères, et peut-être recèlent-elles des mollusques d’une incomparable
taille, des crustacés effrayants à contempler, tels
que seraient des homards de cent mètres ou des
crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi non
? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes,
les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient
construits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur les avait jetés dans un moule colossal que le
temps a réduit peu à peu. Pourquoi la mer, dans
ses profondeurs ignorées, n’aurait-elle pas gardé
ces vastes échantillons de la vie d’un autre âge,
elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau
terrestre change presque incessamment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernières variétés de ces espèces titanesques, dont
les années sont des siècles, et les siècles des millénaires ?
Mais je me laisse entraîner à des rêveries
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
qu’il ne m’appartient plus d’entretenir ! Trêve à
ces chimères que le temps a changées pour moi
en réalités terribles. Je le répète, l’opinion se fit
alors sur la nature du phénomène, et le public
admit sans conteste l’existence d’un être prodigieux qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.
Mais si les uns ne virent là qu’un problème
purement scientifique à résoudre, les autres, plus
positifs, surtout en Amérique et en Angleterre,
furent d’avis de purger l’Océan de ce redoutable
monstre, afin de rassurer les communications
transocéaniennes. Les journaux industriels et
commerciaux traitèrent la question principalement à ce point de vue. La Shipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale, toutes les feuilles dévouées aux
Compagnies d’assurances qui menaçaient d’élever le taux de leurs primes, furent unanimes sur
ce point.
L’opinion publique s’étant prononcée, les
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
États de l’Union se déclarèrent les premiers. On
fit à New York les préparatifs d’une expédition
destinée à poursuivre le narwal. Une frégate de
grande marche l’Abraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tôt. Les arsenaux
furent ouverts au commandant Farragut, qui
pressa activement l’armement de sa frégate.
Précisément, et ainsi que cela arrive toujours,
du moment que l’on se fut décidé à poursuivre
le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant
deux mois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette
Licorne eût connaissance des complots qui se
tramaient contre elle. On en avait tant causé,
et même par le câble transatlantique ! Aussi les
plaisants prétendaient-ils que cette fine mouche
avait arrêté au passage quelque télégramme dont
elle faisait maintenant son profit.
Donc, la frégate armée pour une campagne
lointaine et pourvue de formidables engins de
pêche, on ne savait plus où la diriger. Et l’impa28
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu’un steamer de la ligne de San Francisco
de Californie à Shangaï avait revu l’animal, trois
semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.
L’émotion causée par cette nouvelle fut extrême. On n’accorda pas vingt-quatre heures de
répit au commandant Farragut. Ses vivres étaient
embarqués. Ses soutes regorgeaient de charbon.
Pas un homme ne manquait à son rôle d’équipage.
Il n’avait qu’à allumer ses fourneaux, à chauffer,
à démarrer ! On ne lui eût pas pardonné une demi-journée de retard ! D’ailleurs, le commandant
Farragut ne demandait qu’à partir.
Trois heures avant que l’Abraham-Lincoln ne
quittât la pier de Brooklyn, je reçus une lettre libellée en ces termes :
« Monsieur Aronnax, professeur au Muséum
de Paris,
« Fifth Avenue hotel.
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« New York.
« Monsieur,
« Si vous voulez vous joindre à l’expédition de
l’Abraham-Lincoln, le gouvernement de l’Union
verra avec plaisir que la France soit représentée
par vous dans cette entreprise. Le commandant
Farragut tient une cabine à votre disposition.
« Très-cordialement, votre
« J. -B. HOBSON,
Secrétaire de la marine. »
III
Comme il plaira à monsieur
Trois secondes avant l’arrivée de la lettre de J.
-B. Hobson, je ne songeais pas plus à poursuivre
la Licorne qu’à tenter le passage du Nord-Ouest.
Trois secondes après avoir lu la lettre de l’hono30
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rable secrétaire de la marine, je comprenais enfin que ma véritable vocation, l’unique but de ma
vie, était de chasser ce monstre inquiétant et d’en
purger le monde.
Cependant, je revenais d’un pénible voyage,
fatigué, avide de repos. Je n’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du
Jardin des Plantes, mes chères et précieuses collections ! Mais rien ne put me retenir. J’oubliai
tout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans
plus de réflexions l’offre du gouvernement américain.
« D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramène
en Europe, et la Licorne sera assez aimable pour
m’entraîner vers les côtes de France ! Ce digne
animal se laissera prendre dans les mers d’Europe, – pour mon agrément personnel, – et je ne
veux pas rapporter moins d’un demi mètre de sa
hallebarde d’ivoire au Muséum d’histoire naturelle. »
31
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mais, en attendant, il me fallait chercher ce
narwal dans le nord de l’océan Pacifique ; ce qui,
pour revenir en France, était prendre le chemin
des antipodes.
« Conseil ! » criai-je d’une voix impatiente.
Conseil était mon domestique. Un garçon dévoué qui m’accompagnait dans tous mes voyages
; un brave Flamand que j’aimais et qui me le
rendait bien, un être phlegmatique par nature,
régulier par principe, zélé par habitude, s’étonnant peu des surprises de la vie, très-adroit de ses
mains, apte à tout service, et, en dépit de son nom,
ne donnant jamais de conseils, – même quand on
ne lui en demandait pas.
À se frotter aux savants de notre petit monde
du Jardin des Plantes, Conseil en était venu à savoir quelque chose. J’avais en lui un spécialiste,
très-ferré sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilité d’acrobate
toute l’échelle des embranchements des groupes,
32
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces
et des variétés. Mais sa science s’arrêtait là. Classer, c’était sa vie, et il n’en savait pas davantage.
Très-versé dans la théorie de la classification, peu
dans la pratique, il n’eût pas distingué, je crois,
un cachalot d’une baleine ! Et cependant, quel
brave et digne garçon !
Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait
suivi partout où m’entraînait la science. Jamais
une réflexion de lui sur la longueur ou la fatigue
d’un voyage. Nulle objection à boucler sa valise
pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si
éloigné qu’il fût. Il allait là comme ici, sans en demander davantage. D’ailleurs d’une belle santé
qui défiait toutes les maladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfs,
– au moral, s’entend.
Ce garçon avait trente ans, et son âge était à
celui de son maître comme quinze est à vingt.
Qu’on m’excuse de dire ainsi que j’avais quarante
33
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ans.
Seulement, Conseil avait un défaut. Formaliste enragé il ne me parlait jamais qu’à la troisième personne, – au point d’en être agaçant.
« Conseil ! » répétai-je, tout en commençant
d’une main fébrile mes préparatifs de départ.
Certainement, j’étais sûr de ce garçon si dévoué. D’ordinaire, je ne lui demandais jamais
s’il lui convenait ou non de me suivre dans mes
voyages, mais cette fois, il s’agissait d’une expédition qui pouvait indéfiniment se prolonger,
d’une entreprise hasardeuse, à la poursuite d’un
animal capable de couler une frégate comme une
coque de noix ! Il y avait là matière à réflexion,
même pour l’homme le plus impassible du monde
! Qu’allait dire Conseil ?
« Conseil ! » criai-je une troisième fois.
Conseil parut.
34
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Monsieur m’appelle ? dit-il en entrant.
– Oui, mon garçon. Prépare-moi, prépare-toi.
Nous partons dans deux heures.
– Comme il plaira à monsieur, répondit tranquillement Conseil.
– Pas un instant à perdre. Serre dans ma malle
tous mes ustensiles de voyage, des habits, des
chemises, des chaussettes, sans compter, mais le
plus que tu pourras, et hâte-toi !
– Et les collections de monsieur ? fit observer
Conseil.
– On s’en occupera plus tard.
– Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oréodons, les chéropotamus et autres
carcasses de monsieur ?
35
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– On les gardera à l’hôtel.
– Et le babiroussa vivant de monsieur ?
– On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, je donnerai l’ordre de nous expédier en
France notre ménagerie.
– Nous ne retournons donc pas à Paris ? demanda Conseil.
– Si...certainement...répondis-je évasivement,
mais en faisant un crochet.
– Le crochet qui plaira à monsieur.
– Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un
peu moins direct, voilà tout. Nous prenons passage sur l’Abraham-Lincoln…
– Comme il conviendra à monsieur, répondit
paisiblement Conseil.
36
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre...du
fameux narwal...Nous allons en purger les mers
!...L’auteur d’un ouvrage in-quarto en deux volumes sur les Mystères des grands fonds sous-marins ne peut se dispenser de s’embarquer avec le
commandant Farragut. Mission glorieuse, mais...
dangereuse aussi ! On ne sait pas où l’on va ! Ces
bêtes-là peuvent être très-capricieuses ! Mais
nous irons quand même ! Nous avons un commandant qui n’a pas froid aux yeux !…
– Comme fera monsieur, je ferai, répondit
Conseil.
– Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C’est là un de ces voyages dont on ne revient pas toujours !
– Comme il plaira à monsieur. »
Un quart d’heure après, nos malles étaient
prêtes. Conseil avait fait en un tour de main, et
j’étais sûr que rien ne manquait, car ce garçon
37
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
classait les chemises et les habits aussi bien que
les oiseaux ou les mammifères.
L’ascenseur de l’hôtel nous déposa au grand
vestibule de l’entresol. Je descendis les quelques
marches qui conduisaient au rez-de-chaussée. Je
réglai ma note à ce vaste comptoir toujours assiégé par une foule considérable. Je donnai l’ordre
d’expédier pour Paris (France) mes ballots d’animaux empaillés et de plantes desséchées. Je fis ouvrir un crédit suffisant au babiroussa, et, Conseil
me suivant, je sautai dans une voiture.
Le véhicule à vingt francs la course descendit Broadway jusqu’à Union-square, suivit Fourth-Avenue jusqu’à sa jonction avec Bowery-street,
prit Katrin-street et s’arrêta à la trente-quatrième pier . Là, le Katrin-ferry-boat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, à Brooklyn,
la grande annexe de New York, située sur la rive
gauche de la rivière de l’Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai près duquel l’Abraham-Lincoln vomissait par ses deux cheminées
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des torrents de fumée noire.
Nos bagages furent immédiatement transbordés sur le pont de la frégate. Je me précipitai à
bord. Je demandai le commandant Farragut. Un
des matelots me conduisit sur la dunette, où je
me trouvai en présence d’un officier de bonne
mine qui me tendit la main.
« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.
– Lui-même, répondis-je. Le commandant
Farragut ?
– En personne. Soyez le bienvenu, monsieur
le professeur. Votre cabine vous attend. »
Je saluai, et laissant le commandant aux soins
de son appareillage, je me fis conduire à la cabine qui m’était destinée.
L’Abraham-Lincoln avait été parfaitement
choisi et aménagé pour sa destination nouvelle.
39
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
C’était une frégate de grande marche, munie
d’appareils surchauffeurs, qui permettaient de
porter à sept atmosphères la tension de sa vapeur. Sous cette pression, l’Abraham-Lincoln atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles
et trois dixièmes à l’heure, vitesse considérable,
mais cependant insuffisante pour lutter avec le
gigantesque cétacé.
Les aménagements intérieurs de la frégate répondaient à ses qualités nautiques. Je fus très-satisfait de ma cabine, située à l’arrière, qui s’ouvrait sur le carré des officiers.
« Nous serons bien ici, dis-je à Conseil.
– Aussi bien, n’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, qu’un bernard-l’ermite dans la
coquille d’un buccin. »
Je laissai Conseil arrimer convenablement
nos malles, et je remontai sur le pont afin de
suivre les préparatifs de l’appareillage.
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
À ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernières amarres qui retenaient
l’Abraham-Lincoln à la pier de Brooklyn. Ainsi
donc, un quart d’heure de retard, moins même,
et la frégate partait sans moi, et je manquais cette
expédition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le récit véridique pourra bien
trouver cependant quelques incrédules.
Mais le commandant Farragut ne voulait
perdre ni un jour, ni une heure pour rallier les
mers dans lesquelles l’animal venait d’être signalé. Il fit venir son ingénieur.
« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.
– Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.
– Go head, » cria le commandant Farragut.
À cet ordre, qui fut transmis à la machine au
moyen d’appareils à air comprimé, les mécani41
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ciens firent agir la roue de la mise en train. La
vapeur siffla en se précipitant dans les tiroirs
entr’ouverts. Les longs pistons horizontaux gémirent et poussèrent les bielles de l’arbre. Les
branches de l’hélice battirent les flots avec une
rapidité croissante, et l’Abraham-Lincoln s’avança majestueusement au milieu d’une centaine de
ferry-boats et de tenders chargés de spectateurs,
qui lui faisaient cortège.
Les quais de Brooklyn et toute la partie de New
York qui borde la rivière de l’Est étaient couverts
de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent
mille poitrines, éclatèrent successivement. Des
milliers de mouchoirs s’agitèrent au-dessus de la
masse compacte et saluèrent l’Abraham-Lincoln
jusqu’à son arrivée dans les eaux de l’Hudson, à
la pointe de cette presqu’île allongée qui forme la
ville de New York.
Alors, la frégate, suivant du côté de New-Jersey l’admirable rive droite du fleuve toute chargée de villas, passa entre les forts qui la saluèrent
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de leurs plus gros canons. L’Abraham-Lincoln
répondit en amenant et en hissant trois fois le
pavillon américain, dont les trente-neuf étoiles
resplendissaient à sa corne d’artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balisé
qui s’arrondit dans la baie intérieure formée par
la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse où quelques milliers de spectateurs
l’acclamèrent encore une fois.
Le cortège des boats et des tenders suivait
toujours la frégate, et il ne la quitta qu’à la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent
l’entrée des passes de New York.
Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et rejoignit la petite goélette qui l’attendait sous le vent. Les feux furent
poussés ; l’hélice battit plus rapidement les flots ;
la frégate longea la côte jaune et basse de Long-Island, et, à huit heures du soir, après avoir perdu
dans le nord-ouest les feux de Fire-Island, elle
courut à toute vapeur sur les sombres eaux de
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’Atlantique.
IV
Ned Land
Le commandant Farragut était un bon marin,
digne de la frégate qu’il commandait. Son navire
et lui ne faisaient qu’un. Il en était l’âme. Sur la
question du cétacé, aucun doute ne s’élevait dans
son esprit, et il ne permettait pas que l’existence
de l’animal fût discutée à son bord. Il y croyait
comme certaines bonnes femmes croient au Léviathan, – par foi, non par raison. Le monstre
existait, il en délivrerait les mers, il l’avait juré.
C’était une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon, marchant à la rencontre du
serpent qui désolait son île. Ou le commandant
Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le
commandant Farragut. Pas de milieu.
Les officiers du bord partageaient l’opinion
de leur chef. Il fallait les entendre causer, dis44
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cuter, disputer, calculer les diverses chances
d’une rencontre, et observer la vaste étendue de
l’Océan. Plus d’un s’imposait un quart volontaire
dans les barres de perroquet, qui eût maudit une
telle corvée en toute autre circonstance. Tant
que le soleil décrivait son arc diurne, la mâture
était peuplée de matelots auxquels les planches
du pont brûlaient les pieds, et qui n’y pouvaient
tenir en place ! Et cependant. L’Abraham-Lincoln
ne tranchait pas encore de son étrave les eaux
suspectes du Pacifique.
Quant à l’équipage, il ne demandait qu’à rencontrer la licorne, à la harponner, et à la hisser à
bord, à la dépecer. Il surveillait la mer avec une
scrupuleuse attention. D’ailleurs, le commandant
Farragut parlait d’une certaine somme de deux
mille dollars, réservée à quiconque, mousse ou
matelot, maître ou officier, signalerait l’animal.
Je laisse à penser si les yeux s’exerçaient à bord
de l’Abraham-Lincoln.
Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec
45
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les autres, et je ne laissais à personne ma part
d’observations quotidiennes. La frégate aurait eu
cent fois raison de s’appeler l’Argus. Seul entre
tous, Conseil protestait par son indifférence touchant la question qui nous passionnait, et détonnait sur l’enthousiasme général du bord.
J’ai dit que le commandant Farragut avait
soigneusement pourvu son navire d’appareils
propres à pêcher le gigantesque cétacé. Un baleinier n’eût pas été mieux armé. Nous possédions tous les engins connus, depuis le harpon
qui se lance à la main, jusqu’aux flèches barbelées des espingoles et aux balles explosibles des
canardières. Sur le gaillard d’avant s’allongeait
un canon perfectionné, se chargeant par la culasse, très-épais de parois, très-étroit d’âme, et
dont le modèle doit figurer à l’Exposition universelle de 1867. Ce précieux instrument, d’origine
américaine, envoyait sans se gêner, un projectile
conique de quatre kilogrammes à une distance
moyenne de seize kilomètres.
46
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Donc, l’Abraham-Lincoln ne manquait d’aucun moyen de destruction. Mais il avait mieux
encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.
Ned Land était un Canadien, d’une habileté
de main peu commune, et qui ne connaissait pas
d’égal dans son périlleux métier. Adresse et sangfroid, audace et ruse, il possédait ces qualités à
un degré supérieur, et il fallait être une baleine
bien maligne, ou un cachalot singulièrement astucieux pour échapper à son coup de harpon.
Ned Land avait environ quarante ans. C’était
un homme de grande taille, – plus de six pieds
anglais, – vigoureusement bâti, l’air grave, peu
communicatif, violent parfois, et très-rageur
quand on le contrariait. Sa personne provoquait
l’attention, et surtout la puissance de son regard
qui accentuait singulièrement sa physionomie.
Je crois que le commandant Farragut avait
sagement fait d’engager cet homme à son bord.
Il valait tout l’équipage, à lui seul, pour l’oeil et
47
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu’à un
télescope puissant qui serait en même temps un
canon toujours prêt à partir.
Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fût Ned Land, je dois avouer qu’il
se prit d’une certaine affection pour moi. Ma nationalité l’attirait sans doute. C’était une occasion
pour lui de parler, et pour moi d’entendre cette
vieille langue de Rabelais qui est encore en usage
dans quelques provinces canadiennes. La famille
du harponneur était originaire de Québec, et formait déjà une tribu de hardis pêcheurs à l’époque
où cette ville appartenait à la France.
Peu à peu, Ned prit goût à causer, et j’aimais
à entendre le récit de ses aventures dans les
mers polaires. Il racontait ses pêches et ses combats avec une grande poésie naturelle. Son récit
prenait une forme épique, et je croyais écouter
quelque Homère canadien, chantant l’Iliade des
régions hyperboréennes.
48
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je dépeins maintenant ce hardi compagnon,
tel que je le connais actuellement. C’est que nous
sommes devenus de vieux amis, unis de cette
inaltérable amitié qui naît et se cimente dans les
plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned !
je ne demande qu’à vivre cent ans encore, pour
me souvenir plus longtemps de toi !
Et maintenant, quelle était l’opinion de Ned
Land sur la question du monstre marin ? Je dois
avouer qu’il ne croyait guère à la licorne, et que,
seul à bord, il ne partageait pas la conviction générale. Il évitait même de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l’entreprendre un jour.
Par une magnifique soirée du 30 juillet, c’està-dire trois semaines après notre départ, la frégate se trouvait à la hauteur du cap Blanc, à
trente milles sous le vent des côtes patagonnes.
Nous avions dépassé le tropique du Capricorne,
et le détroit de Magellan s’ouvrait à moins de sept
cent milles dans le sud. Avant huit jours, l’Abraham-Lincoln sillonnerait les flots du Pacifique.
49
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous
causions de choses et d’autres, regardant cette
mystérieuse mer dont les profondeurs sont
restées jusqu’ici inaccessibles aux regards de
l’homme. J’amenai tout naturellement la conversation sur la licorne géante, et j’examinai les diverses chances de succès ou d’insuccès de notre
expédition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.
« Comment, Ned, lui demandai-je, comment
pouvez-vous ne pas être convaincu de l’existence
du cétacé que nous poursuivons ? Avez-vous
donc des raisons particulières de vous montrer si
incrédule ? »
Le harponneur me regarda pendant quelques
instants avant de répondre, frappa de sa main
son large front par un geste qui lui était habituel,
ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit
enfin :
50
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Peut-être bien, monsieur Aronnax.
– Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui êtes familiarisé avec les grands
mammifères marins, vous dont l’imagination
doit aisément accepter l’hypothèse de cétacés
énormes, vous devriez être le dernier à douter
en de pareilles circonstances !
– C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, répondit Ned. Que le vulgaire croie à
des comètes extraordinaires qui traversent l’espace, ou à l’existence de monstres antédiluviens
qui peuplent l’intérieur du globe, passe encore,
mais ni l’astronome, ni le géologue n’admettent
de telles chimères. De même, le baleinier. J’ai
poursuivi beaucoup de cétacés, j’en ai harponné
un grand nombre, j’en ai tué plusieurs, mais si
puissants et si bien armés qu’ils fussent, ni leurs
queues, ni leurs défenses n’auraient pu entamer
les plaques de tôle d’un steamer.
51
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Cependant, Ned, on cite des bâtiments que
la dent du narwal a traversés de part en part.
– Des navires en bois, c’est possible, répondit le Canadien, et encore, je ne les ai jamais vus.
Donc, jusqu’à preuve contraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire
un pareil effet.
– Écoutez-moi, Ned…
– Non, monsieur le professeur, non. Tout ce
que vous voudrez excepté cela. Un poulpe gigantesque, peut-être ?…
– Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un
mollusque, et ce nom même indique le peu de
consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds
de longueur, le poulpe, qui n’appartient point à
l’embranchement des vertébrés, est tout à fait
inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou
l’Abraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang
des fables les prouesses des Krakens ou autres
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
monstres de cette espèce.
– Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned
Land d’un ton assez narquois, vous persistez à
admettre l’existence d’un énorme cétacé...?
– Oui, Ned, je vous le répète avec une conviction qui s’appuie sur la logique des faits. Je crois
à l’existence d’un mammifère, puissamment organisé, appartenant à l’embranchement des vertébrés, comme les baleines, les cachalots ou les
dauphins, et muni d’une défense cornée dont la
force de pénétration est extrême.
– Hum ! fit le harponneur, en secouant la tête
de l’air d’un homme qui ne veut pas se laisser
convaincre.
– Remarquez, mon digne Canadien, repris-je,
que si un tel animal existe, s’il habite les profondeurs de l’Océan, s’il fréquente les couches liquides situées à quelques milles au-dessous de la
surface des eaux, il possède nécessairement un
53
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
organisme dont la solidité défie toute comparaison.
– Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned.
– Parce qu’il faut une force incalculable pour
se maintenir dans les couches profondes et résister à leur pression.
– Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l’oeil.
– Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.
– Oh ! les chiffres ! répliqua Ned. On fait ce
qu’on veut avec les chiffres !
– En affaires, Ned, mais non en mathématiques. Écoutez-moi. Admettons que la pression
d’une atmosphère soit représentée par la pression d’une colonne d’eau haute de trente-deux
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pieds. En réalité, la colonne d’eau serait d’une
moindre hauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer
dont la densité est supérieure à celle de l’eau
douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned, autant
de fois trente-deux pieds d’eau au-dessus de vous,
autant de fois votre corps supporte une pression
égale à celle de l’atmosphère, c’est-à-dire de kilogrammes par chaque centimètre carré de sa surface. Il suit de là qu’à trois cent vingt pieds cette
pression est de dix atmosphères, de cent atmosphères à trois mille deux cents pieds, et de mille
atmosphères à trente-deux mille pieds, soit deux
lieues et demie environ. Ce qui équivaut à dire
que si vous pouviez atteindre cette profondeur
dans l’Océan, chaque centimètre carré de la surface de votre corps subirait une pression de mille
kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce
que vous avez de centimètres carrés en surface ?
– Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax.
– Environ dix-sept mille.
55
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Tant que cela ?
– Et comme en réalité la pression atmosphérique est un peu supérieure au poids d’un kilogramme par centimètre carré, vos dix-sept mille
centimètres carrés supportent en ce moment une
pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit
kilogrammes.
– Sans que je m’en aperçoive ?
– Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous
n’êtes pas écrasé par une telle pression, c’est que
l’air pénètre à l’intérieur de votre corps avec une
pression égale. De là un équilibre parfait entre la
poussée intérieure et la poussée extérieure, qui
se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine. Mais dans l’eau, c’est autre chose.
– Oui, je comprends, répondit Ned, devenu
plus attentif, parce que l’eau m’entoure et ne me
pénètre pas.
56
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Précisément, Ned. Ainsi donc, à trente-deux
pieds au-dessous de la surface de la mer, vous
subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent
soixante-huit kilogrammes ; à trois cent vingt
pieds, dix fois cette pression, soit cent soixantequinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes ;
à trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit
cent kilogrammes ; à trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions
cinq cent soixante-huit mille kilogrammes ; c’està-dire que vous seriez aplati comme si l’on vous
retirait des plateaux d’une machine hydraulique
!
– Diable ! fit Ned.
– Eh bien, mon digne harponneur, si des vertébrés, longs de plusieurs centaines de mètres et
gros à proportion, se maintiennent à de pareilles
profondeurs, eux dont la surface est représentée par des millions de centimètres carrés, c’est
par milliards de kilogrammes qu’il faut estimer
57
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la poussée qu’ils subissent. Calculez alors quelle
doit être la résistance de leur charpente osseuse
et la puissance de leur organisme pour résister à
de telles pressions !
– Il faut, répondit Ned Land, qu’ils soient fabriqués en plaques de tôle de huit pouces, comme
les frégates cuirassées.
– Comme vous dites, Ned, et songez alors aux
ravages que peut produire une pareille masse
lancée avec la vitesse d’un express contre la
coque d’un navire.
– Oui...en effet...peut-être, répondit le Canadien, ébranlé par ces chiffres, mais qui ne voulait
pas se rendre.
– Eh bien, vous ai-je convaincu ?
– Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur le naturaliste, c’est que si de tels animaux
existent au fond des mers, il faut nécessairement
58
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
qu’ils soient aussi forts que vous le dites.
– Mais s’ils n’existent pas, entêté harponneur,
comment expliquez-vous l’accident arrivé au
Scotia ?
– C’est peut-être…, dit Ned hésitant.
– Allez donc !
– Parce que...ça n’est pas vrai ! » répondit le
Canadien, en reproduisant sans le savoir une célèbre réponse d’Arago.
Mais cette réponse prouvait l’obstination du
harponneur et pas autre chose. Ce jour-là, je ne
le poussai pas davantage. L’accident du Scotia
n’était pas niable. Le trou existait si bien qu’il
avait fallu le boucher, et je ne pense pas que
l’existence du trou puisse se démontrer plus catégoriquement. Or, ce trou ne s’était pas fait tout
seul, et puisqu’il n’avait pas été produit par des
roches sous-marines ou des engins sous-marins,
59
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
il était nécessairement dû à l’outil perforant d’un
animal.
Or, suivant moi, et toutes les raisons précédemment déduites, cet animal appartenait à
l’embranchement des vertébrés, à la classe des
mammifères, au groupe des pisciformes, et finalement à l’ordre des cétacés. Quant à la famille
dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot
ou dauphin, quant au genre dont il faisait partie,
quant à l’espèce dans laquelle il convenait de le
ranger, c’était une question à élucider ultérieurement. Pour la résoudre, il fallait disséquer ce
monstre inconnu, pour le disséquer le prendre,
pour le prendre le harponner, – ce qui était l’affaire de Ned Land, – pour le harponner le voir,
– ce qui était l’affaire de l’équipage, – et pour le
voir le rencontrer, – ce qui était l’affaire du hasard.
V
À l’aventure!
60
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le voyage de l’Abraham-Lincoln, pendant
quelque temps, ne fut marqué par aucun incident. Cependant une circonstance se présenta,
qui mit en relief la merveilleuse habileté de Ned
Land, et montra quelle confiance on devait avoir
en lui.
Au large des Malouines, le 30 juin, la frégate
communiqua avec des baleiniers américains,
et nous apprîmes qu’ils n’avaient eu aucune
connaissance du narwal. Mais l’un d’eux, le capitaine du Monroe, sachant que Ned Land était
embarqué à bord de l’Abraham-Lincoln, demanda son aide pour chasser une baleine qui était en
vue. Le commandant Farragut, désireux de voir
Ned Land à l’oeuvre, l’autorisa à se rendre à bord
du Monroe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu’au lieu d’une baleine, il en harponna
deux d’un coup double, frappant l’une droit au
coeur, et s’emparant de l’autre après une poursuite de quelques minutes !
61
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Décidément, si le monstre a jamais affaire au
harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le
monstre.
La frégate prolongea la côte sud-est de l’Amérique avec une rapidité prodigieuse. Le 3 juillet,
nous étions à l’ouvert du détroit de Magellan, à
la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pas prendre ce sinueux
passage, et manoeuvra de manière à doubler le
cap Horn.
L’équipage lui donna raison à l’unanimité. Et
en effet, était-il probable que l’on pût rencontrer
le narwal dans ce détroit resserré ? Bon nombre
de matelots affirmaient que le monstre n’y pouvait passer, « qu’il était trop gros pour cela ! »
Le 6 juillet, vers trois heures du soir, l’Abraham Lincoln, à quinze milles dans le sud, doubla cet îlot solitaire, ce roc perdu à l’extrémité
du continent américain, auquel des marins hollandais imposèrent le nom de leur villa natale, le
62
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cap Horn. La route fut donnée vers le nord-ouest,
et le lendemain, l’hélice de la frégate battit enfin
les eaux du Pacifique.
« Ouvre l’oeil ! ouvre l’oeil ! » répétaient les
matelots de l’Abraham Lincoln.
Et ils l’ouvraient démesurément. Les yeux
et les lunettes, un peu éblouis, il est vrai, par la
perspective de deux mille dollars, ne restèrent
pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l’Océan, et les nyctalopes, dont
la faculté de voir dans l’obscurité accroissait les
chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu
pour gagner la prime.
Moi, que l’appât de l’argent n’attirait guère,
je n’étais pourtant pas le moins attentif du bord.
Ne donnant que quelques minutes au repas,
quelques heures au sommeil, indifférent au soleil ou à la pluie, je ne quittais plus le pont du
navire. Tantôt penché sur les bastingages du gaillard d’avant, tantôt appuyé à la lisse de l’arrière,
63
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
je dévorais d’un oeil avide le cotonneux sillage
qui blanchissait la mer jusqu’à perte de vue ! Et
que de fois j’ai partagé l’émotion de l’état-major,
de l’équipage, lorsque quelque capricieuse baleine élevait son dos noirâtre au-dessus des flots.
Le pont de la frégate se peuplait en un instant.
Les capots vomissaient un torrent de matelots et
d’officiers. Chacun, la poitrine haletante, l’oeil
trouble, observait la marche du cétacé. Je regardais, je regardais à en user ma rétine, à en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me répétait d’un ton calme :
« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins
écarquiller ses yeux, monsieur verrait bien davantage ! »
Mais, vaine émotion ! L’Abraham-Lincoln
modifiait sa route, courait sur l’animal signalé,
simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissait bientôt au milieu d’un concert d’imprécations !
64
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Cependant, le temps restait favorable. Le
voyage s’accomplissait dans les meilleures conditions. C’était alors la mauvaise saison australe,
car le juillet de cette zone correspond à notre janvier d’Europe ; mais la mer se maintenait belle,
et se laissait facilement observer dans un vaste
périmètre.
Ned Land montrait toujours la plus tenace incrédulité ; il affectait même de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de
bordée, – du moins quand aucune baleine n’était
en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de
vision aurait rendu de grands services. Mais, huit
heures sur douze, cet entêté Canadien lisait ou
dormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai
son indifférence.
« Bah ! répondait-il, il n’y a rien, monsieur
Aronnax, et y eût-il quelque animal, quelle
chance avons-nous de l’apercevoir ? Est-ce que
nous ne courons pas à l’aventure ? On a revu, diton, cette bête introuvable dans les hautes mers
65
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
du Pacifique, je veux bien l’admettre, mais deux
mois déjà se sont écoulés depuis cette rencontre,
et à s’en rapporter au tempérament de votre
narwal, il n’aime point à moisir longtemps dans
les mêmes parages ! Il est doué d’une prodigieuse
facilité de déplacement. Or, vous le savez mieux
que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait
rien à contre sens, et elle ne donnerait pas à un
animal lent de sa nature la faculté de se mouvoir
rapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir.
Donc, si la bête existe, elle est déjà loin ! »
À cela, je ne savais que répondre. Évidemment, nous marchions en aveugles. Mais le moyen
de procéder autrement ? Aussi, nos chances
étaient-elles fort limitées. Cependant, personne
ne doutait encore du succès, et pas un matelot
du bord n’eût parié contre le narwal et contre sa
prochaine apparition.
Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut
coupé par 105° de longitude, et le 27 du même
mois, nous franchissions l’équateur sur le cent
66
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dixième méridien. Ce relèvement fait, la frégate
prit une direction plus décidée vers l’ouest, et
s’engagea dans les mers centrales du Pacifique.
Le commandant Farragut pensait, avec raison,
qu’il valait mieux fréquenter les eaux profondes,
et s’éloigner des continents ou des îles dont l’animal avait toujours paru éviter l’approche, « sans
doute parce qu’il n’y avait pas assez d’eau pour
lui ! » disait le maître d’équipage. La frégate passa donc au large des Pomotou, des Marquises, des
Sandwich, coupa le tropique du Cancer par 132°
de longitude, et se dirigea vers les mers de Chine.
Nous étions enfin sur le théâtre des derniers
ébats du monstre ! Et, pour tout dire, on ne vivait
plus à bord. Les coeurs palpitaient effroyablement, et se préparaient pour l’avenir d’incurables
anévrismes. L’équipage entier subissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner
l’idée. On ne mangeait pas, on ne dormait plus.
Vingt fois par jour, une erreur d’appréciation,
une illusion d’optique de quelque matelot perché
sur les barres, causaient d’intolérables douleurs,
67
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et ces émotions, vingt fois répétées, nous maintenaient dans un état d’éréthisme trop violent pour
ne pas amener une réaction prochaine.
Et en effet, la réaction ne tarda pas à se produire. Pendant trois mois, trois mois dont chaque
jour durait un siècle ! l’Abraham-Lincoln sillonna
toutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signalées, faisant de brusques
écarts de route, virant subitement d’un bord sur
l’autre, s’arrêtant soudain, forçant ou renversant
sa vapeur, coup sur coup, au risque de déniveler
sa machine, et il ne laissa pas un point inexploré
des rivages du Japon à la côte américaine. Et rien
! rien que l’immensité des flots déserts ! rien qui
ressemblât à un narwal gigantesque, ni à un îlot
sous-marin, ni à une épave de naufrage, ni à un
écueil fuyant, ni à quoi que ce fût de surnaturel !
La réaction se fit donc. Le découragement
s’empara d’abord des esprits, et ouvrit une brèche
à l’incrédulité. Un nouveau sentiment se produisit à bord, qui se composait de trois dixièmes de
68
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
honte contre sept dixièmes de fureur. On était «
tout bête » de s’être laissé prendre à une chimère,
mais encore plus furieux ! Les montagnes d’arguments entassés depuis un an s’écroulèrent à
la fois, et chacun ne songea plus qu’à se rattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps
qu’il avait si sottement sacrifié.
Avec la mobilité naturelle à l’esprit humain,
d’un excès on se jeta dans un autre. Les plus
chauds partisans de l’entreprise devinrent fatalement ses plus ardents détracteurs. La réaction
monta des fonds du navire, du poste des soutiers
jusqu’au carré de l’état-major, et certainement,
sans un entêtement très-particulier du commandant Farragut, la frégate eût définitivement remis le cap au sud.
Cependant, cette recherche inutile ne pouvait
se prolonger plus longtemps. L’Abraham-Lincoln
n’avait rien à se reprocher, ayant tout fait pour
réussir. Jamais équipage d’un bâtiment de la marine américaine ne montra plus de patience et
69
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
plus de zèle ; son insuccès ne saurait lui être imputé ; il ne restait plus qu’à revenir.
Une représentation dans ce sens fut faite au
commandant. Le commandant tint bon. Les matelots ne cachèrent point leur mécontentement,
et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu’il
y eut révolte à bord, mais après une raisonnable
période d’obstination, le commandant Farragut
comme autrefois Colomb, demanda trois jours
de patience. Si dans le délai de trois jours, le
monstre n’avait pas paru, l’homme de barre donnerait trois tours de roue, et l’Abraham-Lincoln
ferait route vers les mers européennes.
Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle
eut tout d’abord pour résultat de ranimer les défaillances de l’équipage. L’Océan fut observé avec
une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter
ce dernier coup d’oeil dans lequel se résume tout
le souvenir. Les lunettes fonctionnèrent avec une
activité fiévreuse. C’était un suprême défi porté
au narwal géant, et celui-ci ne pouvait raisonna70
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
blement se dispenser de répondre à cette sommation « à comparaître ! »
Deux jours se passèrent. L’Abraham-Lincoln
se tenait sous petite vapeur. On employait mille
moyens pour éveiller l’attention ou stimuler
l’apathie de l’animal, au cas où il se fût rencontré
dans ces parages. D’énormes quartiers de lard
furent mis à la traîne pour la plus grande satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnèrent dans toutes les directions autour de l’Abraham-Lincoln, pendant qu’il mettait
en panne, et ne laissèrent pas un point de mer
inexploré. Mais le soir du 4 novembre arriva sans
que se fût dévoilé ce mystère sous-marin.
Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le
délai de rigueur. Après le point, le commandant
Farragut, fidèle à sa promesse, devait donner la
route au sud-est, et abandonner définitivement
les régions septentrionales du Pacifique.
La frégate se trouvait alors par 31°15’ de la71
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
titude nord et par 136°42’ de longitude est. Les
terres du Japon nous restaient à moins de deux
cents milles sous le vent. La nuit approchait. On
venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous
l’étrave de la frégate.
En ce moment, j’étais appuyé à l’avant, sur le
bastingage de tribord. Conseil, posté près de moi,
regardait devant lui. L’équipage, juché dans les
haubans, examinait l’horizon qui se rétrécissait
et s’obscurcissait peu à peu. Les officiers, armés
de leur lorgnette de nuit, fouillaient l’obscurité
croissante. Parfois le sombre Océan étincelait
sous un rayon que la lune dardait entre la frange
de deux nuages. Puis, toute trace lumineuse s’évanouissait dans les ténèbres.
En observant Conseil, je constatai que ce
brave garçon subissait tant soit peu l’influence
générale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-être, et
pour la première fois, ses nerfs vibraient-ils sous
72
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’action d’un sentiment de curiosité.
« Allons, Conseil, lui dis-je, voilà une dernière
occasion d’empocher deux mille dollars.
– Que monsieur me permette de le lui dire,
répondit Conseil, je n’ai jamais compté sur cette
prime, et le gouvernement de l’Union pouvait
promettre cent mille dollars, il n’en aurait pas été
plus pauvre.
– Tu as raison, Conseil. C’est une sotte affaire,
après tout, et dans laquelle nous nous sommes
lancés trop légèrement. Que de temps perdu, que
d’émotions inutiles ! Depuis six mois déjà, nous
serions rentrés en France…
– Dans le petit appartement de monsieur, répliqua Conseil, dans le Muséum de monsieur ! Et
j’aurais déjà classé les fossiles de monsieur ! Et
le babiroussa de monsieur serait installé dans sa
cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les
curieux de la capitale !
73
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Comme tu dis, Conseil, et sans compter,
j’imagine, que l’on se moquera de nous !
– Effectivement, répondit tranquillement
Conseil, je pense que l’on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire...?
– Il faut le dire, Conseil.
– Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mérite !
– Vraiment !
– Quand on a l’honneur d’être un savant
comme monsieur, on ne s’expose pas...»
Conseil ne put achever son compliment. Au
milieu du silence général, une voix venait de se
faire entendre. C’était la voix de Ned Land, et Ned
Land s’écriait :
74
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par
le travers à nous ! »
VI
À toute vapeur
À ce cri, l’équipage entier se précipita vers
le harponneur, commandant, officiers, maîtres,
matelots, mousses, jusqu’aux ingénieurs qui
quittèrent leur machine, jusqu’aux chauffeurs
qui abandonnèrent leurs fourneaux. L’ordre de
stopper avait été donné, et la frégate ne courait
plus que sur son erre.
L’obscurité était profonde alors, et quelques
bons que fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu
voir. Mon coeur battait à se rompre.
Mais Ned Land ne s’était pas trompé, et tous,
nous aperçûmes l’objet qu’il indiquait de la main.
75
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
À deux encablures de l’Abraham-Lincoln et
de sa hanche de tribord, la mer semblait être illuminée par dessus. Ce n’était point un simple phénomène de phosphorescence, et l’on ne pouvait
s’y tromper. Le monstre, immergé à quelques
toises de la surface des eaux, projetait cet éclat
très-intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette
magnifique irradiation devait être produite par
un agent d’une grande puissance éclairante. La
partie lumineuse décrivait sur la mer un immense ovale très-allongé, au centre duquel se
condensait un foyer ardent dont l’insoutenable
éclat s’éteignait par dégradations successives.
« Ce n’est qu’une agglomération de molécules
phosphorescentes, s’écria l’un des officiers.
– Non, monsieur, répliquai-je avec conviction.
Jamais les pholades ou les salpes ne produisent
une si puissante lumière. Cet éclat est de nature
essentiellement électrique...D’ailleurs, voyez,
voyez ! il se déplace ! il se meut en avant, en ar76
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rière ! il s’élance sur nous ! »
Un cri général s’éleva de la frégate.
« Silence ! dit le commandant Farragut. La
barre au vent, toute ! Machine en arrière ! »
Les matelots se précipitèrent à la barre, les
ingénieurs à leur machine. La vapeur fut immédiatement renversée et l’Abraham-Lincoln, abattant sur bâbord, décrivit un demi-cercle.
« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le
commandant Farragut.
Ces ordres furent exécutés, et la frégate s’éloigna rapidement du foyer lumineux.
Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le
surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse
double de la sienne.
Nous étions haletants. La stupéfaction, bien
77
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
plus que la crainte nous tenait muets et immobiles. L’animal nous gagnait en se jouant. Il fit le
tour de la frégate qui filait alors quatorze noeuds,
et l’enveloppa de ses nappes électriques comme
d’une poussière lumineuse. Puis il s’éloigna de
deux ou trois milles, laissant une traînée phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arrière la locomotive d’un express. Tout d’un coup, des obscures limites de
l’horizon, où il alla prendre son élan, le monstre
fonça subitement vers l’Abraham-Lincoln avec
une effrayante rapidité, s’arrêta brusquement à
vingt pieds de ses précintes, s’éteignit, – non pas
en s’abîmant sous les eaux, puisque son éclat ne
subit aucune dégradation, – mais soudainement
et comme si la source de ce brillant effluve se fût
subitement tarie ! Puis, il reparut de l’autre côté
du navire, soit qu’il l’eût tourné, soit qu’il eût glissé sous sa coque. À chaque instant une collision
pouvait se produire, qui nous eût été fatale.
Cependant, je m’étonnais des manoeuvres de
la frégate. Elle fuyait et n’attaquait pas. Elle était
78
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j’en fis
l’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si impassible, était empreinte
d’un indéfinissable étonnement.
« Monsieur Aronnax, me répondit-il, je ne sais
à quel être formidable j’ai affaire, et je ne veux
pas risquer imprudemment ma frégate au milieu
de cette obscurité. D’ailleurs, comment attaquer
l’inconnu, comment s’en défendre ? Attendons le
jour et les rôles changeront.
– Vous n’avez plus de doute, commandant,
sur la nature de l’animal ?
– Non, monsieur, c’est évidemment un narwal
gigantesque, mais aussi un narwal électrique.
– Peut-être, ajoutai-je, ne peut-on pas plus
l’approcher qu’une gymnote ou une torpille !
– En effet, répondit le commandant, et s’il
possède en lui une puissance foudroyante, c’est
79
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à coup sûr le plus terrible animal qui soit jamais
sorti de la main du Créateur. C’est pourquoi,
monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »
Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit.
Personne ne songea à dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De
son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait
bercer au gré des lames, et semblait décidé à ne
point abandonner le théâtre de la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour
employer une expression plus juste, il « s’éteignit
» comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? Il fallait
le craindre, non pas l’espérer. Mais à une heure
moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable à celui que
produit une colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi,
nous étions alors sur la dunette, jetant d’avides
80
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
regards à travers les profondes ténèbres.
« Ned Land, demanda le commandant, vous
avez souvent entendu rugir des baleines ?
– Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles
baleines dont la vue m’ait rapporté deux mille
dollars.
– En effet, vous avez droit à la prime. Mais,
dites-moi, ce bruit n’est-il pas celui que font les
cétacés rejetant l’eau par leurs évents ?
– Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est
incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on
s’y tromper. C’est bien un cétacé qui se tient là
dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur,
ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots
demain au lever du jour.
– S’il est d’humeur à vous entendre, maître
Land, répondis-je d’un ton peu convaincu.
81
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu’il
m’écoute !
– Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleinière à votre disposition ?
– Sans doute, monsieur.
– Ce sera jouer la vie de mes hommes ?
– Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.
Vers deux heures du matin le foyer lumineux
reparut, non moins intense, à cinq milles au vent
de l’Abraham-Lincoln. Malgré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue
de l’animal et jusqu’à sa respiration haletante.
Il semblait qu’au moment où l’énorme narwal
venait respirer à la surface de l’océan, l’air s’en82
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
gouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres d’une machine de
deux mille chevaux.
« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la
force d’un régiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine ! »
On resta sur le qui-vive jusqu’au jour, et
l’on se prépara au combat. Les engins de pêche
furent disposés le long des bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un
harpon à une distance d’un mille, et de longues
canardières à balles explosives dont la blessure
est mortelle, même aux plus puissants animaux.
Ned Land s’était contenté d’affûter son harpon,
arme terrible dans sa main.
À six heures, l’aube commença à poindre,
et avec les premières lueurs de l’aurore disparut l’éclat électrique du narwal. À sept heures,
le jour était suffisamment fait, mais une brume
matinale très-épaisse rétrécissait l’horizon, et les
83
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De
là, désappointement et colère.
Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon.
Quelques officiers s’étaient déjà perchés à la tête
des mâts.
À huit heures, la brume roula lourdement sur
les flots, et ses grosses volutes se levèrent peu à
peu. L’horizon s’élargissait et se purifiait à la fois.
Soudain, et comme la veille, la voix de Ned
Land se fit entendre.
« La chose en question, par bâbord derrière !
» cria le harponneur.
Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.
Là, à un mille et demi de la frégate, un long
corps noirâtre émergeait d’un mètre au-dessus
des flots. Sa queue, violemment agitée, produi84
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sait un remous considérable. Jamais appareil
caudal ne battit la mer avec une telle puissance.
Un immense sillage, d’une blancheur éclatante,
marquait le passage de l’animal et décrivait une
courbe allongée.
La frégate s’approcha du cétacé. Je l’examinai
en toute liberté d’esprit. Les rapports du Shannon et de l’Helvetia avaient un peu exagéré ses
dimensions, et j’estimai sa longueur à deux cent
cinquante pieds seulement. Quant à sa grosseur,
je ne pouvais que difficilement l’apprécier ; mais,
en somme, l’animal me parut être admirablement proportionné dans ses trois dimensions.
Pendant que j’observais cet être phénoménal,
deux jets de vapeur et d’eau s’élancèrent de ses
évents, et montèrent à une hauteur de quarante
mètres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J’en conclus définitivement qu’il appartenait à l’embranchement des vertébrés, classe des
mammifères, sous-classe des monodelphiens,
groupe des pisciformes, ordre des cétacés, fa85
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mille...Ici, je ne pouvais encore me prononcer.
L’ordre des cétacés comprend trois familles : les
baleines, les cachalots et les dauphins, et c’est
dans cette dernière que sont rangés les narwals.
Chacune de ces familles se divise en plusieurs
genres, chaque genre en espèces, chaque espèce
en variétés. Variété, espèce, genre et famille me
manquaient encore, mais je ne doutais pas de
compléter ma classification avec l’aide du ciel et
du commandant Farragut.
L’équipage attendait impatiemment les ordres
de son chef. Celui-ci, après avoir attentivement
observé l’animal, fit appeler l’ingénieur. L’ingénieur accourut.
« Monsieur, dit le commandant, vous avez de
la pression ?
– Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.
– Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur ! »
86
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L’heure
de la lutte avait sonné. Quelques instants après,
les deux cheminées de la frégate vomissaient des
torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous
le tremblotement des chaudières.
L’Abraham-Lincoln, chassé en avant par sa
puissante hélice, se dirigea droit sur l’animal. Celui-ci le laissa indifféremment s’approcher à une
demi-encablure ; puis dédaignant de plonger, il
prit une petite allure de fuite, et se contenta de
maintenir sa distance.
Cette poursuite se prolongea pendant trois
quarts d’heure environ, sans que la frégate gagnât deux toises sur le cétacé Il était donc évident
qu’à marcher ainsi, on ne l’atteindrait jamais.
Le commandant Farragut tordait avec rage
l’épaisse touffe de poils qui foisonnait sous son
menton.
« Ned Land ? » cria-t-il.
87
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le Canadien vint à l’ordre.
« Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me conseillez-vous encore de mettre mes
embarcations à la mer ?
– Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette
bête-là ne se laissera prendre que si elle le veut
bien.
– Que faire alors ?
– Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre permission, s’entend,
je vais m’installer sous les sous-barbes de beaupré, et si nous arrivons à longueur de harpon, je
harponne.
– Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur, cria-t-il, faites monter la pression.
»
88
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned Land se rendit à son poste. Les feux
furent plus activement poussés ; l’hélice donna
quarante-trois tours à la minute, et la vapeur
fusa par les soupapes. Le loch jeté, on constata
que l’Abraham-Lincoln marchait à raison de dixhuit milles cinq dixièmes à l’heure.
Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixièmes.
Pendant une heure encore, la frégate se
maintint sous cette allure, sans gagner une toise !
C’était humiliant pour l’un des plus rapides marcheurs de la marine américaine. Une sourde colère courait parmi l’équipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d’ailleurs, dédaignait de
leur répondre. Le commandant Farragut ne se
contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait.
L’ingénieur fut encore une fois appelé.
« Vous avez atteint votre maximum de pres89
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sion ? Lui demanda le commandant.
– Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.
– Et vos soupapes sont chargées ?…
– À six atmosphères et demie.
– Chargez-les à dix atmosphères. »
Voilà un ordre américain s’il en fut. On n’eût
pas mieux fait sur le Mississippi pour distancer «
une concurrence » !
« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se
trouvait près de moi, sais-tu bien que nous allons
probablement sauter ?
– Comme il plaira à monsieur ! » répondit
Conseil.
Eh bien ! je l’avouerai, cette chance, il ne me
déplaisait pas de la risquer.
90
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les soupapes furent chargées. Le charbon
s’engouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs
envoyèrent des torrents d’air sur les brasiers. La
rapidité de l’Abraham Lincoln s’accrut. Ses mâts
tremblaient jusque dans leurs emplantures, et
les tourbillons de fumée pouvaient à peine trouver passage par les cheminées trop étroites.
On jeta le loch une seconde fois.
« Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut.
– Dix neuf milles trois dixièmes, monsieur.
– Forcez les feux. »
L’ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix
atmosphères. Mais le cétacé « chauffa » lui aussi,
sans doute, car, sans se gêner, il fila ses dix-neuf
milles et trois dixièmes.
91
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire
l’émotion qui faisait vibrer tout mon être. Ned
Land se tenait à son poste, le harpon à la main.
Plusieurs fois, l’animal se laissa approcher.
« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s’écriait
le Canadien.
Puis, au moment où il se disposait à frapper,
le cétacé se dérobait avec une rapidité que je ne
puis estimer à moins de trente milles à l’heure. Et
même, pendant notre maximum de vitesse, ne se
permit-il pas de narguer la frégate en en faisant
le tour ! Un cri de fureur s’échappa de toutes les
poitrines !
À midi, nous n’étions pas plus avancés qu’à
huit heures du matin.
Le commandant Farragut se décida alors à
employer des moyens plus directs.
« Ah ! dit-il, cet animal-là va plus vite que
92
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’Abraham-Lincoln ! Eh bien : nous allons voir
s’il distancera ses boulets coniques. Maître, des
hommes à la pièce de l’avant. »
Le canon de gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le coup partit, mais le boulet passa
à quelques pieds au-dessus du cétacé, qui se tenait à un demi-mille.
« À un autre plus adroit ! cria le commandant,
et cinq cents dollars à qui percera cette infernale
bête ! »
Un vieux canonnier à barbe grise, – que je
vois encore, –, l’oeil calme, la physionomie froide,
s’approcha de sa pièce, la mit en position et visa
longtemps. Une forte détonation éclata, à laquelle
se mêlèrent les hurrahs de l’équipage.
Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal,
mais non pas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en
mer.
93
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Ah ça ! dit le vieux canonnier, rageant, ce
gueux-là est donc blindé avec des plaques de six
pouces !
– Malédiction ! » s’écria le commandant Farragut.
La chasse recommença, et le commandant
Farragut se penchant vers moi, me dit :
« Je poursuivrai l’animal jusqu’à ce que ma
frégate éclate !
– Oui, répondis-je, et vous aurez raison ! »
On pouvait espérer que l’animal s’épuiserait, et qu’il ne serait pas indifférent à la fatigue
comme une machine à vapeur. Mais il n’en fut
rien. Les heures s’écoulèrent, sans qu’il donnât
aucun signe d’épuisement.
Cependant, il faut dire à la louange de l’Abra94
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ham-Lincoln qu’il lutta avec une infatigable ténacité. Je n’estime pas à moins de cinq cents kilomètres la distance qu’il parcourut pendant cette
malencontreuse journée du 6 novembre ! Mais la
nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux
océan.
En ce moment, je crus que notre expédition
était terminée, et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.
À dix heures cinquante minutes du soir, la
clarté électrique réapparut, à trois milles au vent
de la frégate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit dernière.
Le narwal semblait immobile. Peut-être, fatigué de sa journée, dormait-il, se laissant aller à
l’ondulation des lames ? Il y avait là une chance
dont le commandant Farragut résolut de profiter.
Il donna ses ordres. L’Abraham-Lincoln fut
tenu sous petite vapeur, et s’avança prudemment
95
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pour ne pas éveiller son adversaire. Il n’est pas
rare de rencontrer en plein océan des baleines
profondément endormies que l’on attaque alors
avec succès, et Ned Land en avait harponné plus
d’une pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beaupré.
La frégate s’approcha sans bruit, stoppa à
deux encablures de l’animal, et courut sur son
erre. On ne respirait plus à bord. Un silence profond régnait sur le pont. Nous n’étions pas à cent
pieds du foyer ardent, dont l’éclat grandissait et
éblouissait nos yeux.
En ce moment, penché sur la lisse du gaillard
d’avant je voyais au-dessous de moi Ned Land,
accroché d’une main à la martingale, de l’autre
brandissant son terrible harpon Vingt pieds à
peine le séparaient de l’animal immobile.
Tout d’un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon fut lancé. J’entendis le choc
96
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sonore de l’arme, qui semblait avoir heurté un
corps dur.
La clarté électrique s’éteignit soudain, et deux
énormes trombes d’eau s’abattirent sur le pont de
la frégate, courant comme un torrent de l’avant à
l’arrière, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.
Un choc effroyable se produisit, et, lancé
par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.
VII
Une baleine d’espèce inconnue
Bien que j’eusse été surpris par cette chute
inattendue, je n’en conservai pas moins une impression très-nette de mes sensations.
97
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je fus d’abord entraîné à une profondeur de
vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgar Poe, qui sont des
maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la
tête. Deux vigoureux coups de talons me ramenèrent à la surface de la mer.
Mon premier soin fut de chercher des yeux la
frégate. L’équipage s’était-il aperçu de ma disparition ? L’Abraham-Lincoln avait-il viré de bord ?
Le commandant Farragut mettait-il une embarcation à la mer ? Devais-je espérer d’être sauvé ?
Les ténèbres étaient profondes. J’entrevis une
masse noire qui disparaissait vers l’est, et dont
les feux de position s’éteignirent dans l’éloignement. C’était la frégate. Je me sentis perdu.
« À moi ! à moi ! » criai-je, en nageant vers
l’Abraham-Lincoln d’un bras désespéré.
Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les
collait à mon corps, ils paralysaient mes mouve98
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ments. Je coulais ! je suffoquais !…
« À moi ! »
Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche
s’emplit d’eau. Je me débattis, entraîné dans
l’abîme…
Soudain, mes habits furent saisis par une
main vigoureuse, je me sentis violemment ramené à la surface de lamer, et j’entendis, oui, j’entendis ces paroles prononcées à mon oreille :
« Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance
de s’appuyer sur mon épaule, monsieur nagera
beaucoup plus à son aise. »
Je saisis d’une main le bras de mon fidèle
Conseil.
« Toi ! dis-je, toi !
– Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres
99
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de monsieur.
– Et ce choc t’a précipité en même temps que
moi à la mer ?
– Nullement. Mais étant au service de monsieur, j’ai suivi monsieur ! »
Le digne garçon trouvait cela tout naturel !
« Et la frégate ? demandai-je.
– La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que monsieur fera bien
de ne pas trop compter sur elle !
– Tu dis ?
– Je dis qu’au moment où je me précipitai à la
mer, j’entendis les hommes de barre s’écrier : «
L’hélice et le gouvernail sont brisés...»
– Brisés ?
100
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui ! brisés par la dent du monstre. C’est
la seule avarie, je pense, que l’Abraham-Lincoln
ait éprouvée. Mais, circonstance fâcheuse pour
nous, il ne gouverne plus.
– Alors, nous sommes perdus !
– Peut-être, répondit tranquillement Conseil.
Cependant, nous avons encore quelques heures
devant nous, et en quelques heures, on fait bien
des choses ! »
L’imperturbable sang-froid de Conseil me
remonta. Je nageai plus vigoureusement ; mais,
gêné par mes vêtements qui me serraient comme
une chape de plomb, j’éprouvais une extrême difficulté à me soutenir. Conseil s’en aperçut.
« Que monsieur me permette de lui faire une
incision », dit-il.
Et glissant un couteau ouvert sous mes ha101
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
bits, il les fendit de haut en bas d’un coup rapide.
Puis, il m’en débarrassa lestement, tandis que je
nageais pour tous deux.
À mon tour, je rendis le même service à
Conseil, et nous continuâmes de « naviguer » l’un
près de l’autre.
Cependant, la situation n’en était pas moins
terrible. Peut-être notre disparition n’avait-elle
pas été remarquée, et l’eût-elle été, la frégate ne
pouvait revenir sous le vent à nous, étant démontée de son gouvernail. Il ne fallait donc compter
que sur ses embarcations.
Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit son plan en conséquence. Étonnante
nature ! Ce phlegmatique garçon était là comme
chez lui !
Il fut donc décidé que notre seule chance de
salut étant d’être recueillis par les embarcations
de l’Abraham-Lincoln, nous devions nous orga102
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
niser de manière à les attendre le plus longtemps
possible. Je résolus alors de diviser nos forces
afin de ne pas les épuiser simultanément, et voici
ce qui fut convenu : pendant que l’un de nous,
étendu sur le dos, se tiendrait, immobile, les bras
croisés, les jambes allongées, l’autre nagerait et
le pousserait en avant. Ce rôle de remorqueur
ne devait pas durer plus de dix minutes, et nous
relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant
quelques heures, et peut-être jusqu’au lever du
jour.
Faible chance ! mais l’espoir est si fortement
enraciné au coeur de l’homme ! Puis, nous étions
deux. Enfin je l’affirme bien que cela paraisse
improbable, –, si je cherchais à détruire en moi
toute illusion, si je voulais « désespérer », je ne le
pouvais pas !
La collision de la frégate et du cétacé s’était
produite vers onze heures du soir environ. Je
comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au
lever du soleil. Opération rigoureusement prati103
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cable, en nous relayant. La mer assez belle, nous
fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du
regard ces épaisses ténèbres que rompait seule
la phosphorescence provoquée par nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se
brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût dit que
nous étions plongés dans un bain de mercure.
Vers une heure du matin, je fus pris d’une
extrême fatigue. Mes membres se raidirent sous
l’étreinte de crampes violentes. Conseil dut me
soutenir, et le soin de notre conservation reposa
sur lui seul. J’entendis bientôt haleter le pauvre
garçon ; sa respiration devint courte et pressée.
Je compris qu’il ne pouvait résister longtemps.
« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.
– Abandonner monsieur ! jamais ! répondit-il.
Je compte bien me noyer avant lui ! »
En ce moment, la lune apparut à travers les
104
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
franges d’un gros nuage que le vent entraînait
dans l’est. La surface de la mer étincela sous ses
rayons. Cette bienfaisante lumière ranima nos
forces. Ma tête se redressa. Mes regards se portèrent à tous les points de l’horizon. J’aperçus la
frégate. Elle était à cinq mille de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, à peine appréciable ! Mais d’embarcations, point !
Je voulus crier. À quoi bon, à pareille distance
! Mes lèvres gonflées ne laissèrent passer aucun
son. Conseil put articuler quelques mots, et je
l’entendis répéter à plusieurs reprises :
« À nous ! à nous ! »
Nos mouvements un instant suspendus, nous
écoutâmes. Et, fût-ce un de ces bourdonnements
dont le sang oppressé emplit l’oreille, mais il me
sembla qu’un cri répondait au cri de Conseil.
« As-tu entendu ? murmurai-je.
105
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui ! oui ! »
Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel
désespéré.
Cette fois, pas d’erreur possible ! Une voix
humaine répondait à la nôtre ! Était-ce la voix
de quelque infortuné, abandonné au milieu de
l’Océan, quelque autre victime du choc éprouvé
par le navire ? Ou plutôt une embarcation de la
frégate ne nous hélait-elle pas dans l’ombre ?
Conseil fit un suprême effort, et, s’appuyant
sur mon épaule, tandis que je résistais dans une
dernière convulsion, il se dressa à demi hors de
l’eau et retomba épuisé.
« Qu’as-tu vu ?
– J’ai vu...murmura-t-il, j’ai vu...mais ne parlons pas...gardons toutes nos forces !...»
Qu’avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi,
106
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la pensée du monstre me vint pour la première
fois à l’esprit !...Mais cette voix cependant ?...Les
temps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans
le ventre des baleines !
Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête, regardait devant lui, et jetait
un cri de reconnaissance auquel répondait une
voix de plus en plus rapprochée. Je l’entendais
à peine. Mes forces étaient à bout ; mes doigts
s’écartaient ; ma main ne me fournissait plus un
point d’appui ; ma bouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salée ; le froid m’envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis,
je m’abîmai…
En cet instant, un corps dur me heurta. Je
m’y cramponnai. Puis, je sentis qu’on me retirait,
qu’on me ramenait à la surface de l’eau, que ma
poitrine se dégonflait, et je m’évanouis…
Il est certain que je revins promptement à
moi, grâce à de vigoureuses frictions qui me sil107
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
lonnèrent le corps. J’entr’ouvris les yeux…
« Conseil ! murmurai-je.
– Monsieur m’a sonné ? » répondit Conseil.
En ce moment, aux dernières clartés de la
lune qui s’abaissait vers l’horizon, j’aperçus une
figure qui n’était pas celle de Conseil, et que je
reconnus aussitôt.
« Ned ! m’écriai-je.
– En personne, monsieur, et qui court après
sa prime ! répondit le Canadien.
– Vous avez été précipité à la mer au choc de
la frégate ?
– Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j’ai pu prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.
108
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Un îlot ?
– Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.
– Expliquez-vous, Ned.
– Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi
mon harpon n’avait pu l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.
– Pourquoi, Ned, pourquoi ?
– C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle d’acier ! »
Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je contrôle moi-même
mes assertions.
Les dernières paroles du Canadien avaient
produit un revirement subit dans mon cerveau.
Je me hissai rapidement au sommet de l’être ou
109
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de l’objet à demi immergé qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’était évidemment
un corps dur, impénétrable, et non pas cette
substance molle qui forme la masse des grands
mammifères marins.
Mais ce corps dur pouvait être une carapace
osseuse, semblable à celle des animaux antédiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre
parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues
ou les alligators.
Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, non imbriqué. Il rendait
au choc une sonorité métallique, et, si incroyable
que cela fût, il semblait que, dis-je, il était fait de
plaques boulonnées.
Le doute n’était pas possible ! L’animal, le
monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et
fourvoyé l’imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c’était
110
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
un phénomène plus étonnant encore, un phénomène de main d’homme.
La découverte de l’existence de l’être le plus
fabuleux, le plus mythologique, n’eût pas, au
même degré, surpris ma raison. Que ce qui est
prodigieux vienne du Créateur, c’est tout simple.
Mais trouver tout à coup, sous ses yeux, l’impossible mystérieusement et humainement réalisé,
c’était à confondre l’esprit !
Il n’y avait pas à hésiter cependant. Nous
étions étendus sur le dos d’une sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autant que j’en
pouvais juger, la forme d’un immense poisson
d’acier. L’opinion de Ned Land était faite sur ce
point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y
ranger.
« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en
lui un mécanisme de locomotion et un équipage
pour le manoeuvrer ?
111
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Évidemment, répondit le harponneur, et
néanmoins, depuis trois heures que j’habite cette
île flottante, elle n’a pas donné signé de vie.
– Ce bateau n’a pas marché ?
– Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer
au gré des lames, mais il ne bouge pas.
– Nous savons, à n’en pas douter, cependant,
qu’il est doué d’une grande vitesse. Or, comme il
faut une machine pour produire cette vitesse et
un mécanicien pour conduire cette machine, j’en
conclus...que nous sommes sauvés.
– Hum ! » fit Ned Land d’un ton réservé.
En ce moment, et comme pour donner raison
à mon argumentation, un bouillonnement se fit à
l’arrière de cet étrange appareil, dont le propulseur était évidemment une hélice, et il se mit en
mouvement. Nous n’eûmes que le temps de nous
accrocher à sa partie supérieure qui émergeait
112
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de quatre-vingts centimètres environ. Très-heureusement sa vitesse n’était pas excessive.
« Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n’ai rien à dire. Mais s’il lui
prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas
deux dollars de ma peau ! »
Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il
devenait donc urgent de communiquer avec les
êtres quelconques renfermés dans les flancs de
cette machine. Je cherchai à sa surface une ouverture, un panneau, « un trou d’homme », pour
employer l’expression technique ; mais les lignes
de boulons, solidement rabattues sur la jointure
des tôles, étaient nettes et uniformes.
D’ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscurité profonde. Il fallut attendre
le jour pour aviser aux moyens de pénétrer à l’intérieur de ce bateau sous-marin.
Ainsi donc, notre salut dépendait unique113
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment du caprice des mystérieux timoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s’ils plongeaient, nous
étions perdus ! Ce cas excepté, je ne doutais pas de
la possibilité d’entrer en relations avec eux. Et, en
effet, s’ils ne faisaient pas eux-mêmes leur air, il
fallait nécessairement qu’ils revinssent de temps
en temps à la surface de l’Océan pour renouveler
leur provision de molécules respirables. Donc,
nécessité d’une ouverture qui mettait l’intérieur
du bateau en communication avec l’atmosphère.
Quant à l’espoir d’être sauvé par le commandant Farragut, il fallait y renoncer complètement.
Nous étions entraînés vers l’ouest, et j’estimai que
notre vitesse, relativement modérée, atteignait
douze milles à l’heure. L’hélice battait les flots
avec une régularité mathématique, émergeant
quelquefois et faisant jaillir l’eau phosphorescente à une grande hauteur.
Vers quatre heures du matin, la rapidité de
l’appareil s’accrut. Nous résistions difficilement
à ce vertigineux entraînement, lorsque les lames
114
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nous battaient de plein fouet. Heureusement,
Ned rencontra sous sa main un large organeau
fixé à la partie supérieure du dos de tôle, et nous
parvînmes à nous y accrocher solidement.
Enfin cette longue nuit s’écoula. Mon souvenir incomplet ne permet pas d’en retracer toutes
les impressions. Un seul détail me revient à l’esprit. Pendant certaines accalmies de la mer et du
vent, je crus entendre plusieurs fois des sons vagues, une sorte d’harmonie fugitive produite par
des accords lointains. Quel était donc le mystère
de cette navigation sous-marine dont le monde
entier cherchait vainement l’explication ? Quels
êtres vivaient dans cet étrange bateau ? Quel
agent mécanique lui permettait de se déplacer
avec une si prodigieuse vitesse ?
Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles ne tardèrent pas à se déchirer. J’allais procéder à un examen attentif de
la coque qui formait à sa partie supérieure une
sorte de plate-forme horizontale, quand je la sen115
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tis s’enfoncer peu à peu.
« Eh ! mille diables ! s’écria Ned Land, frappant du pied la tôle sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »
Mais il était difficile de se faire entendre au
milieu des battements assourdissants de l’hélice.
Heureusement, le mouvement d’immersion s’arrêta.
Soudain, un bruit de ferrures violemment
poussées se produisit à l’intérieur du bateau. Une
plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri
bizarre et disparut aussitôt.
Quelques instants après, huit solides gaillards, le visage voilé, apparaissaient silencieusement, et nous entraînaient dans leur formidable
machine.
116
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
VIII
Mobilis in mobile
Cet enlèvement, si brutalement exécuté, s’était
accompli avec la rapidité de l’éclair. Mes compagnons et moi, nous n’avions pas eu le temps de
nous reconnaître. Je ne sais ce qu’ils éprouvèrent
en se sentant introduits dans cette prison flottante ; mais, pour mon compte, un rapide frisson
me glaça l’épiderme. À qui avions-nous affaire ?
Sans doute à quelques pirates d’une nouvelle espèce qui exploitaient la mer à leur façon.
À peine l’étroit panneau fut-il refermé sur
moi, qu’une obscurité profonde m’enveloppa.
Mes yeux, imprégnés de la lumière extérieure, ne
purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se
cramponner aux échelons d’une échelle de fer.
Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me
suivaient. Au bas de l’échelle, une porte s’ouvrit
et se referma immédiatement sur nous avec un
117
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
retentissement sonore.
Nous étions seuls. Où ? Je ne pouvais le dire,
à peine l’imaginer. Tout était noir, mais d’un noir
si absolu, qu’après quelques minutes, mes yeux
n’avaient encore pu saisir une de ces lueurs indéterminées qui flottent dans les plus profondes
nuits.
Cependant, Ned Land, furieux de ces façons
de procéder, donnait un libre cours à son indignation.
« Mille diables ! s’écriait-il, voilà des gens qui
en remonteraient aux Calédoniens pour l’hospitalité ! Il ne leur manque plus que d’être anthropophages ! Je n’en serais pas surpris, mais je
déclare que l’on ne me mangera pas sans que je
proteste !
– Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, répondit tranquillement Conseil. Ne vous emportez pas
avant l’heure. Nous ne sommes pas encore dans
118
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la rôtissoire !
– Dans la rôtissoire, non, riposta le Canadien,
mais dans le four, à coup sûr ! Il y fait assez noir.
Heureusement, mon « bowie-kniff » ne m’a pas
quitté, et j’y vois toujours assez clair pour m’en
servir. Le premier de ces bandits qui met la main
sur moi…
– Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nous compromettez point par
d’inutiles violences. Qui sait si on ne nous écoute
pas ! Tâchons plutôt de savoir où nous sommes !
»
Je marchai en tâtonnant. Après cinq pas, je
rencontrai une muraille de fer, faite de tôles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une table
de bois, près de laquelle étaient rangés plusieurs
escabeaux. Le plancher de cette prison se dissimulait sous une épaisse natte de phormium qui
assourdissait le bruit des pas. Les murs nus ne
révélaient aucune trace de porte ni de fenêtre.
119
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revînmes au milieu de cette cabine,
qui devait avoir vingt pieds de long sur dix pieds
de large. Quant à sa hauteur, Ned Land, malgré
sa grande taille, ne put la mesurer.
Une demi-heure s’était déjà écoulée sans que
la situation se fût modifiée, quand, d’une extrême
obscurité, nos yeux passèrent subitement à la
plus violente lumière. Notre prison s’éclaira soudain, c’est-à-dire qu’elle s’emplit d’une matière
lumineuse tellement vive que je ne pus d’abord
en supporter l’éclat. À sa blancheur, à son intensité, je reconnus cet éclairage électrique, qui
produisait autour du bateau sous-marin comme
un magnifique phénomène de phosphorescence.
Après avoir involontairement fermé les yeux, je
les rouvris, et je vis que l’agent lumineux s’échappait d’un demi-globe dépoli qui s’arrondissait à
la partie supérieure de la cabine.
« Enfin ! on y voit clair ! s’écria Ned Land, qui,
son couteau à la main, se tenait sur la défensive.
120
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, répondis-je, risquant l’antithèse, mais
la situation n’en est pas moins obscure.
– Que monsieur prenne patience », dit l’impassible Conseil.
Le soudain éclairage de la cabine m’avait permis d’en examiner les moindres détails. Elle ne
contenait que la table et les cinq escabeaux. La
porte invisible devait être hermétiquement fermée. Aucun bruit n’arrivait à notre oreille. Tout
semblait mort à l’intérieur de ce bateau. Marchait-il, se maintenait-il à la surface de l’Océan,
s’enfonçait-il dans ses profondeurs ? Je ne pouvais le deviner.
Cependant, le globe lumineux ne s’était pas allumé sans raison. J’espérais donc que les hommes
de l’équipage ne tarderaient pas à se montrer.
Quand on veut oublier les gens, on n’éclaire pas
les oubliettes.
121
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se
fit entendre, la porte s’ouvrit, deux hommes parurent.
L’un était de petite taille, vigoureusement
musclé, large d’épaules, robuste de membres,
la tête forte, la chevelure abondante et noire, la
moustache épaisse, le regard vif et pénétrant,
et toute sa personne empreinte de cette vivacité méridionale qui caractérise en France les populations provençales. Diderot a très-justement
prétendu que le geste de l’homme est métaphorique, et ce petit homme en était certainement la
preuve vivante. On sentait que dans son langage
habituel, il devait prodiguer les prosopopées, les
métonymies et les hypallages. Ce que, d’ailleurs,
je ne fus jamais à même de vérifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier et
absolument incompréhensible.
Le second inconnu mérite une description
plus détaillée. Un disciple de Gratiolet ou d’Engel
eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je re122
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
connus sans hésiter ses qualités dominantes, – la
confiance en lui, car sa tête se dégageait noblement sur l’arc formé par la ligne de ses épaules,
et ses yeux noirs regardaient avec une froide
assurance ; – le calme, car sa peau, pâle plutôt
que colorée, annonçait la tranquillité du sang ;
– l’énergie, que démontrait la rapide contraction
de ses muscles sourciliers ; – le courage enfin, car
sa vaste respiration dénotait une grande expansion vitale.
J’ajouterai que cet homme était fier, que son
regard ferme et calme semblait refléter de hautes
pensées, et que de tout cet ensemble, de l’homogénéité des expressions dans les gestes du corps
et du visage, suivant l’observation des physionomistes, résultait une indiscutable franchise.
Je me sentis « involontairement » rassuré en
sa présence, et j’augurai bien de notre entrevue.
Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu le préciser. Sa taille
123
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
était haute, son front large, son nez droit, sa
bouche nettement dessinée, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongées, éminemment «
psychiques » pour employer un mot de la chirognomonie, c’est-à-dire dignes de servir une âme
haute et passionnée. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j’eusse jamais
rencontré. Détail particulier, ses yeux, un peu
écartés l’un de l’autre, pouvaient embrasser simultanément près d’un quart de l’horizon. Cette
faculté je l’ai vérifié plus tard se doublait d’une
puissance de vision encore supérieure à celle de
Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la
ligne de ses sourcils se fronçait, ses larges paupières se rapprochaient de manière à circonscrire la pupille des yeux et à rétrécir ainsi l’étendue du champ visuel, et il regardait ! Quel regard
! comme il grossissait les objets rapetissés par
l’éloignement ! comme il vous pénétrait jusqu’à
l’âme ! comme il perçait ces nappes liquides, si
opaques à nos yeux, et comme il lisait au plus
profond des mers !…
124
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les deux inconnus, coiffés de bérets faits
d’une fourrure de loutre marine, et chaussés de
bottes de mer en peau de phoque, portaient des
vêtements d’un tissu particulier, qui dégageaient
la taille et laissaient une grande liberté de mouvements.
Le plus grand des deux, – évidemment le chef
du bord, – nous examina avec une extrême attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournant vers son compagnon, il s’entretint avec
lui dans une langue que je ne pus reconnaître.
C’était un idiome sonore, harmonieux, flexible,
dont les voyelles semblaient soumises à une accentuation très-variée.
L’autre répondit par un hochement de tête, et
ajouta deux ou trois mots parfaitement incompréhensibles. Puis du regard il parut m’interroger directement.
Je répondis, en bon français, que je n’entendais point son langage ; mais il ne sembla pas me
125
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
comprendre, et la situation devint assez embarrassante.
« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Ces messieurs en saisiront
peut-être quelques mots ! »
Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nettement toutes mes syllabes, et sans
omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et
qualités ; puis, je présentai dans les formes le
professeur Aronnax, son domestique Conseil, et
maître Ned Land, le harponneur.
L’homme aux yeux doux et calmes m’écouta
tranquillement, poliment même, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie n’indiqua qu’il eût compris mon histoire.
Quand j’eus fini, il ne prononça pas un seul mot.
Restait encore la ressource de parler anglais.
Peut-être se ferait-on entendre dans cette langue
qui est à peu près universelle. Je la connaissais,
126
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ainsi que la langue allemande, d’une manière suffisante pour la lire couramment, mais non pour
la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout se
faire comprendre.
« Allons, à votre tour, dis-je au harponneur. À
vous, maître Land, tirez de votre sac le meilleur
anglais qu’ait jamais parlé un Anglo-Saxon, et tâchez d’être plus heureux que moi. »
Ned ne se fit pas prier et recommença mon
récit que je compris à peu près. Le fond fut le
même, mais la forme différa. Le Canadien, emporté par son caractère, y mit beaucoup d’animation. Il se plaignit violemment d’être emprisonné au mépris du droit des gens, demanda en
vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua
l’habeas corpus, menaça de poursuivre ceux qui
le séquestraient indûment, se démena, gesticula,
cria, et finalement, il fit comprendre par un geste
expressif que nous mourions de faim.
Ce qui était parfaitement vrai, mais nous
127
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’avions à peu près oublié.
À sa grande stupéfaction, le harponneur ne
parut pas avoir été plus intelligible que moi. Nos
visiteurs ne sourcillèrent pas. Il était évident
qu’ils ne comprenaient ni la langue d’Arago ni
celle de Faraday.
Fort embarrassé, après avoir épuisé vainement nos ressources philologiques, je ne savais
plus quel parti prendre, quand Conseil me dit :
« Si monsieur m’y autorise, je raconterai la
chose en allemand.
– Comment ! tu sais l’allemand ? m’écriai-je.
– Comme un Flamand, n’en déplaise à monsieur.
– Cela me plaît, au contraire. Va, mon garçon.
»
128
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour
la troisième fois les diverses péripéties de notre
histoire. Mais, malgré les élégantes tournures et
la belle accentuation du narrateur, la langue allemande n’eut aucun succès.
Enfin, poussé à bout, je rassemblai tout ce qui
me restait de mes premières études, et j’entrepris
de narrer nos aventures en latin. Cicéron se fût
bouché les oreilles et m’eût renvoyé à la cuisine,
mais cependant, je parvins à m’en tirer. Même
résultat négatif.
Cette dernière tentative définitivement avortée, les deux inconnus échangèrent quelques
mots dans leur incompréhensible langage, et se
retirèrent, sans même nous avoir adresse un de
ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les
pays du monde. La porte se referma.
« C’est une infamie ! s’écria Ned Land, qui
éclata pour la vingtième fois. Comment ! on leur
parle français, anglais, allemand, latin, à ces co129
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quins-là, et il n’en est pas un qui ait la civilité de
répondre !
Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colère ne mènerait à rien.
– Mais savez-vous, monsieur le professeur,
reprit notre irascible compagnon, que l’on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer ?
– Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on
peut encore tenir longtemps !
– Mes amis, dis-je, il ne faut pas se désespérer. Nous nous sommes trouvés dans de plus
mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d’attendre pour vous former une opinion sur le commandant et l’équipage de ce bateau.
– Mon opinion est toute faite, riposta Ned
Land. Ce sont des coquins…
– Bon ! et de quel pays ?
130
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Du pays des coquins !
– Mon brave Ned, ce pays-là n’est pas encore
suffisamment indiqué sur la mappemonde, et
j’avoue que la nationalité de ces deux inconnus
est difficile à déterminer ! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilà tout ce que l’on peut affirmer. Cependant, je serais tenté d’admettre que
ce commandant et son second sont nés sous de
basses latitudes. Il y a du méridional en eux. Mais
sont-ils Espagnols, Turcs, Arabes ou Indiens, c’est
ce que leur type physique ne me permet pas de
décider. Quant à leur langage, il est absolument
incompréhensible.
Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes
les langues, répondit Conseil, ou le désavantage
de ne pas avoir une langue unique !
– Ce qui ne servirait à rien ! répondit Ned
Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-là ont un
langage à eux, un langage inventé pour désespé131
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rer les braves gens qui demandent à dîner ! Mais,
dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche,
remuer les mâchoires, happer des dents et des
lèvres, est-ce que cela ne se comprend pas de
reste ? Est-ce que cela ne veut pas dire à Québec
comme aux Pomotou, à Paris comme aux antipodes : J’ai faim ! donnez-moi à manger !…
– Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes !...»
Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un
stewart entra. Il nous apportait des vêtements,
vestes et culottes de mer, faites d’une étoffe dont
je ne reconnus pas la nature. Je me hâtai de les
revêtir, et mes compagnons m’imitèrent.
Pendant ce temps, le stewart, – muet, sourd
peut-être, – avait disposé la table et placé trois
couverts.
« Voilà quelque chose de sérieux, dit Conseil,
et cela s’annonce bien.
132
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Bah ! répondit le rancunier harponneur, que
diable voulez-vous qu’on mange ici ? du foie de
tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien
de mer !
– Nous verrons bien ! » dit Conseil.
Les plats, recouverts de leur cloche d’argent,
furent symétriquement posés sur la nappe, et
nous prîmes place à table. Décidément, nous
avions affaire à des gens civilisés, et sans la lumière électrique qui nous inondait, je me serais
cru dans la salle à manger de l’hôtel Adelphi, à
Liverpool, ou du Grand-Hôtel, à Paris. Je dois dire
toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. L’eau était fraîche et limpide, mais c’était
de l’eau, – ce qui ne fut pas du goût de Ned Land.
Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons délicatement apprêtés ; mais,
sur certains plats, excellents d’ailleurs, je ne pus
me prononcer, et je n’aurais même su dire à quel
règne, végétal ou animal, leur contenu apparte133
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nait. Quant au service de table, il était élégant et
d’un goût parfait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entourée d’une devise en exergue, et dont voici le
fac-similé exact :
Mobile dans l’élément mobile ! Cette devise
s’appliquait justement à cet appareil sous-marin, à la condition de traduire la préposition in
par dans et non par sur. La lettre N formait sans
doute l’initiale du nom de l’énigmatique personnage qui commandait au fond des mers !
Ned et Conseil ne faisaient pas tant de réflexions. Ils dévoraient, et je ne tardai pas à les
imiter. J’étais, d’ailleurs, rassuré sur notre sort,
et il me paraissait évident que nos hôtes ne voulaient pas nous laisser mourir d’inanition.
Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, même
la faim de gens qui n’ont pas mangé depuis quinze
heures. Notre appétit satisfait, le besoin de sommeil se fit impérieusement sentir. Réaction bien
134
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
naturelle, après l’interminable nuit pendant laquelle nous avions lutté contre la mort.
« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.
– Et moi, je dors ! » répondit Ned Land.
Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine, et furent bientôt plongés dans
un profond sommeil.
Pour mon compte, je cédai moins facilement
à ce violent besoin de dormir. Trop de pensées
s’accumulaient dans mon esprit, trop de questions insolubles s’y pressaient, trop d’images tenaient mes paupières entr’ouvertes ! Où étionsnous ? Quelle étrange puissance nous emportait
? Je sentais, – ou plutôt je croyais sentir, – l’appareil s’enfoncer vers les couches les plus reculées
de la mer. De violents cauchemars m’obsédaient.
J’entrevoyais dans ces mystérieux asiles tout
un monde d’animaux inconnus, dont ce bateau
sous-marin semblait être le congénère, vivant, se
135
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mouvant, formidable comme eux !...Puis, mon
cerveau se calma, mon imagination se fondit en
une vague somnolence, et je tombai bientôt dans
un morne sommeil.
IX
Les colères de Ned Land
Quelle fut la durée de ce sommeil, je l’ignore ;
mais il dut être long, car il nous reposa complètement de nos fatigues. Je me réveillai le premier.
Mes compagnons n’avaient pas encore bougé, et
demeuraient étendus dans leur coin comme des
masses inertes.
À peine relevé de cette couche passablement
dure, je sentis mon cerveau dégagé, mon esprit
net. Je recommençai alors un examen attentif de
notre cellule.
Rien n’était changé à ses dispositions intérieures. La prison était restée prison, et les pri136
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table.
Rien n’indiquait donc une modification prochaine dans cette situation, et je me demandai
sérieusement si nous étions destinés à vivre indéfiniment dans cette cage.
Cette perspective me sembla d’autant plus
pénible que, si mon cerveau était libre de ses
obsessions de la veille, je me sentais la poitrine
singulièrement oppressée. Ma respiration se faisait difficilement. L’air lourd ne suffisait plus
au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fût
vaste, il était évident que nous avions consommé en grande partie l’oxygène qu’elle contenait.
En effet, chaque homme dépense en une heure,
l’oxygène renfermé dans cent litres d’air et cet
air, chargé alors d’une quantité presque égale
d’acide carbonique, devient irrespirable.
Il était donc urgent de renouveler l’atmosphère de notre prison, et, sans doute aussi, L’atmosphère du bateau sous-marin.
137
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Là se posait une question à mon esprit. Comment procédait le commandant de cette demeure
flottante ? Obtenait-il de l’air par des moyens
chimiques, en dégageant par la chaleur l’oxygène
contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbant l’acide carbonique par la potasse caustique
? Dans ce cas, il devait avoir conservé quelques
relations avec les continents, afin de se procurer les matières nécessaires à cette opération. Se
bornait-il seulement à emmagasiner l’air sous de
hautes pressions dans des réservoirs, puis à le
répandre suivant les besoins de son équipage ?
Peut-être. Ou, procédé plus commode, plus économique, et par conséquent plus probable, se
contentait-il de revenir respirer à la surface des
eaux, comme un cétacé, et de renouveler pour
vingt-quatre heures sa provision d’atmosphère ?
Quoi qu’il en soit, et quelle que fût la méthode, il
me paraissait prudent de l’employer sans retard.
En effet, j’étais déjà réduit à multiplier mes
inspirations pour extraire de cette cellule le peu
138
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’oxygène qu’elle renfermait, quand, soudain,
je fus rafraîchi par un courant d’air pur et tout
parfumé d’émanations salines. C’était bien la
brise de mer, vivifiante et chargée d’iode ! J’ouvris largement la bouche, et mes poumons se saturèrent de fraîches molécules. En même temps,
je sentis un balancement, un roulis de médiocre
amplitude, mais parfaitement déterminable. Le
bateau, le monstre de tôle venait évidemment de
remonter à la surface de l’Océan pour y respirer
à la façon des baleines. Le mode de ventilation
du navire était donc parfaitement reconnu.
Lorsque j’eus absorbé cet air pur à pleine poitrine, je cherchai le conduit, « l’aérifère », si l’on
veut, qui laissait arriver jusqu’à nous cette bienfaisante effluve, et je ne tardai pas à le trouver.
Au-dessus de la porte s’ouvrait un trou d’aérage
laissant passer une fraîche colonne d’air, qui renouvelait ainsi l’atmosphère appauvrie de la cellule.
J’en étais là de mes observations, quand Ned
139
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et Conseil s’éveillèrent presque en même temps,
sous l’influence de cette aération revivifiante.
Ils se frottèrent les yeux, se détirèrent les bras et
furent sur pied en un instant.
« Monsieur a bien dormi ? me demanda
Conseil avec sa politesse quotidienne.
– Fort bien, mon brave garçon, répondis-je.
Et, vous, maître Ned Land ?
– Profondément, monsieur le professeur.
Mais, je ne sais si je me trompe, il me semble que
je respire comme une brise de mer ? »
Un marin ne pouvait s’y méprendre, et je racontai au Canadien ce qui s’était passé pendant
son sommeil.
« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces
mugissements que nous entendions, lorsque le
prétendu narwal se trouvait en vue de l’Abraham-Lincoln.
140
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Parfaitement, maître Land, c’était sa respiration !
– Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, à moins que ce ne
soit l’heure du dîner ?
– L’heure du dîner, mon digne harponneur
? Dites, au moins, l’heure du déjeuner, car nous
sommes certainement au lendemain d’hier.
– Ce qui démontre, répondit Conseil, que nous
avons pris vingt-quatre heures de sommeil.
– C’est mon avis, répondis-je.
– Je ne vous contredis point, répliqua Ned
Land. Mais dîner ou déjeuner, le stewart sera le
bienvenu, qu’il apporte l’un ou l’autre.
– L’un et l’autre, dit Conseil.
141
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Juste, répondit le Canadien, nous avons
droit à deux repas, et pour mon compte, je ferai
honneur à tous les deux.
– Eh bien ! Ned, attendons, répondis-je. Il est
évident que ces inconnus n’ont pas l’intention de
nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le
dîner d’hier soir n’aurait aucun sens.
– À moins qu’on ne nous engraisse ! riposta
Ned.
– Je proteste, répondis-je. Nous ne sommes
point tombés entre les mains de cannibales !
– Une fois n’est pas coutume, répondit sérieusement le Canadien. Qui sait si ces gens-là ne sont
pas privés depuis longtemps de chair fraîche, et
dans ce cas, trois particuliers sains et bien constitués comme monsieur le professeur, son domestique et moi…
– Chassez ces idées, maître Land, répondis-je
142
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
au harponneur, et surtout, ne partez pas de là
pour vous emporter contre nos hôtes, ce qui ne
pourrait qu’aggraver la situation.
– En tout cas, dit le harponneur, j’ai une faim
de tous les diables, et dîner ou déjeuner, le repas
n’arrive guère !
– Maître Land, répliquai-je, il faut se conformer au règlement du bord, et je suppose que notre
estomac avance sur la cloche du maître-coq.
– Eh bien ! on le mettra à l’heure, répondit
tranquillement Conseil.
– Je vous reconnais là, ami Conseil, riposta
l’impatient Canadien. Vous usez peu votre bile et
vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable
de dire vos grâces avant votre bénédicité, et de
mourir de faim plutôt que de vous plaindre !
– À quoi cela servirait-il ? demanda Conseil.
143
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Mais cela servirait à se plaindre ! C’est déjà
quelque chose. Et si ces pirates, – je dis pirates
par respect, et pour ne pas contrarier monsieur le
professeur qui défend de les appeler cannibales,
–, si ces pirates se figurent qu’ils vont me garder
dans cette cage où j’étouffe, sans apprendre de
quels jurons j’assaisonne mes emportements, ils
se trompent ! Voyons, monsieur Aronnax, parlez
franchement. Croyez-vous qu’ils nous tiennent
longtemps dans cette boîte de fer ?
– À dire vrai, je n’en sais pas plus long que
vous, ami Land.
– Mais enfin, que supposez-vous ?
– Je suppose que le hasard nous a rendus
maîtres d’un secret important. Or, l’équipage de
ce bateau sous-marin a intérêt à le garder, et si cet
intérêt est plus grave que la vie de trois hommes,
je crois notre existence très-compromise. Dans le
cas contraire, à la première occasion, le monstre
qui nous a engloutis nous rendra au monde habi144
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
té par nos semblables.
– À moins qu’il ne nous enrôle parmi son équipage, dit Conseil, et qu’il nous garde ainsi…
– Jusqu’au moment, répliqua Ned Land, où
quelque frégate, plus rapide ou plus adroite que
l’Abraham-Lincoln, s’emparera de ce nid de forbans, et enverra son équipage et nous respirer
une dernière fois au bout de sa grand’vergue.
– Bien raisonné, maître Land, répliquai-je.
Mais on ne nous a pas encore fait, que je sache, de
proposition à cet égard. Inutile donc de discuter
le parti que nous devrons prendre, le cas échéant.
Je vous le répète, attendons, prenons conseil des
circonstances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a
rien à faire.
– Au contraire ! monsieur le professeur, répondit le harponneur, qui n’en voulait pas démordre, il faut faire quelque chose.
145
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Eh ! quoi donc, maître Land ?
– Nous sauver.
– Se sauver d’une prison « terrestre » est souvent difficile, mais d’une prison sous-marine,
cela me paraît absolument impraticable.
– Allons, ami Ned, demanda Conseil, que répondez-vous à l’objection de monsieur ? Je ne
puis croire qu’un Américain soit jamais à bout de
ressources ! »
Le harponneur, visiblement embarrassé, se
taisait. Une fuite, dans les conditions où le hasard
nous avait jetés, était absolument impossible.
Mais un Canadien est à demi français, et maître
Ned Land le fit bien voir par sa réponse.
« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il après
quelques instants de réflexion, vous ne devinez
pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent
s’échapper de leur prison ?
146
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Non, mon ami.
– C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent
de manière à y rester.
– Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux être
dedans que dessus ou dessous !
– Mais après avoir jeté dehors geôliers, porteclefs et gardiens, ajouta Ned Land.
– Quoi, Ned ? vous songeriez sérieusement à
vous emparer de ce bâtiment ?
– Très-sérieusement, répondit le Canadien.
– C’est impossible.
– Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se présenter quelque chance favorable, et je ne vois
pas ce qui pourrait nous empêcher d’en profiter.
S’ils ne sont qu’une vingtaine d’hommes à bord
147
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de cette machine, ils ne feront pas reculer deux
Français et un Canadien, je suppose ! »
Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter. Aussi, me contentai-je de répondre :
« Laissons venir les circonstances, maître
Land, et nous verrons. Mais, jusque-là, je vous en
prie, contenez votre impatience. On ne peut agir
que par ruse, et ce n’est pas en vous emportant
que vous ferez naître des chances favorables.
Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans trop de colère.
– Je vous le promets, monsieur le professeur,
répondit Ned Land d’un ton peu rassurant. Pas
un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un
geste brutal ne me trahira, quand bien même le
service de la table ne se ferait pas avec toute la
régularité désirable.
– J’ai votre parole, Ned », répondis-je au Cana148
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dien.
Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit à réfléchir à part soi. J’avouerai que, pour mon compte, et malgré l’assurance
du harponneur, je ne conservais aucune illusion.
Je n’admettais pas ces chances favorables dont
Ned Land avait parlé. Pour être si sûrement manoeuvré, le bateau sous-marin exigeait un nombreux équipage, et conséquemment, dans le cas
d’une lutte, nous aurions affaire à trop forte partie. D’ailleurs, il fallait, avant tout, être libres, et
nous ne l’étions pas. Je ne voyais même aucun
moyen de fuir cette cellule de tôle si hermétiquement fermée. Et pour peu que l’étrange commandant de ce bateau eût un secret à garder, – ce qui
paraissait au moins probable, – il ne nous laisserait pas agir librement à son bord. Maintenant,
se débarrasserait-il de nous par la violence, ou
nous jetterait-il un jour sur quelque coin de terre
? c’était là l’inconnu. Toutes ces hypothèses me
semblaient extrêmement plausibles, et il fallait
être un harponneur pour espérer de reconquérir
149
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sa liberté.
Je compris d’ailleurs que les idées de Ned
Land s’aigrissaient avec les réflexions qui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu à peu
les jugements gronder au fond de son gosier, et
je voyais ses gestes redevenir menaçants. Il se
levait, tournait comme une bête fauve en cage,
frappait les murs du pied et du poing. D’ailleurs,
le temps s’écoulait, la faim se faisait cruellement
sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas.
Et c’était oublier trop longtemps notre position
de naufragés, si l’on avait réellement de bonnes
intentions à notre égard.
Ned Land, tourmenté par les tiraillements de
son robuste estomac, se montait de plus en plus,
et, malgré sa parole, je craignais véritablement
une explosion, lorsqu’il se trouverait en présence
de l’un des hommes du bord.
Pendant deux heures encore, la colère de Ned
Land s’exalta. Le Canadien appelait, il criait, mais
150
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
en vain. Les murailles de tôle étaient sourdes. Je
n’entendais même aucun bruit à l’intérieur de ce
bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car
j’aurais évidemment senti les frémissements de
la coque sous l’impulsion de l’hélice. Plongé sans
doute dans l’abîme des eaux, il n’appartenait plus
à la terre. Tout ce morne silence était effrayant.
Quant à notre abandon, notre isolement
au fond de cette cellule, je n’osais estimer ce
qu’il pourrait durer. Les espérances que j’avais
conçues après notre entrevue avec le commandant du bord s’effaçaient peu à peu. La douceur
du regard de cet homme, l’expression généreuse
de sa physionomie, la noblesse de son maintien,
tout disparaissait de mon souvenir. Je revoyais
cet énigmatique personnage tel qu’il devait être,
nécessairement impitoyable, cruel. Je le sentais
en-dehors de l’humanité, inaccessible à tout sentiment de pitié, implacable ennemi de ses semblables auxquels il avait dû vouer une impérissable haine !
151
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser
périr d’inanition, enfermés dans cette prison
étroite, livrés à ces horribles tentations auxquelles pousse la faim farouche ? Cette affreuse
pensée prit dans mon esprit une intensité terrible, et l’imagination aidant, je me sentis envahir par une épouvante insensée. Conseil restait
calme, Ned Land rugissait.
En ce moment, un bruit se fit entendre extérieurement. Des pas résonnèrent sur la dalle de
métal. Les serrures furent fouillées, la porte s’ouvrit, le stewart parut.
Avant que j’eusse fait un mouvement pour
l’en empêcher, le Canadien s’était précipité sur
ce malheureux ; il l’avait renversé ; il le tenait à
la gorge. Le stewart étouffait sous sa main puissante.
Conseil cherchait déjà à retirer des mains du
harponneur sa victime à demi suffoquée, et j’allais joindre mes efforts aux siens, quand, subite152
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment, je fus cloué à ma place par ces mots prononcés en français :
« Calmez-vous, maître Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez m’écouter ! »
X
L’homme des eaux
C’était le commandant du bord qui parlait
ainsi.
À ces mots, Ned Land se releva subitement.
Le stewart, presque étranglé sortit en chancelant sur un signe de son maître ; mais tel était
l’empire du commandant à son bord, que pas un
geste ne trahit le ressentiment dont cet homme
devait être animé contre le Canadien. Conseil, intéressé malgré lui, moi stupéfait, nous attendions
en silence le dénouement de cette scène.
153
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le commandant, appuyé sur l’angle de la
table, les bras croisés, nous observait avec une
profonde attention. Hésitait-il à parler ? Regrettait-il ces mots qu’il venait de prononcer en français ? On pouvait le croire.
Après quelques instants d’un silence qu’aucun de nous ne songea à interrompre :
« Messieurs, dit-il d’une voix calme et pénétrante, je parle également le français, l’anglais,
l’allemand et le latin. J’aurais donc pu vous répondre dès notre première entrevue, mais je
voulais vous connaître d’abord, réfléchir ensuite.
Votre quadruple récit, absolument semblable au
fond, m’a affirmé l’identité de vos personnes.
Je sais maintenant que le hasard a mis en ma
présence monsieur Pierre Aronnax, professeur
d’histoire naturelle au Muséum de Paris, chargé
d’une mission scientifique à l’étranger, Conseil
son domestique, et Ned Land, d’origine canadienne, harponneur à bord de la frégate l’Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États154
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Unis d’Amérique. »
Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était
pas une question que me posait le commandant.
Donc, pas de réponse à faire. Cet homme s’exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase était nette, ses mots justes, sa facilité d’élocution remarquable. Et cependant, je
ne « sentais » pas en lui un compatriote.
Il reprit la conversation en ces termes :
« Vous avez trouvé sans doute, monsieur, que
j’ai longtemps tardé à vous rendre cette seconde
visite. C’est que, votre identité reconnue, je voulais peser mûrement le parti à prendre envers
vous. J’ai beaucoup hésité. Les plus fâcheuses
circonstances vous ont mis en présence d’un
homme qui a rompu avec l’humanité. Vous êtes
venu troubler mon existence…
– Involontairement, dis-je.
155
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Involontairement ? répondit l’inconnu, en
forçant un peu sa voix. Est-ce involontairement
que l’Abraham-Lincoln me chasse sur toutes les
mers ? Est-ce involontairement que vous avez
pris passage à bord de cette frégate ? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la
coque de mon navire ? Est-ce involontairement
que maître Ned Land m’a frappé de son harpon
?»
Je surpris dans ces paroles une irritation
contenue. Mais, à ces récriminations j’avais une
réponse toute naturelle à faire, et je la fis.
« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute
les discussions qui ont eu lieu à votre sujet en
Amérique et en Europe. Vous ne savez pas que
divers accidents, provoqués par le choc de votre
appareil sous-marin, ont ému l’opinion publique
dans les deux continents. Je vous fais grâce des
hypothèses sans nombre par lesquelles on cherchait à expliquer l’inexplicable phénomène dont
seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous
156
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l’Abraham-Lincoln croyait chasser quelque
puissant monstre marin dont il fallait à tout prix
délivrer l’Océan. »
Un demi-sourire détendit les lèvres du commandant, puis, d’un ton plus calme :
« Monsieur Aronnax, répondit-il, oseriez-vous
affirmer que votre frégate n’aurait pas poursuivi et canonné un bateau sous-marin aussi bien
qu’un monstre ? »
Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragut n’eût pas hésité. Il
eût cru de son devoir de détruire un appareil de
ce genre tout comme un narwal gigantesque.
« Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’ai le droit de vous traiter en ennemis. »
Je ne répondis rien, et pour cause. À quoi bon
157
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
discuter une proposition semblable, quand la
force peut détruire les meilleurs arguments.
« J’ai longtemps hésité, reprit le commandant.
Rien ne m’obligeait à vous donner l’hospitalité.
Si je devais me séparer de vous, je n’avais aucun
intérêt à vous revoir. Je vous remettais sur la
plate-forme de ce navire qui vous avait servi de
refuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais
que vous aviez jamais existé. N’était-ce pas mon
droit ?
– C’était peut-être le droit d’un sauvage, répondis-je, ce n’était pas celui d’un homme civilisé.
– Monsieur le professeur, répliqua vivement
le commandant, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J’ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que moi seul j’ai
le droit d’apprécier. Je n’obéis donc point à ses
règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer
devant moi ! »
158
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ceci fut dit nettement. Un éclair de colère et
de dédain avait allumé les yeux de l’inconnu, et
dans la vie de cet homme, j’entrevis un passé formidable. Non-seulement il s’était mis en dehors
des lois humaines, mais il s’était fait indépendant,
libre dans la plus rigoureuse acception du mot,
hors de toute atteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisque, à leur surface,
il déjouait les efforts tentés contre lui ? Quel navire résisterait au choc de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si épaisse qu’elle fût, supporterait les coups de son éperon ? Nul, entre les
hommes, ne pouvait lui demander compte de ses
oeuvres. Dieu, s’il y croyait, sa conscience, s’il en
avait une, étaient les seuls juges dont il put dépendre.
Ces réflexions traversèrent rapidement mon
esprit, pendant que l’étrange personnage se taisait, absorbé et comme retiré en lui-même. Je le
considérais avec un effroi mélangé d’intérêt, et
sans doute, ainsi qu’Oedipe considérait le Sphinx.
159
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Après un assez long silence, le commandant
reprit la parole.
« J’ai donc hésité, dit-il, mais j’ai pensé que
mon intérêt pouvait s’accorder avec cette pitié
naturelle à laquelle tout être humain a droit. Vous
resterez à mon bord, puisque la fatalité vous y a
jetés. Vous y serez libres, et, en échange de cette
liberté, toute relative d’ailleurs, je ne vous imposerai qu’une seule condition. Votre parole de
vous y soumettre me suffira.
– Parlez, monsieur, répondis-je, je pense
que cette condition est de celles qu’un honnête
homme peut accepter ?
– Oui, monsieur, et la voici. Il est possible
que certains événements imprévus m’obligent à
vous consigner dans vos cabines pour quelques
heures ou quelques jours, suivant le cas. Désirant ne jamais employer la violence, j’attends de
vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les
160
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
autres, une obéissance passive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilité, je vous dégage
entièrement, car c’est à moi de vous mettre dans
l’impossibilité de voir ce qui ne doit pas être vu.
Acceptez-vous cette condition ? »
Il se passait donc à bord des choses tout au
moins singulières, et que ne devaient point voir
des gens qui ne s’étaient pas mis hors des lois sociales ! Entre les surprises que l’avenir me ménageait, celle-ci ne devait pas être la moindre.
« Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je
vous demanderai, monsieur, la permission de
vous adresser une question, une seule.
– Parlez, monsieur.
– Vous avez dit que nous serions libres à votre
bord ?
– Entièrement.
161
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette liberté.
– Mais la liberté d’aller, de venir, de voir,
d’observer même tout ce qui se passe ici, – sauf
en quelques circonstances rares, – la liberté enfin dont nous jouissons nous-mêmes, mes compagnons et moi. »
Il était évident que nous ne nous entendions
point.
« Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberté, ce n’est que celle que tout prisonnier a de
parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire.
– Il faudra, cependant, qu’elle vous suffise !
– Quoi ! nous devons renoncer à jamais de revoir notre patrie, nos amis, nos parents !
– Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre
cet insupportable joug de la terre, que les hommes
162
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
croient être la liberté, n’est peut-être pas aussi
pénible que vous le pensez !
– Par exemple, s’écria Ned Land, jamais je ne
donnerai ma parole de ne pas chercher à me sauver !
– Je ne vous demande pas de parole, maître
Land répondit froidement le commandant.
– Monsieur, répondis-je, emporté malgré moi,
vous abusez de votre situation envers nous ! C’est
de la cruauté !
– Non, monsieur, c’est de la clémence ! Vous
êtes mes prisonniers après combat ! Je vous
garde, quand je pourrais d’un mot vous replonger
dans les abîmes de l’Océan ! Vous m’avez attaqué
! Vous êtes venus surprendre un secret que nul
homme au monde ne doit pénétrer, le secret de
toute mon existence ! Et vous croyez que Je vais
vous renvoyer sur cette terre qui ne doit plus me
connaître ! Jamais ! En vous retenant, ce n’est pas
163
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vous que je garde, c’est moi-même ! »
Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre lequel ne prévaudrait aucun argument.
« Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement à choisir entre la vie ou la
mort ?
– Tout simplement.
– Mes amis, dis-je, à une question ainsi posée,
il n’y a rien à répondre. Mais aucune parole ne
nous lie au maître de ce bord.
– Aucune, monsieur », répondit l’inconnu.
Puis, d’une voix plus douce, il reprit :
« Maintenant, permettez-moi d’achever ce
que j’ai à vous dire. Je vous connais, monsieur
Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous
164
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
n’aurez peut-être pas tant à vous plaindre du hasard qui vous lie à mon sort. Vous trouverez parmi les livres qui servent à mes études favorites
cet ouvrage que vous avez publié sur les grands
fonds de la mer. Je l’ai souvent lu. Vous avez poussé votre oeuvre aussi loin que vous le permettait
la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout,
vous n’avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous
dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez
voyager dans le pays des merveilles. L’étonnement, la stupéfaction seront probablement l’état
habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez
pas facilement sur le spectacle incessamment offert à vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau
tour du monde sous-marin, – qui sait ? le dernier
peut-être, – tout ce que j’ai pu étudier au fond de
ces mers tant de fois parcourues, et vous serez
mon compagnon d’études. À partir de ce jour,
vous entrez dans un nouvel élément, vous verrez
ce que n’a vu encore aucun homme, – car moi
et les miens nous ne comptons plus, – et notre
planète, grâce à moi, va vous livrer ses derniers
165
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
secrets. »
Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grand effet. J’étais pris là
par mon faible, et j’oubliai, pour un instant, que
la contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la liberté perdue. D’ailleurs, je comptais sur l’avenir pour trancher cette grave question. Aussi, je me contentai de répondre :
« Monsieur, si vous avez brisé avec l’humanité, je veux croire que vous n’avez pas renié tout
sentiment humain. Nous sommes des naufragés
charitablement recueillis à votre bord, nous ne
l’oublierons pas. Quant à moi, je ne méconnais
pas que, si l’intérêt de la science pouvait absorber jusqu’au besoin de liberté, ce que me promet
notre rencontre m’offrirait de grandes compensations. »
Je pensais que le commandant allait me
tendre la main pour sceller notre traité. Il n’en fit
rien. Je le regrettai pour lui.
166
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Une dernière question, dis-je, au moment où
cet être inexplicable semblait vouloir se retirer.
– Parlez, monsieur le professeur.
– De quel nom dois-je vous appeler ?
– Monsieur, répondit le commandant, je ne
suis pour vous que le capitaine Nemo, et vos
compagnons et vous, n’êtes pour moi que les passagers du Nautilus. »
Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna ses ordres dans cette
langue étrangère que je ne pouvais reconnaître.
Puis, se tournant vers le Canadien et Conseil :
« Un repas vous attend dans votre cabine, leur
dit-il. Veuillez suivre cet homme.
– Ça n’est pas de refus ! » répondit le harponneur.
167
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule
où ils étaient renfermés depuis plus de trente
heures.
« Et maintenant, monsieur Aronnax, notre déjeuner est prêt. Permettez-moi de vous précéder.
– À vos ordres, capitaine. »
Je suivis le capitaine Nemo, et dès que j’eus
franchi la porte, je pris une sorte de couloir électriquement éclairé, semblable aux coursives
d’un navire. Après un parcours d’une dizaine de
mètres, une seconde porte s’ouvrit devant moi.
J’entrai alors dans une salle à manger, ornée
et meublée avec un goût sévère. De hauts dressoirs de chêne, incrustés d’ornements d’ébène,
s’élevaient aux deux extrémités de cette salle, et
sur leurs rayons à ligne ondulée étincelaient des
faïences, des porcelaines, des verreries d’un prix
inestimable. La vaisselle plate y resplendissait
168
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sous les rayons que versait un plafond lumineux,
dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient l’éclat.
Au centre de la salle était une table richement
servie. Le capitaine Nemo m’indiqua la place que
je devais occuper.
« Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme
un homme qui doit mourir de faim. »
Le déjeuner se composait d’un certain nombre
de plats dont la mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j’ignorais la nature
et la provenance. J’avouerai que c’était bon, mais
avec un goût particulier auquel je m’habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches
en phosphore, et je pensai qu’ils devaient avoir
une origine marine.
Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devina mes pensées, et il répondit de lui-même aux questions que je brûlais
169
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de lui adresser.
« La plupart de ces mets vous sont inconnus,
me dit-il. Cependant, vous pouvez en user sans
crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis
longtemps, j’ai renoncé aux aliments de la terre,
et je ne m’en porte pas plus mal. Mon équipage,
qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement
que moi.
– Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer ?
– Oui, monsieur le professeur, la mer fournit
à tous mes besoins. Tantôt, je mets mes filets à
la traîne, et je les retire, prêts à se rompre. Tantôt, je vais chasser au milieu de cet élément qui
paraît être inaccessible à l’homme, et je force le
gibier qui gîte dans mes forêts sous-marines. Mes
troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immenses prairies
de l’Océan. J’ai là une vaste propriété que j’exploite moi-même et qui est toujours ensemencée
170
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
par la main du Créateur de toutes choses. »
Je regardai le capitaine Nemo avec un certain
étonnement, et je lui répondis :
« Je comprends parfaitement, monsieur, que
vos filets fournissent d’excellents poissons à votre
table ; je comprends moins que vous poursuiviez
le gibier aquatique dans vos forêts sous-marines
; mais je ne comprends plus du tout qu’une parcelle de viande, si petite qu’elle soit, figure dans
votre menu.
– Aussi, monsieur, me répondit le capitaine
Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres.
– Ceci, cependant, repris-je, en désignant un
plat où restaient encore quelques tranches de filet.
– Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le professeur, n’est autre chose que du fi171
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
let de tortue de mer. Voici également quelques
foies de dauphin que vous prendriez pour un
ragoût de porc. Mon cuisinier est un habile préparateur, qui excelle à conserver ces produits
variés de l’Océan. Goûtez à tous ces mets. Voici
une conserve d’holoturies qu’un Malais déclarerait sans rivale au monde, voilà une crème dont
le lait a été fourni par la mamelle des cétacés, et
le sucre par les grands fucus de la mer du Nord,
et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d’anémones qui valent celles des fruits les
plus savoureux. »
Et je goûtais, plutôt en curieux qu’en gourmet, tandis que le capitaine Nemo m’enchantait
par ses invraisemblables récits.
« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me ditil, cette nourrice prodigieuse, inépuisable, elle ne
me nourrit pas seulement ; elle me vêtit encore.
Ces étoffes qui vous couvrent sont tissées avec le
byssus de certains coquillages ; elles sont teintes
avec la pourpre des anciens et nuancées de cou172
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
leurs violettes que j’extrais des aplysis de la Méditerranée. Les parfums que vous trouverez sur
la toilette de votre cabine sont le produit de la
distillation des plantes marines. Votre lit est fait
du plus doux zostère de l’Océan. Votre plume sera
un fanon de baleine, votre encre la liqueur sécrétée par la seiche ou l’encornet. Tout me vient
maintenant de la mer comme tout lui retournera
un jour !
– Vous aimez la mer, capitaine.
– Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre
les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle
est pur et sain. C’est l’immense désert où l’homme
n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés.
La mer n’est que le véhicule d’une surnaturelle et
prodigieuse existence ; elle n’est que mouvement
et amour ; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un
de vos poètes. Et en effet, monsieur le professeur,
la nature s’y manifeste par ses trois règnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largement
représenté par les quatre groupes des zoophytes,
173
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
par trois classes des articulés, par cinq classes
des mollusques, par trois classes des vertébrés,
les mammifères, les reptiles et ces innombrables
légions de poissons, ordre infini d’animaux qui
compte plus de treize mille espèces, dont un
dixième seulement appartient à l’eau douce. La
mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par
la mer que le globe a pour ainsi dire commencé,
et qui sait s’il ne finira pas par elle ! Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux
despotes. À sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y
transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à
trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance
disparaît ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des
mers ! Là seulement est l’indépendance ! Là je ne
reconnais pas de maîtres ! Là je suis libre ! »
Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui débordait de lui.
S’était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve habituelle ? Avait-il trop parlé ? Pendant quelques
174
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
instants, il se promena, très-agité. Puis, ses nerfs
se calmèrent, sa physionomie reprit sa froideur
accoutumée, et, se tournant vers moi :
« Maintenant, monsieur le professeur, dit-il,
si vous voulez visiter le Nautilus, je suis a vos
ordres. »
XI
Le Nautilus
Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une
double porte, ménagée à l’arrière de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans une chambre de dimension
égale à celle que je venais de quitter.
C’était une bibliothèque. De hauts meubles
en palissandre noir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre
de livres uniformément reliés. Ils suivaient le
contour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés
175
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de cuir marron, qui offraient les courbes les
plus confortables. De légers pupitres mobiles, en
s’écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d’y poser le livre en lecture. Au centre se
dressait une vaste table, couverte de brochures,
entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumière électrique inondait
tout cet harmonieux ensemble, et tombait de
quatre globes dépolis à demi engagés dans les
volutes du plafond. Je regardais avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et je ne pouvais en croire mes yeux.
« Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s’étendre sur un divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d’un palais des
continents, et je suis vraiment émerveillé, quand
je songe qu’elle peut vous suivre au plus profond
des mers.
– Où trouverait-on plus de solitude, plus de
silence, monsieur le professeur ? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous
176
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
offre-t-il un repos aussi complet ?
– Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est
bien pauvre auprès du vôtre. Vous possédez là
six ou sept mille volumes…
– Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les
seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le
monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus
s’est plongé pour la première fois sous les eaux.
Ce jour-là, j’ai acheté mes derniers volumes, mes
dernières brochures, mes derniers journaux, et
depuis lors, je veux croire que l’humanité n’a plus
ni pensé, ni écrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d’ailleurs à votre disposition, et vous
pourrez en user librement. »
Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de la bibliothèque. Livres
de science, de morale et de littérature, écrits en
toute langue, y abondaient ; mais je ne vis pas
un seul ouvrage d’économie politique ; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail
curieux, tous ces livres étaient indistinctement
177
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
classés, en quelque langue qu’ils fussent écrits, et
ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus
devait lire couramment les volumes que sa main
prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefsd’oeuvre des maîtres anciens et modernes, c’està-dire tout ce que l’humanité a produit de plus
beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la
science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à madame Sand. Mais la science, plus
particulièrement, faisait les frais de cette bibliothèque ; les livres de mécanique, de balistique,
d’hydrographie, de météorologie, de géographie,
de géologie, etc., y tenaient une place non moins
importante que les ouvrages d’histoire naturelle,
et je compris qu’ils formaient la principale étude
du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout
l’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry SainteClaire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de
Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot,
de l’abbé Secchi, de Petermann, du commandant
178
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Maury, d’Agassis etc., les mémoires de l’Académie
des sciences, les bulletins des diverses sociétés
de géographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-être valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi
les oeuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé
les Fondateurs de l’Astronomie me donna même
une date certaine ; et comme je savais qu’il avait
paru dans le courant de 1865, je pus en conclure
que l’installation du Nautilus ne remontait pas à
une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois
ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencé
son existence sous-marine. J’espérai, d’ailleurs,
que des ouvrages plus récents encore me permettraient de fixer exactement cette époque ; mais
j’avais le temps de faire cette recherche, et je ne
voulus pas retarder davantage notre promenade
à travers les merveilles du Nautilus.
« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cette bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et j’en
profiterai.
179
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Cette salle n’est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine Nemo, c’est aussi un fumoir.
– Un fumoir ? m’écriai-je. On fume donc à
bord ?
– Sans doute.
– Alors, monsieur, je suis forcé de croire que
vous avez conservé des relations avec La Havane.
– Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce
cigare, monsieur Aronnax, et, bien qu’il ne vienne
pas de La Havane, vous en serez content, si vous
êtes connaisseur. »
Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la
forme rappelait celle du londrès ; mais il semblait
fabriqué avec des feuilles d’or. Je l’allumai à un
petit brasero que supportait un élégant pied de
bronze, et j’aspirai ses premières bouffées avec
180
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la volupté d’un amateur qui n’a pas fumé depuis
deux jours.
« C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du
tabac.
– Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient
ni de La Havane ni de l’Orient. C’est une sorte
d’algue, riche en nicotine, que la mer me fournit,
non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les
londrès, monsieur ?
– Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.
– Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l’origine de ces cigares. Aucune régie ne les
a contrôlés, mais ils n’en sont pas moins bons,
j’imagine.
– Au contraire. »
À ce moment le capitaine Nemo ouvrit une
porte qui faisait face à celle par laquelle j’étais
181
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
entré dans la bibliothèque, et je passai dans un
salon immense et splendidement éclairé.
C’était un vaste quadrilatère, à pans coupés,
long de dix mètres, large de six, haut de cinq. Un
plafond lumineux, décoré de légères arabesques,
distribuait un jour clair et doux sur toutes les
merveilles entassées dans ce musée. Car, c’était
réellement un musée dans lequel une main intelligente et prodigue avait réuni tous les trésors de
la nature et de l’art, avec ce pêle-mêle artiste qui
distingue un atelier de peintre.
Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres
uniformes, séparés par d’étincelantes panoplies,
ornaient les parois tendues de tapisseries d’un
dessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute
valeur, et que, pour la plupart, j’avais admirées
dans les collections particulières de l’Europe et
aux expositions de peinture. Les diverses écoles
des maîtres anciens étaient représentées par une
madone de Raphaël, une vierge de Léonard de
Vinci, une nymphe du Corrège, une femme du Ti182
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tien, une adoration de Véronèse, une assomption
de Murillo, un portrait d’Holbein, un moine de
Vélasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse
de Rubens, deux paysages flamands de Téniers,
trois petits tableaux de genre de Gérard Dow, de
Metsu, de Paul Potter, deux toiles de Géricault et
de Prudhon, quelques marines de Backuysen et
de Vernet. Parmi les oeuvres de la peinture moderne, apparaissaient des tableaux signés Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon, Meissonnier,
Daubigny, etc., et quelques admirables réductions
de statues de marbre ou de bronze, d’après les
plus beaux modèles de l’antiquité, se dressaient
sur leurs piédestaux dans les angles de ce magnifique musée. Cet état de stupéfaction que m’avait
prédit le commandant du Nautilus commençait
déjà à s’emparer de mon esprit.
« Monsieur le professeur, dit alors cet homme
étrange, vous excuserez le sans-gêne avec lequel
je vous reçois, et le désordre qui règne dans ce
salon.
183
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vous êtes, m’est-il permis de reconnaître
en vous un artiste ?
– Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois à collectionner ces belles oeuvres
créées par la main de l’homme. J’étais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j’ai pu réunir quelques objets d’un haut prix. Ce sont mes
derniers souvenirs de cette terre qui est morte
pour moi. À mes yeux, vos artistes modernes ne
sont déjà plus que des anciens ; ils ont deux ou
trois mille ans d’existence, et je les confonds dans
mon esprit. Les maîtres n’ont pas d’âge.
– Et ces musiciens ? dis-je, en montrant des
partitions de Weber, de Rossini, de Mozart, de
Beethoven, d’Haydn, de Meyerbeer, d’Herold, de
Wagner, d’Auber, de Gounod, et nombre d’autres,
éparses sur un piano-orgue de grand modèle qui
occupait un des panneaux du salon.
– Ces musiciens, me répondit le capitaine
184
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Nemo, ce sont des contemporains d’Orphée, car
les différences chronologiques s’effacent dans la
mémoire des morts, – et je suis mort, monsieur le
professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis
qui reposent à six pieds sous terre ! »
Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans
une rêverie profonde. Je le considérais avec une
vive émotion, analysant en silence les étrangetés de sa physionomie. Accoudé sur l’angle d’une
précieuse table de mosaïque, il ne me voyait plus,
il oubliait ma présence.
Je respectai ce recueillement, et je continuai
de passer en revue les curiosités qui enrichissaient ce salon.
Auprès des oeuvres de l’art, les raretés naturelles tenaient une place très-importante.
Elles consistaient principalement en plantes,
en coquilles et autres productions de l’Océan,
qui devaient être les trouvailles personnelles
du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet
185
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’eau, électriquement éclairé, retombait dans
une vasque faite d’un seul tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques
acéphales, mesurait sur ses bords, délicatement
festonnés, une circonférence de six mètres environ ; elle dépassait donc en grandeur ces beaux
tridacnes qui furent donnés à François 1er par la
République de Venise, et dont l’église Saint-Sulpice, à Paris, a fait deux bénitiers gigantesques.
Autour de cette vasque, sous d’élégantes vitrines fixées par des armatures de cuivre, étaient
classés et étiquetés les plus précieux produits de
la mer qui eussent jamais été livrés aux regards
d’un naturaliste. On conçoit ma joie de professeur.
L’embranchement des zoophytes offrait de
très-curieux spécimens de ses deux groupes des
polypes et des échinodermes. Dans le premier
groupe, des tubipores, des gorgones disposées en
éventail, des éponges douces de Syrie, des isis des
Molluques, des pennatules, une virgulaire admi186
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rable des mers de Norwége, des ombellulaires
variées, des alcyonnaires, toute une série de ces
madrépores que mon maître Milne-Edwards a si
sagacement classés en sections, et parmi lesquels
je remarquai d’adorables flabellines, des oculines
de l’île Bourbon, le « char de Neptune » des Antilles, de superbes variétés de coraux, enfin toutes
les espèces de ces curieux polypiers dont l’assemblage forme des îles entières qui deviendront
un jour des continents. Dans les échinodermes,
remarquables par leur enveloppe épineuse, les
astéries, les étoiles de mer, les pantacrines, les
comatules, les astérophons, les oursins, les holoturies, etc., représentaient la collection complète
des individus de ce groupe.
Un conchyliologue un peu nerveux se serait
pâmé certainement devant d’autres vitrines plus
nombreuses où étaient classés les échantillons
de l’embranchement des mollusques. Je vis là
une collection d’une valeur inestimable, et que
le temps me manquerait à décrire tout entière.
Parmi ces produits, je citerai, pour mémoire seu187
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
lement, – l’élégant marteau royal de l’Océan indien, dont les régulières taches blanches ressortaient vivement sur un fond rouge et brun, – un
spondyle impérial, aux vives couleurs, tout hérissé d’épines, rare spécimen dans les muséums
européens, et dont j’estimai la valeur à vingt
mille francs, un marteau commun des mers de
la Nouvelle-Hollande, qu’on se procure difficilement, – des buccardes exotiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles valves, qu’un
souffle eût dissipées comme une bulle de savon,
– plusieurs variétés des arrosoirs de Java, sortes
de tubes calcaires bordés de replis foliacés, et
très-disputés par les amateurs, – toute une série
de troques, les uns jaunes-verdâtres, pêchés dans
les mers d’Amérique, les autres d’un brun-roux,
amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci,
venus du golfe du Mexique, et remarquables par
leur coquille imbriquée, ceux-là, des stellaires
trouvés dans les mers australes, et enfin, le plus
rare de tous, le magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande ; – puis, d’admirables tellines sulfurées, de précieuses espèces de cythérées et de Vé188
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nus, le cadran treillissé des côtes de Tranquebar,
le sabot marbré à nacre resplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cône presque
inconnu du genre Coenodulli, toutes les variétés
de porcelaines qui servent de monnaie dans l’Inde et en Afrique, la « Gloire de la Mer », la plus
précieuse coquille des Indes orientales ; – enfin
des littorines, des dauphinules, des turritelles des
janthines, des ovules, des volutes, des olives, des
mitres, des casques, des pourpres, des buccins,
des harpes, des rochers, des tritons, des cérites,
des fuseaux, des strombes, des ptérocères, des
patelles, des hyales, des cléodores, coquillages
délicats et fragiles, que la science a baptisés de
ses noms les plus charmants.
À part, et dans des compartiments spéciaux,
se déroulaient des chapelets de perles de la plus
grande beauté, que la lumière électrique piquait
de pointes de feu, des perles roses, arrachées aux
pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes
de l’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues,
noires, curieux produits des divers mollusques
189
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de tous les océans et de certaines moules des
cours d’eau du Nord, enfin plusieurs échantillons
d’un prix inappréciable qui avaient été distillés
par les pintadines les plus rares. Quelques-unes
de ces perles surpassaient en grosseur un oeuf
de pigeon ; elles valaient, et au-delà, celle que le
voyageur Tavernier vendit trois millions au shah
de Perse, et primaient cette autre perle de l’iman
de Mascate, que je croyais sans rivale au monde.
Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour
acquérir ces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il puisait pour satisfaire ainsi
ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par ces mots :
« Vous examinez mes coquilles, monsieur le
professeur. En effet, elles peuvent intéresser un
naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme
de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main,
et il n’est pas une mer du globe qui ait échappé à
190
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mes recherches.
– Je comprends, capitaine, je comprends cette
joie de se promener au milieu de telles richesses.
Vous êtes de ceux qui ont fait eux-mêmes leur
trésor. Aucun muséum de l’Europe ne possède
une semblable collection des produits de l’Océan.
Mais si j’épuise mon admiration pour elle, que
me restera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne
veux point pénétrer des secrets qui sont les vôtres
! Cependant, j’avoue que ce Nautilus, la force motrice qu’il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manoeuvrer, l’agent si puissant qui
l’anime, tout cela excite au plus haut point ma
curiosité. Je vois suspendus aux murs de ce salon
des instruments dont la destination m’est inconnue. Puis-je savoir ?…
– Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre à
mon bord, et par conséquent, aucune partie du
Nautilus ne vous est interdite. Vous pouvez donc
le visiter en détail et je me ferai un plaisir d’être
191
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
votre cicérone.
– Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n’abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderai seulement à quel usage
sont destinés ces instruments de physique…
– Monsieur le professeur, ces mêmes instruments se trouvent dans ma chambre, et c’est là
que j’aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui
vous est réservée. Il faut que vous sachiez comment vous serez installé à bord du Nautilus. »
Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des
portes percées à chaque pan coupé du salon, me
fit rentrer dans les coursives du navire. Il me
conduisit vers l’avant, et là je trouvai, non pas
une cabine, mais une chambre élégante, avec lit,
toilette et divers autres meubles.
Je ne pus que remercier mon hôte.
192
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Votre chambre est contiguë à la mienne, me
dit-il, en ouvrant une porte, et la mienne donne
sur le salon que nous venons de quitter. »
J’entrai dans la chambre du capitaine. Elle
avait un aspect sévère, presque cénobitique. Une
couchette de fer, une table de travail, quelques
meubles de toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de confortable. Le strict nécessaire,
seulement.
Le capitaine Nemo me montra un siège.
« Veuillez vous asseoir », me dit-il.
Je m’assis, et il prit la parole en ces termes :
XII
Tout par l’électricité
« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments suspendus aux parois de sa
193
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
chambre, voici les appareils exigés par la navigation du Nautilus. Ici comme dans le salon, je
les ai toujours sous les yeux, et ils m’indiquent
ma situation et ma direction exacte au milieu de
l’Océan. Les uns vous sont connus, tels que le thermomètre qui donne la température intérieure
du Nautilus ; le baromètre, qui pèse le poids de
l’air et prédit les changements de temps ; l’hygromètre, qui marque le degré de sécheresse de l’atmosphère ; le storm-glass, dont le mélange, en se
décomposant, annonce l’arrivée des tempêtes ; la
boussole, qui dirige ma route ; le sextant, qui par
la hauteur du soleil m’apprend ma latitude ; les
chronomètres, qui me permettent de calculer ma
longitude ; et enfin des lunettes de jour et de nuit,
qui me servent à scruter tous les points de l’horizon, quand le Nautilus est remonté à la surface
des flots.
– Ce sont les instruments habituels au navigateur, répondis-je, et j’en connais l’usage. Mais en
voici d’autres qui répondent sans doute aux exigences particulières du Nautilus. Ce cadran que
194
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
j’aperçois et que parcourt une aiguille mobile,
n’est-ce pas un manomètre ?
– C’est un manomètre, en effet. Mis en communication avec l’eau dont il indique la pression
extérieure, il me donne par là même la profondeur à laquelle se maintient mon appareil.
– Et ces sondes d’une nouvelle espèce ?
– Ce sont des sondes thermométriques qui
rapportent la température des diverses couches
d’eau.
– Et ces autres instruments dont je ne devine
pas l’emploi ?
– Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications, dit le capitaine Nemo.
Veuillez donc m’écouter. »
Il garda le silence pendant quelques instants,
puis il dit :
195
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Il est un agent puissant, obéissant, rapide,
facile, qui se plie à tous les usages et qui règne
en maître à mon bord. Tout se fait par lui. Il
m’éclaire, il m’échauffe, il est l’âme de mes appareils mécaniques. Cet agent, c’est l’électricité.
– L’électricité ! m’écriai-je assez surpris.
– Oui, monsieur.
– Cependant, capitaine, vous possédez une
extrême rapidité de mouvements qui s’accorde
mal avec le pouvoir de l’électricité. Jusqu’ici, sa
puissance dynamique est restée très-restreinte et
n’a pu produire que de petites forces !
– Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mon électricité n’est pas celle de tout
le monde, et c’est là tout ce que vous me permettrez de vous en dire.
– Je n’insisterai pas, monsieur, et je me conten196
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
terai d’être très-étonné d’un tel résultat. Une
seule question, cependant, à laquelle vous ne répondrez pas si elle est indiscrète. Les éléments
que vous employez pour produire ce merveilleux
agent doivent s’user vite. Le zinc, par exemple,
comment le remplacez-vous, puisque vous n’avez
plus aucune communication avec la terre ?
– Votre question aura sa réponse, répondit
le capitaine Nemo. Je vous dirai, d’abord, qu’il
existe au fond des mers des mines de zinc, de fer,
d’argent, d’or, dont l’exploitation serait très-certainement praticable. Mais je n’ai rien emprunté
à ces métaux de la terre, et j’ai voulu ne demander qu’à la mer elle-même les moyens de produire mon électricité.
– À la mer ?
– Oui, monsieur le professeur, et les moyens
ne me manquaient pas. J’aurais pu, en effet, en
établissant un circuit entre des fils plongés à différentes profondeurs, obtenir l’électricité par la
197
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
diversité de températures qu’ils éprouvaient ;
mais j’ai préféré employer un système plus pratique.
– Et lequel ?
– Vous connaissez la composition de l’eau de
mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingtseize centièmes et demi d’eau, et deux centièmes
deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis,
en petite quantité, des chlorures de magnésium
et de potassium, du bromure de magnésium, du
sulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate
de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de
sodium s’y rencontre dans une proportion notable. Or, c’est ce sodium que j’extrais de l’eau de
mer et dont je compose mes éléments.
– Le sodium ?
– Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il
forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans
les éléments Bunzen. Le mercure ne s’use jamais.
198
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le sodium seul se consomme, et la mer me le
fournit elle-même. Je vous dirai, en outre, que les
piles au sodium doivent être considérées comme
les plus énergiques, et que leur force électro-motrice est double de celle des piles au zinc.
– Je comprends bien, capitaine, l’excellence du
sodium dans les conditions où vous vous trouvez.
La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l’extraire en un mot. Et comment faitesvous ? Vos piles pourraient évidemment servir
à cette extraction ; mais, si je ne me trompe, la
dépense du sodium nécessitée par les appareils
électriques dépasserait la quantité extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le
produire plus que vous n’en produiriez !
– Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais
pas par la pile, et j’emploie tout simplement la
chaleur du charbon de terre.
– De terre ? dis-je en insistant.
199
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit le capitaine Nemo.
– Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille ?
– Monsieur Aronnax, vous me verrez à
l’oeuvre. Je ne vous demande qu’un peu de patience, puisque vous avez le temps d’être patient. Rappelez-vous seulement ceci : je dois tout
à l’Océan ; il produit l’électricité, et l’électricité
donne au Nautilus la chaleur, la lumière, le mouvement, la vie en un mot.
– Mais non pas l’air que vous respirez ?
– Oh ! je pourrais fabriquer l’air nécessaire
à ma consommation, mais c’est inutile puisque
je remonte à la surface de la mer, quand il me
plaît. Cependant, si l’électricité ne me fournit pas
l’air respirable, elle manoeuvre, du moins, des
pompes puissantes qui l’emmagasinent dans des
réservoirs spéciaux, ce qui me permet de prolon200
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ger, au besoin, et aussi longtemps que je le veux,
mon séjour dans les couches profondes.
– Capitaine, répondis-je, je me contente d’admirer. Vous avez évidemment trouvé ce que les
hommes trouveront sans doute un jour, la véritable puissance dynamique de l’électricité.
– Je ne sais s’ils la trouveront, répondit froidement le capitaine Nemo. Quoi qu’il en soit,
vous connaissez déjà la première application que
j’ai faite de ce précieux agent. C’est lui qui nous
éclaire avec une égalité, une continuité que n’a
pas la lumière du soleil. Maintenant, regardez
cette horloge ; elle est électrique, et marche avec
une régularité qui défie celle des meilleurs chronomètres. Je l’ai divisée en vingt-quatre heures,
comme les horloges italiennes, car pour moi, il
n’existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune, mais
seulement cette lumière factice que j’entraîne
jusqu’au fond des mers ! Voyez, en ce moment, il
est dix heures du matin.
201
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Parfaitement.
– Autre application de l’électricité. Ce cadran,
suspendu devant nos yeux, sert à indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil électrique le met en communication avec l’hélice du loch, et son aiguille
m’indique la marche réelle de l’appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitesse
modérée de quinze milles à l’heure.
– C’est merveilleux, répondis-je, et je vois
bien, capitaine, que vous avez eu raison d’employer cet agent, qui est destiné à remplacer le
vent, l’eau et la vapeur.
– Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax,
dit le capitaine Nemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l’arrière du Nautilus. »
En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de ce bateau sous-marin, dont voici la
division exacte, en allant du centre à l’éperon :
202
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la salle à manger de cinq mètres, séparée de la
bibliothèque par une cloison étanche, c’est-à-dire
ne pouvant être pénétrée par l’eau, – la bibliothèque de cinq mètres, – le grand salon de dix
mètres, séparé de la chambre du capitaine par
une seconde cloison étanche, – ladite chambre
du capitaine de cinq mètres, – la mienne de deux
mètres cinquante, – et enfin un réservoir d’air
de sept mètres cinquante, qui s’étendait jusqu’à
l’étrave. Total, trente-cinq mètres de longueur.
Les cloisons étanches étaient percées de portes
qui se fermaient hermétiquement au moyen
d’obturateurs en caoutchouc, et elles assuraient
toute sécurité à bord du Nautilus, au cas où une
voie d’eau se fût déclarée.
Je suivis le capitaine Nemo, à travers les coursives situées en abord, et j’arrivai au centre du
navire. Là, se trouvait une sorte de puits qui s’ouvrait entre deux cloisons étanches. Une échelle
de fer, cramponnée à la paroi, conduisait à son
extrémité supérieure. Je demandai au capitaine
à quel usage servait cette échelle.
203
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Elle aboutit au canot, répondit-il.
– Quoi ! vous avez un canot ? répliquai-je, assez étonné.
– Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insubmersible, qui sert à la promenade et
à la pêche.
– Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes forcé de revenir à la surface de la
mer ?
– Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la coque du Nautilus, et occupe une
cavité disposée pour le recevoir. Il est entièrement ponté, absolument étanche, et retenu par
de solides boulons. Cette échelle conduit à un
trou d’homme percé dans la coque du Nautilus,
qui correspond à un trou pareil percé dans le
flanc du canot. C’est par cette double ouverture
que je m’introduis dans l’embarcation. On re204
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ferme l’une, celle du Nautilus ; je referme l’autre,
celle du canot, au moyen de vis de pression ; je
largue les boulons, et l’embarcation remonte
avec une prodigieuse rapidité à la surface de la
mer. J’ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-là, je mâte, je hisse ma voile
ou je prends mes avirons, et je me promène.
– Mais comment revenez-vous à bord ?
– Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est
le Nautilus qui revient.
– À vos ordres !
– À mes ordres. Un fil électrique me rattache
à lui. Je lance un télégramme, et cela suffit.
– En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien
n’est plus simple ! »
Après avoir dépassé la cage de l’escalier qui
aboutissait à la plate-forme, je vis une cabine
205
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
longue de deux mètres, dans laquelle Conseil et
Ned Land, enchantés de leur repas, s’occupaient
à le dévorer à belles dents. Puis, une porte s’ouvrit sur la cuisine longue de trois mètres, située
entre les vastes cambuses du bord.
Là, l’électricité, plus énergique et plus obéissante que le gaz lui-même, faisait tous les frais de
la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux,
communiquaient à des éponges de platine une
chaleur qui se distribuait et se maintenait régulièrement. Elle chauffait également des appareils
distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Auprès de cette
cuisine s’ouvrait une salle de bains, confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient
l’eau froide ou l’eau chaude, à volonté.
À la cuisine succédait le poste de l’équipage,
long de cinq mètres. Mais la porte en était fermée,
et je ne pus voir son aménagement, qui m’eût
peut-être fixé sur le nombre d’hommes nécessité
par la manoeuvre du Nautilus.
206
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Au fond s’élevait une quatrième cloison
étanche qui séparait ce poste de la chambre des
machines. Une porte s’ouvrit, et je me trouvai
dans ce compartiment où le capitaine Nemo, –
ingénieur de premier ordre, à coup sûr, – avait
disposé ses appareils de locomotion.
Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesurait pas moins de vingt mètres en longueur. Elle était naturellement divisée en deux
parties ; la première renfermait les éléments qui
produisaient l’électricité, et la seconde, le mécanisme qui transmettait le mouvement à l’hélice.
Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis qui emplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s’aperçut de mon impression.
« Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de
gaz, produits par l’emploi du sodium ; mais ce
n’est qu’un léger inconvénient. Tous les matins,
d’ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant
207
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à grand air. »
Cependant, j’examinais avec un intérêt facile
à concevoir la machine du Nautilus.
« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j’emploie des éléments Bunzen, et non des éléments
Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été impuissants. Les
éléments Bunzen sont peu nombreux, mais forts
et grands, ce qui vaut mieux, expérience faite.
L’électricité produite se rend à l’arrière, où elle
agit par des électro-aimants de grande dimension
sur un système particulier de leviers et d’engrenages qui transmettent le mouvement à l’arbre
de l’hélice. Celle-ci, dont le diamètre est de six
mètres et le pas de sept mètres cinquante, peut
donner jusqu’à cent vingt tours par seconde.
– Et vous obtenez alors ?
– Une vitesse de cinquante milles à l’heure. »
Il y avait là un mystère, mais je n’insistai pas
208
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pour le connaître. Comment l’électricité pouvait-elle agir avec une telle puissance ? Où cette
force presque illimitée prenait-elle son origine
? Était-ce dans sa tension excessive obtenue par
des bobines d’une nouvelle sorte ? Était-ce dans
sa transmission qu’un système de leviers inconnus pouvait accroître à l’infini ? C’est ce que je
ne pouvais comprendre.
« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je ne cherche pas à les expliquer. J’ai vu
le Nautilus manoeuvrer devant l’Abraham-Lincoln, et je sais à quoi m’en tenir sur sa vitesse.
Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir où l’on
va ! Il faut pouvoir se diriger à droite, à gauche,
en haut, en bas ! Comment atteignez-vous les
grandes profondeurs, où vous trouvez une résistance croissante qui s’évalue par des centaines
d’atmosphères ? Comment remontez-vous à la
surface de l’Océan ? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le milieu qui vous convient ?
Suis-je indiscret en vous le demandant ?
209
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Aucunement, monsieur le professeur, me
répondit le capitaine, après une légère hésitation,
puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau
sous-marin. Venez dans le salon. C’est notre véritable cabinet de travail, et là, vous apprendrez
tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus ! »
XIII
Quelques chiffres
Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare aux lèvres. Le capitaine
mit sous mes yeux une épure qui donnait les plan,
coupe et élévation du Nautilus. Puis il commença
sa description en ces termes :
« Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau qui vous porte. C’est un cylindre très-allongé, à bouts coniques. Il affecte
sensiblement la forme d’un cigare, forme déjà
210
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
adoptée à Londres dans plusieurs constructions
du même genre. La longueur de ce cylindre,
de tête en tête, est exactement de soixante-dix
mètres, et son bau, à sa plus grande largeur, est
de huit mètres. Il n’est donc pas construit tout à
fait au dixième comme vos steamers de grande
marche, mais ses lignes sont suffisamment longues et sa coulée assez prolongée, pour que l’eau
déplacée s’échappe aisément et n’oppose aucun
obstacle à sa marche.
« Ces deux dimensions vous permettent d’obtenir par un simple calcul la surface et le volume du Nautilus. Sa surface comprend mille
onze mètres carrés et quarante-cinq centièmes ;
son volume, quinze cents mètres cubes et deux
dixièmes, – ce qui revient à dire qu’entièrement
immergé, il déplace ou pèse quinze cents mètres
cubes ou tonneaux.
« Lorsque j’ai fait les plans de ce navire destiné à une navigation sous-marine, j’ai voulu,
qu’en équilibre dans l’eau il plongeât des neuf
211
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dixièmes, et qu’il émergeât d’un dixième seulement. Par conséquent, il ne devait déplacer dans
ces conditions que les neuf dixièmes de son volume, soit treize cent cinquante-six mètres cubes
et quarante-huit centièmes, c’est-à-dire ne peser
que ce même nombre de tonneaux. J’ai donc dû
ne pas dépasser ce poids en le construisant suivant les dimensions susdites.
« Le Nautilus se compose de deux coques,
l’une intérieure, l’autre extérieure, réunies entre
elles par des fers en T qui lui donnent une rigidité extrême. En effet, grâce à cette disposition
cellulaire, il résiste comme un bloc, comme s’il
était plein. Son bordé ne peut céder ; il adhère
par lui-même et non par le serrage des rivets, et
l’homogénéité de sa construction, due au parfait
assemblage des matériaux, lui permet de défier
les mers les plus violentes.
« Ces deux coques sont fabriquées en tôle
d’acier dont la densité par rapport à l’eau est de
sept, huit dixièmes. La première n’a pas moins
212
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de cinq centimètres d’épaisseur, et pèse trois cent
quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingtseize centièmes. La seconde enveloppe, la quille,
haute de cinquante centimètres et large de vingtcinq, pesant, à elle seule, soixante-deux tonneaux,
la machine, le lest, les divers accessoires et aménagements, les cloisons et les étrésillons intérieurs, ont un poids de neuf cent soixante et un
tonneaux soixante-deux centièmes, qui, ajoutés
aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux
et quatre-vingt-seize centièmes, forment le total
exigé de treize cent cinquante-six tonneaux et
quarante-huit centièmes. Est-ce entendu ?
– C’est entendu, répondis-je.
– Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus
se trouve à flot dans ces conditions, il émerge d’un
dixième. Or, si j’ai disposé des réservoirs d’une
capacité égale à ce dixième, soit d’une contenance
de cent cinquante tonneaux et soixante-douze
centièmes, et si je les remplis d’eau, le bateau déplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les
213
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pesant, sera complètement immergé. C’est ce qui
arrive, monsieur le professeur. Ces réservoirs
existent en abord dans les parties inférieures du
Nautilus. J’ouvre des robinets, ils se remplissent,
et le bateau s’enfonçant vient affleurer la surface
de l’eau.
– Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à
la véritable difficulté. Que vous puissiez affleurer la surface de l’Océan, je le comprends. Mais
plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas
rencontrer une pression et par conséquent subir
une poussée de bas en haut qui doit être évaluée
à une atmosphère par trente pieds d’eau, soit environ un kilogramme par centimètre carré ?
– Parfaitement, monsieur.
– Donc, à moins que vous ne remplissiez le
Nautilus en entier, je ne vois pas comment vous
pouvez l’entraîner au sein des masses liquides.
214
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il ne faut pas confondre la statique
avec la dynamique, sans quoi l’on s’expose à de
graves erreurs. Il y a très-peu de travail à dépenser pour atteindre les basses régions de l’Océan,
car les corps ont une tendance à devenir « fondriers ». Suivez mon raisonnement.
– Je vous écoute, capitaine.
– Lorsque j’ai voulu déterminer l’accroissement de poids qu’il faut donner au Nautilus pour
l’immerger, je n’ai eu à me préoccuper que de la
réduction du volume que l’eau de mer éprouve
à mesure que ses couches deviennent de plus en
plus profondes.
– C’est évident, répondis-je.
– Or, si l’eau n’est pas absolument incompressible, elle est, du moins, très-peu compressible.
En effet, d’après les calculs les plus récents, cette
réduction n’est que de quatre cent trente-six dix
215
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
millionièmes par atmosphère, ou par chaque
trente pieds de profondeur. S’agit-il d’aller à mille
mètres, je tiens compte alors de la réduction du
volume sous une pression équivalente à celle
d’une colonne d’eau de mille mètres, c’est-à-dire
sous une pression de cent atmosphères. Cette réduction sera alors de quatre cent trente-six cent
millièmes. Je devrai donc accroître le poids de façon à peser quinze cent treize tonneaux soixantedix-sept centièmes, au lieu de quinze cent sept
tonneaux deux dixièmes. L’augmentation ne
sera conséquemment que de six tonneaux cinquante-sept centièmes.
– Seulement ?
– Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul
est facile à vérifier. Or, j’ai des réservoirs supplémentaires capables d’embarquer cent tonneaux.
Je puis donc descendre à des profondeurs considérables. Lorsque je veux remonter à la surface
et l’affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et
de vider entièrement tous les réservoirs, si je dé216
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sire que le Nautilus émerge du dixième de sa capacité totale. »
À ces raisonnements appuyés sur des chiffres,
je n’avais rien à objecter.
« J’admets vos calculs, capitaine, répondis-je,
et j’aurais mauvaise grâce à les contester, puisque
l’expérience leur donne raison chaque jour. Mais
je pressens actuellement en présence une difficulté réelle.
– Laquelle, monsieur ?
– Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, les parois du Nautilus supportent une
pression de cent atmosphères. Si donc, à ce moment, vous voulez vider les réservoirs supplémentaires pour alléger votre bateau et remonter à la surface, il faut que les pompes vainquent
cette pression de cent atmosphères, qui est de
cent kilogrammes par centimètre carré. De là
une puissance…
217
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Que l’électricité seule pouvait me donner,
se hâta de dire le capitaine Nemo. Je vous répète,
monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machines est à peu près infini. Les pompes du Nautilus ont une force prodigieuse, et vous avez dû
le voir, quand leurs colonnes d’eau se sont précipitées comme un torrent sur l’Abraham-Lincoln.
D’ailleurs, je ne me sers des réservoirs supplémentaires que pour atteindre des profondeurs
moyennes de quinze cent à deux mille mètres, et
cela dans le but de ménager mes appareils. Aussi,
lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l’Océan à deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j’emploie des manoeuvres
plus longues, mais non moins infaillibles.
– Lesquelles, capitaine ? demandai-je.
– Ceci m’amène naturellement à vous dire
comment se manoeuvre le Nautilus.
– Je suis impatient de l’apprendre.
218
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur
bâbord, pour évoluer, en un mot, suivant un plan
horizontal, je me sers d’un gouvernail ordinaire
à large safran, fixé sur l’arrière de l’étambot, et
qu’une roue et des palans font agir. Mais je puis
aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de
haut en bas, dans un plan vertical, au moyen
de deux plans inclinés, attachés à ses flancs sur
son centre de flottaison, plans mobiles, aptes
à prendre toutes les positions, et qui se manoeuvrent de l’intérieur au moyen de leviers
puissants. Ces plans sont-ils maintenus parallèles
au bateau, celui-ci se meut horizontalement.
Sont-ils inclinés, le Nautilus, suivant la disposition de cette inclinaison et sous la poussée de son
hélice, ou s’enfonce suivant une diagonale aussi
allongée qu’il me convient, ou remonte suivant
cette diagonale. Et même, si je veux revenir plus
rapidement à la surface, j’embraye l’hélice, et la
pression des eaux fait remonter verticalement le
Nautilus comme un ballon qui, gonflé d’hydrogène, s’élève rapidement dans les airs.
219
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Bravo ! capitaine, m’écriais-je. Mais comment le timonier peut-il suivre la route que vous
lui donnez au milieu des eaux ?
– Le timonier est placé dans une cage vitrée,
qui fait saillie à la partie supérieure de la coque
du Nautilus, et que garnissent des verres lenticulaires.
– Des verres capables de résister à de telles
pressions ?
– Parfaitement. Le cristal, fragile au choc,
offre cependant une résistance considérable.
Dans des expériences de pêche à la lumière électrique faites en 1864, au milieu des mers du Nord,
on a vu des plaques de cette matière, sous une
épaisseur de sept millimètres seulement, résister
à une pression de seize atmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiques qui
lui répartissaient inégalement la chaleur. Or, les
verres dont je me sers n’ont pas moins de vingt
220
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et un centimètres à leur centre, c’est-à-dire trente
fois cette épaisseur.
– Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour
voir, il faut que la lumière chasse les ténèbres, et
je me demande comment au milieu de l’obscurité
des eaux…
– En arrière de la cage du timonier est placé
un puissant réflecteur électrique, dont les rayons
illuminent la mer à un demi-mille de distance.
– Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je
m’explique maintenant cette phosphorescence
du prétendu narwal, qui a tant intrigué les savants ! À ce propos, je vous demanderai si l’abordage du Nautilus et du Scotia, qui a eu un si grand
retentissement, a été le résultat d’une rencontre
fortuite ?
– Purement fortuite, monsieur. Je naviguais
à deux mètres au-dessous de la surface des eaux,
quand le choc s’est produit. J’ai d’ailleurs vu qu’il
221
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
n’avait eu aucun résultat fâcheux.
– Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avec l’Abraham-Lincoln ?…
– Monsieur le professeur, j’en suis fâché pour
l’un des meilleurs navires de cette brave marine
américaine mais on m’attaquait et j’ai dû me défendre ! Je me suis contenté, toutefois, de mettre
la frégate hors d’état de me nuire, – elle ne sera
pas gênée de réparer ses avaries au port le plus
prochain.
– Ah ! commandant, m’écriai-je avec conviction, c’est vraiment un merveilleux bateau que
votre Nautilus !
– Oui, monsieur le professeur, répondit avec
une véritable émotion le capitaine Nemo, et je
l’aime comme la chair de ma chair ! Si tout est
danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l’Océan, si sur cette mer, la première impression est le sentiment de l’abîme, comme l’a
222
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et à
bord du Nautilus, le coeur de l’homme n’a plus
rien à redouter. Pas de déformation à craindre,
car la double coque de ce bateau a la rigidité du
fer ; pas de gréement que le roulis ou le tangage
fatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas
de chaudières que la vapeur déchire ; pas d’incendie à redouter, puisque cet appareil est fait de
tôle et non de bois ; pas de charbon qui s’épuise,
puisque l’électricité est son agent mécanique ;
pas de rencontre à redouter, puisqu’il est seul à
naviguer dans les eaux profondes ; pas de tempête à braver, puisqu’il trouve à quelques mètres
au-dessous des eaux l’absolue tranquillité ! Voilà,
monsieur. Voilà le navire par excellence ! Et s’il
est vrai que l’ingénieur ait plus de confiance dans
le bâtiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitaine lui-même, comprenez
donc avec quel abandon je me fie à mon Nautilus, puisque j’en suis tout à la fois le capitaine, le
constructeur et l’ingénieur ! »
Le capitaine Nemo parlait avec une éloquen223
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ce entraînante. Le feu de son regard, la passion
de son geste, le transfiguraient. Oui ! il aimait son
navire comme un père aime son enfant !
Mais une question, indiscrète peut-être, se
posait naturellement, et je ne pus me retenir de
la lui faire.
« Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo ?
– Oui, monsieur le professeur, me répondit-il,
j’ai étudié à Londres, à Paris, à New York, du
temps que j’étais un habitant des continents de
la terre.
– Mais comment avez-vous pu construire, en
secret, cet admirable Nautilus ?
– Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m’est arrivé d’un point différent du globe,
et sous une destination déguisée. Sa quille a été
forgée au Creusot, son arbre d’hélice chez Pen et
C°, de Londres, les plaques de tôle de sa coque
224
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
chez Leard, de Liverpool, son hélice chez Scott, de
Glasgow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail
et Co, de Paris, sa machine par Krupp, en Prusse,
son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède,
ses instruments de précision chez Hart frères, de
New York, etc., et chacun de ces fournisseurs a
reçu mes plans sous des noms divers.
– Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallu les monter, les ajuster ?
– Monsieur le professeur, j’avais établi mes
ateliers sur un îlot désert, en plein Océan. Là, mes
ouvriers c’est-à-dire mes braves compagnons que
j’ai instruits et formés, et moi, nous avons achevé
notre Nautilus. Puis, l’opération terminée, le feu
a détruit toute trace de notre passage sur cet îlot
que j’aurais fait sauter, si je l’avais pu.
– Alors il m’est permis de croire que le prix de
revient de ce bâtiment est excessif ?
– Monsieur Aronnax, un navire en fer coûte
225
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
onze cent vingt-cinq francs par tonneau. Or, le
Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc
à seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit
deux millions y compris son aménagement, soit
quatre ou cinq millions avec les oeuvres d’art et
les collections qu’il renferme.
– Une dernière question, capitaine Nemo.
– Faites, monsieur le professeur.
– Vous êtes donc riche ?
– Riche à l’infini, monsieur, et je pourrais,
sans me gêner, payer les dix milliards de dettes
de la France ! »
Je regardai fixement le bizarre personnage
qui me parlait ainsi. Abusait-il de ma crédulité ?
L’avenir devait me l’apprendre.
XIV
226
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le fleuve-noir
La portion du globe terrestre occupée par
les eaux est évaluée à trois millions huit cent
trente-deux milles cinq cent cinquante-huit myriamètres carrés, soit plus de trente-huit millions
d’hectares. Cette masse liquide comprend deux
milliards deux cent cinquante millions de milles
cubes, et formerait une sphère d’un diamètre
de soixante lieues dont le poids serait de trois
quintillions de tonneaux. Et, pour comprendre
ce nombre, il faut se dire que le quintillion est
au milliard ce que le milliard est à l’unité, c’està-dire qu’il y a autant de milliards dans un quintillion que d’unités dans un milliard. Or, cette
masse liquide, c’est à peu près la quantité d’eau
que verseraient tous les fleuves de la terre pendant quarante mille ans.
Durant les époques géologiques, à la période
du feu succéda la période de l’eau. L’Océan fut
d’abord universel. Puis, peu à peu, dans les
temps siluriens, des sommets de montagnes ap227
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
parurent, des îles émergèrent, disparurent sous
des déluges partiels, se montrèrent à nouveau, se
soudèrent, formèrent des continents et enfin les
terres se fixèrent géographiquement telles que
nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-sept millions six cent cinquante-sept
milles carrés, soit douze mille neuf cent seize millions d’hectares.
La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinq grandes parties : l’Océan
glacial arctique, l’Océan glacial antarctique,
l’Océan indien, l’Océan atlantique, l’Océan pacifique.
L’Océan pacifique s’étend du nord au sud
entre les deux cercles polaires, et de l’ouest à l’est
entre l’Asie et l’Amérique sur une étendue de
cent quarante-cinq degrés en longitude. C’est la
plus tranquille des mers ; ses courants sont larges
et lents, ses marées médiocres, ses pluies abondantes. Tel était l’Océan que ma destinée m’appelait d’abord à parcourir dans les plus étranges
228
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
conditions.
« Monsieur le professeur, me dit le capitaine
Nemo, nous allons, si vous le voulez bien, relever
exactement notre position, et fixer le point de départ de ce voyage. Il est midi moins le quart. Je
vais remonter à la surface des eaux. »
Le capitaine pressa trois fois un timbre électrique. Les pompes commencèrent à chasser l’eau
des réservoirs ; l’aiguille du manomètre marqua
par les différentes pressions le mouvement ascensionnel du Nautilus, puis elle s’arrêta.
« Nous sommes arrivés », dit le capitaine.
Je me rendis à l’escalier central qui aboutissait à la plate-forme. Je gravis les marches de métal, et, par les panneaux ouverts, j’arrivai sur la
partie supérieure du Nautilus.
La plate-forme émergeait de quatre-vingts
centimètres seulement. L’avant et l’arrière du
229
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Nautilus présentaient cette disposition fusiforme
qui le faisait justement comparer à un long cigare. Je remarquai que ses plaques de tôles, imbriquées légèrement, ressemblaient aux écailles
qui revêtent le corps des grands reptiles terrestres. Je m’expliquai donc très-naturellement
que, malgré les meilleures lunettes, ce bateau eût
toujours été pris pour un animal marin.
Vers le milieu de la plate-forme, le canot, à demi-engagé dans la coque du navire, formait une
légère extumescence. En avant et en arrière s’élevaient deux cages de hauteur médiocre, à parois
inclinées, et en partie fermées par d’épais verres
lenticulaires : l’une destinée au timonier qui dirigeait le Nautilus, l’autre où brillait le puissant
fanal électrique qui éclairait sa route.
La mer était magnifique, le ciel pur. À peine si
le long véhicule ressentait les larges ondulations
de l’Océan. Une légère brise de l’est ridait la surface des eaux. L’horizon, dégagé de brumes, se
prêtait aux meilleures observations.
230
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Nous n’avions rien en vue. Pas un écueil, pas
un îlot. Plus d’Abraham-Lincoln. L’immensité déserte.
Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit
la hauteur du soleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que
l’astre vint affleurer le bord de l’horizon. Tandis
qu’il observait, pas un de ses muscles ne tressaillait, et l’instrument n’eût pas été plus immobile
dans une main de marbre.
« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand
vous voudrez ?...»
Je jetai un dernier regard sur cette mer un
peu jaunâtre des atterrages japonais, et je redescendis au grand salon.
Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa longitude, qu’il contrôla par
de précédentes observations d’angles horaires.
231
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Puis il me dit :
« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent
trente-sept degrés et quinze minutes de longitude à l’ouest…
– De quel méridien ? demandai-je vivement,
espérant que la réponse du capitaine m’indiquerait peut-être sa nationalité.
– Monsieur, me répondit-il, j’ai divers chronomètres réglés sur les méridiens de Paris, de
Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur je me servirai de celui de Paris. »
Cette réponse ne m’apprenait rien. Je m’inclinai, et le commandant reprit :
« Trente-sept degrés et quinze minutes de
longitude à l’ouest du méridien de Paris, et par
trente degrés et sept minutes de latitude nord,
c’est-à-dire à trois cents milles environ des côtes
du Japon. C’est aujourd’hui 8 novembre, à midi,
que commence notre voyage d’exploration sous
232
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les eaux.
– Dieu nous garde ! répondis-je.
– Et maintenant, monsieur le professeur,
ajouta le capitaine, je vous laisse à vos études.
J’ai donné la route à l’est-nord-est par cinquante
mètres de profondeur. Voici des cartes à grands
points, où vous pourrez la suivre. Le salon est à
votre disposition, et je vous demande la permission de me retirer. »
Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbé dans mes pensées. Toutes se portaient sur
ce commandant du Nautilus. Saurais-je jamais
à quelle nation appartenait cet homme étrange
qui se vantait de n’appartenir à aucune ? Cette
haine qu’il avait vouée à l’humanité, cette haine
qui cherchait peut-être des vengeances terribles,
qui l’avait provoquée ? Était-il un de ces savants
méconnus, un de ces génies « auxquels on a fait
du chagrin », suivant l’expression de Conseil, un
Galilée moderne, ou bien un de ces hommes de
233
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
science comme l’Américain Maury, dont la carrière a été brisée par des révolutions politiques
? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard
venait de jeter à son bord, moi dont il tenait la
vie entre les mains, il m’accueillait froidement,
mais hospitalièrement. Seulement, il n’avait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne m’avait
jamais tendu la sienne.
Une heure entière, je demeurai plongé dans
ces réflexions, cherchant à percer ce mystère si
intéressant pour moi. Puis mes regards se fixèrent
sur le vaste planisphère étalé sur la table, et je
plaçai le doigt sur le point même où se croisaient
la longitude et la latitude observées.
La mer a ses fleuves comme les continents.
Ce sont des courants spéciaux, reconnaissables à
leur température, à leur couleur, et dont le plus
remarquable est connu sous le nom de courant
du Gulf Stream. La science a déterminé, sur le
globe, la direction de cinq courants principaux :
un dans l’Atlantique nord, un second dans l’At234
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
lantique sud, un troisième dans le Pacifique
nord, un quatrième dans le Pacifique sud, et un
cinquième dans l’Océan indien sud. Il est même
probable qu’un sixième courant existait autrefois dans l’Océan indien nord, lorsque les mers
Caspienne et d’Aral, réunies aux grands lacs de
l’Asie, ne formaient qu’une seule et même étendue d’eau.
Or, au point indiqué sur le planisphère, se déroulait l’un de ces courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du Bengale où le chauffent les rayons perpendiculaires
du soleil des Tropiques, traverse le détroit de Malacca, prolonge la côte d’Asie, s’arrondit dans le
Pacifique nord jusqu’aux îles Aléoutiennes, charriant des troncs de camphriers et autres produits
indigènes, et tranchant par le pur indigo de ses
eaux chaudes avec les flots de l’Océan. C’est ce
courant que le Nautilus allait parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais se perdre dans l’immensité du Pacifique, et je me sentais entraîner
avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent
235
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à la porte du salon.
Mes deux braves compagnons restèrent pétrifiés à la vue des merveilles entassées devant
leurs yeux.
« Où sommes-nous ? où sommes-nous ? s’écria
le Canadien. Au muséum de Québec ?
– S’il plaît à monsieur, répliqua Conseil, ce serait plutôt à l’hôtel du Sommerard !
– Mes amis, répondis-je en leur faisant signe
d’entrer, vous n’êtes ni au Canada ni en France,
mais bien à bord du Nautilus, et à cinquante
mètres au-dessous du niveau de la mer.
– Il faut croire monsieur, puisque monsieur
l’affirme, répliqua Conseil ; mais franchement,
ce salon est fait pour étonner même un Flamand
comme moi.
– Étonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour
236
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
un classificateur de ta force, il y a de quoi travailler ici. »
Je n’avais pas besoin d’encourager Conseil.
Le brave garçon, penché sur les vitrines, murmurait déjà des mots de la langue des naturalistes :
classe des Gastéropodes, famille des Buccinoïdes,
genre des Porcelaines, espèces des Cyproea Madagascariensis, etc.
Pendant ce temps, Ned Land, assez peu
conchyliologue, m’interrogeait sur mon entrevue
avec le capitaine Nemo. Avais-je découvert qui il
était, d’où il venait, où il allait, vers quelles profondeurs il nous entraînait ? enfin mille questions
auxquelles je n’avais pas le temps de répondre.
Je lui appris tout ce que je savais, ou plutôt,
tout ce que je ne savais pas, et je lui demandai ce
qu’il avait entendu ou vu de son côté.
« Rien vu, rien entendu ! répondit le Canadien. Je n’ai pas même aperçu l’équipage de ce
237
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
bateau. Est-ce que, par hasard, il serait électrique
aussi, lui ?
– Électrique !
– Par ma foi ! on serait tenté de le croire. Mais
vous, monsieur Aronnax, demanda Ned Land,
qui avait toujours son idée, vous ne pouvez me
dire combien d’hommes il y a à bord ? Dix, vingt,
cinquante, cent ?
– Je ne saurais vous répondre, maître Land.
D’ailleurs, croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idée de vous emparer du Nautilus ou
de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d’oeuvre de
l’industrie moderne, et je regretterais de ne pas
l’avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation qui nous est faite, ne fût-ce que pour se promener à travers ces merveilles. Ainsi, tenez-vous
tranquille, et tâchons de voir ce qui se passe autour de nous.
– Voir ! s’écria le harponneur, mais on ne voit
238
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rien, on ne verra rien de cette prison de tôle !
Nous marchons, nous naviguons en aveugles...»
– Ned Land prononçait ces derniers mots,
quand l’obscurité se fit subitement, mais une obscurité absolue. Le plafond lumineux s’éteignit,
et si rapidement, que mes yeux en éprouvèrent
une impression douloureuse, analogue à celle
que produit le passage contraire des profondes
ténèbres à la plus éclatante lumière.
Nous étions restés muets, ne remuant pas,
ne sachant quelle surprise, agréable ou désagréable, nous attendait. Mais un glissement se
fit entendre. On eût dit que des panneaux se manoeuvraient sur les flancs du Nautilus.
« C’est la fin de la fin ! dit Ned Land.
– Ordre des Hydroméduses ! » murmura
Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque côté du salon,
239
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à travers deux ouvertures oblongues. Les masses
liquides apparurent vivement éclairées par les
effluences électriques. Deux plaques de cristal
nous séparaient de la mer. Je frémis, d’abord, à
la pensée que cette fragile paroi pouvait se briser
; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une résistance presque
infinie.
La mer était distinctement visible dans un
rayon d’un mille autour du Nautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumière à travers ces
nappes transparentes, et la douceur de ses dégradations successives jusqu’aux couchés inférieures et supérieures de l’Océan !
On connaît la diaphanéité de la mer. On sait
que sa limpidité l’emporte sur celle de l’eau de
roche. Les substances minérales et organiques,
qu’elle tient en suspension, accroissent même sa
transparence. Dans certaines parties de l’Océan,
aux Antilles, cent quarante-cinq mètres d’eau
240
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
laissent apercevoir le lit de sable avec une surprenante netteté, et la force de pénétration des
rayons solaires ne paraît s’arrêter qu’à une profondeur de trois cents mètres. Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus, l’éclat électrique se produisait au sein même des ondes. Ce
n’était plus de l’eau lumineuse, mais de la lumière
liquide.
Si l’on admet l’hypothèse d’Erhemberg, qui
croit à une illumination phosphorescente des
fonds sous-marins, la nature a certainement réservé pour les habitants de la mer l’un de ses
plus prodigieux spectacles, et j’en pouvais juger
ici par les mille jeux de cette lumière. De chaque
côté, j’avais une fenêtre ouverte sur ces abîmes
inexplorés. L’obscurité du salon faisait valoir la
clarté extérieure, et nous regardions comme si ce
pur cristal eût été la vitre d’un immense aquarium.
Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que
les points de repère manquaient. Parfois, cepen241
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dant, les lignes d’eau, divisées par son éperon,
filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.
Émerveillés, nous étions accoudés devant ces
vitrines, et nul de nous n’avait encore rompu ce
silence de stupéfaction, quand Conseil dit :
« Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous
voyez !
– Curieux ! curieux ! faisait le Canadien, – qui
oubliant ses colères et ses projets d’évasion, subissait une attraction irrésistible, – et l’on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle !
– Ah ! m’écriai-je, je comprends la vie de cet
homme ! Il s’est fait un monde à part qui lui réserve ses plus étonnantes merveilles !
– Mais les poissons ? fit observer le Canadien.
Je ne vois pas de poissons !
242
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Que vous importe, ami Ned, répondit Conseil,
puisque vous ne les connaissez pas.
– Moi ! un pêcheur ! » s’écria Ned Land.
Et sur ce sujet, une discussion s’éleva entre
les deux amis, car ils connaissaient les poissons,
mais chacun d’une façon très-différente.
Tout le monde sait que les poissons forment
la quatrième et dernière classe de l’embranchement des vertébrés. On les a très-justement définis : « des vertébrés à circulation double et à sang
froid, respirant par des branchies et destinés à
vivre dans l’eau ». Ils composent deux séries distinctes : la série des poissons osseux, c’est-à-dire
ceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbres osseuses, et les poissons cartilagineux, c’est-à-dire
ceux dont l’épine dorsale est faite de vertèbres
cartilagineuses.
Le Canadien connaissait peut-être cette distinction, mais Conseil en savait bien davantage,
243
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et maintenant, lié d’amitié avec Ned, il ne pouvait
admettre qu’il fût moins instruit que lui. Aussi lui
dit-il :
« Ami Ned, vous êtes un tueur de poissons,
un très-habile pêcheur. Vous avez pris un grand
nombre de ces intéressants animaux. Mais je
gagerais que vous ne savez pas comment on les
classe.
– Si, répondit sérieusement le harponneur.
On les classe en poissons qui se mangent et en
poissons qui ne se mangent pas !
– Voilà une distinction de gourmand, répondit Conseil. Mais dites-moi si vous connaissez la
différence qui existe entre les poissons osseux et
les poissons cartilagineux ?
– Peut-être bien, Conseil.
– Et la subdivision de ces deux grandes classes
?
244
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je ne m’en doute pas, répondit le Canadien.
– Eh bien, ami Ned, écoutez et retenez ! Les
poissons osseux se subdivisent en six ordres :
Primo, les acanthoptérygiens, dont la mâchoire
supérieure est complète, mobile, et dont les branchies affectent la forme d’un peigne. Cet ordre
comprend quinze familles, c’est-à-dire les trois
quarts des poissons connus. Type : la perche commune.
– Assez bonne à manger, répondit Ned Land.
– Secundo, reprit Conseil, les abdominaux,
qui ont les nageoires ventrales suspendues sous
l’abdomen et en arrière des pectorales, sans être
attachées aux os de l’épaule, – ordre qui se divise
en cinq familles, et qui comprend la plus grande
partie des poissons d’eau douce. Type : la carpe,
le brochet.
– Peuh ! fit le Canadien avec un certain mé245
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pris, des poissons d’eau douce !
– Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les
ventrales sont attachées sous les pectorales et
immédiatement suspendues aux os de l’épaule.
Cet ordre contient quatre familles. Type : plies,
limandes, turbots, barbues, soles, etc.
– Excellent ! excellent ! s’écriait le harponneur, qui ne voulait considérer les poissons qu’au
point de vue comestible.
– Quarto, reprit Conseil, sans se démonter, les
apodes, au corps allongé, dépourvus de nageoires
ventrales, et revêtus d’une peau épaisse et souvent gluante, – ordre qui ne comprend qu’une famille. Type : l’anguille, le gymnote.
– Médiocre ! médiocre ! répondit Ned Land.
– Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui
ont les mâchoires complètes et libres, mais dont
les branchies sont formées de petites houppes,
246
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
disposées par paires le long des arcs branchiaux.
Cet ordre ne compte qu’une famille. Type : les
hippocampes, les pégases dragons.
– Mauvais ! mauvais ! répliqua le harponneur.
– Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes,
dont l’os maxillaire est attaché fixement sur le
côté de l’intermaxillaire qui forme la mâchoire,
et dont l’arcade palatine s’engrène par suture
avec le crâne, ce qui la rend immobile, – ordre
qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types : les tétrodons, les
poissons-lunes.
– Bons à déshonorer une chaudière ! s’écria le
Canadien.
– Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le
savant Conseil.
– Pas le moins du monde, ami Conseil, répondit le harponneur. Mais allez toujours, car vous
247
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
êtes très-intéressant.
– Quant aux poissons cartilagineux, reprit
imperturbablement Conseil, ils ne comprennent
que trois ordres.
– Tant mieux, fit Ned.
– Primo, les cyclostomes, dont les mâchoires
sont soudées en un anneau mobile, et dont les
branchies s’ouvrent par des trous nombreux, –
ordre ne comprenant qu’une seule famille. Type
: la lamproie.
– Faut l’aimer, répondit Ned Land.
– Secundo, les sélaciens, avec branchies semblables à celles des cyclostomes, mais dont la mâchoire inférieure est mobile. Cet ordre, qui est le
plus important de la classe, comprend deux familles. Types : la raie et les squales.
– Quoi ! s’écria Ned, des raies et des requins
248
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dans le même ordre ! Eh bien, ami Conseil, dans
l’intérêt des raies, je ne vous conseille pas de les
mettre ensemble dans le même bocal !
– Tertio, répondit Conseil, les sturioniens, dont
les branchies sont ouvertes, comme à l’ordinaire,
par une seule fente garnie d’un opercule, – ordre
qui comprend quatre genres. Type : l’esturgeon.
– Ah ! ami Conseil, vous avez gardé le meilleur
pour la fin, – à mon avis, du moins. Et c’est tout ?
– Oui, mon brave Ned, répondit Conseil, et remarquez que quand on sait cela, on ne sait rien
encore, car les familles se subdivisent en genres,
en sous-genres, en espèces, en variétés…
– Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se
penchant sur la vitre du panneau, voici des variétés qui passent !
– Oui ! des poissons, s’écria Conseil. On se
croirait devant un aquarium !
249
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Non, répondis-je, car l’aquarium n’est
qu’une cage, et ces poissons-là sont libres comme
l’oiseau dans l’air.
– Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc,
nommez-les donc ! disait Ned Land.
– Moi, répondit Conseil, je n’en suis pas capable ! Cela regarde mon maître ! »
Et en effet, le digne garçon, classificateur enragé, n’était point un naturaliste, et je ne sais pas
s’il aurait distingué un thon d’une bonite. En un
mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous
ces poissons sans hésiter.
« Un baliste, avais-je dit.
– Et un baliste chinois ! répondait Ned Land.
– Genre des balistes, famille des sclérodermes,
ordre des plectognathes », murmurait Conseil.
250
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste distingué.
Le Canadien ne s’était pas trompé. Une troupe
de balistes, à corps comprimé, à peau grenue, armés d’un aiguillon sur leur dorsale, se jouaient
autour du Nautilus, et agitaient les quatre rangées de piquants qui hérissent chaque côté de
leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous
dont les taches d’or scintillaient dans le sombre
remous des lames. Entre eux ondulaient des raies,
comme une nappe abandonnée aux vents, et parmi elles, j’aperçus, à ma grande joie, cette raie
chinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose
tendre sous le ventre et munie de trois aiguillons
en arrière de son oeil : espèce rare, et même douteuse au temps de Lacépède, qui ne l’avait jamais
vue que dans un recueil de dessins japonais.
Pendant deux heures toute une armée aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs
251
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de
beauté, d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre
vert, le mulle barberin, marqué d’une double
raie noire, le gobie éléotre, à caudale arrondie,
blanc de couleur et tacheté de violet sur le dos, le
scombre japonais, admirable maquereau de ces
mers, au corps bleu et à la tête argentée, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description, des spares rayés, aux nageoires variées
de bleu et de jaune, des spares fascés, relevés
d’une bande noire sur leur caudale, des spares
zonéphores élégamment corsetés dans leurs six
ceintures, des aulostones, véritables bouches en
flûte ou bécasses de mer, dont quelques échantillons atteignaient une longueur d’un mètre, des
salamandres du Japon, des murènes échidnées,
longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits, et à la vaste bouche hérissée de dents, etc.
Notre admiration se maintenait toujours au
plus haut point. Nos interjections ne tarissaient
pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacité de leurs
252
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
allures et la beauté de leurs formes. Jamais il ne
m’avait été donné de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur élément naturel.
Je ne citerai pas toutes les variétés qui passèrent ainsi devant nos yeux éblouis, toute cette
collection des mers du Japon et de la Chine. Ces
poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, attirés sans doute par l’éclatant
foyer de lumière électrique.
Subitement, le jour se fit dans le salon. Les
panneaux de tôle se refermèrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rêvai
encore, jusqu’au moment où mes regards se
fixèrent sur les instruments suspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction
au nord-nord-est, le manomètre indiquait une
pression de cinq atmosphères correspondant à
une profondeur de cinquante mètres, et le loch
électrique donnait une marche de quinze milles
à l’heure.
253
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horloge marquait cinq heures.
Ned Land et Conseil retournèrent à leur cabine. Moi, je regagnai ma chambre. Mon dîner
s’y trouvait préparé. Il se composait d’une soupe
à la tortue faite des carets les plus délicats, d’un
surmulet à chair blanche, un peu feuilletée, dont
le foie préparé à part fit un manger délicieux, et
de filets de cette viande de l’holocante-empereur,
dont la saveur me parut supérieure à celle du
saumon.
Je passai la soirée à lire, à écrire, à penser.
Puis, le sommeil me gagnant, je m’étendis sur ma
couche de zostère, et je m’endormis profondément, pendant que le Nautilus se glissait à travers le rapide courant du Fleuve Noir.
XV
Une invitation par lettre
254
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le lendemain, 9 novembre, je ne me réveillai qu’après un long sommeil de douze heures.
Conseil vint, suivant son habitude, savoir « comment monsieur avait passé la nuit », et lui offrir
ses services. Il avait laissé son ami le Canadien
dormant comme un homme qui n’aurait fait que
cela toute sa vie.
Je laissai le brave garçon babiller à sa fantaisie,
sans trop lui répondre. J’étais préoccupé de l’absence du capitaine Nemo pendant notre séance
de la veille, et j’espérais le revoir aujourd’hui.
Bientôt j’eus revêtu mes vêtements de byssus. Leur nature provoqua plus d’une fois les
réflexions de Conseil. Je lui appris qu’ils étaient
fabriqués avec les filaments lustrés et soyeux
qui rattachent aux rochers les « jambonneaux
», sortes de coquilles très-abondantes sur les rivages de la Méditerranée. Autrefois, on en faisait
de belles étoffes, des bas, des gants, car ils étaient
à la fois très-moelleux et très-chauds. L’équipage
du Nautilus pouvait donc se vêtir à bon compte,
255
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux
moutons, ni aux vers à soie de la terre.
Lorsque je fus habillé, je me rendis au grand
salon. Il était désert.
Je me plongeai dans l’étude de ces trésors de
conchyliologie, entassés sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes
marines les plus rares, et qui, quoique desséchées, conservaient leurs admirables couleurs.
Parmi ces précieuses hydrophytes, je remarquai
des cladostèphes verticillées, des padines-paon,
des caulerpes à feuilles de vigne, des callithamnes
granifères, de délicates céramies à teintes écarlates, des agares disposées en éventails, des acétabules, semblables à des chapeaux de champignons très-déprimés, et qui furent longtemps
classées parmi les zoophytes, enfin toute une série de varechs.
La journée entière se passa, sans que je fusse
honoré de la visite du capitaine Nemo. Les pan256
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
neaux du salon ne s’ouvrirent pas. Peut-être ne
voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.
La direction du Nautilus se maintint à l’estnord-est, sa vitesse à douze milles, sa profondeur
entre cinquante et soixante mètres.
Le lendemain, 10 novembre, même abandon,
même solitude. Je ne vis personne de l’équipage.
Ned et Conseil passèrent la plus grande partie de
la journée avec moi. Ils s’étonnèrent de l’inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier
était-il malade ? Voulait-il modifier ses projets à
notre égard ?
Après tout, suivant la remarque de Conseil,
nous jouissions d’une entière liberté, nous étions
délicatement et abondamment nourris. Notre
hôte se tenait dans les termes de son traité. Nous
ne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs, la singularité même de notre destinée nous réservait de
si belles compensations, que nous n’avions pas
encore le droit de l’accuser.
257
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ce jour-là, je commençai le journal de ces
aventures, ce qui m’a permis de les raconter avec
la plus scrupuleuse exactitude, et, détail curieux,
je l’écrivis sur un papier fabriqué avec la zostère
marine.
Le 11 novembre, de grand matin, l’air frais
répandu à l’intérieur du Nautilus m’apprit que
nous étions revenus à la surface de l’Océan, afin
de renouveler les provisions d’oxygène. Je me dirigeai vers l’escalier central, et je montai sur la
plate-forme.
Il était six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. À peine de houle.
Le capitaine Nemo, que j’espérais rencontrer là,
viendrait-il ? Je n’aperçus que le timonier, emprisonné dans sa cage de verre. Assis sur la saillie
produite par la coque du canot, j’aspirai avec délices les émanations salines.
Peu à peu, la brume se dissipa sous l’action
258
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des rayons solaires. L’astre radieux débordait
de l’horizon oriental. La mer s’enflamma sous
son regard comme une traînée de poudre. Les
nuages, éparpillés dans les hauteurs, se colorèrent de tons vifs admirablement nuancés, et de
nombreuses « langues de chat » annoncèrent du
vent pour toute la journée.
Mais que faisait le vent à ce Nautilus que les
tempêtes ne pouvaient effrayer !
J’admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai,
si vivifiant, lorsque j’entendis quelqu’un monter
vers la plate-forme.
Je me préparais à saluer le capitaine Nemo,
mais ce fut son second, – que j’avais déjà vu pendant la première visite du capitaine, – qui apparut. Il s’avança sur la plate-forme, et ne sembla
pas s’apercevoir de ma présence. Sa puissante
lunette aux yeux, il scruta tous les points de l’horizon avec une attention extrême. Puis, cet examen fait, il s’approcha du panneau, et prononça
259
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
une phrase dont voici exactement les termes. Je
l’ai retenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques. Elle était ainsi
conçue :
« Nautron respoc lorni virch. »
Ce qu’elle signifiait, je ne saurais le dire.
Ces mots prononcés, le second redescendit. Je
pensai que le Nautilus allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau, et
par les coursives je revins à ma chambre.
Cinq jours s’écoulèrent ainsi, sans que la situation se modifiât. Chaque matin, je montais sur
la plate-forme. La même phrase était prononcée
par le même individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas.
J’avais pris mon parti de ne plus le voir,
quand, le 16 novembre, rentré dans ma chambre
avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un bil260
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
let à mon adresse.
Je l’ouvris d’une main impatiente. Il était écrit
d’une écriture franche et nette, mais un peu gothique et qui rappelait les types allemands.
Ce billet était libellé en ces termes :
Monsieur le professeur Aronnax, à bord du
Nautilus.
16 novembre 1867.
Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax à une partie de chasse qui aura
lieu demain matin dans ses forêts de l’île Crespo.
Il espère que rien n’empêchera monsieur le professeur d’y assister, et il verra avec plaisir que ses
compagnons se joignent à lui.
Le commandant du Nautilus,
Capitaine NEMO. »
261
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Une chasse ! s’écria Ned.
– Et dans ses forêts de l’île Crespo ! ajouta
Conseil.
– Mais il va donc à terre, ce particulier-là ?
reprit Ned Land.
– Cela me paraît clairement indiqué, dis-je en
relisant la lettre.
– Eh bien ! il faut accepter, répliqua le Canadien. Une fois sur la terre ferme, nous aviserons
à prendre un parti. D’ailleurs, je ne serai pas fâché de manger quelques morceaux de venaison
fraîche. »
Sans chercher à concilier ce qu’il y avait de
contradictoire entre l’horreur manifeste du capitaine Nemo pour les continents et les îles, et son
invitation de chasser en forêt, je me contentai de
répondre :
262
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Voyons d’abord ce que c’est que l’île Crespo.
»
Je consultai le planisphère, et, par 32°40’ de
latitude nord et 167°50’ de longitude ouest, je
trouvai un îlot qui fut reconnu en 1801 par le capitaine Crespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Rocca de la Plata, c’est-à-dire
« Roche d’Argent ». Nous étions donc à dix-huit
cents milles environ de notre point de départ, et
la direction un peu modifiée du Nautilus le ramenait vers le sud-est.
Je montrai à mes compagnons ce petit roc
perdu au milieu du Pacifique nord.
« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre,
leur dis-je, il choisit du moins des îles absolument
désertes ! »
Ned Land hocha la tête sans répondre, puis
Conseil et lui me quittèrent. Après un souper qui
me fut servi par le stewart muet et impassible, je
263
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
m’endormis, non sans quelque préoccupation.
Le lendemain, 17 novembre, à mon réveil, je
sentis que le Nautilus était absolument immobile.
Je m’habillai lestement, et j’entrai dans le grand
salon.
Le capitaine Nemo était là. Il m’attendait, se
leva, salua, et me demanda s’il me convenait de
l’accompagner.
Comme il ne fit aucune allusion à son absence
pendant ces huit jours, je m’abstins de lui en parler, et je répondis simplement que mes compagnons et moi nous étions prêts à le suivre.
« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser une question.
– Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y
répondre, j’y répondrai.
– Eh bien, capitaine, comment se fait-il que
264
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vous, qui avez rompu toute relation avec la terre,
vous possédiez des forêts dans l’île Crespo ?
– Monsieur le professeur, me répondit le capitaine, les forêts que je possède ne demandent au
soleil ni sa lumière ni sa chaleur. Ni les lions, ni
les tigres, ni les panthères, ni aucun quadrupède
ne les fréquentent. Elles ne sont connues que de
moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce
ne sont point des forêts terrestres, mais bien des
forêts sous-marines.
– Des forêts sous-marines ! m’écriai-je.
– Oui, monsieur le professeur.
– Et vous m’offrez de m’y conduire ?
– Précisément.
– À pied ?
– Et même à pied sec.
265
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– En chassant ?
– En chassant.
– Le fusil à la main ?
– Le fusil à la main. »
Je regardai le commandant du Nautilus d’un
air qui n’avait rien de flatteur pour sa personne.
« Décidément, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu un accès qui a dure huit jours, et
même qui dure encore. C’est dommage ! Je l’aimais mieux étrange que fou ! »
Cette pensée se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemo se contenta de m’inviter à le suivre, et je le suivis en homme résigné
à tout.
Nous arrivâmes dans la salle à manger, où le
266
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
déjeuner se trouvait servi.
« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je
vous prierai de partager mon déjeuner sans façon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je
vous ai promis une promenade en forêt, je ne
me suis point engagé à vous y faire rencontrer
un restaurant. Déjeunez donc en homme qui ne
dînera probablement que fort tard. »
Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranches d’holoturies, excellents zoophytes, relevés d’algues très-apéritives,
telles que la Porphyria laciniata et la Laurentia
primafetida. La boisson se composait d’eau limpide à laquelle, à l’exemple du capitaine, j’ajoutai quelques gouttes d’une liqueur fermentée, extraite, suivant la mode kamchatkienne, de l’algue
connue sous le nom de « Rhodoménie palmée ».
Le capitaine Nemo mangea, d’abord, sans
prononcer une seule parole. Puis, il me dit :
267
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Monsieur le professeur, quand je vous ai
proposé de venir chasser dans mes forêts de
Crespo, vous m’avez cru en contradiction avec
moi-même. Quand je vous ai appris qu’il s’agissait de forêts sous-marines, vous m’avez cru fou.
Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les
hommes à la légère.
– Mais, capitaine, croyez que…
– Veuillez m’écouter, et vous verrez si vous
devez m’accuser de folie ou de contradiction.
– Je vous écoute.
– Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l’homme peut vivre sous l’eau
à la condition d’emporter avec lui sa provision
d’air respirable. Dans les travaux sous-marins,
l’ouvrier, revêtu d’un vêtement imperméable et
la tête emprisonnée dans une capsule de métal,
reçoit l’air de l’extérieur au moyen de pompes
foulantes et de régulateurs d’écoulement.
268
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– C’est l’appareil des scaphandres, dis-je.
– En effet, mais dans ces conditions, l’homme
n’est pas libre. Il est rattache à la pompe qui lui
envoie l’air par un tuyau de caoutchouc, véritable
chaîne qui le rive à la terre, et si nous devions
être ainsi retenus au Nautilus, nous ne pourrions
aller loin.
– Et le moyen d’être libre ? demandai-je.
– C’est d’employer l’appareil Rouquayrol-Denayrouze, imaginé par deux de vos compatriotes,
mais que j’ai perfectionné pour mon usage, et qui
vous permettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologiques, sans que vos
organes en souffrent aucunement. Il se compose
d’un réservoir en tôle épaisse, dans lequel j’emmagasine l’air sous une pression de cinquante
atmosphères. Ce réservoir se fixe sur le dos au
moyen de bretelles, comme un sac de soldat.
Sa partie supérieure forme une boîte d’où l’air,
269
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
maintenu par un mécanisme à soufflet, ne peut
s’échapper qu’à sa tension normale. Dans l’appareil Rouquayrol, tel qu’il est employé, deux tuyaux
en caoutchouc, partant de cette boîte, viennent
aboutir à une sorte de pavillon qui emprisonne
le nez et la bouche de l’opérateur ; l’un sert à l’introduction de l’air inspiré, l’autre à l’issue de l’air
expiré, et la langue ferme celui-ci ou celui-là, suivant les besoins de la respiration. Mais, moi qui
affronte des pressions considérables au fond des
mers, j’ai dû enfermer ma tête, comme celle des
scaphandres, dans une sphère de cuivre, et c’est
à cette sphère qu’aboutissent les deux tuyaux
inspirateurs et expirateurs.
– Parfaitement, capitaine Nemo, mais l’air
que vous emportez doit s’user vite, et dès qu’il ne
contient plus que quinze pour cent d’oxygène, il
devient irrespirable.
Sans doute, mais je vous l’ai dit, monsieur
Aronnax, les pompes du Nautilus me permettent
de l’emmagasiner sous une pression considé270
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rable, et, dans ces conditions, le réservoir de l’appareil peut fournir de l’air respirable pendant
neuf ou dix heures.
– Je n’ai plus d’objection à faire, répondis-je.
Je vous demanderai seulement, capitaine, comment vous pouvez éclairer votre route au fond
de l’Océan ?
– Avec l’appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se porte sur le dos, le second
s’attache à la ceinture. Il se compose d’une pile
de Bunzen que je mets en activité, non avec du
bichromate de potasse, mais avec du sodium.
Une bobine d’induction recueille l’électricité produite, et la dirige vers une lanterne d’une disposition particulière. Dans cette lanterne se trouve
un serpentin de verre qui contient seulement un
résidu de gaz carbonique. Quand l’appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant une
lumière blanchâtre et continue. Ainsi pourvu, je
respire et je vois.
271
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Capitaine Nemo, à toutes mes objections
vous faites de si écrasantes réponses que je n’ose
plus douter. Cependant, si je suis bien forcé d’admettre les appareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je
demande à faire des réserves pour le fusil dont
vous voulez m’armer.
– Mais ce n’est point un fusil à poudre, répondit le capitaine.
– C’est donc un fusil à vent ?
– Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre à mon bord, n’ayant ni salpêtre, ni soufre ni charbon ?
– D’ailleurs, dis-je, pour tirer sous l’eau, dans
un milieu huit cent cinquante-cinq fois plus
dense que l’air il faudrait vaincre une résistance
considérable.
– Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnés après Fulton par les
272
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Anglais Philippe Coles et Burley, par le Français
Furcy, par l’Italien Landi, qui sont munis d’un
système particulier de fermeture, et qui peuvent
tirer dans ces conditions. Mais je vous le répète,
n’ayant pas de poudre, je l’ai remplacée par de
l’air à haute pression, que les pompes du Nautilus me fournissent abondamment.
– Mais cet air doit rapidement s’user.
– Eh bien, n’ai-je pas mon réservoir Rouquayrol, qui peut, au besoin, m’en fournir. Il suffit
pour cela d’un robinet ad hoc. D’ailleurs, monsieur Aronnax, vous verrez par vous-même que,
pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas
grande dépense d’air ni de balles.
– Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurité, et au milieu de ce liquide très-dense
par rapport à l’atmosphère, les coups ne peuvent
porter loin et sont difficilement mortels ?
– Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont
273
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mortels, au contraire, et dès qu’un animal est touché, si légèrement que ce soit, il tombe foudroyé.
– Pourquoi ?
– Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, mais de petites capsules
de verre, – inventées par le chimiste autrichien
Leniebroek, – et dont j’ai un approvisionnement
considérable. Ces capsules de verre, recouvertes
d’une armature d’acier, et alourdies par un culot de plomb, sont de véritables petites bouteilles
de Leyde, dans lesquelles l’électricité est forcée à
une très-haute tension. Au plus léger choc, elles
se déchargent, et l’animal, si puissant qu’il soit,
tombe mort. J’ajouterai que ces capsules ne sont
pas plus grosses que du numéro quatre, et que la
charge d’un fusil ordinaire pourrait en contenir
dix.
– Je ne discute plus, répondis-je en me levant
de table, et je n’ai plus qu’à prendre mon fusil.
D’ailleurs, ou vous irez, j’irai. »
274
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le capitaine Nemo me conduisit vers l’arrière
du Nautilus, et, en passant devant la cabine de
Ned et de Conseil, j’appelai mes deux compagnons qui nous suivirent aussitôt.
Puis, nous arrivâmes à une cellule située en
abord près de la chambre des machines, et dans
laquelle nous devions revêtir nos vêtements de
promenade.
XVI
Promenade en plaine
Cette cellule était, à proprement parler, l’arsenal et le vestiaire du Nautilus. Une douzaine d’appareils de scaphandres, suspendus à la paroi, attendaient les promeneurs.
Ned Land, en les voyant, manifesta une répugnance évidente à s’en revêtir.
275
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forêts
de l’île de Crespo ne sont que des forêts sous-marines !
– Bon ! fit le harponneur désappointé, qui
voyait s’évanouir ses rêves de viande fraîche. Et
vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dans ces habits-là ?
– Il le faut bien, maître Ned.
– Libre à vous, monsieur, répondit le harponneur, haussant les épaules, mais quant à moi,
à moins qu’on ne m’y force, je n’entrerai jamais
là-dedans.
– On ne vous forcera pas, maître Ned, dit le
capitaine Nemo.
– Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.
– Je suis monsieur partout où va monsieur »,
276
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
répondit Conseil.
Sur un appel du capitaine, deux hommes de
l’équipage vinrent nous aider à revêtir ces lourds
vêtements imperméables, faits en caoutchouc
sans couture, et préparés de manière à supporter des pressions considérables. On eût dit une
armure à la fois souple et résistante. Ces vêtements formaient pantalon et veste. Le pantalon
se terminait par d’épaisses chaussures, garnies
de lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste
était maintenu par des lamelles de cuivre qui
cuirassaient la poitrine, la défendaient contre
la poussée des eaux, et laissaient les poumons
fonctionner librement ; ses manches finissaient
en forme de gants assouplis, qui ne contrariaient
aucunement les mouvements de la main.
Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres
perfectionnés aux vêtements informes, tels que
les cuirasses de liège, les soubrevestes, les habits
de mer, les coffres, etc., qui furent inventés et
prônés dans le XVIIIe siècle.
277
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le capitaine Nemo, un de ses compagnons, –
sorte d’Hercule, qui devait être d’une force prodigieuse, –, Conseil et moi, nous eûmes bientôt
revêtu ces habits de scaphandres. Il ne s’agissait
plus que d’emboîter notre tête dans sa sphère
métallique. Mais, avant de procéder à cette opération, je demandai au capitaine la permission
d’examiner les fusils qui nous étaient destinés.
L’un des hommes du Nautilus me présenta un
fusil simple dont la crosse, faite en tôle d’acier et
creuse à l’intérieur, était d’assez grande dimension. Elle servait de réservoir à l’air comprimé,
qu’une soupape, manoeuvrée par une gâchette,
laissait échapper dans le tube de métal. Une boîte
à projectiles, évidée dans l’épaisseur de la crosse,
renfermait une vingtaine de balles électriques,
qui, au moyen d’un ressort, se plaçaient automatiquement dans le canon du fusil. Dès qu’un coup
était tiré, l’autre était prêt à partir.
« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est par278
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
faite et d’un maniement facile. Je ne demande
plus qu’à l’essayer. Mais comment allons-nous
gagner le fond de la mer ?
– En ce moment, monsieur le professeur, le
Nautilus est échoué par dix mètres d’eau, et nous
n’avons plus qu’à partir.
– Mais comment sortirons-nous ?
– Vous l’allez voir. »
Le capitaine Nemo introduisit sa tête dans la
calotte sphérique. Conseil et moi, nous en fîmes
autant, non sans avoir entendu le Canadien nous
lancer un « bonne chasse » ironique. Le haut de
notre vêtement était terminé par un collet de
cuivre taraudé, sur lequel se vissait ce casque de
métal. Trois trous, protégés par des verres épais,
permettaient de voir suivant toutes les directions,
rien qu’en tournant la tête à l’intérieur de cette
sphère. Dès qu’elle fut en place, les appareils
Rouquayrol, placés sur notre dos, commencèrent
279
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à fonctionner, et, pour mon compte, je respirai à
l’aise.
La lampe Ruhmkorff suspendue à ma ceinture, le fusil à la main, j’étais prêt à partir. Mais,
pour être franc, emprisonné dans ces lourds vêtements et cloué au tillac par mes semelles de
plomb, il m’eût été impossible de faire un pas.
Mais ce cas était prévu, car je sentis que l’on
me poussait dans une petite chambre contiguë
au vestiaire. Mes compagnons, également remorqués, me suivaient. J’entendis une porte, munie
d’obturateurs, se refermer sur nous, et une profonde obscurité nous enveloppa.
Après quelques minutes, un vif sifflement parvint à mon oreille. Je sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds à ma poitrine.
Évidemment, de l’intérieur du bateau on avait,
par un robinet, donné entrée à l’eau extérieure
qui nous envahissait, et dont cette chambre fut
bientôt remplie. Une seconde porte, percée dans
280
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le flanc du Nautilus, s’ouvrit alors. Un demi-jour
nous éclaira. Un instant après, nos pieds foulaient
le fond de la mer.
Et maintenant, comment pourrais-je retracer
les impressions que m’a laissées cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants à
raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau
lui-même est inhabile à rendre les effets particuliers à l’élément liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire ?
Le capitaine Nemo marchait en avant, et son
compagnon nous suivait à quelques pas en arrière. Conseil et moi, nous restions l’un près de
l’autre, comme si un échange de paroles eût été
possible à travers nos carapaces métalliques. Je
ne sentais déjà plus la lourdeur de mes vêtements,
de mes chaussures, de mon réservoir d’air, ni le
poids de cette épaisse sphère, au milieu de laquelle ma tête ballottait comme une amande dans
sa coquille. Tous ces objets, plongés dans l’eau,
perdaient une partie de leur poids égale à celui
281
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
du liquide déplacé, et je me trouvais très-bien de
cette loi physique reconnue par Archimède. Je
n’étais plus une masse inerte, et j’avais une liberté de mouvement relativement grande.
La lumière, qui éclairait le sol jusqu’à trente
pieds au-dessous de la surface de l’Océan, m’étonna par sa puissance. Les rayons solaires traversaient aisément cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Je distinguais nettement les
objets à une distance de cent mètres. Au-delà,
les fonds se nuançaient des fines dégradations
de l’outremer, puis ils bleuissaient dans les lointains, et s’effaçaient au milieu d’une vague obscurité. Véritablement, cette eau qui m’entourait
n’était qu’une sorte d’air, plus dense que l’atmosphère terrestre, mais presque aussi diaphane.
Au-dessus de moi, j’apercevais la calme surface
de la mer.
Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridé
comme celui des plages qui conserve l’empreinte
de la houle. Ce tapis éblouissant, véritable réflec282
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
teur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensité. De là, cette immense réverbération qui pénétrait toutes les molécules liquides.
Serai-je cru si j’affirme, qu’à cette profondeur de
trente pieds, j’y voyais comme en plein jour ?
Pendant un quart d’heure, je foulai ce sable
ardent, semé d’une impalpable poussière de coquillages. La coque du Nautilus, dessinée comme
un long écueil, disparaissait peu à peu, mais son
fanal, lorsque la nuit se serait faite au milieu des
eaux, devait faciliter notre retour à bord, en projetant ses rayons avec une netteté parfaite. Effet
difficile à comprendre pour qui n’a vu que sur
terre ces nappes blanchâtres si vivement accusées. Là, la poussière dont l’air est saturé leur
donne l’apparence d’un brouillard lumineux ;
mais sur mer, comme sous mer, ces traits électriques se transmettent avec une incomparable
pureté.
Cependant, nous allions toujours, et la vaste
plaine de sable semblait être sans bornes. J’écar283
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tais de la main les rideaux liquides qui se refermaient derrière moi, et la trace de mes pas s’effaçait soudain sous la pression de l’eau.
Bientôt, quelques formes d’objets, à peine
estompées dans l’éloignement, se dessinèrent à
mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers
plans de rochers, tapissés de zoophytes du plus
bel échantillon, et je fus tout d’abord frappé d’un
effet spécial à ce milieu.
Il était alors dix heures du matin. Les rayons
du soleil frappaient la surface des flots sous un
angle assez oblique, et au contact de leur lumière
décomposée par la réfraction comme à travers
un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages,
polypes, se nuançaient sur leurs bords des sept
couleurs du spectre solaire. C’était une merveille,
une fête des yeux, que cet enchevêtrement de
tons colorés, une véritable kaléidoscopie de vert,
de jaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu,
en un mot, toute la palette d’un coloriste enragé
! Que ne pouvais-je communiquer à Conseil les
284
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vives sensations qui me montaient au cerveau,
et rivaliser avec lui d’interjections admiratives !
Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son
compagnon, échanger mes pensées au moyen de
signes convenus ! Aussi, faute de mieux, je me
parlais à moi-même, je criais dans la boîte de
cuivre qui coiffait ma tête, dépensant peut-être
en vaines paroles plus d’air qu’il ne convenait.
Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était
arrêté comme moi. Évidemment, le digne garçon,
en présence de ces échantillons de zoophytes et
de mollusques, classait, classait toujours. Polypes
et échinodermes abondaient sur le sol. Les isis
variées, les cornulaires qui vivent isolément, des
touffes d’oculines vierges, désignées autrefois
sous le nom de « corail blanc », les fongies hérissées en forme de champignons, les anémones
adhérant par leur disque musculaire, figuraient
un parterre de fleurs, émaillé de porpites parées
de leur collerette de tentacules azurés, d’étoiles
de mer qui constellaient le sable, et d’astérophytons verruqueux, fines dentelles brodées par
285
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la main des naïades, dont les festons se balançaient aux faibles ondulations provoquées par
notre marche. C’était un véritable chagrin pour
moi d’écraser sous mes pas les brillants spécimens de mollusques qui jonchaient le sol par
milliers, les peignes concentriques, les marteaux,
les donaces, véritables coquilles bondissantes,
les troques, les casques rouges, les strombes aile-d’ange, les aphysies, et tant d’autres produits
de cet inépuisable Océan. Mais il fallait marcher,
et nous allions en avant, pendant que voguaient
au-dessus de nos têtes des troupes de physalies,
laissant leurs tentacules d’outre-mer flotter à la
traîne, des méduses dont l’ombrelle opaline ou
rose tendre, festonnée d’un liston d’azur, nous
abritait des rayons solaires, et des pélagies panopyres, qui, dans l’obscurité, eussent semé notre
chemin de lueurs phosphorescentes !
Toutes ces merveilles, je les entrevis dans
l’espace d’un quart de mille, m’arrêtant à peine,
et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait
d’un geste. Bientôt, la nature du sol se modifia.
286
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
À la plaine de sable succéda une couche de vase
visqueuse que les Américains nomment « oaze
», uniquement composée de coquilies siliceuses
ou calcaires. Puis, nous parcourûmes une prairie d’algues, plantes pélagiennes que les eaux
n’avaient pas encore arrachées, et dont la végétation était fougueuse. Ces pelouses à tissu serré, douces au pied, eussent rivalisé avec les plus
moelleux tapis tissés par la main des hommes.
Mais, en même temps que la verdure s’étalait
sous nos pas, elle n’abandonnait pas nos têtes.
Un léger berceau de plantes marines, classées
dans cette exubérante famille des algues, dont on
connaît plus de deux mille espèces, se croisait à
la surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulés, des laurencies, des cladostèphes, au feuillage
si délié, des rhodymènes palmés, semblables à
des éventails de cactus. J’observai que les plantes
vertes se maintenaient plus près de la surface
de la mer, tandis que les rouges occupaient une
profondeur moyenne, laissant aux hydrophytes
noires ou brunes le soin de former les jardins et
287
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les parterres des couches reculées de l’Océan.
Ces algues sont véritablement un prodige de
la création, une des merveilles de la flore universelle. Cette famille produit à la fois les plus
petits et les plus grands végétaux du globe. Car
de même qu’on a compté quarante mille de ces
imperceptibles plantules dans un espace de cinq
millimètres carrés, de même on a recueilli des fucus dont la longueur dépassait cinq cents mètres.
Nous avions quitté le Nautilus depuis une
heure et demie environ. Il était près de midi. Je
m’en aperçus à la perpendicularité des rayons
solaires qui ne se réfractaient plus. La magie des
couleurs disparut peu à peu, et les nuances de
l’émeraude et du saphir s’effacèrent de notre firmament. Nous marchions d’un pas régulier qui
résonnait sur le sol avec une intensité étonnante.
Les moindres bruits se transmettaient avec une
vitesse à laquelle l’oreille n’est pas habituée sur
la terre. En effet, l’eau est pour le son un meilleur
véhicule que l’air, et il s’y propage avec une rapi288
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dité quadruple.
En ce moment, le sol s’abaissa par une pente
prononcée. La lumière prit une teinte uniforme.
Nous atteignîmes une profondeur de cent mètres,
subissant alors une pression de dix atmosphères.
Mais mon vêtement de scaphandre était établi
dans des conditions telles que je ne souffrais aucunement de cette pression. Je sentais seulement
une certaine gêne aux articulations des doigts, et
encore ce malaise ne tarda-t-il pas à disparaître.
Quant à la fatigue que devait amener cette promenade de deux heures sous un harnachement
dont j’avais si peu l’habitude, elle était nulle. Mes
mouvements, aidés par l’eau, se produisaient
avec une surprenante facilité.
Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds,
je percevais encore les rayons du soleil, mais faiblement. À leur éclat intense avait succédé un crépuscule rougeâtre, moyen terme entre le jour et
la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment à
nous conduire, et il n’était pas encore nécessaire
289
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de mettre les appareils Ruhmkorff en activité.
En ce moment, le capitaine Nemo s’arrêta. Il
attendit que je l’eusse rejoint, et du doigt, il me
montra quelques masses obscures qui s’accusaient dans l’ombre à une petite distance.
« C’est la forêt de l’île Crespo », pensai-je, et je
ne me trompais pas.
XVII
Une fôret sous-marine
Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette
forêt, sans doute l’une des plus belles de l’immense domaine du capitaine Nemo. Il la considérait comme étant sienne, et s’attribuait sur
elle les mêmes droits qu’avaient les premiers
hommes aux premiers jours du monde. D’ailleurs, qui lui eût disputé la possession de cette
propriété sous-marine ? Quel autre pionnier plus
hardi serait venu, la hache à la main, en défri290
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cher les sombres taillis ?
Cette forêt se composait de grandes plantes
arborescentes, et, dès que nous eûmes pénétré
sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout
d’abord frappés d’une singulière disposition de
leurs ramures – disposition que je n’avais pas encore observée jusqu’alors.
Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui hérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s’étendait dans un plan horizontal. Toutes montaient
vers la surface de l’Océan. Pas de filaments, pas
de rubans, si minces qu’ils fussent, qui ne se
tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus
et les lianes se développaient suivant une ligne
rigide et perpendiculaire, commandée par la
densité de l’élément qui les avait produits. Immobiles, d’ailleurs, lorsque je les écartais de la
main, ces plantes reprenaient aussitôt leur position première. C’était ici le règne de la verticalité.
291
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Bientôt, je m’habituai à cette disposition bizarre, ainsi qu’à l’obscurité relative qui nous enveloppait. Le sol de la forêt était semé de blocs
aigus, difficiles à éviter. La flore sous-marine
m’y parut être assez complète, plus riche même
qu’elle ne l’eût été sous les zones arctiques ou
tropicales, où ses produits sont moins nombreux.
Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les règnes entre eux, prenant des
zoophytes pour des hydrophytes, des animaux
pour des plantes. Et qui ne s’y fût pas trompé ?
La faune et la flore se touchent de si près dans ce
monde sous-marin !
J’observai que toutes ces productions du
règne végétal ne tenaient au sol que par un empâtement superficiel. Dépourvues de racines, indifférentes au corps solide, sable, coquillage, test
ou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent
qu’un point d’appui, non la vitalité. Ces plantes
ne procèdent que d’elles-mêmes, et le principe de
leur existence est dans cette eau qui les soutient,
qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles,
292
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
poussaient des lamelles de formes capricieuses,
circonscrites dans une gamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le
vert, l’olivâtre, le fauve et le brun. Je revis là, mais
non plus desséchées comme les échantillons du
Nautilus, des padines-paons, déployées en éventails qui semblaient solliciter la brise, des céramies écarlates, des laminaires allongeant leurs
jeunes pousses comestibles, des néréocystées filiformes et fluxueuses, qui s’épanouissaient à une
hauteur de quinze mètres, des bouquets s’acétabules, dont les tiges grandissent par le sommet,
et nombre d’autres plantes pélagiennes, toutes
dépourvues de fleurs. « Curieuse anomalie, bizarre élément, a dit un spirituel naturaliste, où
le règne animal fleurit, et où le règne végétal ne
fleurit pas ! »
Entre ces divers arbrisseaux, grands comme
les arbres des zones tempérées, et sous leur ombre
humide, se massaient de véritables buissons à
fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels s’épanouissaient des méandrines zébrées
293
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de sillons tortueux, des cariophylles jaunâtres à
tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes
de zoanthaires, et pour compléter l’illusion, –,
les poissons-mouches volaient de branches en
branches, comme un essaim de colibris, tandis
que de jaunes lépisacanthes, à la mâchoire hérissée, aux écailles aiguës, des dactyloptères et
des monocentres, se levaient sous nos pas, semblables à une troupe de bécassines.
Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J’en fus assez satisfait pour mon
compte, et nous nous étendîmes sous un berceau
d’alariées, dont les longues lanières amincies se
dressaient comme des flèches.
Cet instant de repos me parut délicieux. Il ne
nous manquait que le charme de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de répondre. J’approchai seulement ma grosse tête de
cuivre de la tête de Conseil. Je vis les yeux de ce
brave garçon briller de contentement, et en signe
de satisfaction, il s’agita dans sa carapace de l’air
294
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le plus comique du monde.
Après quatre heures de cette promenade, je
fus très-étonné de ne pas ressentir un violent besoin de manger. À quoi tenait cette disposition de
l’estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche,
j’éprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsi qu’il arrive à tous les plongeurs. Aussi
mes yeux se fermèrent-ils bientôt derrière leur
épaisse vitre, et je tombai dans une invincible
somnolence, que le mouvement de la marche
avait seul pu combattre jusqu’alors. Le capitaine
Nemo et son robuste compagnon, étendus dans
ce limpide cristal, nous donnaient l’exemple du
sommeil.
Combien de temps restai-je ainsi plongé dans
cet assoupissement, je ne pus l’évaluer ; mais
lorsque je me réveillai, il me sembla que le soleil s’abaissait vers l’horizon. Le capitaine Nemo
s’était déjà relevé, et je commençais à me détirer
les membres, quand une apparition inattendue
me remit brusquement sur les pieds.
295
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
À quelques pas, une monstrueuse araignée de
mer, haute d’un mètre, me regardait de ses yeux
louches, prête à s’élancer sur moi. Quoique mon
habit de scaphandre fût assez épais pour me défendre contre les morsures de cet animal, je ne
pus retenir un mouvement d’horreur. Conseil
et le matelot du Nautilus s’éveillèrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra à son compagnon le hideux crustacé, qu’un coup de crosse
abattit aussitôt, et je vis les horribles pattes du
monstre se tordre dans des convulsions terribles.
Cette rencontre me fit penser que d’autres
animaux, plus redoutables, devaient hanter ces
fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me
protégerait pas contre leurs attaques. Je n’y avais
pas songé jusqu’alors, et je résolus de me tenir
sur mes gardes. Je supposais, d’ailleurs, que cette
halte marquait le terme de notre promenade ;
mais je me trompais, et, au lieu de retourner au
Nautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion.
296
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le sol se déprimait toujours, et sa pente,
s’accusant davantage, nous conduisit à de plus
grandes profondeurs. Il devait être à peu près
trois heures, quand nous atteignîmes une étroite
vallée, creusée entre de hautes parois à pic, et située par cent cinquante mètres de fond. Grâce à
la perfection de nos appareils, nous dépassions
ainsi de quatre-vingt-dix mètres la limite que la
nature semblait avoir imposée jusqu’ici aux excursions sous-marines de l’homme.
Je dis cent cinquante mètres, bien qu’aucun
instrument ne me permît d’évaluer cette distance. Mais je savais que, même dans les mers les
plus limpides, les rayons solaires ne pouvaient
pénétrer plus avant. Or, précisément, l’obscurité devint profonde. Aucun objet n’était visible à
dix pas. Je marchais donc en tâtonnant, quand
je vis briller subitement une lumière blanche
assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre
son appareil électrique en activité. Son compagnon l’imita. Conseil et moi nous suivîmes leur
297
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
exemple. J’établis, en tournant une vis, la communication entre la bobine et le serpentin de verre,
et la mer, éclairée par nos quatre lanternes, s’illumina dans un rayon de vingt-cinq mètres.
Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer
dans les obscures profondeurs de la forêt dont
les arbrisseaux se raréfiaient de plus en plus.
J’observai que la vie végétale disparaissait plus
vite que la vie animale. Les plantes pélagiennes
abandonnaient déjà le sol devenu aride, qu’un
nombre prodigieux d’animaux, zoophytes, articulés, mollusques et poissons y pullulaient encore.
Tout en marchant, je pensais que la lumière
de nos appareils Ruhmkorff devait nécessairement attirer quelques habitants de ces sombres
couches. Mais s’ils nous approchèrent, ils se
tinrent du moins à une distance regrettable pour
des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine
Nemo s’arrêter et mettre son fusil en joue ; puis,
après quelques instants d’observation, il se rele298
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vait et reprenait sa marche.
Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s’acheva. Un mur de rochers
superbes et d’une masse imposante se dressa devant nous, entassement de blocs gigantesques,
énorme falaise de granit, creusée de grottes obscures, mais qui ne présentait aucune rampe praticable. C’étaient les accores de l’île Crespo. C’était
la terre.
Le capitaine Nemo s’arrêta soudain. Un geste
de lui nous fit faire halte, et si désireux que je
fusse de franchir cette muraille, je dus m’arrêter.
Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il
ne voulait pas les dépasser. Au-delà, c’était cette
portion du globe qu’il ne devait plus fouler du
pied.
Le retour commença. Le capitaine Nemo
avait repris la tête de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hésiter. Je crus voir que nous
ne suivions pas le même chemin pour revenir au
299
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Nautilus. Cette nouvelle route, très-raide, et par
conséquent très-pénible, nous rapprocha rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce
retour dans les couches supérieures ne fut pas
tellement subit que la décompression se fit trop
rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre
organisme des désordres graves, et déterminer
ces lésions internes si fatales aux plongeurs.
Très-promptement, la lumière reparut et grandit,
et, le soleil étant déjà bas sur l’horizon, la réfraction borda de nouveau les divers objets d’un anneau spectral.
À dix mètres de profondeur, nous marchions
au milieu d’un essaim de petits poissons de toute
espèce, plus nombreux que les oiseaux dans l’air,
plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique,
digne d’un coup de fusil, ne s’était encore offert à
nos regards.
En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement épaulée, suivre entre les buissons un objet
mobile. Le coup partit, j’entendis un faible siffle300
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment, et un animal retomba foudroyé à quelques
pas.
C’était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupède qui soit exclusivement
marin. Cette loutre, longue d’un mètre cinquante
centimètres, devait avoir un très-grand prix. Sa
peau, d’un brun marron en dessus, et argentée en
dessous, faisait une de ces admirables fourrures
si recherchées sur les marchés russes et chinois ;
la finesse et le lustre de son poil lui assuraient une
valeur minimum de deux mille francs. J’admirai fort ce curieux mammifère à la tête arrondie
et ornée d’oreilles courtes, aux yeux ronds, aux
moustaches blanches et semblables à celles du
chat, aux pieds palmés et unguiculés, à la queue
touffue. Ce précieux carnassier, chassé et traqué
par les pêcheurs, devient extrêmement rare, et il
s’est principalement réfugié dans les portions boréales du Pacifique, où vraisemblablement son
espèce ne tardera pas à s’éteindre.
Le compagnon du capitaine Nemo vint
301
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
prendre la bête, la chargea sur son épaule, et l’on
se remit en route.
Pendant une heure, une plaine de sable se déroula devant nos pas. Elle remontait souvent à
moins de deux mètres de la surface des eaux. Je
voyais alors notre image, nettement reflétée, se
dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous,
apparaissait une troupe identique, reproduisant
nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, à cela près qu’elle marchait la
tête en bas et les pieds en l’air.
Autre effet à noter. C’était le passage de nuages
épais qui se formaient et s’évanouissaient rapidement ; mais en réfléchissant, je compris que ces
prétendus nuages n’étaient dus qu’à l’épaisseur
variable des longues lames de fond, et j’apercevais même les « moutons » écumeux que leur
crête brisée multipliait sur les eaux. Il n’était pas
jusqu’à l’ombre des grands oiseaux qui passaient
sur nos têtes, dont je ne surprisse le rapide effleurement à la surface de la mer.
302
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
En cette occasion, je fus témoin de l’un des
plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d’un chasseur. Un grand oiseau,
à large envergure, très-nettement visible, s’approchait en planant. Le compagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu’il fut
à quelques mètres seulement au-dessus des flots.
L’animal tomba foudroyé, et sa chute l’entraîna
jusqu’à la portée de l’adroit chasseur qui s’en empara. C’était un albatros de la plus belle espèce,
admirable spécimen des oiseaux pélagiens.
Notre marche n’avait pas été interrompue par
cet incident. Pendant deux heures, nous suivîmes
tantôt des plaines sableuses, tantôt des prairies de
varechs, fort pénibles à traverser. Franchement,
je n’en pouvais plus, quand j’aperçus une vague
lueur qui rompait, à un demi mille, l’obscurité
des eaux. C’était le fanal du Nautilus. Avant vingt
minutes, nous devions être à bord, et là, je respirerais à l’aise, car il me semblait que mon réservoir ne fournissait plus qu’un air très-pauvre
303
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
en oxygène. Mais je comptais sans une rencontre
qui retarda quelque peu notre arrivée.
J’étais resté d’une vingtaine de pas en arrière,
lorsque je vis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me
courba à terre, tandis que son compagnon en
faisait autant de Conseil. Tout d’abord, je ne sus
trop que penser de cette brusque attaque, mais
je me rassurai en observant que le capitaine se
couchait près de moi et demeurait immobile.
J’étais donc étendu sur le sol, et précisément à
l’abri d’un buisson de varechs, quand, relevant la
tête, j’aperçus d’énormes masses passer bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.
Mon sang se glaça dans mes veines ! J’avais
reconnu les formidables squales qui nous menaçaient. C’était un couple de tintoréas, requins
terribles, à la queue énorme, au regard terne et
vitreux, qui distillent une matière phosphorescente par des trous percés autour de leur mu304
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
seau. Monstrueuses mouches à feu, qui broient
un homme tout entier dans leurs mâchoires de
fer ! Je ne sais si Conseil s’occupait à les classer,
mais pour mon compte, j’observais leur ventre
argenté, leur gueule formidable, hérissée de
dents, à un point de vue peu scientifique, et plutôt en victime qu’en naturaliste.
Très-heureusement, ces voraces animaux y
voient mal. Ils passèrent sans nous apercevoir,
nous effleurant de leurs nageoires brunâtres, et
nous échappâmes, comme par miracle, à ce danger plus grand, à coup sûr, que la rencontre d’un
tigre en pleine forêt.
Une demi-heure après, guidés par la traînée
électrique, nous atteignions le Nautilus. La porte
extérieure était restée ouverte, et le capitaine
Nemo la referma, dès que nous fûmes rentrés
dans la première cellule. Puis, il pressa un bouton. J’entendis manoeuvrer les pompes au dedans du navire, je sentis l’eau baisser autour de
moi et, en quelques instants, la cellule fut entiè305
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rement vidée. La porte intérieure s’ouvrit alors,
et nous passâmes dans le vestiaire.
Là, nos habits de scaphandre furent retirés,
non sans peine, et, très-harassé, tombant d’inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre,
tout émerveillé de cette surprenante excursion
au fond des mers.
XVIII
Quatre mille lieues sous le Pacifique
Le lendemain matin, 18 novembre, j’étais
parfaitement remis de mes fatigues de la veille,
et je montai sur la plate-forme, au moment ou le
second du Nautilus prononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors à l’esprit qu’elle se rapportait à l’état de la mer, ou plutôt qu’elle signifiait : « Nous n’avons rien en vue. »
Et en effet, l’Océan était désert. Pas une voile
306
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à l’horizon. Les hauteurs de l’île Crespo avaient
disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les
couleurs du prisme, à l’exception des rayons
bleus, réfléchissait ceux-ci dans toutes les directions et revêtait une admirable teinte d’indigo.
Une moire, à larges raies, se dessinait régulièrement sur les flots onduleux.
J’admirais ce magnifique aspect de l’Océan,
quand le capitaine Nemo apparut. Il ne sembla
pas s’apercevoir de ma présence, et commença
une série d’observations astronomiques. Puis,
son opération terminée, il alla s’accouder sur la
cage du fanal, et ses regards se perdirent à la surface de l’Océan.
Cependant, une vingtaine de matelots du
Nautilus, tous gens vigoureux et bien constitues,
étaient montés sur la plate-forme. Ils venaient retirer les filets qui avaient été mis à la traîne pendant la nuit. Ces marins appartenaient évidemment à des nations différentes, bien que le type
européen fût indiqué chez tous. Je reconnus, à
307
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ne pas me tromper, des Irlandais, des Français,
quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du
reste, ces hommes étaient sobres de paroles, et
n’employaient entre eux que ce bizarre idiome
dont je ne pouvais pas même soupçonner l’origine. Aussi, je dus renoncer à les interroger.
Les filets furent halés à bord. C’étaient des
espèces de chaluts, semblables à ceux des côtes
normandes, vastes poches qu’une vergue flottante et une chaîne transfilée dans les mailles inférieures tiennent entr’ouvertes. Ces poches, ainsi traînées sur leurs gantiers de fer, balayaient
le fond de l’Océan et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-là, ils ramenèrent
de curieux échantillons de ces parages poissonneux, des lophies, auxquels leurs mouvements
comiques ont valu le qualificatif d’histrions, des
commerçons noirs, munis de leurs antennes, des
balistes ondulés, entourés de bandelettes rouges,
des tétrodons-croissants, dont le venin est extrêmement subtil, quelques lamproies olivâtres, des
macrorhinques, couverts d’écailles argentées,
308
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des trichiures, dont la puissance électrique est
égale à celle du gymnote et de la torpille, des notoptères écailleux, à bandes brunes et transversales, des gades verdâtres, plusieurs variétés de
gobies, etc., enfin, quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx à tête proéminente,
long d’un mètre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarrés de couleurs bleues et argentées,
et trois magnifiques thons que la rapidité de leur
marche n’avait pu sauver du chalut.
J’estimai que ce coup de filet rapportait plus
de mille livres de poissons. C’était une belle pêche,
mais non surprenante. En effet, ces filets restent
à la traîne pendant plusieurs heures et enserrent
dans leur prison de fil tout un monde aquatique.
Nous ne devions donc pas manquer de vivres
d’une excellente qualité, que la rapidité du Nautilus et l’attraction de sa lumière électrique pouvaient renouveler sans cesse.
Ces divers produits de la mer furent immédiatement affalés par le panneau vers les cambuses,
309
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
destinés, les uns à être mangés frais, les autres à
être conservés.
La pêche finie, la provision d’air renouvelée,
je pensais que le Nautilus allait reprendre son excursion sous-marine, et je me préparais à regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi,
le capitaine Nemo me dit sans autre préambule :
« Voyez cet océan, monsieur le professeur,
n’est-il pas doué d’une vie réelle ? N’a-t-il pas ses
colères et ses tendresses ? Hier, il s’est endormi
comme nous, et le voilà qui se réveille après une
nuit paisible ! »
Ni bonjour, ni bonsoir ! N’eût-on pas dit que
cet étrange personnage continuait avec moi une
conversation déjà commencée ?
« Regardez, reprit-il, il s’éveille sous les caresses du soleil ! Il va revivre de son existence
diurne ! C’est une intéressante étude que de suivre
le jeu de son organisme. Il possède un pouls, des
310
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
artères, il a ses spasmes, et je donne raison à ce
savant Maury, qui a découvert en lui une circulation aussi réelle que la circulation sanguine chez
les animaux. »
Il est certain que le capitaine Nemo n’attendait de moi aucune réponse, et il me parut inutile
de lui prodiguer les « Évidemment », les « À coup
sûr », et les « Vous avez raison ». Il se parlait plutôt
à lui-même, prenant de longs temps entre chaque
phrase. C’était une méditation à voix haute.
« Oui, dit-il, l’Océan possède une circulation
véritable, et, pour la provoquer, il a suffi au Créateur de toutes choses de multiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en
effet, crée des densités différentes, qui amènent
les courants et les contre-courants. L’évaporation,
nulle aux régions hyperboréennes, très-active
dans les zones équatoriales, constitue un échange
permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j’ai surpris ces courants de haut
en bas et de bas en haut, qui forment la vraie res311
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
piration de l’Océan. J’ai vu la molécule d’eau de
mer, échauffée à la surface, redescendre vers les
profondeurs, atteindre son maximum de densité
à deux degrés au-dessous de zéro, puis se refroidissant encore, devenir plus légère et remonter.
Vous verrez, aux pôles, les conséquences de ce
phénomène, et vous comprendrez pourquoi, par
cette loi de la prévoyante nature, la congélation
ne peut jamais se produire qu’à la surface des
eaux ! »
Pendant que le capitaine Nemo achevait sa
phrase, je me disais : « Le pôle ! Est-ce que cet
audacieux personnage prétend nous conduire
jusque-là ! »
Cependant, le capitaine s’était tu, et regardait
cet élément si complètement, si incessamment
étudié par lui. Puis reprenant :
« Les sels, dit-il, sont en quantité considérable
dans la mer, monsieur le professeur, et si vous
enleviez tous ceux qu’elle contient en dissolu312
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tion, vous en feriez une masse de quatre millions
et demi de lieues cubes, qui, étalée sur le globe,
formerait une couche de plus de dix mètres de
hauteur. Et ne croyez pas que la présence de ces
sels ne soit due qu’à un caprice de la nature. Non.
Ils rendent les eaux marines moins évaporables,
et empêchent les vents de leur enlever une trop
grande quantité de vapeurs, qui, en se résolvant,
submergeraient les zones tempérées. Rôle immense, rôle de pondérateur dans l’économie générale du globe ! »
Le capitaine Nemo s’arrêta, se leva même, fit
quelques pas sur la plate-forme, et revint vers
moi :
« Quant aux infusoires, reprit-il, quant à ces
milliards d’animalcules, qui existent par millions
dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille
pour peser un milligramme, leur rôle n’est pas
moins important. Ils absorbent les sels marins,
ils s’assimilent les éléments solides de l’eau, et,
véritables faiseurs de continents calcaires, ils fa313
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
briquent des coraux et des madrépores ! Et alors
la goutte d’eau, privée de son aliment minéral,
s’allège, remonte à la surface, y absorbe les sels
abandonnés par l’évaporation, s’alourdit, redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux
éléments à absorber. De là, un double courant
ascendant et descendant, et toujours le mouvement, toujours la vie ! La vie, plus intense que
sur les continents, plus exubérante, plus infinie, s’épanouissant dans toutes les parties de cet
océan, élément de mort pour l’homme, a-t-on dit,
élément de vie pour des myriades d’animaux, –
et pour moi ! »
Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se
transfigurait et provoquait en moi une extraordinaire émotion.
« Aussi, ajouta-t-il, là est la vraie existence !
Et je concevrais la fondation de villes nautiques,
d’agglomérations de maisons sous-marines, qui,
comme le Nautilus reviendraient respirer chaque
matin à la surface des mers, villes libres, s’il en
314
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
fut, cités indépendantes ! Et encore, qui sait si
quelque despote...»
Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un
geste violent. Puis, s’adressant directement à
moi, comme pour chasser une pensée funeste :
« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est la profondeur de l’Océan ?
– Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ont appris.
– Pourriez-vous me les citer, afin que je les
contrôle au besoin ?
– En voici quelques-uns, répondis-je, qui me
reviennent à la mémoire. Si je ne me trompe, on
a trouvé une profondeur moyenne de huit mille
deux cents mètres dans l’Atlantique nord, et de
deux mille cinq cents mètres dans la Méditerranée. Les plus remarquables sondes ont été faites
dans l’Atlantique sud, près du trente-cinquième
315
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
degré, et elles ont donné douze mille mètres, quatorze mille quatre-vingt-onze mètres, et quinze
mille cent quarante-neuf mètres. En somme, on
estime que si le fond de la mer était nivelé, sa
profondeur moyenne serait de sept kilomètres
environ.
– Bien, monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, nous vous montrerons mieux que
cela, je l’espère. Quant à la profondeur moyenne
de cette partie du Pacifique, je vous apprendrai
qu’elle est seulement de quatre mille mètres. »
Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le
panneau et disparut par l’échelle. Je le suivis, et
je regagnai le grand salon. L’hélice se mit aussitôt
en mouvement, et le loch accusa une vitesse de
vingt milles à l’heure.
Pendant les jours, pendant les semaines qui
s’écoulèrent, le capitaine Nemo fut très-sobre de
visites. Je ne le vis qu’à de rares intervalles. Son
second faisait régulièrement le point que je trou316
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vais reporté sur la carte, de telle sorte que je pouvais relever exactement la route du Nautilus.
Conseil et Land passaient de longues heures
avec moi. Conseil avait raconté à son ami les
merveilles de notre promenade, et le Canadien
regrettait de ne nous avoir point accompagnés.
Mais j’espérais que l’occasion se représenterait
de visiter les forêts océaniennes.
Presque chaque jour, pendant quelques
heures, les panneaux du salon s’ouvraient, et nos
yeux ne se fatiguaient pas de pénétrer les mystères du monde sous-marin.
La direction générale du Nautilus était sudest, et il se maintenait entre cent mètres et cent
cinquante mètres de profondeur. Un jour, cependant, par je ne sais quel caprice, entraîné diagonalement au moyen de ses plans inclinés, il atteignit les couches d’eau situées par deux mille
mètres. Le thermomètre indiquait une température de 4,25 centigrades, température qui, sous
317
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cette profondeur, paraît être commune à toutes
les latitudes.
Le 26 novembre, à trois heures du matin le
Nautilus franchit le tropique du Cancer par 172°
de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich,
où l’illustre Cook trouva la mort, le 14 février
1779. Nous avions alors fait quatre mille huit cent
soixante lieues depuis notre point de départ. Le
matin, lorsque j’arrivai sur la plate-forme, j’aperçus, à deux milles sous le vent, Haouaï, la plus
considérable des sept îles qui forment cet archipel. Je distinguai nettement sa lisière cultivée, les
diverses chaînes de montagnes qui courent parallèlement à la côte, et ses volcans que domine le
Mouna-Rea, élevé de cinq mille mètres au-dessus
du niveau de la mer. Entre autres échantillons
de ces parages, les filets rapportèrent des flabellaires pavonées, polypes comprimés de forme
gracieuse, et qui sont particuliers à cette partie
de l’Océan.
La direction du Nautilus se maintint au sud318
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
est. Il coupa l’Équateur, le 1er décembre, par 142°
de longitude, et le 4 du même mois, après une
rapide traversée que ne signala aucun incident,
nous eûmes connaissance du groupe des Marquises. J’aperçus à trois milles, par 8°57’ de latitude sud et 139°32’ de longitude ouest, la pointe
Martin de Nouka-Hiva, la principale de ce groupe
qui appartient à la France. Je vis seulement les
montagnes boisées qui se dessinaient à l’horizon,
car le capitaine Nemo n’aimait pas à rallier les
terres. Là, les filets rapportèrent de beaux spécimens de poissons, des choryphènes aux nageoires
azurées et à la queue d’or, dont la chair est sans
rivale au monde, des hologymnoses à peu près
dépourvus d’écailles, mais d’un goût exquis, des
ostorhinques à mâchoire osseuse, des thasards
jaunâtres qui valaient la bonite, tous poissons
dignes d’être classés à l’office du bord.
Après avoir quitté ces îles charmantes protégées par le pavillon français, du 4 au 11 décembre,
le Nautilus parcourut environ deux mille milles.
Cette navigation fut marquée par la rencontre
319
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’une immense troupe de calmars, curieux mollusques, très-voisins de la seiche. Les pêcheurs
français les désignent sous le nom d’encornets, et
ils appartiennent à la classe des céphalopodes et
à la famille des dibranchiaux, qui comprend avec
eux les seiches et les argonautes. Ces animaux
furent particulièrement étudiés par les naturalistes de l’antiquité, et ils fournissaient de nombreuses métaphores aux orateurs de l’Agora, en
même temps qu’un plat excellent à la table des
riches citoyens, s’il faut en croire Athénée, médecin grec, qui vivait avant Gallien.
Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 décembre, que
le Nautilus rencontra cette armée de mollusques
qui sont particulièrement nocturnes. On pouvait
les compter par millions. Ils émigraient des zones
tempérées vers les zones plus chaudes, en suivant
l’itinéraire des harengs et des sardines. Nous les
regardions à travers les épaisses vitres de cristal,
nageant à reculons avec une extrême rapidité,
se mouvant au moyen de leur tube locomoteur,
poursuivant les poissons et les mollusques, man320
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
geant les petits, mangés des gros, et agitant dans
une confusion indescriptible les dix pieds que la
nature leur a implantés sur la tête, comme une
chevelure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgré sa vitesse, navigua pendant plusieurs
heures au milieu de cette troupe d’animaux, et
ses filets en ramenèrent une innombrable quantité, où je reconnus les neuf espèces que d’Orbigny a classées pour l’océan Pacifique.
On le voit, pendant cette traversée, la mer
prodiguait incessamment ses plus merveilleux
spectacles. Elle les variait à l’infini. Elle changeait
son décor et sa mise en scène pour le plaisir de
nos yeux, et nous étions appelés non seulement à
contempler les oeuvres du Créateur au milieu de
l’élément liquide, mais encore à pénétrer les plus
redoutables mystères de l’Océan.
Pendant la journée du 11 décembre, j’étais
occupé à lire dans le grand salon. Ned Land et
Conseil observaient les eaux lumineuses par les
panneaux entr’ouverts. Le Nautilus était immo321
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
bile. Ses réservoirs remplis, il se tenait à une profondeur de mille mètres, région peut habitée des
Océans, dans laquelle les gros poissons faisaient
seuls de rares apparitions.
Je lisais en ce moment un livre charmant de
Jean Macé, les Serviteurs de l’estomac, et j’en savourais les leçons ingénieuses, lorsque Conseil
interrompit ma lecture.
« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il
d’une voix singulière.
– Qu’y a-t-il donc, Conseil ?
– Que monsieur regarde. »
Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre,
et je regardai.
En pleine lumière électrique, une énorme
masse noirâtre, immobile, se tenait suspendue
au milieu des eaux. Je l’observai attentivement,
322
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cherchant à reconnaître la nature de ce gigantesque cétacé. Mais une pensée traversa subitement mon esprit.
« Un navire ! m’écriai-je.
– Oui, répondit le Canadien, un bâtiment désemparé qui a coule à pic ! »
Ned Land ne se trompait pas. Nous étions en
présence d’un navire, dont les haubans coupés
pendaient encore à leurs cadènes. Sa coque paraissait être en bon état, et son naufrage datait au
plus de quelques heures. Trois tronçons de mâts,
rasés à deux pieds au-dessus du pont, indiquaient
que ce navire engagé avait dû sacrifier sa mâture. Mais, couché sur le flanc, il s’était rempli, et
il donnait encore la bande à bâbord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les
flots, mais plus triste encore la vue de son pont
où quelques cadavres, amarrés par des cordes,
gisaient encore ! J’en comptai quatre, – quatre
hommes, dont l’un se tenait debout, au gouver323
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nail, – puis une femme, à demi-sortie par la clairevoie de la dunette, et tenant un enfant dans ses
bras. Cette femme était jeune. Je pus reconnaître,
vivement éclairés par les feux du Nautilus, ses
traits que l’eau n’avait pas encore décomposés.
Dans un suprême effort, elle avait élevé au-dessus de sa tête son enfant, pauvre petit être dont
les bras enlaçaient le cou de sa mère ! L’attitude
des quatre marins me parut effrayante, tordus
qu’ils étaient dans des mouvements convulsifs,
et faisant un dernier effort pour s’arracher des
cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme,
la face nette et grave, ses cheveux grisonnants
collés à son front, la main crispée à la roue du
gouvernail, le timonier semblait encore conduire
son trois-mâts naufragé à travers les profondeurs
de l’Océan !
Quelle scène ! Nous étions muets, le coeur palpitant, devant ce naufrage pris sur le fait, et, pour
ainsi dire, photographié à sa dernière minute ! Et
je voyais déjà s’avancer, l’oeil en feu, d’énormes
squales, attirés par cet appât de chair humaine
324
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
!
Cependant le Nautilus, évoluant, tourna autour du navire submergé, et, un instant, je pus
lire sur son tableau d’arrière :
Florida, Sunderland.
XIX
Vanikoro
Ce terrible spectacle inaugurait la série des
catastrophes maritimes, que le Nautilus devait
rencontrer sur sa route. Depuis qu’il suivait des
mers plus fréquentées, nous apercevions souvent
des coques naufragées qui achevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus profondément, des
canons, des boulets, des ancres, des chaînes, et
mille autres objets de fer, que la rouille dévorait.
Cependant, toujours entraînés par ce Nautilus, où nous vivions comme isolés, le 11 décembre, nous eûmes connaissance de l’archipel
325
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des Pomotou, ancien « groupe dangereux » de
Bougainville, qui s’étend sur un espace de cinq
cents lieues de l’est-sud-est à l’ouest-nord-ouest,
entre 13°30’et 23°50’ de latitude sud, et 125°30’et
151°30’ de longitude ouest, depuis l’île Ducie
jusqu’à l’île Lazareff. Cet archipel couvre une superficie de trois cent soixante-dix lieues carrées,
et il est formé d’une soixantaine de groupes d’îles,
parmi lesquels on remarque le groupe Gambier,
auquel la France a imposé son protectorat. Ces
îles sont coralligènes. Un soulèvement lent, mais
continu, provoqué par le travail des polypes, les
reliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle
île se soudera plus tard aux archipels voisins, et
un cinquième continent s’étendra depuis la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie jusqu’aux
Marquises.
Le jour où je développai cette théorie devant
le capitaine Nemo, il me répondit froidement :
« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il
faut à la terre, mais de nouveaux hommes ! »
326
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les hasards de sa navigation avaient précisément conduit le Nautilus vers l’île Clermont-Tonnerre, l’une des plus curieuses du groupe, qui
fut découvert en 1822, par le capitaine Bell, de la
Minerve. Je pus alors étudier ce système madréporique auquel sont dues les îles de cet Océan.
Les madrépores, qu’il faut se garder de
confondre avec les coraux, ont un tissu revêtu
d’un encroûtement calcaire, et les modifications
de sa structure ont amené M. Milne-Edwards,
mon illustre maître, à les classer en cinq sections.
Les petits animalcules qui sécrètent ce polypier
vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce
sont leurs dépôts calcaires qui deviennent rochers, récifs, îlots, îles. Ici, ils forment un anneau
circulaire, entourant un lagon ou un petit lac intérieur, que des brèches mettent en communication avec la mer. Là, ils figurent des barrières
de récifs semblables à celles qui existent sur les
côtes de la Nouvelle-Calédonie et de diverses îles
des Pomotou. En d’autres endroits, comme à la
327
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Réunion et à Maurice, ils élèvent des récifs frangés, hautes murailles droites, près desquelles les
profondeurs de l’Océan sont considérables.
En prolongeant à quelques encablures seulement les accores de l’île Clermont-Tonnerre,
j’admirai l’ouvrage gigantesque, accompli par
ces travailleurs microscopiques. Ces murailles
étaient spécialement l’oeuvre des madréporaires
désignés par les noms de millepores, de porites,
d’astrées et de méandrines. Ces polypes se développent particulièrement dans les couches agitées
de la surface de la mer, et par conséquent, c’est
par leur partie supérieure qu’ils commencent ces
substructions, lesquelles s’enfoncent peu à peu
avec les débris de sécrétions qui les supportent.
Telle est, du moins, la théorie de M. Darwin, qui
explique ainsi la formation des atolls, – théorie
supérieure, selon moi, à celle qui donne pour
base aux travaux madréporiques des sommets de
montagnes ou de volcans, immergés à quelques
pieds au-dessous du niveau de la mer.
328
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je pus observer de très-près ces curieuses
murailles, car, à leur aplomb, la sonde accusait
plus de trois cents mètres de profondeur, et nos
nappes électriques faisaient étinceler ce brillant
calcaire.
Répondant à une question que me posa
Conseil, sur la durée d’accroissement de ces barrières colossales, je l’étonnai beaucoup en lui disant que les savants portaient cet accroissement
à un huitième de pouce par siècle.
« Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il
a fallu ?…
– Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon
brave Conseil, ce qui allonge singulièrement les
jours bibliques. D’ailleurs, la formation de la
houille, c’est-à-dire la minéralisation des forêts
enlisées par les déluges, a exigé un temps beaucoup plus considérable. Mais j’ajouterai que les
jours de la Bible ne sont que des époques et non
l’intervalle qui s’écoule entre deux levers de so329
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
leil, car, d’après la Bible elle-même, le soleil ne
date pas du premier jour de la création. »
Lorsque le Nautilus revint à la surface de
l’Océan, je pus embrasser dans tout son développement cette île de Clermont-Tonnerre, basse et
boisée. Ses roches madréporiques furent évidemment fertilisées par les trombes et les tempêtes.
Un jour, quelque graine, enlevée par l’ouragan
aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, mêlées des détritus décomposés de poissons et de plantes marines qui formèrent l’humus végétal. Une noix de coco, poussée par les
lames, arriva sur cette côte nouvelle. Le germe
prit racine. L’arbre, grandissant, arrêta la vapeur
d’eau. Le ruisseau naquit. La végétation gagna
peu à peu. Quelques animalcules, des vers, des
insectes, abordèrent sur des troncs arrachés aux
îles du vent. Les tortues vinrent pondre leurs
oeufs. Les oiseaux nichèrent dans les jeunes
arbres. De cette façon, la vie animale se développa, et, attiré par la verdure et la fertilité, l’homme
apparut. Ainsi se formèrent ces îles, oeuvres im330
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
menses d’animaux microscopiques.
Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit
dans l’éloignement, et la route du Nautilus se modifia d’une manière sensible. Après avoir touché
le tropique du Capricorne par le cent trente-cinquième degré de longitude, il se dirigea vers
l’ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale. Quoique le soleil de l’été fût prodigue
de ses rayons, nous ne souffrions aucunement
de la chaleur, car à trente ou quarante mètres
au-dessous de l’eau, la température ne s’élevait
pas au-dessus de dix à douze degrés.
Le 15 décembre, nous laissions dans l’est le
séduisant archipel de la Société, et la gracieuse
Taiti, la reine du Pacifique, J’aperçus le matin,
quelques milles sous le vent, les sommets élevés de cette île. Ses eaux fournirent aux tables
du bord d’excellents poissons, des maquereaux,
des bonites, des albicores, et des variétés d’un
serpent de mer nommé munérophis.
331
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le Nautilus avait franchi huit mille cent
milles. Neuf mille sept cent vingt milles étaient
relevés au loch, lorsqu’il passa entre l’archipel de
Tonga-Tabou, où périrent les équipages de l’Argo,
du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et l’archipel des Navigateurs, où fut tué le capitaine de
Langle, l’ami de La Pérouse. Puis, il eut connaissance de l’archipel Viti, où les sauvages massacrèrent les matelots de l’Union et le capitaine
Bureau, de Nantes, commandant l’Aimable-Josephine.
Cet archipel qui se prolonge sur une étendue
de cent lieues du nord au sud, et sur quatre-vingtdix lieues de l’est à l’ouest, est compris entre 6°
et 2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude
ouest. Il se compose d’un certain nombre d’îles,
d’îlots et d’écueils, parmi lesquels on remarque
les îles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.
Ce fut Tasman qui découvrit ce groupe en
1643, l’année même où Toricelli inventait le ba332
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
romètre, et où Louis XIV montait sur le trône. Je
laisse à penser lequel de ces faits fut le plus utile
à l’humanité. Vinrent ensuite Cook en 1714, d’Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d’Urville,
en 1827, débrouilla tout le chaos géographique
de cet archipel. Le Nautilus s’approcha de la baie
de Wailea, théâtre des terribles aventures de ce
capitaine Dillon, qui, le premier, éclaira le mystère du naufrage de La Pérouse.
Cette baie, draguée à plusieurs reprises, fournit abondamment des huîtres excellentes. Nous
en mangeâmes immodérément, après les avoir
ouvertes sur notre table même, suivant le précepte de Sénèque. Ces mollusques appartenaient
à l’espèce connue sous le nom d’ostrea lamellosa,
qui est très-commune en Corse. Ce banc de Wailea
devait être considérable, et certainement, sans
des causes multiples de destruction, ces agglomérations finiraient par combler les baies, puisque
l’on compte jusqu’à deux millions d’oeufs dans
un seul individu.
333
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Et si maître Ned Land n’eut pas à se repentir de sa gloutonnerie en cette circonstance, c’est
que l’huître est le seul mets qui ne provoque jamais d’indigestion. En effet, il ne faut pas moins
de seize douzaines de ces mollusques acéphales
pour fournir les trois cent quinze grammes de
substance azotée, nécessaires à la nourriture
quotidienne d’un seul homme.
Le 25 décembre, le Nautilus naviguait au milieu de l’archipel des Nouvelles-Hébrides, que
Quiros découvrit en 1606, que Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel
en 1773. Ce groupe se compose principalement
de neuf grandes îles, et forme une bande de cent
vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est,
comprise entre 15° et 2° de latitude sud, et entre
164° et 168° de longitude. Nous passâmes assez
près de l’île d’Aurou, qui, au moment des observations de midi, m’apparut comme une masse de
bois verts, dominée par un pic d’une grande hauteur.
334
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ce jour-là, c’était Noël, et Ned Land me sembla regretter vivement la célébration du « Christmas », la véritable fête de la famille, dont les protestants sont fanatiques.
Je n’avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours
l’air d’un homme qui vous a quitté depuis cinq
minutes. J’étais occupé à reconnaître sur le planisphère la route du Nautilus. Le capitaine s’approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et
prononça ce seul mot :
« Vanikoro. »
Ce nom fut magique. C’était le nom des îlots
sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La
Pérouse. Je me relevai subitement.
« Le Nautilus nous porte à Vanikoro ? demandai-je.
335
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, monsieur le professeur, répondit le capitaine.
– Et je pourrai visiter ces îles célèbres où se
brisèrent la Boussole et l’Astrolabe ?
– Si cela vous plaît, monsieur le professeur.
– Quand serons-nous à Vanikoro ?
– Nous y sommes, monsieur le professeur. »
Suivi du capitaine Nemo, je montais sur la
plate-forme, et de là, mes regards parcoururent
avidement l’horizon.
Dans le nord-est émergeaient deux îles volcaniques d’inégale grandeur, entourées d’un récif
de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. Nous étions en présence de l’île de Vanikoro
proprement dite, à laquelle Dumont d’Urville imposa le nom d’île de la Recherche, et précisément
devant le petit havre de Vanou, situé par 16°4’
336
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de latitude sud, et 164°32’ de longitude est. Les
terres semblaient recouvertes de verdure depuis
la plage jusqu’aux sommets de l’intérieur, que
dominait le mont Kapogo, haut de quatre cent
soixante-seize toises.
Le Nautilus, après avoir franchi la ceinture extérieure de roches par une étroite passe, se trouva en dedans des brisants, où la mer avait une
profondeur de trente à quarante brasses. Sous
le verdoyant ombrage des palétuviers, j’aperçus
quelques sauvages qui montrèrent une extrême
surprise à notre approche. Dans ce long corps
noirâtre, s’avançant à fleur d’eau, ne voyaient-ils
pas quelque cétacé formidable dont ils devaient
se défier ?
En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais du naufrage de La Pérouse.
« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui
répondis-je.
337
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Et pourriez-vous m’apprendre ce que tout le
monde en sait ? me demanda-t-il d’un ton un peu
ironique.
– Très-facilement. »
Je lui racontai ce que les derniers travaux de
Dumont-d’Urville avaient fait connaître, travaux
dont voici le résumé très-succinct.
La Pérouse et son second, le capitaine de
Langle, furent envoyés par Louis XVI, en 1785,
pour accomplir un voyage de circumnavigation.
Ils montaient les corvettes la Boussole et l’Astrolabe, qui ne reparurent plus.
En 1791, le gouvernement français, justement
inquiet du sort des deux corvettes, arma deux
grandes flûtes, la Recherche et l’Espérance, qui
quittèrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres
de Bruni d’Entrecasteaux. Deux mois après, on
apprenait par la déposition d’un certain Bowen,
commandant l’Albermale, que des débris de na338
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vires naufragés avaient été vus sur les côtes de
la Nouvelle-Géorgie. Mais d’Entrecasteaux, ignorant cette communication, – assez incertaine,
d’ailleurs, – se dirigea vers les îles de l’Amirauté,
désignées dans un rapport du capitaine Hunter
comme étant le lieu du naufrage de La Pérouse.
Ses recherches furent vaines. L’Espérance et
la Recherche passèrent même devant Vanikoro sans s’y arrêter, et, en somme, ce voyage fut
très-malheureux, car il coûta la vie à d’Entrecasteaux, à deux de ses seconds et à plusieurs marins de son équipage.
Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier, retrouva des traces
indiscutables des naufragés. Le 15 mai 1824, son
navire, le Saint-Patrick, passa près de l’île de Tikopia, l’une des Nouvelles-Hébrides. Là, un lascar,
l’ayant accosté dans une pirogue, lui vendit une
poignée d’épée en argent qui portait l’empreinte
de caractères gravés au burin. Ce lascar prétendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant
339
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
un séjour à Vanikoro, il avait vu deux Européens
qui appartenaient à des navires échoués depuis
de longues années sur les récifs de l’île.
Dillon devina qu’il s’agissait des navires de La
Pérouse, dont la disparition avait ému le monde
entier. Il voulut gagner Vanikoro, où, suivant le
lascar, se trouvaient de nombreux débris du naufrage ; mais les vents et les courants l’en empêchèrent.
Dillon revint à Calcutta. Là, il sut intéresser
à sa découverte la Société Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le
nom de la Recherche, fut mis à sa disposition, et il
partit, le 23 janvier 1827, accompagné d’un agent
français.
La Recherche, après avoir relâché sur plusieurs points du Pacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce même havre de Vanou, où le Nautilus flottait en ce moment.
340
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Là, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de
dix-huit, des débris d’instruments d’astronomie,
un morceau de couronnement, et une cloche en
bronze portant cette inscription : « Bazin m’a fait
», marque de la fonderie de l’Arsenal de Brest
vers 1785. Le doute n’était donc plus possible.
Dillon, complétant ses renseignements, resta
sur le lieu du sinistre jusqu’au mois d’octobre.
Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-Zélande, mouilla à Calcutta, le 7 avril 1828,
et revint en France, où il fut très-sympathiquement accueilli par Charles X.
Mais, à ce moment, Dumont d’Urville, sans
avoir eu connaissance des travaux de Dillon,
était déjà parti pour chercher ailleurs le théâtre
du naufrage. Et, en effet, on avait appris par les
rapports d’un baleinier que des médailles et une
croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains
des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-Ca341
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
lédonie.
Dumont d’Urville, commandant l’Astrolabe,
avait donc pris la mer, et, deux mois après que
Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. Là, il avait connaissance des
résultats obtenus par Dillon, et, de plus, il apprenait qu’un certain James Hobbs, second de
l’Union, de Calcutta, ayant pris terre sur une île
située par 8°18’ de latitude sud et 156°30’ de longitude est, avait remarqué des barres de fer et
des étoffes rouges dont se servaient les naturels
de ces parages.
Dumont d’Urville, assez perplexe, et ne sachant s’il devait ajouter foi à ces récits rapportés
par des journaux peu dignes de confiance, se décida cependant à se lancer sur les traces de Dillon.
Le 10 février 1828, l’Astrolabe se présenta devant Tikopia, prit pour guide et interprète un déserteur fixé sur cette île, fit route vers Vanikoro,
342
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
en eut connaissance le 12 février, prolongea ses
récifs jusqu’au 14, et, le 20 seulement, mouilla
au-dedans de la barrière, dans le havre de Vanou.
Le 23, plusieurs des officiers firent le tour
de l’île, et rapportèrent quelques débris peu importants. Les naturels, adoptant un système de
dénégations et de faux-fuyants, refusaient de les
mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, trèslouche, laissa croire qu’ils avaient maltraité les
naufragés, et, en effet, ils semblaient craindre
que Dumont d’Urville ne fût venu venger La Pérouse et ses infortunés compagnons.
Cependant, le 26, décidés par des présents, et
comprenant qu’ils n’avaient à craindre aucune
représaille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, sur le théâtre du naufrage.
Là, par trois ou quatre brasses d’eau, entre les
récifs Pacou et Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empâtés
dans les concrétions calcaires. La chaloupe et la
343
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
baleinière de l’Astrolabe furent dirigées vers cet
endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs
équipages parvinrent à retirer une ancre pesant
dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte,
un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.
Dumont d’Urville, interrogeant les naturels,
apprit aussi que La Pérouse, après avoir perdu ses
deux navires sur les récifs de l’île, avait construit
un bâtiment plus petit, pour aller se perdre une
seconde fois...Où ? On ne savait.
Le commandant de l’Astrolabe fit alors élever,
sous une touffe de mangliers, un cénotaphe à la
mémoire du célèbre navigateur et de ses compagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur une base de coraux, et dans laquelle n’entra aucune ferrure qui pût tenter la
cupidité des naturels.
Puis, Dumont d’Urville voulut partir ; mais
ses équipages étaient minés par les fièvres de ces
côtes malsaines, et, très-malade lui-même, il ne
344
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
put appareiller que le 17 mars.
Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumont d’Urville ne fût pas au courant
des travaux de Dillon, avait envoyé à Vanikoro la
corvette la Bayonnaise, commandée par Legoarant de Tromelin, qui était en station sur la côte
ouest de l’Amérique. La Bayonnaise mouilla devant Vanikoro, quelques mois après le départ de
l’Astrolabe, ne trouva aucun document nouveau,
mais constata que les sauvages avaient respecté
le mausolée de La Pérouse.
Telle est la substance du récit que je fis au capitaine Nemo.
« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore où est allé
périr ce troisième navire construit par les naufragés sur l’île de Vanikoro ?
– On ne sait. »
Le capitaine Nemo ne répondit rien, et me
345
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
fit signe de le suivre au grand salon. Le Nautilus s’enfonça de quelques mètres au-dessous des
flots, et les panneaux s’ouvrirent.
Je me précipitai vers la vitre, et sous les empâtements de coraux, revêtus de fongies, de syphonules, d’alcyons, de cariophyllées, à travers des
myriades de poissons charmants, des girelles,
des glyphisidons, des pomphérides, des diacopes,
des holocentres, je reconnus certains débris que
les dragues n’avaient pu arracher, des étriers de
fer, des ancres, des canons, des boulets, une garniture de cabestan, une étrave, tous objets provenant des navires naufragés et maintenant tapissés de fleurs vivantes.
Et pendant que je regardais ces épaves désolées, le capitaine Nemo me dit d’une voix grave :
« Le commandant La Pérouse partit le 7 décembre 1785 avec ses navires la Boussole et l’Astrolabe. Il mouilla d’abord à Botany-Bay, visita
l’archipel des Amis, la Nouvelle-Calédonie, se
346
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dirigea vers Santa-Cruz et relâcha à Namouka,
l’une des îles du groupe Hapaï. Puis, ses navires
arrivèrent sur les récifs inconnus de Vanikoro.
La Boussole, qui marchait en avant, s’engagea
sur la côte méridionale. L’Astrolabe vint à son
secours et s’échoua de même. Le premier navire
se détruisit presque immédiatement. Le second,
engravé sous le vent, résista quelques jours. Les
naturels firent assez bon accueil aux naufragés.
Ceux-ci s’installèrent dans l’île, et construisirent
un bâtiment plus petit avec les débris des deux
grands. Quelques matelots restèrent volontairement à Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades,
partirent avec La Pérouse. Ils se dirigèrent vers
les îles Salomon, et ils périrent, corps et biens, sur
la côte occidentale de l’île principale du groupe,
entre les caps Déception et Satisfaction !
– Et comment le savez-vous ? m’écriai-je.
– Voici ce que j’ai trouvé sur le lieu même de
ce dernier naufrage ! »
347
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le capitaine Nemo me montra une boîte de
fer-blanc, estampillée aux armes de France, et
toute corrodée par les eaux salines. Il l’ouvrit, et
je vis une liasse de papiers jaunis, mais encore
lisibles.
C’étaient les instructions même du ministre
de la Marine au commandant La Pérouse, annotées en marge de la main de Louis XVI !
« Ah ! c’est une belle mort pour un marin !
dit alors le capitaine Nemo. C’est une tranquille
tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel
que, mes compagnons et moi, nous n’en ayons jamais d’autre ! »
XX
Le détroit de Torrès
Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le Nautilus abandonna les parages de Vanikoro avec une
vitesse excessive. Sa direction était sud-ouest, et,
348
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
en trois jours, il franchit les sept cent cinquante
lieues qui séparent le groupe de La Pérouse de la
pointe sud-est de la Papouasie.
Le 1er janvier 1863, de grand matin, Conseil
me rejoignit sur la plate-forme.
« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur
me permettra-t-il de lui souhaiter une bonne année ?
– Comment donc, Conseil, mais exactement
comme si j’étais à Paris, dans mon cabinet du
Jardin des Plantes. J’accepte tes voeux et je t’en
remercie. Seulement, je te demanderai ce que tu
entends par « une bonne année », dans les circonstances où nous nous trouvons. Est-ce l’année
qui amènera la fin de notre emprisonnement, ou
l’année qui verra se continuer cet étrange voyage
?
– Ma foi, répondit Conseil, je ne sais trop que
dire à monsieur. Il est certain que nous voyons
349
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de curieuses choses, et que, depuis deux mois,
nous n’avons pas eu le temps de nous ennuyer.
La dernière merveille est toujours la plus étonnante, et si cette progression se maintient, je ne
sais pas comment cela finira. M’est avis que nous
ne retrouverons jamais une occasion semblable.
– Jamais, Conseil.
– En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien
son nom latin, n’est pas plus gênant que s’il n’existait pas.
– Comme tu le dis, Conseil.
– Je pense donc, n’en déplaise à monsieur,
qu’une bonne année serait une année qui nous
permettrait de tout voir…
– De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-être
long. Mais qu’en pense Ned Land ?
– Ned Land pense exactement le contraire de
350
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
moi, répondit Conseil. C’est un esprit positif et un
estomac impérieux. Regarder les poissons et toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque de
vin, de pain, de viande, cela ne convient guère
à un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une
proportion modérée, n’effrayent guère !
– Pour mon compte, Conseil, ce n’est point là
ce qui me tourmente, et je m’accommode trèsbien du régime du bord.
– Moi de même, répondit Conseil. Aussi je
pense autant à rester que maître Land à prendre
la fuite. Donc, si l’année qui commence n’est
pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, et réciproquement. De cette façon, il y aura toujours
quelqu’un de satisfait. Enfin, pour conclure, je
souhaite à monsieur ce qui fera plaisir à monsieur.
– Merci, Conseil. Seulement je te demanderai
de remettre à plus tard la question des étrennes,
351
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et de les remplacer provisoirement par une
bonne poignée de main. Je n’ai que cela sur moi.
– Monsieur n’a jamais été si généreux », répondit Conseil.
Et là-dessus, le brave garçon s’en alla.
Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois
cent quarante milles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de départ dans
les mers du Japon. Devant l’éperon du Nautilus
s’étendaient les dangereux parages de la mer de
corail, sur la côte nord-est de l’Australie. Notre
bateau prolongeait à une distance de quelques
milles ce redoutable banc sur lequel les navires
de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le
bâtiment que montait Cook donna sur un roc, et
s’il ne coula pas, ce fut grâce à cette circonstance
que le morceau de corail, détaché au choc, resta
engagé dans la coque entr’ouverte.
J’aurais vivement souhaité de visiter ce récif
352
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
long de trois cent soixante lieues, contre lequel la
mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensité formidable et comparable aux roulements du
tonnerre. Mais en ce moment, les plans inclinés
du Nautilus nous entraînaient à une grande profondeur, et je ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligènes. Je dus me contenter des divers échantillons de poissons rapportés par nos
filets. Je remarquai, entre autres, des germons,
espèces de scombres grands comme des thons,
aux flancs bleuâtres et rayés de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de l’animal.
Ces poissons nous accompagnaient par troupes
et fournirent à notre table une chair excessivement délicate. On prit aussi un grand nombre de
spares vertors, longs d’un demi-décimètre, ayant
le goût de la dorade, et des pyrapèdes volants,
véritables hirondelles sous-marines, qui, par les
nuits obscures, rayent alternativement les airs et
les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi
les mollusques et les zoophytes, je trouvai dans
les mailles du chalut diverses espèces d’alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des éperons,
353
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des cadrans, des cérites, des hyalles. La flore était
représentée par de belles algues flottantes, des
laminaires et des macrocystes, imprégnées du
mucilage qui transsudait à travers leurs pores, et
parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma Geliniaroide, qui fut classée parmi les
curiosités naturelles du musée.
Deux jours après avoir traversé la mer de Corail, le 4 janvier, nous eûmes connaissance des
côtes de la Papouasie. À cette occasion, le capitaine Nemo m’apprit que son intention était de
gagner l’océan Indien par le détroit de Torrès. Sa
communication se borna là. Ned vit avec plaisir
que cette route le rapprochait des mers européennes.
Ce détroit de Torrès est regardé comme non
moins dangereux par les écueils qui le hérissent
que par les sauvages habitants qui fréquentent
ses côtes. Il sépare de la Nouvelle-Hollande la
grande île de la Papouasie, nommée aussi Nouvelle-Guinée.
354
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
La Papouasie a quatre cents lieues de long
sur cent trente lieues de large, et une superficie
de quarante mille lieues géographiques. Elle est
située, en latitude, entre 0°19’et 10°2’sud, et en
longitude, entre 128°23’et 146°15’. À midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil,
j’aperçus les sommets des monts Arfalxs, élevés
par plans et terminés par des pitons aigus.
Cette terre, découverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, fut visitée successivement par don José de Menesès en 1526, par Grijalva en 1527, par le général espagnol Alvar de
Saavedra en 1528, par Juigo Ortez en 1545, par le
Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruick
en 1753, par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret,
Edwards, Bougainville, Cook, Forrest, Mac Cluer,
par d’Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en
1823, et par Dumont d’Urville en 1827. « C’est le
foyer des noirs qui occupent toute la Malaisie », a
dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guère que les
hasards de cette navigation allaient me mettre
355
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
en présence des redoutables Andamènes.
Le Nautilus se présenta donc à l’entrée du plus
dangereux détroit du globe, de celui que les plus
hardis navigateurs osent à peine franchir, détroit
que Louis Paz de Torrès affronta en revenant des
mers du Sud dans la Mélanésie, et dans lequel, en
1840, les corvettes échouées de Dumont d’Urville
furent sur le point de se perdre corps et biens. Le
Nautilus lui-même, supérieur à tous les dangers
de la mer, allait, cependant, faire connaissance
avec les récifs coralliens.
Le détroit de Torrès a environ trente-quatre
lieues de large, mais il est obstrué par une innombrable quantité d’îles, d’îlots, de brisants, de
rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En conséquence, le capitaine Nemo
prit toutes les précautions voulues pour le traverser. Le Nautilus, flottant à fleur d’eau, s’avançait
sous une allure modérée. Son hélice, comme une
queue de cétacé, battait les flots avec lenteur.
356
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions pris place sur la plateforme toujours déserte. Devant nous s’élevait la
cage du timonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait être là, dirigeant lui-même
son Nautilus.
J’avais sous les yeux les excellentes cartes du
détroit de Torrès levées et dressées par l’ingénieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l’enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois, – maintenant amiral, – qui faisaient partie de l’état-major
de Dumont d’Urville pendant son dernier voyage
de circumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleures cartes qui débrouillent
l’imbroglio de cet étroit passage, et je les consultais avec une scrupuleuse attention.
Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec
furie. Le courant de flots, qui portait du sud-est
au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et
demi, se brisait sur les coraux dont la tête émergeait çà et là.
357
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Voilà une mauvaise mer ! me dit Ned Land.
– Détestable, en effet, répondis-je, et qui ne
convient guère à un bâtiment comme le Nautilus.
– Il faut, reprit le Canadien, que ce damné capitaine soit bien certain de sa route, car je vois là
des pâtés de coraux qui mettraient sa coque en
mille pièces, si elle les effleurait seulement ! »
En effet, la situation était périlleuse, mais le
Nautilus semblait se glisser comme par enchantement au milieu de ces furieux écueils. Il ne suivait pas exactement la route de l’Astrolabe et de
la Zélée qui fut fatale à Dumont d’Urville. Il prit
plus au nord, rangea l’île Murray, et revint au sudouest, vers le passage de Cumberland. Je croyais
qu’il allait y donner franchement, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, à travers une
grande quantité d’îles et d’îlots peu connus, vers
l’île Tound et le canal Mauvais.
358
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je me demandais déjà si le capitaine Nemo,
imprudent jusqu’à la folie, voulait engager son
navire dans cette passe où touchèrent les deux
corvettes de Dumont d’Urville, quand, modifiant
une seconde fois sa direction et coupant droit à
l’ouest, il se dirigea vers l’île Gueboroar.
Il était alors trois heures après-midi. Le flot se
cassait, la marée étant presque pleine. Le Nautilus s’approcha de cette île que je vois encore avec
sa remarquable lisière de pendanus. Nous la rangions à moins de deux milles.
Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus
venait de toucher contre un écueil, et il demeura
immobile, donnant une légère gîte sur bâbord.
Quand je me relevai, j’aperçus sur la plateforme le capitaine Nemo et son second. Ils examinaient la situation du navire, échangeant
quelques mots dans leur incompréhensible
idiome.
359
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Voici quelle était cette situation. À deux milles,
par tribord, apparaissait l’île Gueboroar dont la
côte s’arrondissait du nord à l’ouest, comme un
immense bras. Vers le sud et l’est se montraient
déjà quelques têtes de coraux que le jusant laissait à découvert. Nous nous étions échoués au
plein, et dans une de ces mers où les marées
sont médiocres, circonstance fâcheuse pour le
renflouage du Nautilus. Cependant. Le navire
n’avait aucunement souffert, tant sa coque était
solidement liée. Mais s’il ne pouvait ni couler, ni
s’ouvrir, il risquait fort d’être à jamais attaché
sur ces écueils, et alors c’en était fait de l’appareil
sous-marin du capitaine Nemo.
Je réfléchissais ainsi, quand le capitaine, froid
et calme, toujours maître de lui, ne paraissant ni
ému ni contrarié, s’approcha :
« Un accident ? lui dis-je.
– Non, un incident, me répondit-il.
360
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Mais un incident, répliquai-je, qui vous obligera peut-être à redevenir un habitant de ces
terres que vous fuyez ! »
Le capitaine Nemo me regarda d’un air singulier, et fit un geste négatif. C’était me dire assez
clairement que rien ne le forcerait jamais à remettre les pieds sur un continent. Puis il dit :
« D’ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus
n’est pas en perdition. Il vous transportera encore au milieu des merveilles de l’Océan. Notre
voyage ne fait que commencer, et je ne désire pas
me priver si vite de l’honneur de votre compagnie.
– Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans
relever la tournure ironique de cette phrase, le
Nautilus s’est échoué au moment de la pleine
mer. Or, les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez délester le Nautilus,
– ce qui me paraît impossible je ne vois pas comment il sera renfloué.
361
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Les marées ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison, monsieur le professeur,
répondit le capitaine Nemo, mais, au détroit de
Torrès, on trouve encore une différence d’un
mètre et demi entre le niveau des hautes et basses
mers. C’est aujourd’hui le 4 janvier, et dans cinq
jours la pleine lune. Or, je serai bien étonné si
ce complaisant satellite ne soulève pas suffisamment ces masses d’eau, et ne me rend pas un service que je ne veux devoir qu’à lui seul. »
Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit à l’intérieur du Nautilus. Quant
au bâtiment, il ne bougeait plus et demeurait immobile, comme si les polypes coralliens l’eussent
déjà maçonné dans leur indestructible ciment.
« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui
vint à moi après le départ du capitaine.
Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marée du 9, car il paraît que la lune aura
362
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la complaisance de nous remettre à flot.
– Tout simplement ?
– Tout simplement.
– Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres
au large, mettre sa machine sur ses chaînes, et
tout faire pour se déhaler ?
Puisque la marée suffira ! » répondit simplement Conseil.
Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa
les épaules. C’était le marin qui parlait en lui.
« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me
croire quand je vous dis que ce morceau de fer
ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers.
Il n’est bon qu’à vendre au poids. Je pense donc
que le moment est venu de fausser compagnie au
capitaine Nemo.
363
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Ami Ned, répondis-je, je ne désespère pas
comme vous de ce vaillant Nautilus, et dans
quatre jours nous saurons à quoi nous en tenir
sur les marées du Pacifique. D’ailleurs, le conseil
de fuir pourrait être opportun si nous étions en
vue des côtes de l’Angleterre ou de la Provence,
mais dans les parages de la Papouasie, c’est autre
chose, et il sera toujours temps d’en venir à cette
extrémité, si le Nautilus ne parvient pas à se relever, ce que je regarderais comme un événement
grave.
– Mais ne saurait-on tâter, au moins, de
ce terrain ? reprit Ned Land. Voilà une île. Sur
cette île, il y a des arbres. Sous ces arbres, des
animaux terrestres, des porteurs de côtelettes et
de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiers
quelques coups de dents.
– Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me
range à son avis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter à terre, ne fût-ce que pour ne pas perdre
364
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’habitude de fouler du pied les parties solides de
notre planète ?
– Je peux le lui demander, répondis-je, mais il
refusera.
– Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous
saurons à quoi nous en tenir sur l’amabilité du
capitaine. »
À ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda la permission que je lui demandais, et il le
fit avec beaucoup de grâce et d’empressement,
sans même avoir exigé de moi la promesse de revenir à bord. Mais une fuite à travers les terres
de la Nouvelle-Guinée eût été très-périlleuse, et
je n’aurais pas conseillé à Ned Land de la tenter.
Mieux valait être prisonnier à bord du Nautilus,
que de tomber entre les mains des naturels de la
Papouasie.
Le canot fut mis à notre disposition pour le
lendemain matin. Je ne cherchai pas à savoir si le
365
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensai
même qu’aucun homme de l’équipage ne nous
serait donné, et que Ned Land serait seul chargé de diriger l’embarcation. D’ailleurs, la terre se
trouvait à deux milles au plus, et ce n’était qu’un
jeu pour le Canadien de conduire ce léger canot
entre les lignes de récifs si fatales aux grands navires.
Le lendemain, 5 janvier, le canot, déponté, fut
arraché de son alvéole et lancé à la mer du haut
de la plate-forme. Deux hommes suffirent à cette
opération. Les avirons étaient dans l’embarcation, et nous n’avions plus qu’à y prendre place.
À huit heures, armés de fusils et de haches,
nous débordions du Nautilus. La mer était assez
calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil
et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les étroites
passes que les brisants laissaient entre eux. Le
canot se maniait bien et filait rapidement.
366
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’était
un prisonnier échappé de sa prison, et il ne songeait guère qu’il lui faudrait y rentrer.
« De la viande ! répétait-il, nous allons donc
manger de la viande, et quelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dis
pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais
il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraîche
venaison, grillé sur des charbons ardents, variera agréablement notre ordinaire.
– Gourmand ! répondait Conseil, il m’en fait
venir l’eau à la bouche.
– Il reste à savoir, dis-je, si ces forêts sont giboyeuses, et si le gibier n’y est pas de telle taille
qu’il puisse lui-même chasser le chasseur.
– Bon ! monsieur Aronnax, répondit le Canadien, dont les dents semblaient être affûtées
comme un tranchant de hache, mais je mangerai
du tigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pas d’autre
367
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quadrupède dans cette île.
– L’ami Ned est inquiétant, répondit Conseil.
– Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal
à quatre pattes sans plumes, ou à deux pattes
avec plumes, sera salué de mon premier coup de
fusil.
– Bon ! répondis-je, voilà les imprudences de
maître Land qui vont recommencer !
– N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, et nagez ferme ! Je ne demande
pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets
de ma façon. »
À huit heures et demie, le canot du Nautilus
venait s’échouer doucement sur une grève de
sable, après avoir heureusement franchi l’anneau coralligène qui entourait l’île de Gueboroar.
368
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
XXI
Queslques jours à terre
Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. Ned Land essayait le sol du pied,
comme pour en prendre possession. Il n’y avait
pourtant que deux mois que nous étions, suivant
l’expression du capitaine Nemo, les « passagers
du Nautilus », c’est-à-dire, en réalité, les prisonniers de son commandant.
En quelques minutes, nous fûmes à une portée de fusil de la côte. Le sol était presque entièrement madréporique, mais certains lits de torrents desséchés, semés de débris granitiques,
démontraient que cette île était due à une formation primordiale. Tout l’horizon se cachait derrière un rideau de forêts admirables. Des arbres
énormes, dont la taille atteignait parfois deux
cents pieds, se reliaient l’un à l’autre par des guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que ber369
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
çait une brise légère. C’étaient des mimosas, des
ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des
pendanus, des palmiers, mélangés à profusion, et
sous l’abri de leur voûte verdoyante, au pied de
leur stype gigantesque, croissaient des orchidées,
des légumineuses et des fougères.
Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la flore papouasienne, le Canadien
abandonna l’agréable pour l’utile. Il aperçut un
cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les
brisa, et nous bûmes leur lait, nous mangeâmes
leur amande, avec une satisfaction qui protestait
contre l’ordinaire du Nautilus.
Tout l’horizon se cachait derrière un rideau
de forêts.
« Excellent ! disait Ned Land.
– Exquis ! répondait Conseil.
– Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre
370
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Nemo s’oppose à ce que nous introduisions une
cargaison de cocos à son bord ?
– Je ne le crois pas, répondis-je, mais il n’y
voudra pas goûter !
– Tant pis pour lui ! dit Conseil.
– Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land.
Il en restera davantage.
– Un mot seulement, maître Land, dis-je au
harponneur qui se disposait à ravager un autre
cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant
d’en remplir le canot, il me paraît sage de reconnaître si l’île ne produit pas quelque substance
non moins utile. Des légumes frais seraient bien
reçus à l’office du Nautilus.
– Monsieur a raison, répondit Conseil, et je
propose de réserver trois places dans notre embarcation, l’une pour les fruits, l’autre pour les
légumes, et la troisième pour la venaison, dont
371
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
je n’ai pas encore entrevu le plus mince échantillon.
– Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit le Canadien.
– Continuons donc notre excursion, repris-je,
mais ayons l’oeil aux aguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier !
– Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement
de mâchoire très-significatif.
– Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil.
– Ma foi, riposta le Canadien, je commence à
comprendre les charmes de l’anthropophagie !
– Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua
Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui partage
372
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
votre cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour
à demi dévoré ?
– Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais
pas assez pour vous manger sans nécessité.
– Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse
! Il faut absolument abattre quelque gibier pour
satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir. »
Tandis que s’échangeaient ces divers propos,
nous pénétrions sous les sombres voûtes de la
forêt, et pendant deux heures, nous la parcourûmes en tous sens.
Le hasard servit à souhait cette recherche de
végétaux comestibles, et l’un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment précieux qui manquait à bord.
Je veux parler de l’arbre à pain, très-abon373
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dant dans l’île Gueboroar, et j’y remarquai principalement cette variété dépourvue de graines,
qui porte en malais le nom de « Rima ».
Cet arbre se distinguait des autres arbres par
un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime,
gracieusement arrondie et formée de grandes
feuilles multilobées, désignait suffisamment aux
yeux d’un naturaliste cet « artocarpus » qui a été
très-heureusement naturalisé aux îles Mascareignes. De sa masse de verdure se détachaient
de gros fruits globuleux, larges d’un décimètre,
et pourvus extérieurement de rugosités qui prenaient une disposition hexagonale. Utile végétal
dont la nature a gratifie les régions auxquelles le
blé manque, et qui, sans exiger aucune culture,
donne des fruits pendant huit mois de l’année.
Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en
avait déjà mangé pendant ses nombreux voyages,
et il savait préparer leur substance comestible.
Aussi leur vue excita-t-elle ses désirs, et il n’y put
tenir plus longtemps.
374
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne
goûte pas un peu de cette pâte de l’arbre à pain !
– Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous
sommes ici pour faire des expériences, faisons-les.
– Ce ne sera pas long », répondit le Canadien.
Et, armé d’une lentille, il alluma un feu de bois
mort qui pétilla joyeusement. Pendant ce temps,
Conseil et moi, nous choisissions les meilleurs
fruits de l’artocarpus. Quelques-uns n’avaient
pas encore atteint un degré suffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait une pulpe
blanche, mais peu fibreuse. D’autres, en trèsgrand nombre, jaunâtres et gélatineux, n’attendaient que le moment d’être cueillis.
Ces fruits ne renfermaient aucun noyau.
Conseil en apporta une douzaine à Ned Land, qui
les plaça sur un feu de charbons, après les avoir
coupés en tranches épaisses, et ce faisant, il répé375
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tait toujours :
« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est
bon !
– Surtout quand on en est privé depuis longtemps, dit Conseil.
– Ce n’est même plus du pain, ajouta le Canadien. C’est une pâtisserie délicate. Vous n’en avez
jamais mange, monsieur ?
– Non, Ned.
– Eh bien, préparez-vous à absorber une
chose succulente. Si vous n’y revenez pas, je ne
suis plus le roi des harponneurs ! »
Au bout de quelques minutes, la partie des
fruits exposée au feu fut complètement charbonnée. À l’intérieur apparaissait une pâte blanche,
sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle
de l’artichaut.
376
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Il faut l’avouer, ce pain était excellent, et j’en
mangeai avec grand plaisir.
« Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne
peut se garder fraîche, et il me paraît inutile d’en
faire une provision pour le bord.
– Par exemple, monsieur ! s’écria Ned Land.
Vous parlez là comme un naturaliste, mais moi,
je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites
une récolte de ces fruits que nous reprendrons à
notre retour.
– Et comment les préparerez-vous ? demandai-je au Canadien.
– En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui se gardera indéfiniment et sans se
corrompre. Lorsque je voudrai l’employer, je la
ferai cuire à la cuisine du bord, et malgré sa saveur un peu acide, vous la trouverez excellente.
377
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Alors, maître Ned, je vois qu’il ne manque
rien à ce pain…
– Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il y manque quelques fruits ou tout ou
moins quelques légumes !
Cherchons les fruits et les légumes. »
Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous
mîmes en route pour compléter ce dîner « terrestre ».
Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers
midi, nous avions fait une ample provision de
bananes. Ces produits délicieux de la zone torride mûrissent pendant toute l’année, et les Malais, qui leur ont donné le nom de « pisang », les
mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes,
nous recueillîmes des jaks énormes dont le goût
est très-accusé, des mangues savoureuses, et des
ananas d’une grosseur invraisemblable. Mais
cette récolte prit une grande partie de notre
378
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
temps, que, d’ailleurs, il n’y avait pas lieu de regretter.
Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et, pendant sa promenade à travers la forêt, il glanait d’une main sûre
d’excellents fruits qui devaient compléter sa provision.
« Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque
plus rien, ami Ned ?
– Hum ! fit le Canadien.
– Quoi ! vous vous plaignez ?
– Tous ces végétaux ne peuvent constituer un
repas, répondit Ned. C’est la fin d’un repas, c’est
un dessert. Mais le potage ? mais le rôti ?
– En effet, dis-je, Ned nous avait promis des
côtelettes qui me semblent fort problématiques.
379
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Monsieur, répondit le Canadien, non seulement la chasse n’est pas finie, mais elle n’est
même pas commencée. Patience ! Nous finirons
bien par rencontrer quelque animal de plume ou
de poil, et, si ce n’est pas en cet endroit, ce sera
dans un autre…
– Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain,
ajouta Conseil, car il ne faut pas trop s’éloigner.
Je propose même de revenir au canot.
– Quoi ! déjà ! s’écria Ned.
– Nous devons être de retour avant la nuit,
dis-je.
– Mais quelle heure est-il donc ? demanda le
Canadien.
– Deux heures, au moins, répondit Conseil.
– Comme le temps passe sur ce sol ferme !
s’écria maître Ned Land avec un soupir de regret.
380
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– En route », répondit Conseil.
Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous
complétâmes notre récolte en faisant une razzia
de choux-palmistes qu’il fallut cueillir à la cime
des arbres, de petits haricots que je reconnus
pour être les « abrou » des Malais, et d’ignames
d’une qualité supérieure.
Nous étions surchargés quand nous arrivâmes au canot. Cependant, Ned Land ne trouvait
pas encore sa provision suffisante. Mais le sort
le favorisa. Au moment de s’embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq à trente
pieds, qui appartenaient à l’espèce des palmiers.
Ces arbres, aussi précieux que l’artocarpus, sont
justement comptés parmi les plus utiles produits
de la Malaisie.
C’étaient des sagoutiers, végétaux qui
croissent sans culture, se reproduisant, comme
les mûriers, par leurs rejetons et leurs graines.
381
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned Land connaissait la manière de traiter
ces arbres. Il prit sa hache, et la maniant avec
une grande vigueur, il eut bientôt couché sur le
sol deux ou trois sagoutiers dont la maturité se
reconnaissait à la poussière blanche qui saupoudrait leurs palmes.
Je le regardai faire plutôt avec les yeux d’un
naturaliste qu’avec les yeux d’un homme affamé. Il commença par enlever à chaque tronc
une bande d’écorce, épaisse d’un pouce, qui recouvrait un réseau de fibres allongées formant
d’inextricables noeuds, que mastiquait une sorte
de farine gommeuse. Cette farine, c’était le sagou,
substance comestible qui sert principalement à
l’alimentation des populations mélanésiennes.
Ned Land se contenta, pour le moment, de
couper ces troncs par morceaux, comme il eût
fait de bois à brûler, se réservant d’en extraire
plus tard la farine, de la passer dans une étoffe
afin de la séparer de ses ligaments fibreux, d’en
382
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
faire évaporer l’humidité au soleil, et de la laisser
durcir dans des moules.
Enfin, à cinq heures du soir, chargés de toutes
nos richesses, nous quittions le rivage de l’île, et,
une demi-heure après, nous accostions le Nautilus. Personne ne parut à notre arrivée. L’énorme
cylindre de tôle semblait désert. Les provisions
embarquées, je descendis à ma chambre. J’y trouvai mon souper prêt. Je mangeai, puis je m’endormis.
Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau à
bord. Pas un bruit à l’intérieur, pas un signe de
vie. Le canot était resté le long du bord, à la place
même où nous l’avions laissé. Nous résolûmes de
retourner à l’île Gueboroar. Ned Land espérait
être plus heureux que la veille au point de vue
du chasseur, et désirait visiter une autre partie
de la forêt.
Au lever du soleil, nous étions en route. L’embarcation, enlevée par le flot qui portait à terre,
383
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
atteignit l’île en peu d’instants.
Nous débarquâmes, et, pensant qu’il valait
mieux s’en rapporter à l’instinct du Canadien,
nous suivîmes Ned Land dont les longues jambes
menaçaient de nous distancer.
Ned Land remonta la côte vers l’ouest, puis,
passant à gué quelques lits de torrents, il gagna la
haute plaine que bordaient d’admirables forêts.
Quelques martins-pêcheurs rôdaient le long des
cours d’eau, mais ils ne se laissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient à quoi s’en tenir sur des bipèdes
de notre espèce, et j’en conclus que, si l’île n’était
pas habitée, du moins, des êtres humains la fréquentaient.
Après avoir traversé une assez grasse prairie,
nous arrivâmes à la lisière d’un petit bois qu’animaient le chant et le vol d’un grand nombre d’oiseaux.
384
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit
Conseil.
– Mais il y en a qui se mangent ! répondit le
harponneur.
– Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne
vois là que de simples perroquets.
– Ami Conseil, répondit gravement Ned, le
perroquet est le faisan de ceux qui n’ont pas autre
chose à manger.
– Et j’ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement préparé, vaut son coup de fourchette.
»
En effet, sous l’épais feuillage de ce bois, tout
un monde de perroquets voltigeait de branche en
branche, n’attendant qu’une éducation plus soignée pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaient en compagnie de perruches
de toutes couleurs, de graves kakatouas, qui sem385
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
blaient méditer quelque problème philosophique,
tandis que des loris d’un rouge éclatant passaient
comme un morceau d’étamine emporté par la
brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plus fines nuances de l’azur, et
de toute une variété de volatiles charmants, mais
généralement peu comestibles.
Cependant, un oiseau particulier à ces terres,
et qui n’a jamais dépassé la limite des îles d’Arrou
et des îles des Papouas, manquait à cette collection. Mais le sort me réservait de l’admirer avant
peu.
Après avoir traversé un taillis de médiocre
épaisseur, nous avions retrouvé une plaine obstruée de buissons. Je vis alors s’enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues
plumes obligeait à se diriger contre le vent. Leur
vol ondulé, la grâce de leurs courbes aériennes,
le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et
charmaient le regard. Je n’eus pas de peine à les
reconnaître.
386
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Des oiseaux de paradis ! m’écriai-je.
– Ordre des passereaux, section des clystomores, répondit Conseil.
– Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.
– Je ne crois pas, maître Land. Néanmoins, je
compte sur votre adresse pour attraper un de ces
charmants produits de la nature tropicale !
– On essayera, monsieur le professeur,
quoique je sois plus habitué à manier le harpon
que le fusil. »
Les Malais, qui font un grand commerce de ces
oiseaux avec les Chinois, ont, pour les prendre,
divers moyens que nous ne pouvions employer.
Tantôt ils disposent des lacets au sommet des
arbres élevés que les paradisiers habitent de préférence. Tantôt ils s’en emparent avec une glu
tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont
387
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
même jusqu’à empoisonner les fontaines où ces
oiseaux ont l’habitude de boire. Quant à nous,
nous étions réduits à les tirer au vol, ce qui nous
laissait peu de chances de les atteindre. Et en effet, nous épuisâmes vainement une partie de nos
munitions.
Vers onze heures du matin, le premier plan
des montagnes qui forment le centre de l’île était
franchi, et nous n’avions encore rien tué. La faim
nous aiguillonnait. Les chasseurs s’étaient fiés
au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort.
Très-heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fit un coup double et assura le déjeuner. Il
abattit un pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumés et suspendus à une brochette, rôtirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant
que ces intéressants animaux cuisaient, Ned prépara des fruits de l’artocarpus. Puis, le pigeon et
le ramier furent dévorés jusqu’aux os et déclarés
excellents. La muscade, dont ils ont l’habitude de
se gaver, parfume leur chair et en fait un manger
délicieux.
388
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.
– Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il ?
demandai-je au Canadien.
– Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, répondit Ned Land. Tous ces pigeons ne sont
que hors-d’oeuvre et amusettes de la bouche.
Aussi, tant que je n’aurai pas tué un animal à côtelettes, je ne serai pas content !
– Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier.
– Continuons donc la chasse, répondit Conseil,
mais en revenant vers la mer. Nous sommes arrivés aux premières pentes des montagnes, et je
pense qu’il vaut mieux regagner la région des forêts. »
C’était un avis sensé, et il fut suivi. Après une
389
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
heure de marche, nous avions atteint une véritable forêt de sagoutiers. Quelques serpents
inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de
paradis se dérobaient à notre approche, et véritablement, je désespérais de les atteindre, lorsque
Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain,
poussa un cri de triomphe, et revint à moi, rapportant un magnifique paradisier.
« Ah ! bravo ! Conseil, m’écriai-je.
– Monsieur est bien bon, répondit Conseil.
– Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup
de maître. Prendre un de ces oiseaux vivants, et
le prendre à la main !
– Si monsieur veut l’examiner de près, il verra que je n’ai pas eu grand mérite.
– Et pourquoi, Conseil ?
– Parce que cet oiseau est ivre comme une
390
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
caille.
– Ivre ?
– Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dévorait sous le muscadier où je l’ai pris. Voyez,
ami Ned, voyez les monstrueux effets de l’intempérance !
– Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce
que j’ai bu de gin depuis deux mois, ce n’est pas
la peine de me le reprocher ! »
Cependant, j’examinais le curieux oiseau.
Conseil ne se trompait pas. Le paradisier, enivré
par le suc capiteux, était réduit à l’impuissance.
Il ne pouvait voler. Il marchait à peine. Mais cela
m’inquiéta peu, et je le laissai cuver ses muscades.
Cet oiseau appartenait à la plus belle des huit
espèces que l’on compte en Papouasie et dans les
îles voisines. C’était le paradisier « grand-éme391
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
raude », l’un des plus rares. Il mesurait trois décimètres de longueur. Sa tête était relativement
petite, ses yeux placés près de l’ouverture du bec,
et petits aussi. Mais il offrait une admirable réunion de nuances, étant jaune de bec, brun de
pieds et d’ongles, noisette aux ailes empourprées
à leurs extrémités, jaune pâle à la tête et sur le
derrière du cou, couleur d’émeraude à la gorge,
brun marron au ventre et à la poitrine. Deux filets cornés et duveteux s’élevaient au-dessus de
sa queue, que prolongeaient de longues plumes
très-légères, d’une finesse admirable, et ils complétaient l’ensemble de ce merveilleux oiseau
que les indigènes ont poétiquement appelé l’« oiseau du soleil ».
Je souhaitais vivement de pouvoir ramener à
Paris ce superbe spécimen des paradisiers, afin
d’en faire don au Jardin des Plantes, qui n’en possède pas un seul vivant.
« C’est donc bien rare ? demanda le Canadien,
du ton d’un chasseur qui estime fort peu le gibier
392
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
au point de vue de l’art.
– Très-rare, mon brave compagnon, et surtout
très-difficile à prendre vivant. Et mêmes morts,
ces oiseaux sont encore l’objet d’un important
trafic. Aussi, les naturels ont-ils imaginé d’en fabriquer comme on fabrique des perles ou des
diamants.
– Quoi ! s’écria Conseil, on fait de faux oiseaux
de paradis ?
– Oui, Conseil.
– Et monsieur connaît-il le procédé des indigènes ?
– Parfaitement. Les paradisiers, pendant la
mousson d’est, perdent ces magnifiques plumes
qui entourent leur queue, et que les naturalistes
ont appelées plumes subalaires. Ce sont ces
plumes que recueillent les faux-monnayeurs en
volatiles, et qu’ils adaptent adroitement à quelque
393
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pauvre perruche préalablement mutilée. Puis ils
teignent la suture, ils vernissent l’oiseau, et ils expédient aux muséums et aux amateurs d’Europe
ces produits de leur singulière industrie.
– Bon ! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce
sont toujours ses plumes, et tant que l’objet n’est
pas destiné à être mangé, je n’y vois pas grand
mal ! »
Mais si mes désirs étaient satisfaits par la possession de ce paradisier, ceux du chasseur canadien ne l’étaient pas encore. Heureusement, vers
deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent
« bari-outang ». L’animal venait à propos pour
nous procurer de la vraie viande de quadrupède,
et il fut bien reçu. Ned Land se montra très-glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touché par
la balle électrique, était tombé raide mort.
Le Canadien le dépouilla et le vida proprement, après en avoir retiré une demi-douzaine de
394
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
côtelettes destinées à fournir une grillade pour le
repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui
devait encore être marquée par les exploits de
Ned et de Conseil.
En effet, les deux amis, battant les buissons,
firent lever une troupe de kangaroos, qui s’enfuirent en bondissant sur leurs pattes élastiques.
Mais ces animaux ne s’enfuirent pas si rapidement que la capsule électrique ne put les arrêter
dans leur course.
« Ah ! monsieur le professeur, s’écria Ned
Land que la rage du chasseur prenait à la tête,
quel gibier excellent, cuit à l’étuvée surtout !
Quel approvisionnement pour le Nautilus ! Deux
! trois ! cinq à terre ! Et quand je pense que nous
dévorerons toute cette chair, et que ces imbéciles
du bord n’en auront pas miette ! »
Je crois que, dans l’excès de sa joie, le Canadien, s’il n’avait pas tant parlé, aurait massacré
toute la bande ! Mais il se contenta d’une dou395
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
zaine de ces intéressants marsupiaux, qui forment le premier ordre des mammifères aplacentaires, – nous dit Conseil.
Ces animaux étaient de petite taille. C’était
une espèce de ces « kangaroos-lapins », qui
gîtent habituellement dans le creux des arbres,
et dont la vélocité est extrême ; mais s’ils sont de
médiocre grosseur, ils fournissent, du moins, la
chair la plus estimée.
Nous étions très-satisfaits des résultats de
notre chasse. Le joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain à cette île enchantée, qu’il voulait dépeupler de tous ses quadrupèdes comestibles. Mais il comptait sans les événements.
À six heures du soir, nous avions regagné la
plage. Notre canot était échoué à sa place habituelle. Le Nautilus, semblable à un long écueil,
émergeait des flots à deux milles du rivage.
Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la
396
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
grande affaire du dîner. Il s’entendait admirablement à toute cette cuisine. Les côtelettes de «
bari-outang », grillées sur des charbons, répandirent bientôt une délicieuse odeur qui parfuma
l’atmosphère !…
Mais je m’aperçois que je marche sur les
traces du Canadien. Me voici en extase devant
une grillade de porc frais ! Que l’on me pardonne,
comme j’ai pardonné à maître Land, et pour les
mêmes motifs !
Enfin, le dîner fut excellent. Deux ramiers
complétèrent ce menu extraordinaire. La pâte de
sagou, le pain de l’artocarpus, quelques mangues,
une demi-douzaine d’ananas, et la liqueur fermentée de certaines noix de cocos, nous mirent
en joie. Je crois même que les idées de mes dignes
compagnons n’avaient pas toute la netteté désirable.
« Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ? dit Conseil.
397
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Si nous n’y retournions jamais ? » ajouta Ned
Land.
En ce moment une pierre vint tomber à nos
pieds, et coupa court à la proposition du harponneur.
XXII
La foudre du capitaine Nemo
Nous avions regardé du côté de la forêt, sans
nous lever, ma main s’arrêtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevant son office.
« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil,
ou bien elle mérite le nom d’aérolithe. »
Une seconde pierre, soigneusement arrondie,
qui enleva de la main de Conseil une savoureuse
cuisse de ramier, donna encore plus de poids à
son observation.
398
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Levés tous les trois, le fusil à l’épaule, nous
étions prêts à répondre à toute attaque.
« Sont-ce des singes ? s’écria Ned Land.
– À peu près, répondit Conseil, ce sont des
sauvages.
– Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la
mer.
Il fallait, en effet, battre en retraite, car une
vingtaine de naturels, armés d’arcs et de frondes,
apparaissaient sur la lisière d’un taillis, qui masquait l’horizon de droite, à cent pas à peine.
Notre canot était échoué à dix toises de nous.
Les sauvages s’approchaient, sans courir,
mais ils prodiguaient les démonstrations les plus
hostiles. Les pierres et les flèches pleuvaient.
399
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned Land n’avait pas voulu abandonner ses
provisions, et malgré l’imminence du danger,
son cochon d’un côté, ses kangaroos de l’autre, il
détalait avec une certaine rapidité.
En deux minutes, nous étions sur la grève.
Charger le canot des provisions et des armes, le
pousser à la mer, armer les deux avirons, ce fut
l’affaire d’un instant. Nous n’avions pas gagné
deux encablures, que cent sauvages, hurlant et
gesticulant, entrèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Je regardais si leur apparition attirerait sur
la plate-forme quelques hommes du Nautilus.
Mais non. L’énorme engin, couché au large, demeurait absolument désert.
Vingt minutes plus tard, nous montions à
bord. Les panneaux étaient ouverts. Après avoir
amarré le canot, nous rentrâmes à l’intérieur du
Nautilus.
Je descendis au salon, d’où s’échappaient
quelques accords. Le capitaine Nemo était là,
400
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
courbé sur son orgue et plongé dans une extase
musicale.
« Capitaine ! » lui dis-je.
Il ne m’entendit pas.
« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la
main.
Il frissonna, et se retournant :
« Ah ! c’est vous, monsieur le professeur ? me
dit-il. Eh bien ! avez-vous fait bonne chasse, avezvous herborisé avec succès ?
– Oui, capitaine, répondis-je, mais nous avons
malheureusement ramené une troupe de bipèdes
dont le voisinage me paraît inquiétant.
– Quels bipèdes ?
– Des sauvages.
401
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo
d’un ton ironique. Et vous vous étonnez, monsieur le professeur, qu’ayant mis le pied sur une
des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, où n’y en a-t-il pas ? Et d’ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous
appelez des sauvages ?
– Mais, capitaine…
– Pour mon compte, monsieur, j’en ai rencontré partout.
– Eh bien, répondis-je, si vous ne voulez pas
en recevoir à bord du Nautilus, vous ferez bien
de prendre quelques précautions.
– Tranquillisez-vous, monsieur le professeur,
il n’y a pas là de quoi se préoccuper.
– Mais ces naturels sont nombreux.
402
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Combien en avez-vous compté ?
– Une centaine, au moins.
– Monsieur Aronnax, répondit le capitaine
Nemo, dont les doigts s’étaient replacés sur les
touches de l’orgue, quand tous les indigènes de la
Papouasie seraient réunis sur cette plage, le Nautilus n’aurait rien à craindre de leurs attaques ! »
Les doigts du capitaine couraient alors sur
le clavier de l’instrument, et je remarquai qu’il
n’en frappait que les touches noires, ce qui donnait à ses mélodies une couleur essentiellement
écossaise. Bientôt, il eut oublié ma présence, et
fut plongé dans une rêverie que je ne cherchai
plus à dissiper.
Je remontai sur la plate-forme. La nuit était
déjà venue, car, sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crépuscule. Je
n’aperçus plus que confusément l’Île Gueboroar.
Mais des feux nombreux, allumés sur la plage, at403
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
testaient que les naturels ne songeaient pas à la
quitter.
Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures,
tantôt songeant à ces indigènes, – mais sans les redouter autrement, car l’imperturbable confiance
du capitaine me gagnait, – tantôt les oubliant,
pour admirer les splendeurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s’envolait vers la France,
à la suite de ces étoiles zodiacales qui devaient
l’éclairer dans quelques heures. La lune resplendissait au milieu des constellations du zénith. Je
pensai alors que ce fidèle et complaisant satellite
reviendrait après-demain, à cette même place,
pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus
à son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout
était tranquille sur les flots assombris aussi bien
que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m’endormis paisiblement.
La nuit s’écoula sans mésaventure. Les Papouas s’effrayaient, sans doute, à la seule vue du
monstre échoué dans la baie, car, les panneaux,
404
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
restés ouverts, leur eussent offert un accès facile
à l’intérieur du Nautilus.
À six heures du matin, – 8 janvier, – je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se
levaient. L’île montra bientôt, à travers les brumes dissipées, ses plages d’abord, ses sommets
ensuite.
Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille, – cinq ou six cents peutêtre. Quelques-uns, profitant de la marée basse,
s’étaient avancés sur les têtes de coraux, à moins
de deux encâblures du Nautilus. Je les distinguai
facilement. C’étaient bien de véritables Papouas,
à taille athlétique, hommes de belle race, au front
large et élevé, au nez gros mais non épaté, aux
dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte
en rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant
comme celui des Nubiens. Au lobe de leur oreille,
coupé et distendu, pendaient des chapelets en os.
Ces sauvages étaient généralement nus. Parmi
eux, je remarquai quelques femmes, habillées,
405
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des hanches au genou, d’une véritable crinoline d’herbes que soutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leur cou d’un
croissant et de colliers de verroteries rouges et
blanches. Presque tous, armés d’arcs, de flèches
et de boucliers, portaient à leur épaule une sorte
de filet contenant ces pierres arrondies que leur
fronde lance avec adresse.
Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus,
l’examinait avec attention. Ce devait être un «
mado » de haut rang, car il se drapait dans une
natte en feuilles de bananiers, dentelée sur ses
bords et relevée d’éclatantes couleurs.
J’aurais pu facilement abattre cet indigène,
qui se trouvait à petite portée ; mais je crus qu’il
valait mieux attendre des démonstrations véritablement hostiles. Entre Européens et sauvages,
il convient que les Européens ripostent et n’attaquent pas.
Pendant tout le temps de la marée basse, ces
406
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
indigènes rôdèrent près du Nautilus, mais ils ne
se montrèrent pas bruyants. Je les entendais répéter fréquemment le mot « assai », et à leurs gestes
je compris qu’ils m’invitaient à aller à terre, invitation que je crus devoir décliner.
Donc, ce jour-là, le canot ne quitta pas le bord,
au grand déplaisir de maître Land qui ne put
compléter ses provisions. Cet adroit Canadien
employa son temps à préparer les viandes et farines qu’il avait rapportées de l’île Gueboroar.
Quant aux sauvages, ils regagnèrent la terre vers
onze heures du matin, dès que les têtes de corail
commencèrent à disparaître sous le flot de la marée montante. Mais je vis leur nombre s’accroître
considérablement sur la plage. Il était probable
qu’ils venaient des îles voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant, je n’avais pas
aperçu une seule pirogue indigène.
N’ayant rien de mieux à faire, je songeai à
draguer ces belles eaux limpides, qui laissaient
voir à profusion des coquilles, des zoophytes et
407
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des plantes pélagiennes. C’était, d’ailleurs, la dernière journée que le Nautilus allait passer dans
ces parages, si, toutefois, il flottait à la pleine mer
du lendemain, suivant la promesse du capitaine
Nemo.
J’appelai donc Conseil qui m’apporta une petite drague légère, à peu près semblable à celles
qui servent à pêcher les huîtres.
« Et ces sauvages ? me demanda Conseil.
N’en déplaise à monsieur, ils ne me semblent pas
très-méchants !
– Ce sont pourtant des anthropophages, mon
garçon.
– On peut être anthropophage et brave
homme, répondit Conseil, comme on peut être
gourmand et honnête. L’un n’exclut pas l’autre.
– Bon ! Conseil, je t’accorde que ce sont d’honnêtes anthropophages, et qu’ils dévorent honnê408
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tement leurs prisonniers. Cependant, comme je
ne tiens pas à être dévoré, même honnêtement,
je me tiendrai sur mes gardes, car le commandant du Nautilus ne paraît prendre aucune précaution. Et maintenant à l’ouvrage. »
Pendant deux heures, notre pêche fut activement conduite, mais sans rapporter aucune rareté. La drague s’emplissait d’oreilles de Midas,
de harpes, de mélanies, et particulièrement des
plus beaux marteaux que j’eusse vu jusqu’à ce
jour. Nous prîmes aussi quelques holoturies, des
huîtres perlières, et une douzaine de petites tortues qui furent réservées pour l’office du bord.
Mais, au moment où je m’y attendais le moins,
je mis la main sur une merveille, je devrais dire
sur une difformité naturelle, très-rare à rencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague,
et son appareil remontait chargé de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d’un coup,
il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage, et pousser un cri de
409
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
conchyliologue, c’est-à-dire le cri le plus perçant
que puisse produire un gosier humain.
« Eh ! qu’a donc monsieur ? demanda Conseil,
très-surpris. Monsieur a-t-il été mordu ?
– Non, mon garçon, et cependant, j’eusse volontiers payé d’un doigt ma découverte !
– Quelle découverte ?
– Cette coquille, dis-je en montrant l’objet de
mon triomphe.
– Mais c’est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des pectinibranches,
classe des gastéropodes, embranchement des
mollusques…
– Oui, Conseil, mais au lieu d’être enroulée de
droite à gauche, cette olive tourne de gauche à
droite !
410
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Est-il possible ! s’écria Conseil.
– Oui, mon garçon, c’est une coquille sénestre
!
– Une coquille sénestre ! répétait Conseil, le
coeur palpitant.
– Regarde sa spire !
– Ah ! monsieur peut m’en croire, dit Conseil
en prenant la précieuse coquille d’une main tremblante, mais je n’ai jamais éprouvé une émotion
pareille ! »
Et il y avait de quoi être ému ! On sait, en effet, comme l’ont fait observer les naturalistes,
que la dextrosité est une loi de nature. Les astres
et leurs satellites, dans leur mouvement de
translation et de rotation, se meuvent de droite
à gauche. L’homme se sert plus souvent de sa
main droite que de sa main gauche, et, conséquemment, ses instruments et ses appareils, es411
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
caliers, serrures, ressorts de montres, etc., sont
combinés de manière a être employés de droite à
gauche. Or, la nature a généralement suivi cette
loi pour l’enroulement de ses coquilles. Elles sont
toutes dextres, à de rares exceptions, et quand,
par hasard, leur spire est sénestre, les amateurs
les payent au poids de l’or.
Conseil et moi, nous étions donc plongés dans
la contemplation de notre trésor, et je me promettais bien d’en enrichir le Muséum, quand une
pierre, malencontreusement lancée par un indigène, vint briser le précieux objet dans la main
de Conseil.
Je poussai un cri de désespoir ! Conseil se jeta
sur son fusil, et visa un sauvage qui balançait sa
fronde à dix mètres de lui. Je voulus l’arrêter,
mais son coup partit et brisa le bracelet d’amulettes qui pendait au bras de l’indigène.
« Conseil, m’écriai-je, Conseil !
412
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Eh quoi ! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale a commencé l’attaque ?
– Une coquille ne vaut pas la vie d’un homme
! lui dis-je.
– Ah ! le gueux ! s’écria Conseil, j’aurais mieux
aimé qu’il m’eût cassé l’épaule ! »
Conseil était sincère, mais je ne fus pas de son
avis. Cependant, la situation avait changé depuis
quelques instants, et nous ne nous en étions pas
aperçus. Une vingtaine de pirogues entouraient
alors le Nautilus. Ces pirogues, creusées dans des
troncs d’arbre, longues, étroites, bien combinées
pour la marche, s’équilibraient au moyen d’un
double balancier en bambous qui flottait à la
surface de l’eau. Elles étaient manoeuvrées par
d’adroits pagayeurs à demi-nus, et je ne les vis
pas s’avancer sans inquiétude.
C’était évident que ces Papouas avaient eu
déjà des relations avec les Européens, et qu’ils
413
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de fer allongé dans la baie, sans mâts, sans
cheminée, que devaient-ils en penser ? Rien de
bon, car ils s’en étaient d’abord tenus à distance
respectueuse. Cependant, le voyant immobile, ils
reprenaient peu à peu confiance, et cherchaient
à se familiariser avec lui. Or, c’était précisément cette familiarité qu’il fallait empêcher. Nos
armes, auxquelles la détonation manquait, ne
pouvaient produire qu’un effet médiocre sur ces
indigènes, qui n’ont de respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements du
tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le
danger soit dans l’éclair, non dans le bruit.
En ce moment, les pirogues s’approchèrent
plus près du Nautilus, et une nuée de flèches
s’abattit sur lui.
« Diable ! il grêle ! dit Conseil, et peut-être une
grêle empoisonnée !
– Il faut prévenir le capitaine Nemo », dis-je
414
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
en rentrant par le panneau.
Je descendis au salon. Je n’y trouvai personne.
Je me hasardai à frapper à la porte qui s’ouvrait
sur la chambre du capitaine.
Un « entrez » me répondit. J’entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongé dans un calcul où
les x et autres signes algébriques ne manquaient
pas.
« Je vous dérange ? dis-je par politesse.
– En effet, monsieur Aronnax, me répondit le
capitaine, mais je pense que vous avez eu des raisons sérieuses de me voir ?
– Très-sérieuses. Les pirogues des naturels
nous entourent, et, dans quelques minutes, nous
serons certainement assaillis par plusieurs centaines de sauvages.
– Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils
415
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sont venus avec leurs pirogues ?
– Oui, monsieur.
– Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les
panneaux.
– Précisément, et je venais vous dire…
– Rien n’est plus facile », dit le capitaine Nemo.
Et, pressant un bouton électrique, il transmit
un ordre au poste de l’équipage.
« Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il, après
quelques instants. Le canot est en place, et les
panneaux sont fermés. Vous ne craignez pas,
j’imagine, que ces messieurs défoncent des murailles que les boulets de votre frégate n’ont pu
entamer ?
– Non, capitaine, mais il existe encore un danger.
416
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Lequel, monsieur ?
– C’est que demain, à pareille heure, il faudra
rouvrir les panneaux pour renouveler l’air du
Nautilus…
– Sans contredit, monsieur, puisque notre bâtiment respire à la manière des cétacés.
– Or, si à ce moment, les Papouas occupent la
plate-forme, je ne vois pas comment vous pourrez les empêcher d’entrer.
– Alors, monsieur, vous supposez qu’ils monteront à bord ?
– J’en suis certain.
– Eh bien, monsieur, qu’ils montent. Je ne vois
aucune raison pour les en empêcher. Au fond,
ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne
veux pas que ma visite à l’île Gueboroar coûte la
417
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vie à un seul de ces malheureux ! »
Cela dit, j’allais me retirer ; mais le capitaine
Nemo me retint et m’invita à m’asseoir près de
lui. Il me questionna avec intérêt sur nos excursions à terre, sur nos chasses, et n’eut pas l’air de
comprendre ce besoin de viande qui passionnait
le Canadien. Puis, la conversation effleura divers
sujets, et, sans être plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable.
Entre autres choses, nous en vînmes à parler
de la situation du Nautilus, précisément échoué
dans ce détroit, où Dumont-d’Urville fut sur le
point de se perdre. Puis à ce propos :
« Ce fut un de vos grands marins, me dit le
capitaine, un de vos plus intelligents navigateurs
que ce d’Urville ! C’est votre capitaine Cook, à
vous autres, Français. Infortuné savant ! Avoir
bravé les banquises du pôle Sud, les coraux de
l’Océanie, les cannibales du Pacifique, pour périr
misérablement dans un train de chemin de fer !
418
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Si cet homme énergique a pu réfléchir pendant
les dernières secondes de son existence, vous figurez-vous quelles ont dû être ses suprêmes pensées ! »
En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait
ému, et je porte cette émotion à son actif.
Puis, la carte à la main, nous revîmes les travaux du navigateur français, ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pôle Sud
qui amena la découverte des terres Adélie et
Louis-Philippe, enfin ses levés hydrographiques
des principales îles de l’Océanie.
« Ce que votre d’Urville a fait à la surface des
mers, me dit le capitaine Nemo, je l’ai fait à l’intérieur de l’Océan, et plus facilement, plus complètement que lui. L’Astrolabe et la Zélée, incessamment ballottées par les ouragans, ne pouvaient
valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail,
et véritablement sédentaire au milieu des eaux !
419
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point
de ressemblance entre les corvettes de Dumont
d’Urville et le Nautilus.
– Lequel, monsieur ?
– C’est que le Nautilus s’est échoué comme
elles !
– Le Nautilus ne s’est pas échoué, monsieur,
me répondit froidement le capitaine Nemo. Le
Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers,
et les pénibles travaux, les manoeuvres qu’imposa à d’Urville le renflouage de ses corvettes, je ne
les entreprendrai pas. L’Astrolabe et la Zélée ont
failli périr, mais mon Nautilus ne court aucun
danger. Demain, au jour dit, à l’heure dite, la marée le soulèvera paisiblement, et il reprendra sa
navigation à travers les mers.
– Capitaine, dis-je, je ne doute pas…
– Demain, ajouta le capitaine Nemo en se le420
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vant, demain, à deux heures quarante minutes
du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie le détroit de Torrès. »
Ces paroles prononcées d’un ton très-bref, le
capitaine Nemo s’inclina légèrement. C’était me
donner congé, et je rentrai dans ma chambre.
Là, je trouvai Conseil, qui désirait connaître
le résultat de mon entrevue avec le capitaine.
« Mon garçon, répondis-je, lorsque j’ai eu l’air
de croire que son Nautilus était menace par les
naturels de la Papouasie, le capitaine m’a répondu très-ironiquement. Je n’ai donc qu’une chose
à dire : Aie confiance en lui, et va dormir en paix.
– Monsieur n’a pas besoin de mes services ?
– Non, mon ami. Que fait Ned Land ?
– Que monsieur m’excuse, répondit Conseil,
mais l’ami Ned confectionne un pâté de kanga421
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
roo qui sera une merveille ! »
Je restai seul, je me couchai, mais je dormis
assez mal. J’entendais le bruit des sauvages qui
piétinaient sur la plate-forme en poussant des
cris assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans
que l’équipage sortît de son inertie habituelle. Il
ne s’inquiétait pas plus de la présence de ces cannibales que les soldats d’un fort blindé ne se préoccupent des fourmis qui courent sur son blindage.
À six heures du matin, je me levai. Les panneaux n’avaient pas été ouverts. L’air ne fut donc
pas renouvelé à l’intérieur, mais les réservoirs,
chargés à toute occurrence, fonctionnèrent à
propos et lancèrent quelques mètres cubes d’oxygène dans l’atmosphère appauvrie du Nautilus.
Je travaillai dans ma chambre jusqu’à midi,
sans avoir vu, même un instant, le capitaine
Nemo. On ne paraissait faire à bord aucun préparatif de départ.
422
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
J’attendis quelque temps encore, puis, je me
rendis au grand salon. La pendule marquait deux
heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait
avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le
capitaine Nemo n’avait point fait une promesse
téméraire, le Nautilus serait immédiatement dégagé. Sinon, bien des mois se passeraient avant
qu’il pût quitter son lit de corail.
Cependant,
quelques
tressaillements
avant-coureurs se firent bientôt sentir dans la
coque du bateau. J’entendis grincer sur son bordage les aspérités calcaires du fond corallien.
À deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon.
« Nous allons partir, dit-il.
– Ah ! fis-je.
– J’ai donné l’ordre d’ouvrir les panneaux.
423
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Et les Papouas ?
– Les Papouas ? répondit le capitaine Nemo,
haussant légèrement les épaules.
– Ne vont-ils pas pénétrer à l’intérieur du
Nautilus ?
– Et comment ?
– En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.
– Monsieur Aronnax, répondit tranquillement le capitaine Nemo, on n’entre pas ainsi par
les panneaux du Nautilus, même quand ils sont
ouverts. »
Je regardai le capitaine.
« Vous ne comprenez pas ? me dit-il.
424
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Aucunement.
– Eh bien ! venez et vous verrez. »
Je me dirigeai vers l’escalier central. Là,
Ned Land et Conseil, très-intrigués, regardaient
quelques hommes de l’équipage qui ouvraient les
panneaux, tandis que des cris de rage et d’épouvantables vociférations résonnaient au-dehors.
Les mantelets furent rabattus extérieurement. Vingt figures horribles apparurent. Mais
le premier de ces indigènes qui mit la main sur la
rampe de l’escalier, rejeté en arrière par je ne sais
quelle force invisible, s’enfuit, poussant des cris
affreux et faisant des gambades exorbitantes.
Dix de ses compagnons lui succédèrent. Dix
eurent le même sort.
Conseil était dans l’extase. Ned Land, emporté
par ses instincts violents, s’élança sur l’escalier.
Mais, dès qu’il eut saisi la rampe à deux mains, il
425
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
fut renversé à son tour.
« Mille diables ! s’écria-t-il. Je suis foudroyé ! »
Ce mot m’expliqua tout. Ce n’était plus une
rampe, mais un câble de métal, tout chargé de
l’électricité du bord, qui aboutissait à la plateforme. Quiconque la touchait ressentait une
formidable secousse, et cette secousse eût été
mortelle, si le capitaine Nemo eût lancé dans ce
conducteur tout le courant de ses appareils ! On
peut réellement dire, qu’entre ses assaillants et
lui, il avait tendu un réseau électrique que nul ne
pouvait impunément franchir.
Cependant, les Papouas épouvantés avaient
battu en retraite, affolés de terreur. Nous, moitié
riants, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme un possédé.
Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevé par
les dernières ondulations du flot, quitta son lit de
corail à cette quarantième minute exactement
426
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
fixée par le capitaine. Son hélice battit les eaux
avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s’accrut
peu à peu, et, naviguant à la surface de l’Océan,
il abandonna sain et sauf les dangereuses passes
du détroit de Torrès.
XXIII
ÆGRI SOMNIA
Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit
sa marche entre deux eaux, mais avec une vitesse
remarquable que je ne puis estimer à moins de
trente-cinq milles à l’heure. La rapidité de son
hélice était telle que je ne pouvais ni suivre ses
tours ni les compter.
Quand je songeais que ce merveilleux agent
électrique, après avoir donné le mouvement, la
chaleur, la lumière au Nautilus, le protégeait encore contre les attaques extérieures, et le transformait en une arche sainte à laquelle nul profanateur ne touchait sans être foudroyé, mon
admiration n’avait plus de bornes, et de l’ap427
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pareil, elle remontait aussitôt à l’ingénieur qui
l’avait créé.
Nous marchions directement vers l’ouest, et,
le 11 janvier, nous doublâmes ce cap Wessel, situé par 135° de longitude et 10° de latitude nord,
qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie.
Les récifs étaient encore nombreux, mais plus
clairsemés, et relevés sur la carte avec une extrême précision. Le Nautilus évita facilement les
brisants de Money à bâbord, et les récifs Victoria
à tribord, placés par 130° de longitude, et sur ce
dixième parallèle que nous suivions rigoureusement.
Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivé dans
la mer de Timor, avait connaissance de l’île de
ce nom par 122° de longitude. Cette île dont la
superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrées est gouvernée par des radjahs. Ces princes
se disent fils de crocodiles, c’est-à-dire issus de
la plus haute origine à laquelle un être humain
puisse prétendre. Aussi, ces ancêtres écailleux
428
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
foisonnent dans les rivières de l’île, et sont l’objet
d’une vénération particulière. On les protège, on
les gâte, on les adule, on les nourrit, on leur offre
des jeunes filles en pâture, et malheur à l’étranger qui porte la main sur ces lézards sacrés.
Mais le Nautilus n’eut rien à démêler avec ces
vilains animaux. Timor ne fut visible qu’un instant, à midi, pendant que le second relevait sa position. Également, je ne fis qu’entrevoir cette petite île Rotti, qui fait partie du groupe, et dont les
femmes ont une réputation de beauté très-établie
sur les marchés malais.
À partir de ce point, la direction du Nautilus,
en latitude, s’infléchit vers le sud-ouest. Le cap
fut mis sur l’océan Indien. Où la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entraîner ? Remontrait-il vers les côtes de l’Asie ? Se rapprocherait-il des rivages de l’Europe ? Résolutions peu
probables de la part d’un homme qui fuyait les
continents habités ? Descendrait-il donc vers le
sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-Espérance,
429
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
puis le cap Horn, et pousser au pôle antarctique
? Reviendrait-il enfin vers ses mers du Pacifique,
où son Nautilus trouvait une navigation facile et
indépendante ? L’avenir devait nous l’apprendre.
Après avoir prolongé les écueils de Cartier,
d’Hibernia, de Seringapatam, de Scott, derniers
efforts de l’élément solide contre l’élément liquide, le 14 janvier, nous étions au-delà de toutes
terres. La vitesse du Nautilus fut singulièrement
ralentie, et, très-capricieux dans ses allures, tantôt il nageait au milieu des eaux, et tantôt il flottait à leur surface.
Pendant cette période du voyage, le capitaine
Nemo fit d’intéressantes expériences sur les diverses températures de la mer à des couches différentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevés s’obtiennent au moyen d’instruments assez
compliqués, dont les rapports sont au moins douteux, que ce soient des sondes thermométriques,
dont les verres se brisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils basés sur la varia430
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tion de résistance de métaux aux courants électriques. Ces résultats ainsi obtenus ne peuvent
être suffisamment contrôlés. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-même chercher cette température dans les profondeurs de la mer, et son
thermomètre, mis en communication avec les
diverses nappes liquides, lui donnait immédiatement et sûrement le degré recherché.
C’est ainsi que, soit en surchargeant ses réservoirs, soit en descendant obliquement au moyen
de ses plans inclinés, le Nautilus atteignit successivement des profondeurs de trois, quatre, cinq,
sept, neuf et dix mille mètres, et le résultat définitif de ces expériences fut que la mer présentait
une température permanente de quatre degrés
et demi, à une profondeur de mille mètres, sous
toutes les latitudes.
Je suivais ces expériences avec le plus vif intérêt. Le capitaine Nemo y apportait une véritable
passion. Souvent, je me demandai dans quel but
il faisait ces observations. Était-ce au profit de
431
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ces semblables ? Ce n’était pas probable, car, un
jour ou l’autre, ses travaux devaient périr avec
lui dans quelque mer ignorée ! À moins qu’il ne
me destinât le résultat de ses expériences. Mais
c’était admettre que mon étrange voyage aurait
un terme, et ce terme, je ne l’apercevais pas encore.
Quoi qu’il en soit, le capitaine Nemo me fit
également connaître divers chiffres obtenus par
lui et qui établissaient le rapport des densités de
l’eau dans les principales mers du globe. De cette
communication, je tirai un enseignement personnel qui n’avait rien de scientifique.
C’était pendant la matinée du 15 janvier. Le
capitaine, avec lequel je me promenais sur la
plate-forme, me demanda si je connaissais les
différentes densités que présentent les eaux de
la mer. Je lui répondis négativement, et j’ajoutai
que la science manquait d’observations rigoureuses à ce sujet.
432
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et
je puis en affirmer la certitude.
– Bien, répondis-je, mais le Nautilus est un
monde à part, et les secrets de ses savants n’arrivent pas jusqu’à la terre.
– Vous avez raison, monsieur le professeur,
me dit-il, après quelques instants de silence.
C’est un monde à part. Il est aussi étranger à la
terre que les planètes qui accompagnent ce globe
autour du soleil, et l’on ne connaîtra jamais les
travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasard a lié nos deux existences, je puis vous communiquer le résultat de
mes observations.
– Je vous écoute, capitaine.
– Vous savez, monsieur le professeur, que
l’eau de mer est plus dense que l’eau douce, mais
cette densité n’est pas uniforme. En effet, si je
représente par un la densité de l’eau douce, je
433
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
trouve un vingt-huit millième pour les eaux de
l’Atlantique, un vingt-six millième pour les eaux
du Pacifique, un trente-millième pour les eaux de
la Méditerranée…
– Ah ! pensai-je, il s’aventure dans la Méditerranée ?
– Un dix-huit millième pour les eaux de la
mer Ionienne, et un vingt-neuf millième pour les
eaux de l’Adriatique. »
Décidément, le Nautilus ne fuyait pas les mers
fréquentées de l’Europe, et j’en conclus qu’il nous
ramènerait, – peut-être avant peu, – vers des
continents plus civilisés. Je pensai que Ned Land
apprendrait cette particularité avec une satisfaction très-naturelle.
Pendant plusieurs jours, nos journées se passèrent en expériences de toutes sortes, qui portèrent sur les degrés de salure des eaux à différentes profondeurs, sur leur électrisation, sur
434
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
leur coloration, sur leur transparence, et dans
toutes ces circonstances, le capitaine Nemo déploya une ingéniosité qui ne fut égalée que par sa
bonne grâce envers moi. Puis, pendant quelques
jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveau
comme isolé à son bord.
Le 16 janvier, le Nautilus parut s’endormir à
quelques mètres seulement au-dessous de la surface des flots. Ses appareils électriques ne fonctionnaient pas, et son hélice immobile le laissait
errer au gré des courants. Je supposai que l’équipage s’occupait de réparations intérieures, nécessitées par la violence des mouvements mécaniques de la machine.
Mes compagnons et moi, nous fûmes alors
témoins d’un curieux spectacle. Les panneaux
du salon étaient ouverts, et comme le fanal du
Nautilus n’était pas en activité, une vague obscurité régnait au milieu des eaux. Le ciel orageux et
couvert d’épais nuages ne donnait aux premières
couches de l’Océan qu’une insuffisante clarté.
435
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
J’observais l’état de la mer dans ces conditions,
et les plus gros poissons ne m’apparaissaient plus
que comme des ombres à peine figurées, quand
le Nautilus se trouva subitement transporté en
pleine lumière. Je crus d’abord que le fanal avait
été rallumé, et qu’il projetait son éclat électrique
dans la masse liquide. Je me trompais, et après
une rapide observation, je reconnus mon erreur.
Le Nautilus flottait au milieu d’une couche
phosphorescente, qui dans cette obscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des
myriades d’animalcules lumineux, dont l’étincellement s’accroissait en glissant sur la coque métallique de l’appareil. Je surprenais alors des éclairs
au milieu de ces nappes lumineuses, comme
eussent été des coulées de plomb fondu dans une
fournaise ardente, ou des masses métalliques
portées au rouge blanc ; de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineuses faisaient
ombre dans ce milieu igné, dont toute ombre
semblait devoir être bannie. Non ! ce n’était plus
436
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’irradiation calme de notre éclairage habituel ! Il
y avait là une vigueur et un mouvement insolites
! Cette lumière, on la sentait vivante !
En effet, c’était une agglomération infinie
d’infusoires pélagiens, de noctiluques miliaires,
véritables globules de gelée diaphane, pourvus
d’un tentacule filiforme, et dont on a compté
jusqu’à vingt-cinq mille dans trente centimètres
cubes d’eau. Et leur lumière était encore doublée
par ces lueurs particulières aux méduses, aux astéries, aux aurélies, aux pholadesdattes, et autres
zoophytes phosphorescents, imprégnés du graissin des matières organiques décomposées par la
mer, et peut-être du mucus secrété par les poissons.
Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta
dans ces ondes brillantes, et notre admiration
s’accrut à voir les gros animaux marins s’y jouer
comme des salamandres. Je vis là, au milieu de
ce feu qui ne brûle pas, des marsouins élégants
et rapides, infatigables clowns des mers, et des is437
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tiophores longs de trois mètres, intelligents précurseurs des ouragans, dont le formidable glaive
heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent
des poissons plus petits, des balistes variés, des
scomberoïdes-sauteurs, des nasons-loups, et cent
autres qui zébraient dans leur course la lumineuse atmosphère.
Ce fut un enchantement que cet éblouissant
spectacle ! Peut-être quelque condition atmosphérique augmentait-elle l’intensité de ce phénomène ? Peut-être quelque orage se déchaînait-il à
la surface des flots ? Mais, à cette profondeur de
quelques mètres, le Nautilus ne ressentait pas sa
fureur, et il se balançait paisiblement au milieu
des eaux tranquilles.
Ainsi nous marchions, incessamment charmés par quelque merveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulés, ses
mollusques, ses poissons. Les journées s’écoulaient rapidement, et je ne les comptais plus.
Ned, suivant son habitude, cherchait à varier
438
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’ordinaire du bord. Véritables colimaçons, nous
étions faits à notre coquille, et j’affirme qu’il est
facile de devenir un parfait colimaçon.
Donc, cette existence nous paraissait facile,
naturelle, et nous n’imaginions plus qu’il existât une vie différente à la surface du globe terrestre, quand un événement vint nous rappeler à
l’étrangeté de notre situation.
Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105°
de longitude et 15° de latitude méridionale. Le
temps était menaçant, la mer dure et houleuse.
Le vent soufflait de l’est en grande brise. Le baromètre, qui baissait depuis quelques jours, annonçait une prochaine lutte des éléments.
J’étais monté sur la plate-forme au moment
où le second prenait ses mesures d’angles horaires. J’attendais, suivant la coutume, que la
phrase quotidienne fût prononcée. Mais, ce jourlà, elle fut remplacée par une autre phrase non
moins incompréhensible. Presque aussitôt, je vis
439
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
apparaître le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d’une lunette, se dirigèrent vers l’horizon.
Pendant quelques minutes, le capitaine resta
immobile, sans quitter le point enfermé dans le
champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette,
et échangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait être en proie à une émotion qu’il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plus maître de lui, demeurait froid.
Il paraissait, d’ailleurs, faire certaines objections
auxquelles le second répondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, à
la différence de leur ton et de leurs gestes.
Quant à moi, j’avais soigneusement regardé
dans la direction observée, sans rien apercevoir.
Le ciel et l’eau se confondaient sur une ligne d’horizon d’une parfaite netteté.
Cependant, le capitaine Nemo se promenait
d’une extrémité à l’autre de la plate-forme, sans
me regarder, peut-être sans me voir. Son pas
440
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
était assuré, mais moins régulier que d’habitude.
Il s’arrêtait parfois, et les bras croisés sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher
sur cet immense espace ? Le Nautilus se trouvait
alors à quelques centaines de milles de la côte la
plus rapprochée.
Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinément l’horizon, allant et venant,
frappant du pied, contrastant avec son chef par
son agitation nerveuse.
D’ailleurs, ce mystère allait nécessairement
s’éclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance propulsive, imprima à l’hélice une rotation
plus rapide.
En ce moment, le second attira de nouveau
l’attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa
promenade et dirigea sa lunette vers le point
indiqué. Il l’observa longtemps. De mon côté,
très-sérieusement intrigué, je descendis au salon,
441
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et j’en rapportai une excellente longue-vue dont
je me servais ordinairement. Puis, l’appuyant sur
la cage du fanal qui formait saillie à l’avant de la
plate-forme, je me disposai à parcourir toute la
ligne du ciel et de la mer.
Mais, mon oeil ne s’était pas encore appliqué
à l’oculaire, que l’instrument me fut vivement arraché des mains.
Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son oeil, brillant d’un
feu sombre, se dérobait sous son sourcil froncé. Ses dents se découvraient à demi. Son corps
raide, ses poings fermés, sa tête retirée entre les
épaules, témoignaient de la haine violente que
respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas.
Ma lunette, tombée de sa main, avait roulé à ses
pieds.
Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer
cette attitude de colère ? S’imaginait-il, cet in442
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
compréhensible personnage, que j’avais surpris
quelque secret interdit aux hôtes du Nautilus ?
Non ! cette haine, je n’en étais pas l’objet, car
il ne me regardait pas, et son oeil restait obstinément fixé sur l’impénétrable point de l’horizon.
Enfin, le capitaine Nemo redevint maître de
lui. Sa physionomie, si profondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son second
quelques mots en langue étrangère, puis il se retourna vers moi.
« Monsieur Aronnax, me dit-il d’un ton assez
impérieux, je réclame de vous l’observation de
l’un des engagements qui vous lient à moi.
– De quoi s’agit-il, capitaine ?
– Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu’au moment où je jugerai
convenable de vous rendre la liberté.
443
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Vous êtes le maître, lui répondis-je, en le regardant fixement. Mais puis-je vous adresser une
question ?
– Aucune, monsieur. »
Sur ce mot, je n’avais pas à discuter, mais à
obéir, puisque toute résistance eût été impossible.
Je descendis à la cabine qu’occupaient Ned
Land et Conseil, et je leur fis part de la détermination du capitaine. Je laisse à penser comment
cette communication fut reçue par le Canadien.
D’ailleurs, le temps manqua à toute explication.
Quatre hommes de l’équipage attendaient à la
porte, et ils nous conduisirent à cette cellule où
nous avions passé notre première nuit à bord du
Nautilus.
Ned Land voulut réclamer, mais la porte se
ferma sur lui pour toute réponse.
444
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? »
me demanda Conseil.
Je racontai à mes compagnons ce qui s’était
passé. Ils furent aussi étonnés que moi, mais aussi peu avancés.
Cependant, j’étais plongé dans un abîme de
réflexions, et l’étrange appréhension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas ma
pensée. J’étais incapable d’accoupler deux idées
logiques, et je me perdais dans les plus absurdes
hypothèses, quand je fus tiré de ma contention
d’esprit par ces paroles de Ned Land :
« Tiens ! le déjeuner est servi ! »
En effet, la table était préparée. Il était évident
que le capitaine Nemo avait donné cet ordre en
même temps qu’il faisait hâter la marche du Nautilus.
« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une
445
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
recommandation ? me demanda Conseil.
– Oui, mon garçon, répondis-je.
– Eh bien ! que monsieur déjeune. C’est prudent, car nous ne savons ce qui peut arriver.
– Tu as raison, Conseil.
– Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous
a donné que le menu du bord.
– Ami Ned, répliqua Conseil, que diriez-vous
donc, si le déjeuner avait manqué totalement ! »
Cette raison coupa net aux récriminations du
harponneur.
Nous nous mîmes à table. Le repas se fit assez silencieusement. Je mangeai peu. Conseil «
se força », toujours par prudence, et Ned Land,
quoi qu’il en eût, ne perdit pas un coup de dent.
Puis, le déjeuner terminé, chacun de nous s’acco446
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ta dans son coin.
En ce moment, le globe lumineux qui éclairait
la cellule s’éteignit et nous laissa dans une obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à s’endormir, et, ce qui m’étonna, Conseil se laissa aller
aussi à un lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin de sommeil, quand je sentis mon
cerveau s’imprégner d’une épaisse torpeur. Mes
yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermèrent
malgré moi. J’étais en proie à une hallucination
douloureuse. Évidemment, des substances soporifiques avaient été mêlées aux aliments que
nous venions de prendre ! Ce n’était donc pas assez de la prison pour nous dérober les projets du
capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !
J’entendis alors les panneaux se refermer. Les
ondulations de la mer qui provoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautilus
avait-il donc quitté la surface de l’Océan ? Était-il
rentré dans la couche immobile des eaux ?
447
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s’affaiblit. Je sentis un froid
mortel glacer mes membres alourdis et comme
paralysés. Mes paupières, véritables calottes de
plomb, tombèrent sur mes yeux. Je ne pus les
soulever. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations, s’empara de tout mon être. Puis, les visions disparurent, et me laissèrent dans un complet anéantissement.
XXIV
Le royaume du corail
Le lendemain, je me réveillai la tête singulièrement dégagée. À ma grande surprise, j’étais
dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute,
avaient été réintégrés dans leur cabine, sans
qu’ils s’en fussent aperçus plus que moi. Ce qui
s’était passé pendant cette nuit, ils l’ignoraient
comme je l’ignorais moi-même, et pour dévoiler
ce mystère, je ne comptais que sur les hasards de
l’avenir.
448
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je songeai alors à quitter ma chambre. Étaisje encore une fois libre ou prisonnier ? Libre entièrement. J’ouvris la porte, je pris par les coursives, je montai l’escalier central. Les panneaux,
fermés la veille, étaient ouverts. J’arrivai sur la
plate-forme.
Ned Land et Conseil m’y attendaient. Je les
interrogeai. Ils ne savaient rien. Endormis d’un
sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ils avaient été très-surpris de se retrouver
dans leur cabine.
Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et
mystérieux comme toujours. Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. Rien ne
semblait changé à bord.
Ned Land, de ses yeux pénétrants, observa la
mer. Elle était déserte. Le Canadien ne signala
rien de nouveau à l’horizon, ni voile, ni terre. Une
brise d’ouest soufflait bruyamment, et de longues
449
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
lames, échevelées par le vent, imprimaient à l’appareil un très-sensible roulis.
Le Nautilus, après avoir renouvelé son air, se
maintint à une profondeur moyenne de quinze
mètres, de manière à pouvoir revenir promptement à la surface des flots. Opération qui, contre
l’habitude, fut pratiquée plusieurs fois, pendant
cette journée du 19 janvier. Le second montait
alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumée
retentissait à l’intérieur du navire.
Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des
gens du bord, je ne vis que l’impassible stewart,
qui me servit avec son exactitude et son mutisme
ordinaires.
Vers deux heures, j’étais au salon, occupé à
classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la
porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut
presque imperceptible, sans m’adresser la parole. Je me remis à mon travail, espérant qu’il me
donnerait peut-être des explications sur les évé450
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nements qui avaient marqué la nuit précédente.
Il n’en fit rien. Je le regardai. Sa figure me parut
fatiguée ; ses yeux rougis n’avaient pas été rafraîchis par le sommeil ; sa physionomie exprimait
une tristesse profonde, un réel chagrin. Il allait
et venait, s’asseyait et se relevait, prenait un livre
au hasard, l’abandonnait aussitôt, consultait ses
instruments sans prendre ses notes habituelles,
et semblait ne pouvoir tenir un instant en place.
Enfin, il vint vers moi et me dit :
« Êtes-vous médecin, monsieur Aronnax ? »
Je m’attendais si peu à cette demande, que je
le regardai quelque temps sans répondre.
« Êtes-vous médecin ? répéta-t-il. Plusieurs de
vos collègues ont fait leurs études de médecine,
Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.
– En effet, dis-je, je suis docteur et interne des
hôpitaux. J’ai pratiqué pendant plusieurs années
451
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
avant d’entrer au Muséum.
– Bien, monsieur. »
Ma réponse avait évidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sachant où il en voulait
venir, j’attendis de nouvelles questions, me réservant de répondre suivant les circonstances.
« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine,
consentiriez-vous à donner vos soins à l’un de
mes hommes ?
– Vous avez un malade ?
– Oui.
– Je suis prêt à vous suivre.
– Venez. »
J’avouerai que mon coeur battait. Je ne sais
pourquoi je voyais une certaine connexité entre
452
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cette maladie d’un homme de l’équipage et les
événements de la veille, et ce mystère me préoccupait au moins autant que le malade.
Le capitaine Nemo me conduisit à l’arrière du
Nautilus, et me fit entrer dans une cabine située
près du poste des matelots.
Là, sur un lit, reposait un homme d’une quarantaine d’années, à figure énergique, vrai type
de l’Anglo-Saxon.
Je me penchai sur lui. Ce n’était pas seulement
un malade, c’était un blessé. Sa tête, emmaillotée
de linges sanglants, reposait sur un double oreiller. Je détachai ces linges, et le blessé, regardant
de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sans
proférer une seule plainte.
La blessure était horrible. Le crâne, fracassé
par un instrument contondant, montrait la cervelle à nu, et la substance cérébrale avait subi une
attrition profonde. Des caillots sanguins s’étaient
453
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
formés dans la masse diffluente, qui affectait une
couleur lie de vin. Il y avait eu à la fois contusion et commotion du cerveau. La respiration
du malade était lente, et quelques mouvements
spasmodiques des muscles agitaient sa face. La
phlegmasie cérébrale était complète et entraînait
la paralysie du sentiment et du mouvement.
Je pris le pouls du blessé. Il était intermittent.
Les extrémités du corps se refroidissaient déjà,
et je vis que la mort s’approchait, sans qu’il me
parût possible de l’enrayer. Après avoir pansé ce
malheureux, je rajustai les linges de sa tête, et je
me retournai vers le capitaine Nemo.
« D’où vient cette blessure ? Lui demandai-je.
– Qu’importe ! répondit évasivement le capitaine. Un choc du Nautilus a brisé un des leviers
de la machine, qui a frappé cet homme. Mais
votre avis sur son état ? »
J’hésitais à me prononcer.
454
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet
homme n’entend pas le français. »
Je regardai une dernière fois le blessé, puis je
répondis :
« Cet homme sera mort dans deux heures.
– Rien ne peut le sauver ?
– Rien. »
La main du capitaine Nemo se crispa, et
quelques larmes glissèrent de ses yeux, que je ne
croyais pas faits pour pleurer.
Pendant quelques instants, j’observai encore
ce mourant dont la vie se retirait peu à peu. Sa
pâleur s’accroissait encore sous l’éclat électrique
qui baignait son lit de mort. Je regardais sa tête
intelligente, sillonnée de rides prématurées, que
le malheur, la misère peut-être, avaient creusées
455
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
depuis longtemps. Je cherchais à surprendre le
secret de sa vie dans les dernières paroles échappées à ses lèvres !
« Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax », me dit le capitaine Nemo.
Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai ma chambre, très-ému de
cette scène, Pendant toute la journée, je fus agité de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis
mal, et, entre mes songes fréquemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et
comme une psalmodie funèbre. Était-ce la prière
des morts, murmurée dans cette langue que je ne
savais comprendre ?
Le lendemain matin, je montai sur le pont.
Le capitaine Nemo m’y avait précédé. Dès qu’il
m’aperçut, il vint à moi.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous
conviendrait-il de faire aujourd’hui une excur456
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sion sous-marine ?
– Avec mes compagnons ? demandai-je.
– Si cela leur plaît.
– Nous sommes à vos ordres, capitaine.
– Veuillez donc aller revêtir vos scaphandres.
»
Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Land et Conseil. Je leur
fis connaître la proposition du capitaine Nemo.
Conseil s’empressa d’accepter, et, cette fois, le Canadien se montra très-disposé à nous suivre.
Il était huit heures du matin. À huit heures et
demie, nous étions vêtus pour cette nouvelle promenade, et munis des deux appareils d’éclairage
et de respiration. La double porte fut ouverte, et,
accompagnés du capitaine Nemo que suivaient
une douzaine d’hommes de l’équipage, nous pre457
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nions pied à une profondeur de dix mètres sur le
sol ferme où reposait le Nautilus.
Une légère pente aboutissait à un fond accidenté, par quinze brasses de profondeur environ. Ce fond différait complètement de celui que
j’avais visité pendant ma première excursion
sous les eaux de l’Océan Pacifique. Ici, point de
sable fin, point de prairies sous-marines, nulle
forêt pélagienne. Je reconnus immédiatement
cette région merveilleuse dont, ce jour-là, le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C’était le
royaume du corail.
Dans l’embranchement des zoophytes et dans
la classe des alcyonnaires, on remarque l’ordre
des gorgonaires qui renferme les trois groupes des
gorgoniens, des isidiens et des coralliens. C’est à
ce dernier qu’appartient le corail, curieuse substance qui fut tour à tour classée dans les règnes
minéral, végétal et animal. Remède chez les anciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement
en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea
458
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
définitivement dans le règne animal.
Le corail est un ensemble d’animalcules, réunis sur un polypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un générateur unique qui
les a produits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence propre, tout en participant
à la vie commune. C’est donc une sorte de socialisme naturel. Je connaissais les derniers travaux
faits sur ce bizarre zoophyte, qui se minéralise
tout en s’arborisant, suivant la très-juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait être
plus intéressant pour moi que de visiter l’une de
ces forêts pétrifiées que la nature a plantées au
fond des mers.
Les appareils Rumhkorff furent mis en activité, et nous suivîmes un banc de corail en voie
de formation, qui, le temps aidant, fermera un
jour cette portion de l’océan indien. La route
était bordée d’inextricables buissons formés par
l’enchevêtrement d’arbrisseaux que couvraient
de petites fleurs étoilées à rayons blancs. Seule459
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment, à l’inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixées aux rochers du sol, se dirigeaient
toutes de haut en bas.
La lumière produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de ces ramures si
vivement colorées. Il me semblait voir ces tubes
membraneux et cylindriques trembler sous l’ondulation des eaux. J’étais tenté de cueillir leurs
fraîches corolles ornées de délicats tentacules,
les unes nouvellement épanouies, les autres naissant à peine, pendant que de légers poissons, aux
rapides nageoires, les effleuraient en passant
comme des volées d’oiseaux. Mais, si ma main
s’approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animées, aussitôt l’alerte se mettait dans
la colonie. Les corolles blanches rentraient dans
leurs étuis rouges, les fleurs s’évanouissaient
sous mes regards, et le buisson se changeait en
un bloc de mamelons pierreux.
Le hasard m’avait mis là en présence des plus
précieux échantillons de ce zoophyte. Ce corail
460
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
valait celui qui se pêche dans la Méditerranée,
sur les côtes de France, d’Italie et de Barbarie. Il
justifiait par ses tons vifs ces noms poétiques de
fleur de sang et d’écume de sang que le commerce
donne à ses plus beaux produits. Le corail se vend
jusqu’à cinq cents francs le kilogramme, et en cet
endroit, les couches liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette précieuse matière, souvent mélangée avec d’autres
polypiers, formait alors des ensembles compacts
et inextricables appelés « macciota », et sur lesquels je remarquai d’admirables spécimens de
corail rose.
Mais bientôt les buissons se resserrèrent, les
arborisations grandirent. De véritables taillis pétrifiés et de longues travées d’une architecture
fantaisiste s’ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo s’engagea sous une obscure galerie
dont la pente douce nous conduisit à une profondeur de cent mètres. La lumière de nos serpentins
produisait parfois des effets magiques, en s’accrochant aux rugueuses aspérités de ces arceaux
461
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
naturels et aux pendentifs disposés comme des
lustres, qu’elle piquait de pointes de feu. Entre
les arbrisseaux coralliens, j’observai d’autres
polypes non moins curieux, des mélites, des
iris aux ramifications articulées, puis quelques
touffes de corallines, les unes vertes, les autres
rouges, véritables algues encroûtées dans leurs
sels calcaires, que les naturalistes, après longues
discussions, ont définitivement rangées dans le
règne végétal. Mais, suivant la remarque d’un
penseur, « c’est peut-être là le point réel où la vie
obscurément se soulève du sommeil de pierre,
sans se détacher encore de ce rude point de départ ».
Enfin, après deux heures de marche, nous
avions atteint une profondeur de trois cents
mètres environ, c’est-à-dire la limite extrême sur
laquelle le corail commence à se former. Mais
là, ce n’était plus le buisson isolé, ni le modeste
taillis de basse futaie. C’était la forêt immense,
les grandes végétations minérales, les énormes
arbres pétrifiés, réunis par des guirlandes d’élé462
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
gantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes
parées de nuances et de reflets. Nous passions
librement sous leur haute ramure perdue dans
l’ombre des flots, tandis qu’à nos pieds, les tubipores, les méandrines, les astrées, les fongies, les
cariophylles, formaient un tapis de fleurs, semé
de gemmes éblouissantes.
Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne
pouvions-nous communiquer nos sensations
! Pourquoi étions-nous emprisonnés sous ce
masque de métal et de verre ! Pourquoi les paroles nous étaient-elles interdites de l’un à l’autre
! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces
poissons qui peuplent le liquide élément, ou plutôt encore de celle de ces amphibies qui, pendant
de longues heures, peuvent parcourir, au gré de
leur caprice, le double domaine de la terre et des
eaux !
Cependant, le capitaine Nemo s’était arrêté.
Mes compagnons et moi nous suspendîmes notre
marche, et, me retournant, je vis que ses hommes
463
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
formaient un demi-cercle autour de leur chef. En
regardant avec plus d’attention, j’observai que
quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules un
objet de forme oblongue.
Nous occupions, en cet endroit. Le centre
d’une vaste clairière, entourée par les hautes arborisations de la forêt sous-marine. Nos lampes
projetaient sur cet espace une sorte de clarté
crépusculaire qui allongeait démesurément les
ombres sur le sol. À la limite de la clairière, l’obscurité redevenait profonde, et ne recueillait que
de petites étincelles retenues par les vives arêtes
du corail.
Ned Land et Conseil étaient près de moi. Nous
regardions, et il me vint à la pensée que j’allais
assister à une scène étrange, En observant le sol,
je vis qu’il était gonflé, en de certains points, par
de légères extumescences encroûtées de dépôts
calcaires, et disposées avec une régularité qui
trahissait la main de l’homme.
464
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Au milieu de la clairière, sur un piédestal de
rocs grossièrement entassés, se dressait une croix
de corail, qui étendait ses longs bras qu’on eût dit
faits d’un sang pétrifié.
Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses
hommes s’avança, et à quelques pieds de la croix,
il commença à creuser un trou avec une pioche
qu’il détacha de sa ceinture.
Je compris tout ! Cette clairière c’était un cimetière, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le
corps de l’homme mort dans la nuit ! Le capitaine
Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune, au fond de
cet inaccessible Océan !
Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce
point ! Jamais idées plus impressionnantes n’envahirent mon cerceau ! Je ne voulais pas voir ce
que voyait mes yeux !
Cependant, la tombe se creusait lentement.
465
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les poissons fuyaient çà et là leur retraite troublée. J’entendais résonner, sur le sol calcaire,
le fer du pic qui étincelait parfois en heurtant
quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou
s’allongeait, s’élargissait, et bientôt il fut assez
profond pour recevoir le corps.
Alors, les porteurs s’approchèrent. Le corps,
enveloppé dans un tissu de byssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo,
les bras croisés sur la poitrine, et tous les amis
de celui qui les avait aimés s’agenouillèrent dans
l’attitude de la prière...Mes deux compagnons et
moi, nous nous étions religieusement inclinés.
La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formèrent un léger renflement.
Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses
hommes se redressèrent ; puis, se rapprochant
de la tombe, tous fléchirent encore le genou, et
tous étendirent leur main en signe de suprême
adieu…
466
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Alors, la funèbre troupe reprit le chemin du
Nautilus, repassant sous les arceaux de la forêt,
au milieu des taillis, le long des buissons de corail, et toujours montant.
Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traînée lumineuse nous guida jusqu’au Nautilus. À
une heure, nous étions de retour.
Dès que mes vêtements furent changés, je remontai sur la plate-forme, et, en proie à une terrible obsession d’idées, j’allai m’asseoir près du
fanal.
Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et
lui dis :
« Ainsi, suivant mes prévisions, cet homme
est mort dans la nuit ?
– Oui, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo.
467
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Et il repose maintenant près de ses compagnons, dans ce cimetière de corail ?
– Oui, oubliés de tous, mais non de nous ! Nous
creusons la tombe, et les polypes se chargent d’y
sceller nos morts pour l’éternité ! »
Et cachant d’un geste brusque son visage dans
ses mains crispées, le capitaine essaya vainement
de comprimer un sanglot. Puis il ajouta :
« C’est là notre paisible cimetière, à quelques
centaines de pieds au-dessous de la surface des
flots !
– Vos morts y dorment, du moins, tranquilles,
capitaine, hors de l’atteinte des requins !
– Oui, monsieur, répondit gravement le capitaine Nemo, des requins et des hommes ! »
468
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Deuxième partie
I
L’océan Indien
Ici commence la seconde partie de ce voyage
sous les mers. La première s’est terminée sur cette
émouvante scène du cimetière de corail qui a
laissé dans mon esprit une impression profonde.
Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie
du capitaine Nemo se déroulait tout entière, et il
n’était pas jusqu’à sa tombe qu’il n’eût préparée
dans le plus impénétrable de ses abîmes. Là, pas
un des monstres de l’Océan ne viendrait troubler
le dernier sommeil de ces hôtes du Nautilus, de
ces amis, rivés les uns aux autres, dans la mort
aussi bien que dans la vie ! « Nul homme, non
plus ! » avait ajouté le capitaine.
Toujours cette même défiance, farouche, implacable, envers les sociétés humaines !
469
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Pour moi, je ne me contentais plus des hypothèses qui satisfaisaient Conseil. Ce digne garçon
persistait à ne voir dans le commandant du Nautilus qu’un de ces savants méconnus qui rendent
à l’humanité mépris pour indifférence. C’était
encore pour lui un génie incompris qui, las des
déceptions de la terre, avait dû se réfugier dans
cet inaccessible milieu où ses instincts s’exerçaient librement. Mais, à mon avis, cette hypothèse n’expliquait qu’un des côtés du capitaine
Nemo.
En effet, le mystère de cette dernière nuit
pendant laquelle nous avions été enchaînés dans
la prison et le sommeil, la précaution si violemment prise par le capitaine d’arracher de mes
yeux la lunette prête à parcourir l’horizon, la
blessure mortelle de cet homme due à un choc
inexplicable du Nautilus, tout cela me poussait
dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo
ne se contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareil servait non-seulement ses ins470
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tincts de liberté, mais peut-être aussi les intérêts
de je ne sais quelles terribles représailles.
En ce moment, rien n’est évident pour moi,
je n’entrevois encore dans ces ténèbres que des
lueurs, et je dois me borner à écrire, pour ainsi
dire, sous la dictée des événements.
D’ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo.
Il sait que s’échapper du Nautilus est impossible.
Nous ne sommes pas même prisonniers sur parole. Aucun engagement d’honneur ne nous enchaîne. Nous ne sommes que des captifs, que des
prisonniers déguisés sous le nom d’hôtes par un
semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n’a
pas renoncé à l’espoir de recouvrer sa liberté. Il
est certain qu’il profitera de la première occasion
que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans
doute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte
de regret que j’emporterai ce que la générosité du
capitaine nous aura laissé pénétrer des mystères
du Nautilus ! Car enfin, faut-il haïr cet homme
ou l’admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau
471
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
? Et puis, pour être franc, je voudrais, avant de
l’abandonner à jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les débuts
sont si magnifiques. Je voudrais avoir observé la
complète série des merveilles entassées sous les
mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul
homme n’a vu encore, quand je devrais payer de
ma vie cet insatiable besoin d’apprendre ! Qu’aije découvert jusqu’ici ? Rien, ou presque rien,
puisque nous n’avons encore parcouru que six
mille lieues à travers le Pacifique !
Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitées, et que, si quelque
chance de salut s’offre à nous, il serait cruel de
sacrifier mes compagnons à ma passion pour l’inconnu. Il faudra les suivre, peut-être même les
guider. Mais cette occasion se présentera-t-elle
jamais ? L’homme privé par la force de son libre
arbitre la désire, cette occasion, mais le savant, le
curieux, la redoute.
Ce jour-là, 21 janvier 1868, à midi, le second
472
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vint prendre la hauteur du soleil. Je montai sur la
plate-forme, j’allumai un cigare, et je suivis l’opération. Il me parut évident que cet homme ne
comprenait pas le français, car plusieurs fois je
fis à voix haute des réflexions qui auraient dû lui
arracher quelque signe involontaire d’attention,
s’il les eût comprises, mais il resta impassible et
muet.
Pendant qu’il observait au moyen du sextant,
un des matelots du Nautilus, – cet homme vigoureux qui nous avait accompagnés lors de notre
première excursion sous-marine à l’île Crespo, –
vint nettoyer les vitres du fanal. J’examinai alors
l’installation de cet appareil dont la puissance
était centuplée par des anneaux lenticulaires
disposés comme ceux des phares, et qui maintenaient sa lumière dans le plan utile. La lampe
électrique était combinée de manière à donner
tout son pouvoir éclairant. Sa lumière, en effet,
se produisait dans le vide, ce qui assurait à la fois
sa régularité et son intensité. Ce vide économisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles
473
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
se développe l’arc lumineux. Économie importante pour le capitaine Nemo, qui n’aurait pu les
renouveler aisément. Mais, dans ces conditions,
leur usure était presque insensible.
Lorsque le Nautilus se prépara à reprendre
sa marche sous-marine, je redescendis au salon.
Les panneaux se refermèrent, et la route fut donnée directement à l’ouest.
Nous sillonnions alors les flots de l’océan Indien, vaste plaine liquide d’une contenance de
cinq cent cinquante millions d’hectares, et dont
les eaux sont si transparentes qu’elles donnent
le vertige à qui se penche à leur surface. Le Nautilus y flottait généralement entre cent et deux
cents mètres de profondeur. Ce fut ainsi pendant
quelques jours. À tout autre que moi, pris d’un
immense amour de la mer, les heures eussent
sans doute paru longues et monotones ; mais ces
promenades quotidiennes sur la plate-forme où
je me retrempais dans l’air vivifiant de l’Océan,
le spectacle de ces riches eaux à travers les vitres
474
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
du salon, la lecture des livres de la bibliothèque,
la rédaction de mes mémoires, employaient tout
mon temps et ne me laissaient pas un moment de
lassitude ou d’ennui.
Notre santé à tous se maintenait dans un état
très-satisfaisant. Le régime du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bien passé des variantes que Ned Land, par
esprit de protestation, s’ingéniait à y apporter.
De plus, dans cette température constante, il n’y
avait pas même un rhume à craindre. D’ailleurs,
ce madréporaire Dendrophyllée, connu en Provence sous le nom de « Fenouil de mer », et dont
il existait une certaine réserve à bord, eût fourni
avec la chair fondante de ses polypes une pâte
excellente contre la toux.
Pendant quelques jours, nous vîmes une
grande quantité d’oiseaux aquatiques, palmipèdes, mouettes ou goélands. Quelques-uns
furent adroitement tués, et, préparés d’une certaine façon, ils fournirent un gibier d’eau très-ac475
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ceptable. Parmi les grands voiliers, emportés à
de longues distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du vol, j’aperçus
de magnifiques albatros au cri discordant comme
un braiement d’âne, oiseaux qui appartiennent
à la famille des longipennes. La famille des totipalmes était représentée par des frégates rapides
qui pêchaient prestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaétons ou paille-enqueue, entre autres, ce phaéton à brins rouges,
gros comme un pigeon, et dont le plumage blanc
est nuancé de tons roses qui font valoir la teinte
noire des ailes.
Les filets du Nautilus rapportèrent plusieurs
sortes de tortues marines, du genre caret, à dos
bombé, et dont l’écaille est très-estimée. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l’eau en fermant la soupape
charnue située à l’orifice externe de leur canal
nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu’on les
prit, dormaient encore dans leur carapace, à
l’abri des animaux marins. La chair de ces tor476
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tues était généralement médiocre, mais leurs
oeufs formaient un régal excellent.
Quant aux poissons, ils provoquaient toujours
notre admiration, quand nous surprenions à travers les panneaux ouverts les secrets de leur vie
aquatique. Je remarquai plusieurs espèces qu’il
ne m’avait pas été donné d’observer jusqu’alors.
Je citerai principalement des ostracions particuliers à la mer Rouge, à la mer des Indes et
à cette partie de l’Océan qui baigne les côtes de
l’Amérique équinoxiale. Ces poissons, comme les
tortues, les tatous, les oursins, les crustacés, sont
protégés par une cuirasse qui n’est ni crétacée,
ni pierreuse, mais véritablement osseuse. Tantôt,
elle affecte la forme d’un solide triangulaire, tantôt la forme d’un solide quadrangulaire. Parmi
les triangulaires, j’en notai quelques-uns d’une
longueur d’un demi-décimètre, d’une chair salubre, d’un goût exquis, bruns à la queue, jaunes
aux nageoires, et dont je recommande l’acclimatation même dans les eaux douces, auxquelles
477
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’ailleurs un certain nombre de poissons de mer
s’accoutument aisément. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires, surmontés sur le dos
de quatre gros tubercules : des ostracions mouchetés de points blancs sous la partie inférieure
du corps, qui s’apprivoisent comme des oiseaux
; des trigones, pourvus d’aiguillons formés par la
prolongation de leur croûte osseuse, et auxquels
leur singulier grognement a valu le surnom de «
cochons de mer » ; puis des dromadaires à grosses
bosses en forme de cône, dont la chair est dure et
coriace.
Je relève encore sur les notes quotidiennes
tenues par maître Conseil certains poissons du
genre tétrodons, particuliers à ces mers, des
spenglériens au dos rouge, à la poitrine blanche,
qui se distinguent par trois rangées longitudinales de filaments, et des électriques, longs de
sept pouces, parés des plus vives couleurs. Puis,
comme échantillons d’autres genres, des ovoïdes
semblables à un oeuf d’un brun noir, sillonnés
de bandelettes blanches et dépourvus de queue
478
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
; des diodons, véritables porcs-épics de la mer,
munis d’aiguillons et pouvant se gonfler de manière à former une pelote hérissée de dards ; des
hippocampes communs à tous les océans ; des pégases volants, à museau allongé, auxquels leurs
nageoires pectorales, très-étendues et disposées
en forme d’ailes, permettent sinon de voler, du
moins de s’élancer dans les airs ; des pigeons spatulés, dont la queue est couverte de nombreux
anneaux écailleux ; des macrognathes à longue
mâchoire, excellents poissons longs de vingtcinq centimètres et brillants des plus agréables
couleurs ; des calliomores livides, dont la tête
est rugueuse ; des myriades de blennies-sauteurs, rayés de noir, aux longues nageoires pectorales, glissant à la surface des eaux avec une
prodigieuse vélocité ; de délicieux vélifères, qui
peuvent hisser leurs nageoires comme autant de
voiles déployées aux courants favorables ; des
kurtes splendides, auxquels la nature a prodigué le jaune, le bleu céleste, l’argent et l’or ; des
trichoptères, dont les ailes sont formées de filaments ; des cottes, toujours maculées de limon,
479
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
qui produisent un certain bruissement ; des trygles, dont le foie est considéré comme poison ;
des bodians, qui portent sur les yeux une oeillère
mobile ; enfin des soufflets, au museau long et
tubuleux, véritables gobe-mouches de l’Océan,
armés d’un fusil que n’ont prévu ni les Chassepot
ni les Remington, et qui tuent les insectes en les
frappant d’une simple goutte d’eau.
Dans le quatre-vingt-neuvième genre des
poissons classés par Lacépède, qui appartient à la
seconde sous-classe des osseux, caractérisés par
un opercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpène, dont la tête est garnie d’aiguillons et qui ne possède qu’une seule nageoire
dorsale ; ces animaux sont revêtus ou privés de
petites écailles, suivant le sous-genre auquel ils
appartiennent. Le second sous-genre nous donna des échantillons de dydactyles longs de trois
à quatre décimètres, rayés de jaune, mais dont
la tête est d’un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plusieurs spécimens
de ce poisson bizarre justement surnommé «
480
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
crapaud de mer », poisson à tête grande, tantôt
creusée de sinus profonds, tantôt boursouflée de
protubérances ; hérissé d’aiguillons et parsemé
de tubercules, il porte des cornes irrégulières et
hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de
callosités ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est répugnant et horrible.
Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha à
raison de deux cent cinquante lieues par vingtquatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou
vingt-deux milles à l’heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses variétés de poissons,
c’est que ceux-ci, attirés par l’éclat électrique,
cherchaient à nous accompagner ; la plupart,
distancés par cette vitesse, restaient bientôt en
arrière ; quelques-uns cependant parvenaient à
se maintenir pendant un certain temps dans les
eaux du Nautilus.
Le 24 au matin, par 12°5’ de latitude sud et
94°33’ de longitude, nous eûmes connaissance de
l’île Keeling, soulèvement madréporique planté
481
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de magnifiques cocos, et qui fut visitée par M.
Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea à peu de distance les accores de cette île
déserte. Ses dragues rapportèrent de nombreux
échantillons de polypes et d’échinodermes, et
des tests curieux de l’embranchement des mollusques. Quelques précieux produits de l’espèce
des dauphinules accrurent les trésors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astrée punctifère, sorte de polypier parasite souvent fixé sur
une coquille.
Bientôt l’île Keeling disparut sous l’horizon, et
la route fut donnée au nord-ouest vers la pointe
de la péninsule indienne.
« Des terres civilisées, me dit ce jour-là Ned
Land. Cela vaudra mieux que ces îles de la Papouasie, où l’on rencontre plus de sauvages que
de chevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur
le professeur, il y a des routes, des chemins de fer,
des villes anglaises, françaises et indoues. On ne
ferait pas cinq milles sans y rencontrer un com482
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
patriote. Hein ! est-ce que le moment n’est pas
venu de brûler la politesse au capitaine Nemo ?
– Non. Ned, non, répondis-je d’un ton très-déterminé. Laissons courir, comme vous dites, vous
autres marins. Le Nautilus se rapproche des continents habités. Il revient vers l’Europe, qu’il nous
y conduise. Une fois arrivés dans nos mers, nous
verrons ce que la prudence nous conseillera de
tenter. D’ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permette d’aller chasser sur les
côtes du Malabar ou de Coromandel comme dans
les forêts de la Nouvelle-Guinée.
– Eh bien ! monsieur, ne peut-on se passer de
sa permission ? »
Je ne répondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j’avais à coeur d’épuiser jusqu’au bout les hasards de la destinée qui
m’avait jeté à bord du Nautilus.
À partir de l’île Keeling, notre marche se ralen483
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tit généralement. Elle fut aussi plus capricieuse et
nous entraîna souvent à de grandes profondeurs.
On fit plusieurs fois usage des plans inclinés que
des leviers intérieurs pouvaient placer obliquement à la ligne de flottaison. Nous allâmes ainsi jusqu’à deux et trois kilomètres, mais sans jamais avoir vérifié les grands fonds de cette mer
indienne que des sondes de treize mille mètres
n’ont pas pu atteindre. Quant à la température
des basses couches, le thermomètre indiqua toujours invariablement quatre degrés au-dessus de
zéro. J’observai seulement que, dans les nappes
supérieures, l’eau était toujours plus froide sur
les hauts fonds qu’en pleine mer.
Le 25 janvier, l’Océan étant absolument désert, le Nautilus passa la journée à sa surface, battant les flots de sa puissante hélice et les faisant
rejaillir à une grande hauteur. Comment, dans
ces conditions, ne l’eût-on pas pris pour un cétacé gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette
journée sur la plate-forme. Je regardais la mer.
Rien à l’horizon, si ce n’est, vers quatre heures
484
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
du soir, un long steamer qui courait dans l’ouest
à contre-bord. Sa mâture fut visible un instant,
mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras
sur l’eau. Je pensai que ce bateau à vapeur appartenait à la ligne péninsulaire et orientale qui
fait le service de l’île de Ceyland à Sydney, en touchant à la pointe du roi George et à Melbourne.
À cinq heures du soir, avant ce rapide crépuscule qui lie le jour à la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nous fûmes émerveillés par
un curieux spectacle.
Il est un charmant animal dont la rencontre,
suivant les anciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien, avaient
étudié ses goûts et épuisé à son égard toute la
poétique des savants de la Grèce et de l’Italie.
Ils l’appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la
science moderne n’a pas ratifié leur appellation,
et ce mollusque est maintenant connu sous le
nom d’Argonaute.
485
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Qui eût consulté Conseil eût appris de ce brave
garçon que l’embranchement des mollusques se
divise en cinq classes ; que la première classe, celle
des céphalopodes dont, les sujets sont tantôt nus,
tantôt testacés, comprend deux familles, celles
des dibranchiaux et des tétrabranchiaux, qui se
distinguent par le nombre de leurs branches ;
que la famille des dibranchiaux renferme trois
genres, l’argonaute, le calmar et la seiche, et que la
famille des tétrabranchiaux n’en contient qu’un
seul, le nautile. Si après cette nomenclature, un
esprit rebelle eût confondu l’argonaute, qui est
acétabulifère, c’est-à-dire porteur de ventouses,
avec le nautile, qui est tentaculifère, c’est-à-dire
porteur de tentacules, il aurait été sans excuse.
Or, c’était une troupe de ces argonautes qui
voyageait alors à la surface de l’Océan. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient à l’espèce des argonautes tuberculés qui
est spéciale aux mers de l’Inde.
Ces gracieux mollusques se mouvaient à re486
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
culons au moyen de leur tube locomoteur en
chassant par ce tube l’eau qu’ils avaient aspirée.
De leurs huit tentacules, six, allongés et amincis,
flottaient sur l’eau, tandis que les deux autres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme
une voile légère. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulée que Cuvier compare justement à une élégante chaloupe. Véritable bateau en effet. Il transporte l’animal qui
l’a sécrété, sans que l’animal y adhère.
« L’argonaute est libre de quitter sa coquille,
dis-je à Conseil, mais il ne la quitte jamais.
– Ainsi fait le capitaine Nemo, répondit judicieusement Conseil. C’est pourquoi il eût mieux
fait d’appeler son navire l’Argonaute. »
Pendant une heure environ. Le Nautilus flotta
au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je
ne sais quel effroi les prit soudain. Comme à un
signal, toutes les voiles furent subitement amenées ; les bras se replièrent, les corps se contrac487
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tèrent. Les coquilles se renversant changèrent
leur centre de gravité, et toute la flottille disparut
sous les flots. Ce fut instantané, et jamais navires
d’une escadre ne manoeuvrèrent avec plus d’ensemble.
En ce moment, la nuit tomba subitement, et
les lames, à peine soulevées par la brise, s’allongèrent paisiblement sous les précintes du Nautilus.
Le lendemain, 26 janvier, nous coupions
l’Équateur sur le quatre-vingt-deuxième méridien, et nous rentrions dans l’hémisphère boréal.
Pendant cette journée, une formidable troupe
de squales nous fit cortège. Terribles animaux
qui pullulent dans ces mers et les rendent fort
dangereuses. C’étaient des squales philipps au
dos brun et au ventre blanchâtre armés de onze
rangées de dents, des squales oeillés dont le cou
est marqué d’une grande tâche noire cerclée de
blanc qui ressemble à un oeil, des squales isabelle
488
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à museau arrondi et semé de points obscurs.
Souvent, ces puissants animaux se précipitaient
contre la vitre du salon avec une violence peu
rassurante. Ned Land ne se possédait plus alors.
Il voulait remonter à la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales émissoles dont la gueule est pavée de dents disposées
comme une mosaïque, et de grands squales tigrés,
longs de cinq mètres, qui le provoquaient avec
une insistance toute particulière. Mais bientôt le
Nautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement
en arrière les plus rapides de ces requins.
Le 27 janvier, à l’ouvert du vaste golfe du
Bengale, nous rencontrâmes à plusieurs reprises,
spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient à
la surface des flots. C’étaient les morts des villes
indiennes, charriés par le Gange jusqu’à la haute
mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs
du pays, n’avaient pas achevé de dévorer. Mais
les squales ne manquaient pas pour les aider
dans leur funèbre besogne.
489
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Vers sept heures du soir, le Nautilus à demi-immergé navigua au milieu d’une mer de
lait. À perte de vue l’Océan semblait être lactifié.
Était-ce l’effet des rayons lunaires ? Non, car la
lune, ayant deux jours à peine, était encore perdue au-dessous de l’horizon dans les rayons du
soleil. Tout le ciel, quoique éclairé par le rayonnement sidéral, semblait noir par contraste avec
la blancheur des eaux.
Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il
m’interrogeait sur les causes de ce singulier phénomène. Heureusement, j’étais en mesure de lui
répondre.
« C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui
dis-je, vaste étendue de flots blancs qui se voit
fréquemment sur les côtes d’Amboine et dans ces
parages.
– Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il
m’apprendre quelle cause produit un pareil effet, car cette eau ne s’est pas changée en lait, je
490
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
suppose !
– Non, mon garçon, et cette blancheur qui te
surprend n’est due qu’à la présence de myriades
de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux, d’un aspect gélatineux et incolore, de l’épaisseur d’un cheveu, et dont la longueur ne dépasse
pas un cinquième de millimètre. Quelques-unes
de ces bestioles adhèrent entre elles pendant l’espace de plusieurs lieues.
– Plusieurs lieues ! s’écria Conseil.
– Oui, mon garçon, et ne cherche pas à supputer le nombre de ces infusoires ! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains
navigateurs ont flotté sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. »
Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut se plonger dans des réflexions profondes, cherchant sans doute à évaluer combien quarante milles carrés contiennent
491
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de cinquièmes de millimètres. Pour moi, je continuai d’observer le phénomène. Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de son éperon
ces flots blanchâtres, et je remarquai qu’il glissait
sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s’il
eût flotté dans ces remous d’écume que les courants et les contre-courants des baies laissaient
quelquefois entre eux.
Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte
ordinaire, mais derrière nous, jusqu’aux limites
de l’horizon. Le ciel, réfléchissant la blancheur
des flots, sembla longtemps imprégné des vagues
lueurs d’une aurore boréale.
II
Une nouvelle proposition du capitaine Nemo
Le 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi
à la surface de la mer, par 9°4’ de latitude nord,
il se trouvait en vue d’une terre qui lui restait à
huit milles dans l’ouest. J’observai tout d’abord
492
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
une agglomération de montagnes, hautes de
deux mille pieds environ, dont les formes se modelaient très-capricieusement. Le point terminé,
je rentrai dans le salon, et lorsque le relèvement
eut été reporté sur la carte, je reconnus que nous
étions en présence de l’île de Ceylan, cette perle
qui pend au lobe inférieur de la péninsule indienne.
J’allai chercher dans la bibliothèque quelque
livre relatif à cette île, l’une des plus fertiles du
globe. Je trouvai précisément un volume de Sirr
H. C., esq., intitulé Ceylan and the Cingalese. Rentré au salon, je notai d’abord les relèvements de
Ceyland, à laquelle l’antiquité avait prodigué tant
de noms divers. Sa situation était entre 5°55’et
9°49’ de latitude nord, et entre 79°42’et 82°4’ de
longitude à l’est du méridien de Greenwich ; sa
longueur, deux cent soixante-quinze milles ; sa
largeur maximum, cent cinquante milles ; sa circonférence, neuf cents milles ; sa superficie, vingtquatre mille quatre cent quarante-huit milles,
c’est-à-dire un peu inférieure à celle de l’Irlande.
493
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le capitaine Nemo et son second parurent en
ce moment.
Le capitaine jeta un coup d’oeil sur la carte.
Puis, se retournant vers moi :
« L’île de Ceylan, dit-il, une terre célèbre par
ses pêcheries de perles. Vous serait-il agréable,
monsieur Aronnax, de visiter l’une de ses pêcheries ?
– Sans aucun doute, capitaine.
– Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous
voyons les pêcheries, nous ne verrons pas les pêcheurs. L’exploitation annuelle n’est pas encore
commencée. N’importe. Je vais donner l’ordre
de rallier le golfe de Manaar, où nous arriverons
dans la nuit. »
Le capitaine dit quelques mots à son second
qui sortit aussitôt. Bientôt le Nautilus rentra dans
494
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
son liquide élément, et le manomètre indiqua
qu’il s’y tenait à une profondeur de trente pieds.
La carte sous les yeux, je cherchai alors ce
golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuvième
parallèle, sur la côte nord-ouest de Ceylan. Il était
formé par une ligne allongée de la petite île Manaar. Pour l’atteindre, il fallait remonter tout le
rivage occidental de Ceylan.
« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pêche des perles dans le golfe du
Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de
Chine et du Japon, dans les mers du sud de l’Amérique, au golfe de Panama, au golfe de Californie
; mais c’est à Ceylan que cette pêche obtient les
plus beaux résultats. Nous arrivons un peu tôt,
sans doute. Les pêcheurs ne se rassemblent que
pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et
là, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux
se livrent à cette lucrative exploitation des trésors de la mer. Chaque bateau est monté par dix
rameurs et par dix pêcheurs. Ceux-ci, divisés en
495
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
deux groupes, plongent alternativement et descendent à une profondeur de douze mètres au
moyen d’une lourde pierre qu’ils saisissent entre
leurs pieds et qu’une corde rattache au bateau.
– Ainsi, dis-je, c’est toujours ce moyen primitif
qui est encore en usage ?
– Toujours, me répondit le capitaine Nemo,
bien que ces pêcheries appartiennent au peuple
le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels le traité d’Amiens les a cédées en 1802.
– Il me semble, cependant, que le scaphandre,
tel que vous l’employez, rendrait de grands services dans une telle opération.
– Oui, car ces pauvres pêcheurs ne peuvent
demeurer longtemps sous l’eau. L’Anglais Perceval, dans son voyage à Ceylan, parle bien d’un
Cafre qui restait cinq minutes sans remonter à
la surface, mais le fait me paraît peu croyable.
Je sais que quelques plongeurs vont jusqu’à cin496
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quante-sept secondes, et de très-habiles jusqu’à
quatre-vingt-sept ; toutefois ils sont rares, et, revenus à bord, ces malheureux rendent par le nez
et les oreilles de l’eau teintée de sang. Je crois que
la moyenne de temps que les pêcheurs peuvent
supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hâtent d’entasser dans un petit filet
toutes les huîtres perlières qu’ils arrachent ; mais,
généralement, ces pêcheurs ne vivent pas vieux ;
leur vue s’affaiblit ; des ulcérations se déclarent à
leurs yeux ; des plaies se forment sur leur corps,
et souvent même ils sont frappés d’apoplexie au
fond de la mer.
– Oui, dis-je, c’est un triste métier, et qui ne sert
qu’à la satisfaction de quelques caprices. Mais,
dites-moi, capitaine, quelle quantité d’huîtres
peut pêcher un bateau dans sa journée ?
– Quarante à cinquante mille environ. On
dit même qu’en 1814, le gouvernement anglais
ayant fait pêcher pour son propre compte, ses
plongeurs, dans vingt journées de travail, rap497
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
portèrent soixante-seize millions d’huîtres.
– Au moins, demandai-je, ces pêcheurs sontils suffisamment rétribués ?
– À peine, monsieur le professeur. À Panama,
ils ne gagnent qu’un dollar par semaine. Le plus
souvent, ils ont un sol par huître qui renferme
une perle, et combien en ramènent-ils qui n’en
contiennent pas !
– Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent
leurs maîtres ! C’est odieux.
– Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque
pêcheur hâtif s’y trouve déjà, eh bien, nous le
verrons opérer.
– C’est convenu, capitaine.
– À propos, monsieur Aronnax, vous n’avez
498
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pas peur des requins ?
– Des requins ? » m’écriai-je.
Cette question me parut, pour le moins,
très-oiseuse.
« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.
– Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis
pas encore très-familiarisé avec ce genre de poissons.
– Nous y sommes habitués, nous autres, répliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous
vous y ferez. D’ailleurs, nous serons armés, et,
chemin faisant, nous pourrons peut-être chasser
quelque squale. C’est une chasse intéressante.
Ainsi donc, à demain, monsieur le professeur, et
de grand matin. »
Cela dit d’un ton dégagé, le capitaine Nemo
quitta le salon.
499
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
On vous inviterait à chasser l’ours dans les
montagnes de la Suisse, que vous diriez : « Trèsbien ! demain nous irons chasser l’ours. » On
vous inviterait à chasser le lion dans les plaines
de l’Atlas, ou le tigre dans les jungles de l’Inde,
que vous diriez : « Ah ! ah ! il paraît que nous
allons chasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous
inviterait à chasser le requin dans son élément
naturel, que vous demanderiez peut-être à réfléchir avant d’accepter cette invitation.
Pour moi, je passai ma main sur mon front où
perlaient quelques gouttes de sueur froide.
« Réfléchissons, me dis-je, et prenons notre
temps. Chasser des loutres dans les forêts
sous-marines, comme nous l’avons fait dans les
forêts de l’île Crespo, passe encore. Mais courir le
fond des mers, quand on est à peu près certain d’y
rencontrer des squales, c’est autre chose ! Je sais
bien que dans certains pays, aux îles Andamènes
particulièrement, les nègres n’hésitent pas à at500
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
taquer le requin, un poignard dans une main et
un lacet dans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants ! D’ailleurs, je
ne suis pas un nègre, et quand je serais un nègre,
je crois que, dans ce cas, une légère hésitation de
ma part ne serait pas déplacée. »
Et me voilà rêvant de requins, songeant à ces
vastes mâchoires armées de multiples rangées de
dents, et capables de couper un homme en deux.
Je me sentais déjà une certaine douleur autour
des reins. Puis, je ne pouvais digérer le sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette déplorable invitation ! N’eût-on pas dit qu’il s’agissait
d’aller traquer sous bois quelque renard inoffensif ?
« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra
venir, et cela me dispensera d’accompagner le
capitaine. »
Quant à Ned Land, j’avoue que je ne me sen501
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tais pas aussi sûr de sa sagesse. Un péril, si grand
qu’il fût, avait toujours un attrait pour sa nature
batailleuse.
Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je
le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les
lignes, des mâchoires formidablement ouvertes.
En ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l’air tranquille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.
« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre
capitaine Nemo, – que le diable emporte ! – vient
de nous faire une très-aimable proposition.
– Ah ! dis-je, vous savez…
– N’en déplaise à monsieur, répondit Conseil,
le commandant du Nautilus nous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, les
magnifiques pêcheries de Ceyland. Il l’a fait en
termes excellents et s’est conduit en véritable
502
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
gentleman.
– Il ne vous a rien dit de plus ?
– Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce
n’est qu’il vous avait parlé de cette petite promenade.
– En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun
détail sur…
– Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous
accompagnerez, n’est-il pas vrai ?
– Moi...sans doute ! Je vois que vous y prenez
goût, maître Land.
– Oui ! c’est curieux, très-curieux.
– Dangereux peut-être ! ajoutai-je d’un ton insinuant.
– Dangereux, répondit Ned Land, une simple
503
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
excursion sur un banc d’huîtres ! »
Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d’éveiller l’idée de requins dans l’esprit de
mes compagnons. Moi, je les regardais d’un oeil
troublé, et comme s’il leur manquait déjà quelque
membre. Devais-je les prévenir ? Oui, sans doute,
mais je ne savais trop comment m’y prendre.
« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des détails sur la pêche des
perles ?
– Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur
les incidents qui…
– Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de
s’engager sur le terrain, il est bon de le connaître.
– Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais
vous apprendre tout ce que l’Anglais Sirr vient
de m’apprendre à moi-même. »
504
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned et Conseil prirent place sur un divan, et
tout d’abord le Canadien me dit :
« Monsieur, qu’est-ce que c’est qu’une perle ?
– Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète,
la perle est une larme de la mer ; pour les Orientaux, c’est une goutte de rosée solidifiée ; pour
les dames, c’est un bijou de forme oblongue,
d’un éclat hyalin, d’une matière nacrée, qu’elles
portent au doigt, au cou ou à l’oreille ; pour le
chimiste, c’est un mélange de phosphate et de
carbonate de chaux avec un peu de gélatine, et
enfin, pour les naturalistes, c’est une simple sécrétion maladive de l’organe qui produit la nacre
chez certains bivalves.
– Embranchement des mollusques, dit Conseil,
classe des acéphales, ordre des testacés.
– Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces
testacés, l’oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux
505
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
qui sécrètent la nacre, c’est-à-dire cette substance
bleue, bleuâtre, violette ou blanche, qui tapisse
l’intérieur de leurs valves, sont susceptibles de
produire des perles.
– Les moules aussi ? demanda le Canadien.
– Oui ! les moules de certains cours d’eau
de l’Écosse, du pays de Galles, de l’Irlande, de la
Saxe, de la Bohème, de la France.
– Bon ! on y fera attention, désormais, répondit le Canadien.
– Mais, repris-je, le mollusque par excellence
qui distille la perle, c’est l’huître perlière, la méléagrina-Margaritifera, la précieuse pintadine.
La perle n’est qu’une concrétion nacrée qui se
dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhère à la coquille de l’huître, ou elle s’incruste
dans les plis de l’animal. Sur les valves, la perle
est adhérente ; sur les chairs, elle est libre. Mais
elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit
506
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
un ovule stérile, soit un grain de sable, autour
duquel la matière nacrée se dépose en plusieurs
années, successivement et par couches minces et
concentriques.
– Trouve-t-on plusieurs perles dans une même
huître ? demanda Conseil.
– Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un véritable écrin. On a même
cité une huître, mais je me permets d’en douter,
qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins.
– Cent cinquante requins ! s’écria Ned Land.
– Ai-je dit requins ? m’écriai-je vivement. Je
veux dire cent cinquante perles. Requins n’aurait aucun sens.
– En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous
apprendra-t-il maintenant par quels moyens on
extrait ces perles ?
507
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– On procède de plusieurs façons, et souvent
même, quand les perles adhèrent aux valves, les
pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le
plus communément, les pintadines sont étendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le
rivage. Elles meurent ainsi à l’air libre, et, au bout
de dix jours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les plonge alors dans
de vastes réservoirs d’eau de mer, puis on les
ouvre et on les lave. C’est à ce moment que commence le double travail des rogueurs. D’abord,
ils séparent les plaques de nacre connues dans
le commerce sous le nom de franche argentée,
de bâtarde blanche et de bâtarde noire, qui sont
livrées par caisses de cent vingt-cinq à cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de l’huître, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d’en extraire jusqu’aux plus petites
perles.
– Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil.
508
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Non seulement selon leur grosseur, répondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur
eau, c’est-à-dire leur couleur, et selon leur orient,
c’est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré qui les
rend si charmantes a l’oeil. Les plus belles perles
sont appelées perles vierges ou paragons ; elles
se forment isolément dans le tissu du mollusque
; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d’une transparence opaline, et le plus
communément sphériques ou piriformes. Sphériques, elles forment les bracelets ; piriformes, des
pendeloques, et, étant les plus précieuses, elles se
vendent à la pièce. Les autres perles adhèrent à
la coquille de l’huître, et, plus irrégulières, elles
se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inférieur se classent les petites perles, connues sous
le nom de semences ; elles se vendent à la mesure
et servent plus particulièrement à exécuter des
broderies sur les ornements d’église.
– Mais ce travail, qui consiste à séparer les
perles selon leur grosseur, doit être long et diffi509
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cile, dit le Canadien.
– Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen
de onze tamis ou cribles percés d’un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingts trous,
sont de premier ordre. Celles qui ne s’échappent
pas des cribles percés de cent à huit cents trous
sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l’on emploie les tamis percés de neuf
cents à mille trous forment la semence.
– C’est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la
division, le classement des perles, s’opère mécaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce
que rapporte l’exploitation des bancs d’huîtres
perlières ?
– À s’en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les
pêcheries de Ceylan sont affermées annuellement pour la somme de trois millions de squales.
– De francs ! reprit Conseil.
510
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que ces pêcheries ne rapportent plus ce qu’elles rapportaient autrefois.
Il en est de même des pêcheries américaines,
qui, sous le règne de Charles Quint, produisaient
quatre millions de francs, présentement réduits
aux deux tiers. En somme, on peut évaluer à neuf
millions de francs le rendement général de l’exploitation des perles.
– Mais, demanda Conseil, est-ce que l’on ne
cite pas quelques perles célèbres qui ont été cotées à un très-haut prix ?
– Oui, mon garçon. On dit que César offrit à
Servillia une perle estimée cent vingt mille francs
de notre monnaie.
– J’ai même entendu raconter, dit le Canadien,
qu’une certaine dame antique buvait des perles
dans son vinaigre.
511
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Cléopâtre, riposta Conseil.
– Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.
– Détestable, ami Ned, répondit Conseil ; mais
un petit verre de vinaigre qui coûte quinze cents
mille francs, c’est d’un joli prix.
– Je regrette de ne pas avoir épousé cette
dame, dit le Canadien en manoeuvrant son bras
d’un air peu rassurant.
– Ned Land l’époux de Cléopâtre ! s’écria
Conseil.
– Mais j’ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement le Canadien, et ce n’est pas ma faute
si l’affaire n’a pas réussi. J’avais même acheté un
collier de perles à Kat Tender, ma fiancée, qui,
d’ailleurs, en a épousé un autre. Eh bien, ce collier ne m’avait pas coûté plus d’un dollar et demi,
et cependant, – monsieur le professeur voudra
bien me croire, – les perles qui le composaient
512
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
n’auraient pas passé par le tamis de vingt trous.
– Mon brave Ned, répondis-je en riant,
c’étaient des perles artificielles, de simples globules de verre enduits à l’intérieur d’essence
d’Orient.
– Eh ! cette essence d’Orient, répondit le Canadien, cela doit coûter cher.
– Si peu que rien ! Ce n’est autre chose que
la substance argentée de l’écaille de l’ablette,
recueillie dans l’eau et conservée dans l’ammoniaque. Elle n’a aucune valeur.
– C’est peut-être pour cela que Kat Tender en
a épousé un autre, répondit philosophiquement
maître Land.
– Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de
haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain en ait possédé une supérieure à celle du capitaine Nemo.
513
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermé sous sa vitrine.
– Certainement, je ne me trompe pas en lui
assignant une valeur de deux millions de…
– Francs ! dit vivement Conseil.
– Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans
doute elle n’aura coûté au capitaine que la peine
de la ramasser.
– Eh ! s’écria Ned Land, qui dit que demain,
pendant notre promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille !
– Bah ! fit Conseil.
– Et pourquoi pas ?
– À quoi des millions nous serviraient-ils à
bord du Nautilus ?
514
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– À bord, non, dit Ned Land, mais...ailleurs.
– Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tête.
– Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si
nous rapportons jamais en Europe ou en Amérique une perle de quelques millions, voilà du
moins qui donnera une grande authenticité, et,
en même temps, un grand prix au récit de nos
aventures.
– Je le crois, dit le Canadien.
– Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au
côté instructif des choses, est-ce que cette pêche
des perles est dangereuse ?
– Non, répondis-je vivement, surtout si l’on
prend certaines précautions.
– Que risque-t-on dans ce métier ? dit Ned
Land : d’avaler quelques gorgées d’eau de mer !
515
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Comme vous dites, Ned. À propos, dis-je, en
essayant de prendre le ton dégagé du capitaine
Nemo, est-ce que vous avez peur des requins,
brave Ned ?
– Moi, répondit le Canadien, un harponneur
de profession ! C’est mon métier de me moquer
d’eux !
– Il ne s’agit pas, dis-je, de les pêcher avec un
émerillon, de les hisser sur le pont d’un navire,
de leur couper la queue à coups de hache, de leur
ouvrir le ventre, de leur arracher le coeur et de le
jeter à la mer !
– Alors, il s’agit de...?
– Oui, précisément.
– Dans l’eau ?
– Dans l’eau.
516
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez,
monsieur, ces requins, ce sont des bêtes assez
mal façonnées. Il faut qu’elles se retournent
sur le ventre pour vous happer, et, pendant ce
temps...»
Ned Land avait une manière de prononcer le
mot « happer » qui donnait froid dans le dos.
« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces
squales ?
– Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.
– À la bonne heure, pensai-je.
– Si monsieur affronte les requins, dit Conseil,
je ne vois pas pourquoi son fidèle domestique ne
les affronterait pas avec lui ! »
517
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
III
Une perle de dix millions
La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez
mal. Les squales jouèrent un rôle important dans
mes rêves, et je trouvai très-juste et très-injuste
à la fois cette étymologie qui fait venir le mot requin du mot « requiem ».
Le lendemain, à quatre heures du matin, je
fus réveillé par le stewart que le capitaine Nemo
avait spécialement mis à mon service. Je me levai rapidement, je m’habillai et je passai dans le
salon.
Le capitaine Nemo m’y attendait.
« Monsieur Aronnax, me dit-il, êtes-vous prêt
à partir ?
– Je suis prêt.
518
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Veuillez me suivre.
– Et mes compagnons, capitaine ?
– Ils sont prévenus et nous attendent.
– N’allons-nous pas revêtir nos scaphandres ?
demandai-je.
– Pas encore. Je n’ai pas laissé le Nautilus approcher de trop près cette côte, et nous sommes
assez au large du banc de Manaar ; mais j’ai fait
parer le canot qui nous conduira au point précis de débarquement et nous épargnera un assez
long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs,
que nous revêtirons au moment où commencera
cette exploration sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier
central, dont les marches aboutissaient à la plateforme. Ned et Conseil se trouvaient là, enchantés
de la « partie de plaisir « qui se préparait. Cinq
matelots du Nautilus, les avirons armés, nous at519
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tendaient dans le canot qui avait été bossé contre
le bord.
La nuit était encore obscure. Des plaques de
nuages couvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares étoiles. Je portai mes yeux du
côté de la terre, mais je ne vis qu’une ligne trouble
qui fermait les trois quarts de l’horizon du sudouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remonté pendant la nuit la côte occidentale de Ceylan,
se trouvait à l’ouest de la baie, ou plutôt de ce
golfe formé par cette terre et l’île de Manaar. Là,
sous les sombres eaux, s’étendait le banc de pintadines, inépuisable champ de perles dont la longueur dépasse vingt milles.
Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi,
nous prîmes place à l’arrière du canot. Le patron
de l’embarcation se mit à la barre ; ses quatre
compagnons appuyèrent sur leurs avirons ; la
bosse fut larguée et nous débordâmes.
Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs
520
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ne se pressaient pas. J’observai que leurs coups
d’aviron, vigoureusement engagés sous l’eau,
ne se succédaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la méthode généralement usitée
dans les marines de guerre. Tandis que l’embarcation courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crépitant le fond noir des
flots comme des bavures de plomb fondu. Une
petite houle, venue du large, imprimait au canot
un léger roulis, et quelques crêtes de lames clapotaient à son avant.
Nous étions silencieux. À quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-être à cette terre dont il s’approchait, et qu’il trouvait trop près de lui, contrairement a l’opinion du Canadien, auquel elle
semblait encore trop éloignée. Quant à Conseil, il
était là en simple curieux.
Vers cinq heures et demie, les premières
teintes de l’horizon accusèrent plus nettement la
ligne supérieure de la côte. Assez plate dans l’est,
elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la
521
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
séparaient encore, et son rivage se confondait
avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la
mer était déserte. Pas un bateau, pas un plongeur.
Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des
pêcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo
me l’avait fait observer, nous arrivions un mois
trop tôt dans ces parages.
À six heures, le jour se fit subitement, avec
cette rapidité particulière aux régions tropicales,
qui ne connaissent ni l’aurore ni le crépuscule.
Les rayons solaires percèrent le rideau de nuages
amoncelés sur l’horizon oriental, et l’astre radieux s’éleva rapidement.
Je vis distinctement la terre, avec quelques
arbres épars çà et là.
Le canot s’avança vers l’île de Manaar, qui
s’arrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo
s’était levé de son banc et observait la mer.
Sur un signe de lui, l’ancre fut mouillée, et la
522
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
chaîne courut à peine, car le fond n’était pas à
plus d’un mètre, et il formait en cet endroit l’un
des plus hauts points du banc de pintadines. Le
canot évita aussitôt sous la poussée du jusant qui
portait au large.
« Nous voici arrivés, monsieur Aronnax, dit
alors le capitaine Nemo. Vous voyez cette baie
resserrée. C’est ici même que dans un mois se réuniront les nombreux bateaux de pêche des exploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs
iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposée pour ce genre de pêche. Elle
est abritée des vents les plus forts, et la mer n’y est
jamais très-houleuse, circonstance très-favorable
au travail des plongeurs. Nous allons maintenant
revêtir nos scaphandres, et nous commencerons
notre promenade. »
Je ne répondis rien, et tout en regardant ces
flots suspects, aidé des matelots de l’embarcation, je commençai à revêtir mon lourd vêtement
de mer. Le capitaine Nemo et mes deux compa523
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
gnons s’habillaient aussi. Aucun des hommes du
Nautilus ne devait nous accompagner dans cette
nouvelle excursion.
Bientôt nous fûmes emprisonnés jusqu’au
cou dans le vêtement de caoutchouc, et des bretelles fixèrent sur notre dos les appareils à air.
Quant aux appareils Ruhmkorff, il n’en était pas
question. Avant d’introduire ma tête dans sa capsule de cuivre, j’en fis l’observation au capitaine.
« Ces appareils nous seraient inutiles, me répondit le capitaine. Nous n’irons pas à de grandes
profondeurs, et les rayons solaires suffiront à
éclairer notre marche. D’ailleurs, il n’est pas prudent d’emporter sous ces eaux une lanterne électrique. Son éclat pourrait attirer inopinément
quelque dangereux habitant de ces parages. »
Pendant que le capitaine Nemo prononçait
ces paroles, je me retournai vers Conseil et Ned
Land. Mais ces deux amis avaient déjà emboîté
leur tête dans la calotte métallique, et ils ne pou524
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vaient ni entendre ni répondre.
Une dernière question me restait à adresser
au capitaine Nemo :
« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ?
– Des fusils ! à quoi bon ? Vos montagnards
n’attaquent-ils pas l’ours un poignard à la main,
et l’acier n’est-il pas plus sûr que le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la à votre ceinture et
partons. »
Je regardai mes compagnons. Ils étaient armés comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un énorme harpon qu’il avait déposé dans le
canot avant de quitter le Nautilus.
Puis, suivant l’exemple du capitaine, je me
laissai coiffer de la pesante sphère de cuivre, et
nos réservoirs a air furent immédiatement mis
en activité.
525
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Un instant après, les matelots de l’embarcation nous débarquaient les uns après les autres,
et, par un mètre et demi d’eau, nous prenions
pied sur un sable uni. Le capitaine Nemo nous fit
un signe de la main. Nous le suivîmes, et par une
pente douce nous disparûmes sous les flots.
Là, les idées qui obsédaient mon cerveau
m’abandonnèrent. Je redevins étonnamment
calme. La facilité de mes mouvements accrut
ma confiance, et l’étrangeté du spectacle captiva
mon imagination.
Le soleil envoyait déjà sous les eaux une clarté suffisante. Les moindres objets restaient perceptibles. Après dix minutes de marche, nous
étions par cinq mètres d’eau, et le terrain devenait à peu près plat.
Sur nos pas, comme des compagnies de bécassines dans un marais, se levaient des volées de
poissons curieux du genre des monoptères, dont
les sujets n’ont d’autre nageoire que celle de la
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
queue. Je reconnus le javanais, véritable serpent
long de huit décimètres, au ventre livide, que l’on
confondrait facilement avec le congre sans les
lignes d’or de ses flancs. Dans le genre des stromatées, dont le corps est très-comprimé et ovale, j’observai des parus aux couleurs éclatantes
portant comme une faux leur nageoire dorsale,
poissons comestibles qui, séchés et marinés, forment un mets excellent connu sous le nom de karawade ; puis des tranquebars, appartenant au
genre des apsiphoroïdes, dont le corps est recouvert d’une cuirasse écailleuse à huit pans longitudinaux.
Cependant l’élévation progressive du soleil
éclairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol
changeait peu à peu. Au sable fin succédait une
véritable chaussée de rochers arrondis, revêtus
d’un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi
les échantillons de ces deux embranchements, je
remarquai des placènes à valves minces et inégales, sortes d’ostracées particulières à la mer
Rouge et à l’océan Indien, des lucines orangées
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à coquille orbiculaire, des tarières subulées,
quelques-unes de ces pourpres persiques qui
fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinze centimètres, qui se dressaient sous les flots comme
des mains prêtes à vous saisir, des turbinelles
cornigères, toutes hérissées d’épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles
qui alimentent les marchés de l’Hindoustan, des
pélagies panopyres, légèrement lumineuses, et
enfin d’admirables oculines flabelliformes, magnifiques éventails qui forment l’une des plus
riches arborisations de ces mers.
Au milieu de ces plantes vivantes et sous les
berceaux d’hydrophytes couraient de gauches
légions d’articulés, particulièrement des ranines
dentées, dont la carapace représente un triangle
un peu arrondi, des birgues spéciales à ces parages, des parthenopes horribles, dont l’aspect
répugnait aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce
crabe énorme observé par M. Darwin, auquel la
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nature a donné l’instinct et la force nécessaires
pour se nourrir de noix de coco ; il grimpe aux
arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend
dans sa chute, et il l’ouvre avec ses puissantes
pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait
avec une agilité sans pareille, tandis que des chélonées franches, de cette espèce qui fréquente les
côtes du Malabar, se déplaçaient lentement entre
les roches ébranlées.
Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc
de pintadines, sur lequel les huîtres perlières se
reproduisent par millions. Ces mollusques précieux adhéraient aux rocs et y étaient fortement
attachés par ce byssus de couleur brune qui
ne leur permet pas de se déplacer. En quoi ces
huîtres sont inférieures aux moules elles-mêmes
auxquelles la nature n’a pas refusé toute faculté
de locomotion.
La pintadine meleagrina, la mère perle, dont
les valves sont à peu près égales, se présente sous
la forme d’une coquille arrondie, aux épaisses pa529
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rois, très-rugueuses à l’extérieur. Quelques-unes
de ces coquilles étaient feuilletées et sillonnées de
bandes verdâtres qui rayonnaient de leur sommet. Elles appartenaient aux jeunes huîtres. Les
autres, à surface rude et noire, vieilles de dix ans
et plus, mesuraient jusqu’à quinze centimètres
de largeur.
Le capitaine Nemo me montra de la main cet
amoncellement prodigieux de pintadines, et je
compris que cette mine était véritablement inépuisable, car la force créatrice de la nature l’emporte sur l’instinct destructif de l’homme. Ned
Land, fidèle à cet instinct, se hâtait d’emplir des
plus beaux mollusques un filet qu’il portait à son
côté.
Mais nous ne pouvions nous arrêter. Il fallait
suivre le capitaine qui semblait se diriger par
des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait
sensiblement, et parfois mon bras, que j’élevais,
dépassait la surface de la mer. Puis le niveau du
banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tournions de hauts rocs effilés en pyramidions.
Dans leurs sombres anfractuosités de gros crustacés, pointés sur leurs hautes pattes comme des
machines de guerre, nous regardaient de leurs
yeux fixes, et sous nos pieds rampaient des myrianes, des glycères, des aricies et des annélides,
qui allongeaient démesurément leurs antennes
et leurs cyrrhes tentaculaires.
En ce moment s’ouvrit devant nos pas une
vaste grotte, creusée dans un pittoresque entassement de rochers tapissés de toutes les hauteslisses de la flore sous-marine. D’abord, cette grotte
me parut profondément obscure. Les rayons solaires semblaient s’y éteindre par dégradations
successives. Sa vague transparence n’était plus
que de la lumière noyée.
Le capitaine Nemo y entra. Nous après lui.
Mes yeux s’accoutumèrent bientôt à ces ténèbres
relatives. Je distinguai les retombées si capricieusement contournées de la voûte que supportaient
des piliers naturels, largement assis sur leur base
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
granitique, comme les lourdes colonnes de l’architecture toscane. Pourquoi notre incompréhensible guide nous entraînait-il au fond de cette
crypte sous-marine ? J’allais le savoir avant peu.
Après avoir descendu une pente assez raide,
nos pieds foulèrent le fond d’une sorte de puits
circulaire. Là, le capitaine Nemo s’arrêta, et de la
main il nous indiqua un objet que je n’avais pas
encore aperçu.
C’était une huître de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque, un bénitier qui
eût contenu un lac d’eau sainte, une vasque dont
la largeur dépassait deux mètres, et conséquemment plus grande que celle qui ornait le salon du
Nautilus.
Je m’approchai de ce mollusque phénoménal.
Par son byssus il adhérait à une table de granit,
et là il se développait isolément dans les eaux
calmes de la grotte. J’estimai le poids de cette
tridacne à trois cents kilogrammes. Or, une telle
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
huître contient quinze kilos de chair, et il faudrait l’estomac d’un Gargantua pour en absorber
quelques douzaines.
Le capitaine Nemo connaissait évidemment
l’existence de ce bivalve. Ce n’était pas la première fois qu’il le visitait, et je pensais qu’en nous
conduisant en cet endroit il voulait seulement
nous montrer une curiosité naturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un intérêt particulier à constater l’état actuel de cette tridacne.
Les deux valves du mollusque étaient entr’ouvertes. Le capitaine s’approcha et introduisit son
poignard entre les coquilles pour les empêcher
de se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangée sur ses bords qui
formait le manteau de l’animal.
Là, entre les plis foliacés, je vis une perle libre
dont la grosseur égalait celle d’une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidité parfaite,
son orient admirable en faisaient un bijou d’un
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
inestimable prix. Emporté par la curiosité, j’étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la
palper ! Mais le capitaine m’arrêta, fit un signe
négatif, et, retirant son poignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer
subitement.
Je compris alors quel était le dessein du capitaine Nemo. En laissant cette perle enfouie
sous le manteau de la tridacne, il lui permettait
de s’accroître insensiblement. Avec chaque année la sécrétion du mollusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine
connaissait la grotte où « mûrissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il l’élevait, pour ainsi
dire, afin de la transporter un jour dans son précieux musée. Peut-être même, suivant l’exemple
des Chinois et des Indiens, avait-il déterminé la
production de cette perle en introduisant sous
les plis du mollusque quelque morceau de verre
et de métal, qui s’était peu à peu recouvert de
la matière nacrée. En tout cas, comparant cette
perle à celles que je connaissais déjà, à celles qui
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
brillaient dans la collection du capitaine, j’estimai sa valeur à dix millions de francs au moins.
Superbe curiosité naturelle et non bijou de luxe,
car je ne sais quelles oreilles féminines auraient
pu la supporter.
La visite à l’opulente tridacne était terminée.
Le capitaine Nemo quitta la grotte, et nous remontâmes sur le banc de pintadines, au milieu
de ces eaux claires que ne troublait pas encore le
travail des plongeurs.
Nous marchions isolément, en véritables flâneurs, chacun s’arrêtant ou s’éloignant au gré
de sa fantaisie. Pour mon compte, je n’avais plus
aucun souci des dangers que mon imagination
avait exagérés si ridiculement. Le haut-fond se
rapprochait sensiblement de la surface de la mer,
et bientôt par un mètre d’eau ma tête dépassa le
niveau océanique. Conseil me rejoignit, et collant
sa grosse capsule à la mienne, il me fit des yeux
un salut amical. Mais ce plateau élevé ne mesurait que quelques toises, et bientôt nous fûmes
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rentrés dans notre élément. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi.
Dix minutes après, le capitaine Nemo s’arrêtait soudain. Je crus qu’il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D’un geste, il nous ordonna
de nous blottir près de lui au fond d’une large
anfractuosité. Sa main se dirigea vers un point
de la masse liquide, et je regardai attentivement.
À cinq mètres de moi, une ombre apparut et
s’abaissa jusqu’au sol. L’inquiétante idée des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais,
et, cette fois encore, nous n’avions pas affaire aux
monstres de l’Océan.
C’était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pêcheur, un pauvre diable, sans
doute, qui venait glaner avant la récolte. J’apercevais les fonds de son canot mouillé à quelques
pieds au-dessus de sa tête. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre taillée en pain de
sucre et qu’il serrait du pied, tandis qu’une corde
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la rattachait à son bateau, lui servait à descendre
plus rapidement au fond de la mer. C’était là tout
son outillage. Arrivé au sol, par cinq mètres de
profondeur environ, il se précipitait à genoux et
remplissait son sac de pintadines ramassées au
hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opération
qui ne durait que trente secondes.
Ce plongeur ne nous voyait pas. L’ombre du
rocher nous dérobait a ses regards. Et d’ailleurs,
comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposé que des hommes, des êtres semblables à lui,
fussent là, sous les eaux, épiant ses mouvements,
ne perdant aucun détail de sa pêche !
Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de
nouveau. Il ne rapportait pas plus d’une dizaine
de pintadines à chaque plongée, car il fallait les
arracher du banc auquel elles s’accrochaient par
leur robuste byssus. Et combien de ces huîtres
étaient privées de ces perles pour lesquelles il
risquait sa vie !
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je l’observais avec une attention profonde. Sa
manoeuvre se faisait régulièrement, et pendant
une demi-heure, aucun danger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spectacle de
cette pêche intéressante, quand, tout d’un coup,
à un moment où l’Indien était agenouillé sur le
sol, je lui vis faire un geste d’effroi ? se relever et
prendre son élan pour remonter à la surface des
flots.
Je compris son épouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessus du malheureux
plongeur. C’était un requin de grande taille qui
s’avançait diagonalement, l’oeil en feu, les mâchoires ouvertes !
J’étais muet d’horreur, incapable de faire un
mouvement.
Le vorace animal, d’un vigoureux coup de nageoire, s’élança vers l’Indien, qui se jeta de côté
et évita la morsure du requin, mais non le batte538
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment de sa queue, car cette queue, le frappant à
la poitrine, l’étendit sur le sol.
Cette scène avait duré quelques secondes
à peine. Le requin revint, et, se retournant sur
le dos, il s’apprêtait à couper l’Indien en deux,
quand je sentis le capitaine Nemo, posté près de
moi, se lever subitement. Puis, son poignard à la
main, il marcha droit au monstre, prêt à lutter
corps à corps avec lui.
Le squale, au moment où il allait happer le
malheureux pêcheur, aperçut son nouvel adversaire, et se replaçant sur le ventre, il se dirigea
rapidement vers lui.
Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, il attendait avec un admirable
sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine, se jetant de
côté avec une prestesse prodigieuse, évita le choc
et lui enfonça son poignard dans le ventre. Mais,
tout n’était pas dit. Un combat terrible s’engagea.
539
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang
sortait à flots de ses blessures. La mer se teignit
de rouge, et, à travers ce liquide opaque, je ne vis
plus rien.
Plus rien, jusqu’au moment où, dans une
éclaircie, j’aperçus l’audacieux capitaine, cramponné à l’une des nageoires de l’animal, luttant
corps à corps avec le monstre, labourant de coups
de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup définitif, c’est-à-dire
l’atteindre en plein coeur. Le squale, se débattant, agitait la masse des eaux avec furie, et leur
remous menaçait de me renverser.
J’aurais voulu courir au secours du capitaine.
Mais, cloué par l’horreur, je ne pouvais remuer.
Je regardais, l’oeil hagard. Je voyais les phases
de la lutte se modifier. Le capitaine tomba sur le
sol, renversé par la masse énorme qui pesait sur
lui. Puis, les mâchoires du requin s’ouvrirent dé540
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mesurément comme une cisaille d’usine, et c’en
était fait du capitaine si, prompt comme la pensée, son harpon à la main, Ned Land, se précipitant vers le requin, ne l’eût frappé de sa terrible
pointe.
Les flots s’imprégnèrent d’une masse de sang.
Ils s’agitèrent sous les mouvements du squale qui
les battait avec une indescriptible fureur. Ned
Land n’avait pas manqué son but. C’était le râle
du monstre. Frappé au coeur, il se débattait dans
des spasmes épouvantables, dont le contre-coup
renversa Conseil.
Cependant, Ned Land avait dégagé le capitaine. Celui-ci, relevé sans blessures, alla droit
à l’Indien, coupa vivement la corde qui le liait à
sa pierre, le prit dans ses bras et, d’un vigoureux
coup de talon, il remonta à la surface de la mer.
Nous le suivîmes tous trois, et, en quelques
instants, miraculeusement sauvés, nous atteignions l’embarcation du pêcheur.
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le premier soin du capitaine Nemo fut de
rappeler ce malheureux à la vie. Je ne savais
s’il réussirait. Je l’espérais, car l’immersion de
ce pauvre diable n’avait pas été longue. Mais le
coup de queue du requin pouvait l’avoir frappé
à mort.
Heureusement, sous les vigoureuses frictions
de Conseil et du capitaine, je vis, peu à peu, le
noyé revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux.
Quelle dut être sa surprise, son épouvante même,
à voir les quatre grosses têtes de cuivre qui se
penchaient sur lui !
Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d’une poche de son vêtement
un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ?
Cette magnifique aumône de l’homme des eaux
au pauvre Indien de Ceylan fut acceptée par celui-ci d’une main tremblante. Ses yeux effarés
indiquaient du reste qu’il ne savait à quels êtres
surhumains il devait à la fois la fortune et la vie.
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Sur un signe du capitaine, nous regagnâmes le
banc de pintadines, et, suivant la route déjà parcourue, après une demi-heure de marche nous
rencontrions l’ancre qui rattachait au sol le canot
du Nautilus.
Une fois embarqués, chacun de nous, avec
l’aide des matelots, se débarrassa de sa lourde
carapace de cuivre.
La première parole du capitaine Nemo fut
pour le Canadien.
« Merci, maître Land, lui dit-il.
– C’est une revanche, capitaine, répondit Ned
Land. Je vous devais cela. »
Un pâle sourire glissa sur les lèvres du capitaine, et ce fut tout.
« Au Nautilus », dit-il.
543
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
L’embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre du
requin qui flottait.
À la couleur noire marquant l’extrémité de
ses nageoires, je reconnus le terrible mélanoptère de la mer des Indes, de l’espèce des requins
proprement dits. Sa longueur dépassait vingtcinq pieds ; sa bouche énorme occupait le tiers
de son corps. C’était un adulte, ce qui se voyait
aux six rangées de dents, disposées en triangles
isocèles sur la mâchoire supérieure.
Conseil le regardait avec un intérêt tout scientifique, et je suis sûr qu’il le rangeait, non sans
raison, dans la classe des cartilagineux, ordre des
chondroptérygiens à branchies fixes, famille des
sélaciens, genre des squales.
Pendant que je considérais cette masse inerte,
une douzaine de ces voraces mélanoptères apparut tout d’un coup autour de l’embarcation ;
544
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mais, sans se préoccuper de nous, ils se jetèrent
sur le cadavre et s’en disputèrent les lambeaux.
À huit heures et demie, nous étions de retour
à bord du Nautilus.
Là, je me pris à réfléchir sur les incidents de
notre excursion au banc de Manaar. Deux observations s’en dégageaient inévitablement. L’une,
portant sur l’audace sans pareille du capitaine
Nemo, l’autre sur son dévouement pour un être
humain, l’un des représentants de cette race qu’il
fuyait sous les mers. Quoi qu’il en dît, cet homme
étrange n’était pas parvenu encore à tuer son
coeur tout entier.
Lorsque je lui fis cette observation, il me répondit d’un ton légèrement ému :
« Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un
habitant du pays des opprimés, et je suis encore,
et, jusqu’à mon dernier souffle, je serai de ce
pays-là ! »
545
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
IV
LA MER ROUGE
Pendant la journée du 29 janvier, l’île de Ceylan disparut sous l’horizon, et le Nautilus, avec
une vitesse de vingt milles à l’heure, se glissa
dans ce labyrinthe de canaux qui séparent les
Maledives des Laquedives. Il rangea même l’île
Kittan, terre d’origine madréporique, découverte
par Vasco de Gama en 1499, et l’une des dix-neuf
principales îles de cet archipel des Laquedives,
situé entre 10° et 14°30’ de latitude nord, et 69° et
50°72’ de longitude est.
Nous avions fait alors seize mille deux cent
vingt milles, ou sept mille cinq cents lieues depuis
notre point de départ dans les mers du Japon.
Le lendemain, – 30 janvier, – lorsque le Nautilus remonta à la surface de l’Océan, il n’avait
plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord546
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d’Oman,
creusée entre l’Arabie et la péninsule indienne,
qui sert de débouché au golfe Persique.
C’était évidemment une impasse, sans issue
possible. Où nous conduisait donc le capitaine
Nemo ? Je n’aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit
pas le Canadien, qui, ce jour-là, me demanda où
nous allions.
« Nous allons, maître Ned, où nous conduit la
fantaisie du capitaine.
– Cette fantaisie, répondit le Canadien, ne
peut nous mener loin. Le golfe Persique n’a pas
d’issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons
guère à revenir sur nos pas.
– Eh bien ! nous reviendrons, maître Land, et
si après le golfe Persique, le Nautilus veut visiter
la mer Rouge, le détroit de Babel-Mandeb est toujours là pour lui livrer passage.
547
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je ne vous apprendrai pas, monsieur, répondit Ned Land, que la mer Rouge est non moins fermée que le golfe, puisque l’isthme de Suez n’est
pas encore percé, et, le fût-il, un bateau mystérieux comme le nôtre ne se hasarderait pas dans
ses canaux coupés d’écluses. Donc, la mer Rouge
n’est pas encore le chemin qui nous ramènera en
Europe.
– Aussi, n’ai-je pas dit que nous reviendrions
en Europe.
– Que supposez-vous donc ?
– Je suppose qu’après avoir visité ces curieux
parages de l’Arabie et de l’Égypte, le Nautilus
redescendra l’Océan indien, peut-être à travers
le canal de Mozambique, peut-être au large des
Mascareignes, de manière à gagner le cap de
Bonne-Espérance.
Et une fois au cap de Bonne-Espérance ? demanda le Canadien avec une insistance toute
548
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
particulière.
– Eh bien, nous pénétrerons dans cet Atlantique que nous ne connaissons pas encore.
Ah ça ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce
voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc sur
le spectacle incessamment varié des merveilles
sous-marines ? Pour mon compte, je verrai avec
un extrême dépit finir ce voyage qu’il aura été
donné à si peu d’hommes de faire.
– Mais savez-vous, monsieur Aronnax, répondit le Canadien, que voilà bientôt trois mois que
nous sommes emprisonnés à bord de ce Nautilus
?
– Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le
savoir, et je ne compte ni les jours, ni les heures.
– Mais la conclusion ?
– La conclusion viendra en son temps. D’ailleurs, nous n’y pouvons rien, et nous discutons
549
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave
Ned : « Une chance d’évasion nous est offerte »,
je la discuterais avec vous. Mais tel n’est pas le
cas et, à vous parler franchement, je ne crois pas
que le capitaine Nemo s’aventure jamais dans les
mers européennes. »
Par ce court dialogue, on verra que, fanatique
du Nautilus, j’étais incarné dans la peau de son
commandant.
Quant à Ned Land, il termina la conversation
par ces mots, en forme de monologue : « Tout
cela est bel et bon, mais, à mon avis, où il y a de
la gêne, il n’y a plus de plaisir. »
Pendant quatre jours, jusqu’au 3 février, le
Nautilus visita la mer d’Oman, sous diverses vitesses et à diverses profondeurs. Il semblait marcher au hasard, comme s’il eût hésité sur la route
à suivre, mais il ne dépassa jamais le tropique du
Cancer.
550
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
En quittant cette mer, nous eûmes un instant
connaissance de Mascate, la plus importante ville
du pays d’Oman. J’admirai son aspect étrange, au
milieu des noirs rochers qui l’entourent et sur
lesquels se détachent en blanc ses maisons et ses
forts. J’aperçus le dôme arrondi de ses mosquées,
la pointe élégante de ses minarets, ses fraîches et
verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut qu’une vision, et le Nautilus s’enfonça bientôt sous les flots
sombres de ces parages.
Puis, il prolongea à une distance de six milles
les côtes arabiques du Mahrah et de l’Hadramant, et sa ligne ondulée de montagnes, relevée de quelques ruines anciennes. Le 5 février,
nous donnions enfin dans le golfe d’Aden, véritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans
la mer Rouge.
Le 6 février, le Nautilus flottait en vue d’Aden,
perché sur un promontoire qu’un isthme étroit
réunit au continent, sorte de Gibraltar inacces551
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sible, dont les Anglais ont refait les fortifications,
après s’en être emparés en 1839. J’entrevis les
minarets octogones de cette ville qui fut autrefois
l’entrepôt le plus riche et le plus commerçant de
la côte, au dire de l’historien Edrisi.
Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point, allait revenir en arrière ; mais je
me trompais, et, à ma grande surprise, il n’en fut
rien.
Le lendemain, 7 février, nous embouquions
le détroit de Babel-Mandeb, dont le nom veut
dire en langue arabe : « la porte des Larmes ».
Sur vingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilomètres de long, et pour le Nautilus lancé à toute vitesse, le franchir fut l’affaire
d’une heure à peine. Mais je ne vis rien, pas
même cette île de Périm, dont le gouvernement
britannique a fortifié la position d’Aden. Trop de
steamers anglais ou français des lignes de Suez
à Bombay, à Calcutta, à Melbourne, à Bourbon, à
Maurice, sillonnaient cet étroit passage, pour que
552
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le Nautilus tentât de s’y montrer. Aussi se tint-il
prudemment entre deux eaux.
Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la
mer Rouge.
La mer Rouge, lac célèbre des traditions bibliques, que les pluies ne rafraîchissent guère,
qu’aucun fleuve important n’arrose, qu’une excessive évaporation pompe incessamment et qui
perd chaque année une tranche liquide haute
d’un mètre et demi ! Singulier golfe, qui, fermé et
dans les conditions d’un lac, serait peut-être entièrement desséché ; inférieur en ceci à ses voisines la Caspienne ou l’Asphaltite, dont le niveau
a seulement baissé jusqu’au point où leur évaporation a précisément égalé la somme des eaux reçues dans leur sein.
Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomètres de longueur sur une largeur moyenne
de deux cent quarante. Au temps des Ptolémées
et des empereurs romains, elle fut la grande ar553
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tère commerciale du monde, et le percement de
l’isthme lui rendra cette antique importance que
les railways de Suez ont déjà ramenée en partie.
Je ne voulus même pas chercher à comprendre
ce caprice du capitaine Nemo qui pouvait le décider à nous entraîner dans ce golfe. Mais j’approuvai sans réserve le Nautilus d’y être entré. Il prit
une allure moyenne, tantôt se tenant à la surface,
tantôt plongeant pour éviter quelque navire, et je
pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette
mer si curieuse.
Le 8 février, dès les premières heures du jour,
Moka nous apparut, ville maintenant ruinée,
dont les murailles tombent au seul bruit du canon, et qu’abritent çà et là quelques dattiers verdoyants. Cité importante, autrefois, qui renfermait six marchés publics, vingt-six mosquées, et
à laquelle ses murs, défendus par quatorze forts,
faisaient une ceinture de trois kilomètres.
Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages afri554
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cains où la profondeur de la mer est plus considérable. Là, entre deux eaux d’une limpidité de
cristal, par les panneaux ouverts, il nous permit
de contempler d’admirables buissons de coraux
éclatants, et de vastes pans de rochers revêtus
d’une splendide fourrure verte d’algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle variété de sites et de paysages à l’arasement de ces
écueils et de ces îlots volcaniques qui confinent
à la côte lybienne ! Mais où ces arborisations apparurent dans toute leur beauté, ce fut vers les
rives orientales que le Nautilus ne tarda pas à
rallier. Ce fut sur les côtes du Téhama, car alors
non seulement ces étalages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveau de la mer, mais ils
formaient aussi des entrelacements pittoresques
qui se déroulaient à dix brasses au-dessus ; ceuxci plus capricieux, mais moins colorés que ceuxlà dont l’humide vitalité des eaux entretenait la
fraîcheur.
Que d’heures charmantes je passai ainsi à
la vitre du salon ! Que d’échantillons nouveaux
555
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de la flore et de la faune sous-marine j’admirai
sous l’éclat de notre fanal électrique ! Des fongies
agariciformes, des actinies de couleur ardoisée,
entre autres le thalassianthus aste,r des tubipores
disposés comme des flûtes et n’attendant que le
souffle du dieu Pan, des coquilles particulières à
cette mer, qui s’établissent dans les excavations
madréporiques et dont la base est contournée
en courte spirale, et enfin mille spécimens d’un
polypier que je n’avais pas observé encore, la
vulgaire éponge.
La classe des spongiaires, première du groupe
des polypes, a été précisément créée par ce curieux
produit dont l’utilité est incontestable. L’éponge
n’est point un végétal comme l’admettent encore
quelques naturalistes, mais un animal du dernier
ordre, un polypier inférieur à celui du corail. Son
animalité n’est pas douteuse, et on ne peut même
adopter l’opinion des anciens qui la regardaient
comme un être intermédiaire entre la plante et
l’animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes ne sont pas d’accord sur le mode d’organi556
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sation de l’éponge. Pour les uns, c’est un polypier,
et pour d’autres tels que M. Milne Edwards, c’est
un individu isolé et unique.
La classe des spongiaires contient environ
trois cents espèces qui se rencontrent dans un
grand nombre de mers, et même dans certains
cours d’eau où elles ont reçu le nom de « fluviatiles ». Mais leurs eaux de prédilection sont celles
de la Méditerranée, de l’archipel grec, de la côte
de Syrie et de la mer Rouge. Là se reproduisent
et se développent ces éponges fines-douces dont
la valeur s’élève jusqu’à cent cinquante francs,
l’éponge blonde de Syrie, l’éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvais espérer d’étudier ces zoophytes dans les échelles du Levant,
dont nous étions séparés par l’infranchissable
isthme de Suez, je me contentai de les observer
dans les eaux de la mer Rouge.
J’appelai donc Conseil près de moi, pendant
que le Nautilus, par une profondeur moyenne
de huit à neuf mètres, rasait lentement tous ces
557
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
beaux rochers de la côte orientale.
Là croissaient des éponges de toutes formes,
des éponges pédiculées, foliacées, globuleuses,
digitées. Elles justifiaient assez exactement ces
noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de
cornes d’élan, de pied de lion, de queue de paon,
de gant de Neptune, que leur ont attribués les pêcheurs, plus poètes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d’une substance gélatineuse à
demi-fluide, s’échappaient incessamment de petits filets d’eau, qui après avoir porté la vie dans
chaque cellule, en étaient expulsés par un mouvement contractile. Cette substance disparaît
après la mort du polype, et se putréfie en dégageant de l’ammoniaque. Il ne reste plus alors que
ces fibres cornées ou gélatineuses dont se compose l’éponge domestique, qui prend une teinte
roussâtre, et qui s’emploie à des usages divers,
selon son degré d’élasticité, de perméabilité ou
de résistance à la macération.
Ces polypiers adhéraient aux rochers, aux
558
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
coquilles des mollusques et même aux tiges
d’hydrophytes. Ils garnissaient les plus petites
anfractuosités, les uns s’étalant, les autres se
dressant ou pendant comme des excroissances
coralligènes. J’appris à Conseil que ces éponges
se pêchaient de deux manières, soit à la drague,
soit à la main. Cette dernière méthode qui nécessite l’emploi des plongeurs, est préférable, car en
respectant le tissu du polypier, elle lui laisse une
valeur très-supérieure.
Les autres zoophytes qui pullulaient auprès
des spongiaires, consistaient principalement en
méduses d’une espèce très-élégante ; les mollusques étaient représentés par des variétés de
calmars, qui, d’après d’Orbigny, sont spéciales à
la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata, appartenant au genre des Chélonées, qui fournirent à notre table un mets sain et délicat.
Quant aux poissons, ils étaient nombreux et
souvent remarquables. Voici ceux que les filets
du Nautilus rapportaient plus fréquemment à
559
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
bord : des raies, parmi lesquelles les limmes de
forme ovale, de couleur brique, au corps semé
d’inégales taches bleues et reconnaissables à
leur double aiguillon dentelé, des arnacks au dos
argenté, des pastenaques à la queue pointillée,
et des bockats, vastes manteaux longs de deux
mètres qui ondulaient entre les eaux, des aodons,
absolument dépourvus de dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dont la bosse se termine par
un aiguillon recourbé, long d’un pied et demi, des
ophidies, véritables murènes à la queue argentée, au dos bleuâtre, aux pectorales brunes bordées d’un liséré gris, des fiatoles, espèces de stromatées, zébrés d’étroites raies d’or et parés des
trois couleurs de la France, des blémies-garamits,
longs de quatre décimètres, de superbes caranx,
décorés de sept bandes transversales d’un beau
noir, de nageoires bleues et jaunes, et d’écailles
d’or et d’argent, des centropodes, des mulles auriflammes à tête jaune, des scares, des labres, des
balistes, des gobies, etc., et mille autres poissons
communs aux Océans que nous avions déjà tra560
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
versés.
Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la mer Rouge, qui est comprise
entre Souakin sur la côte ouest et Quonfodah sur
la côte est, sur un diamètre de cent quatre-vingtdix milles.
Ce jour-là à midi, après le point, le capitaine
Nemo monta sur la plate-forme où je me trouvai.
Je me promis de ne point le laisser redescendre
sans l’avoir au moins pressenti sur ses projets ultérieurs. Il vint à moi dès qu’il m’aperçut, m’offrit gracieusement un cigare et me dit :
« Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer
Rouge vous plaît-elle ? Avez-vous suffisamment
observé les merveilles qu’elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterres d’éponges et
ses forêts de corail ? Avez-vous entrevu les villes
jetées sur ses bords ?
– Oui, capitaine Nemo, répondis-je, et le Nau561
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tilus s’est merveilleusement prêté à toute cette
étude. Ah ! c’est un intelligent bateau !
– Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnérable ! Il ne redoute ni les terribles tempêtes
de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses écueils.
– En effet, dis-je, cette mer est citée entre les
plus mauvaises, et si je ne me trompe, au temps
des Anciens, sa renommée était détestable.
– Détestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n’en parlent pas à son avantage, et Strabon dit qu’elle est particulièrement
dure à l’époque des vents Étésiens et de la saison
des pluies. L’Arabe Edrisi qui la dépeint sous le
nom de golfe de Colzoum raconte que les navires
périssaient en grand nombre sur ses bancs de
sable, et que personne ne se hasardait à y naviguer la nuit. C’est, prétend-il, une mer sujette à
d’affreux ouragans, semée d’îles inhospitalières,
et « qui n’offre rien de bon » ni dans ses profondeurs, ni à sa surface. En effet, telle est l’opinion
562
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artémidore.
– On voit bien, répliquai-je, que ces historiens
n’ont pas navigué à bord du Nautilus.
– En effet, répondit en souriant le capitaine,
et sous ce rapport, les modernes ne sont pas plus
avancés que les anciens. Il a fallu bien des siècles
pour trouver la puissance mécanique de la vapeur ! Qui sait si dans cent ans, on verra un second Nautilus ! Les progrès sont lents, monsieur
Aronnax.
– C’est vrai, répondis-je, votre navire avance
d’un siècle, de plusieurs peut-être, sur son époque.
Quel malheur qu’un secret pareil doive mourir
avec son inventeur ! »
Le capitaine Nemo ne me répondit pas. Après
quelques minutes de silence :
« Vous me parliez, dit-il, de l’opinion des an563
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ciens historiens sur les dangers qu’offre la navigation de la mer Rouge ?
– C’est vrai, répondis-je, mais leurs craintes
n’étaient-elles pas exagérées ?
– Oui et non, monsieur Aronnax, me répondit
le capitaine Nemo, qui me parut posséder à fond
« sa mer Rouge ». Ce qui n’est plus dangereux
pour un navire moderne, bien gréé, solidement
construit, maître de sa direction grâce à l’obéissante vapeur, offrait des périls de toutes sortes
aux bâtiments des anciens. Il faut se représenter ces premiers navigateurs s’aventurant sur
des barques faites de planches cousues avec des
cordes de palmier, calfatées de résine pilée et enduites de graisse de chiens de mer. Ils n’avaient
pas même d’instruments pour relever leur direction, et ils marchaient à l’estime au milieu de
courants qu’ils connaissaient à peine. Dans ces
conditions, les naufrages étaient et devaient être
nombreux. Mais de notre temps, les steamers qui
font le service entre Suez et les mers du Sud n’ont
564
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
plus rien à redouter des colères de ce golfe, en
dépit des moussons contraires. Leurs capitaines
et leurs passagers ne se préparent pas au départ
par des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ils
ne vont plus, ornés de guirlandes et de bandelettes dorées, remercier les dieux dans le temple
voisin.
– J’en conviens, dis-je, et la vapeur me paraît
avoir tué la reconnaissance dans le coeur des marins. Mais capitaine, puisque vous semblez avoir
spécialement étudié cette mer, pouvez-vous
m’apprendre quelle est l’origine de son nom ?
– Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses
explications à ce sujet. Voulez-vous connaître
l’opinion d’un chroniqueur du XIVe siècle ?
– Volontiers.
– Ce fantaisiste prétend que son nom lui fut
donné après le passage des Israélites, lorsque le
Pharaon eut péri dans les flots qui se refermèrent
565
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à la voix de Moïse :
En signe de cette merveille,
Devint la mer rouge et vermeille.
Non puis ne surent la nommer
Autrement que la rouge mer.
– Explication de poète, capitaine Nemo, répondis-je, mais je ne saurais m’en contenter. Je vous
demanderai donc votre opinion personnelle.
– La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax,
il faut voir dans cette appellation de mer Rouge
une traduction du mot hébreu « Edrom », et si les
anciens lui donnèrent ce nom, ce fut à cause de la
coloration particulière de ses eaux.
– Jusqu’ici cependant je n’ai vu que des flots
limpides et sans aucune teinte particulière.
– Sans doute, mais en avançant vers le fond
du golfe, vous remarquerez cette singulière apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor
566
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
entièrement rouge, comme un lac de sang.
– Et cette couleur, vous l’attribuez à la présence d’une algue microscopique ?
– Oui. C’est une matière mucilagineuse
pourpre produite par ces chétives plantules
connues sous le nom de trichodesmies, et dont il
faut quarante mille pour occuper l’espace d’un
millimètre carré. Peut-être en rencontrerez-vous,
quand nous serons à Tor.
– Ainsi, capitaine Nemo, ce n’est pas la première fois que vous parcourez la mer Rouge à
bord du Nautilus ?
– Non, monsieur.
– Alors, puisque vous parliez plus haut du
passage des Israélites et de la catastrophe des
Égyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sous les eaux des traces de ce grand fait
historique ?
567
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Non, monsieur le professeur, et cela pour
une excellente raison.
– Laquelle ?
– C’est que l’endroit même où Moïse a passé
avec tout son peuple est tellement ensablé maintenant que les chameaux y peuvent à peine baigner leurs jambes. Vous comprenez que mon
Nautilus n’aurait pas assez d’eau pour lui.
– Et cet endroit ?...demandai-je.
– Cet endroit est situé un peu au-dessus de
Suez, dans ce bras qui formait autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s’étendait
jusqu’aux lacs amers. Maintenant, que ce passage
soit miraculeux ou non, les Israélites n’en ont pas
moins passé là pour gagner la Terre promise, et
l’armée de Pharaon a précisément péri en cet endroit. Je pense donc que des fouilles pratiquées
au milieu de ces sables mettraient à découvert
568
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
une grande quantité d’armes et d’instruments
d’origine égyptienne.
– C’est évident, répondis-je, et il faut espérer
pour les archéologues que ces fouilles se feront
tôt ou tard, lorsque des villes nouvelles s’établiront sur cet isthme, après le percement du canal
de Suez. Un canal bien inutile pour un navire tel
que le Nautilus !
– Sans doute, mais utile au monde entier, dit
le capitaine Nemo. Les anciens avaient bien compris cette utilité pour leurs affaires commerciales
d’établir une communication entre la mer Rouge
et la Méditerranée ; mais ils ne songèrent point à
creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pour
intermédiaire. Très-probablement, le canal qui
réunissait le Nil à la mer Rouge fut commencé
sous Sésostris, si l’on en croit la tradition. Ce qui
est certain, c’est que, six cent quinze ans avant
Jésus-Christ, Necos entreprit les travaux d’un
canal alimenté par les eaux du Nil, à travers la
plaine d’Égypte qui regarde l’Arabie. Ce canal se
569
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
remontait en quatre jours, et sa largeur était telle
que deux trirèmes pouvaient y passer de front.
Il fut continué par Darius, fils d’Hytaspe, et probablement achevé par Ptolémée II. Strabon le vit
employé à la navigation ; mais la faiblesse de sa
pente entre son point de départ, près de Bubaste,
et la mer Rouge, ne le rendait navigable que pendant quelques mois de l’année. Ce canal servit au
commerce jusqu’au siècle des Antonins ; abandonné, ensablé, puis rétabli par les ordres du calife Omar, il fut définitivement comblé en 761 ou
762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empêcher
les vivres d’arriver à Mohammed-ben-Abdoallah,
révolté contre lui. Pendant l’expédition d’Égypte,
votre général Bonaparte retrouva les traces de
ces travaux dans le désert de Suez, et, surpris par
la marée, il faillit périr quelques heures avant
de rejoindre Hadjaroth, là même où Moïse avait
campé trois mille trois cents ans avant lui.
– Eh bien, capitaine, ce que les anciens
n’avaient osé entreprendre, cette jonction entre
les deux mers qui abrégera de neuf mille kilo570
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mètres la route de Cadix aux Indes, M. de Lesseps
l’a fait, et avant peu, il aura changé l’Afrique en
une île immense.
– Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit
d’être fier de votre compatriote. C’est un homme
qui honore plus une nation que les plus grands
capitaines ! Il a commencé comme tant d’autres
par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphé,
car il a le génie de la volonté. Et il est triste de
penser que cette oeuvre, qui aurait dû être une
oeuvre internationale, qui aurait suffi à illustrer
un règne, n’aura réussi que par l’énergie d’un
seul homme. Donc, honneur à M. de Lesseps !
– Oui, honneur à ce grand citoyen, répondis-je, tout surpris de l’accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler.
– Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous
conduire à travers ce canal de Suez, mais vous
pourrez apercevoir les longues jetées de PortSaïd après-demain, quand nous serons dans la
571
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Méditerranée.
– Dans la Méditerranée ! m’écriai-je.
– Oui, monsieur le professeur, cela vous
étonne ?
– Ce qui m’étonne, c’est de penser que nous y
serons après-demain.
– Vraiment ?
– Oui, capitaine, bien que je dusse être habitué à ne m’étonner de rien depuis que je suis à
votre bord !
– Mais à quel propos cette surprise ?
– À propos de l’effroyable vitesse que vous serez forcé d’imprimer au Nautilus s’il doit se retrouver après-demain en pleine Méditerranée,
ayant fait le tour de l’Afrique et doublé le cap de
Bonne-Espérance !
572
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Et qui vous dit qu’il fera le tour de l’Afrique,
monsieur le professeur ? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Espérance !
– Cependant, à moins que le Nautilus ne navigue en terre ferme et qu’il ne passe par-dessus
l’isthme…
– Ou par-dessous, monsieur Aronnax.
– Par-dessous ?
– Sans doute, répondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis longtemps la nature a fait
sous cette langue de terre ce que les hommes font
aujourd’hui à sa surface.
– Quoi ! il existerait un passage !
– Oui, un passage souterrain que j’ai nommé
Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et
aboutit au golfe de Péluse.
573
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Mais cet isthme n’est composé que de sables
mouvants ?
– Jusqu’à une certaine profondeur. Mais à
cinquante mètres seulement se rencontre une
inébranlable assise de roc.
– Et c’est par hasard que vous avez découvert
ce passage ? demandai-je de plus en plus surpris.
– Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et même, raisonnement plus que hasard.
– Capitaine, je vous écoute, mais mon oreille
résiste à ce qu’elle entend.
– Ah monsieur ! Aures habent et non audient
est de tous les temps. Non seulement ce passage
existe, mais j’en ai profité plusieurs fois. Sans
cela, je ne me serais pas aventuré aujourd’hui
dans cette impasse de la mer Rouge.
574
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Est-il indiscret de vous demander comment
vous avez découvert ce tunnel ?
– Monsieur, me répondit le capitaine, il n’y
peut y avoir rien de secret entre gens qui ne
doivent plus se quitter. »
Je ne relevai pas l’insinuation et j’attendis le
récit du capitaine Nemo.
« Monsieur le professeur, me dit-il, c’est un
simple raisonnement de naturaliste qui m’a
conduit à découvrir ce passage que je suis seul
à connaître. J’avais remarqué que dans la mer
Rouge et dans la Méditerranée, il existait un certain nombre de poissons d’espèces absolument
identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles,
des persègues, des joels, des exocets. Certain de
ce fait je me demandai s’il n’existait pas de communication entre les deux mers. Si elle existait,
le courant souterrain devait forcément aller de
la mer Rouge à la Méditerranée par le seul effet
de la différence des niveaux. Je pêchai donc un
575
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
grand nombre de poissons aux environs de Suez.
Je leur passai à la queue un anneau de cuivre, et je
les rejetai à la mer. Quelques mois plus tard, sur
les côtes de Syrie, je reprenais quelques échantillons de mes poissons ornés de leur anneau indicateur. La communication entre les deux m’était
donc démontrée. Je la cherchai avec mon Nautilus, je la découvris, je m’y aventurai, et avant
peu, monsieur le professeur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnel arabique ! »
V
ARABIAN-TUNNEL
Ce jour même, je rapportai à Conseil et à Ned
Land la partie de cette conversation qui les intéressait directement. Lorsque je leur appris que,
dans deux jours, nous serions au milieu des eaux
de la Méditerranée, Conseil battit des mains, mais
le Canadien haussa les épaules.
« Un tunnel sous-marin ! s’écria-t-il, une com576
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
munication entre les deux mers ! Qui a jamais
entendu parler de cela ?
– Ami Ned, répondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler du Nautilus ? Non ! il existe
cependant. Donc, ne haussez pas les épaules si
légèrement, et ne repoussez pas les choses sous
prétexte que vous n’en avez jamais entendu parler.
– Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en
secouant la tête. Après tout, je ne demande pas
mieux que de croire à son passage, à ce capitaine,
et fasse le ciel qu’il nous conduise, en effet, dans
la Méditerranée. »
Le soir même, par 21°30’ de latitude nord, le
Nautilus, flottant à la surface de la mer, se rapprocha de la côte arabe. J’aperçus Djeddah, important comptoir de l’Égypte, de la Syrie, de la
Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettement l’ensemble de ses constructions, les navires
amarrés le long des quais, et ceux que leur tirant
577
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’eau obligeait à mouiller en rade. Le soleil, assez
bas sur l’horizon, frappait en plein les maisons
de la ville et faisait ressortir leur blancheur. En
dehors, quelques cabanes de bois ou de roseaux
indiquaient le quartier habité par les Bédouins.
Bientôt Djeddah s’effaça dans les ombres du
soir, et le Nautilus rentra sous les eaux légèrement phosphorescentes.
Le lendemain, 10 février, plusieurs navires
apparurent qui couraient à contre-bord de nous.
Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ;
mais à midi, au moment du point, la mer étant
déserte, il remonta jusqu’à sa ligne de flottaison.
Accompagné de Ned et de Conseil, je vins
m’asseoir sur la plate-forme. La côte à l’est se
montrait comme une masse à peine estompée
dans un humide brouillard.
Appuyés sur les flancs du canot, nous causions de choses et d’autres, quand Ned Land ten578
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dant sa main vers un point de la mer, me dit :
« Voyez-vous là quelque chose, monsieur le
professeur ?
– Non, Ned, répondis-je, mais je n’ai pas vos
yeux, vous le savez.
– Regardez bien, reprit Ned, là, par tribord
devant, à peu près à la hauteur du fanal ! Vous ne
voyez pas une masse qui semble remuer ?
– En effet, dis-je, après une attentive observation, j’aperçois comme un long corps noirâtre à
la surface des eaux.
– Un autre Nautilus ? dit Conseil.
– Non, répondit le Canadien, mais je me
trompe fort, ou c’est là quelque animal marin.
– Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil.
579
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, mon garçon, répondis-je, on en rencontre quelquefois.
– Ce n’est point une baleine, reprit Ned Land,
qui ne perdait pas des yeux l’objet signalé. Les
baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances, et je ne me tromperais pas à leur allure.
– Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige
de ce côté, et avant peu nous saurons à quoi nous
en tenir. »
En effet, cet objet noirâtre ne fut bientôt qu’à
un mille de nous. Il ressemblait à un gros écueil
échoué en pleine mer. Qu’était-ce ? Je ne pouvais
encore me prononcer.
« Ah ! il marche ! il plonge ! s’écria Ned Land.
Mille diables ! Quel peut être cet animal ? Il n’a
pas la queue bifurquée comme les baleines ou
les cachalots, et ses nageoires ressemblent à des
membres tronqués.
580
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Mais alors…, fis-je.
– Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos, et
il dresse ses mamelles en l’air !
– C’est une sirène, s’écria Conseil, une véritable sirène, n’en déplaise à monsieur. »
Ce nom de sirène me mit sur la voie, et je
compris que cet animal appartenait à cet ordre
d’êtres marins, dont la fable a fait les sirènes,
moitié femmes et moitié poissons.
« Non, dis-je à Conseil, ce n’est point une sirène, mais un être curieux dont il reste à peine
quelques échantillons dans la mer Rouge. C’est
un dugong.
– Ordre des syréniens, groupe des pisciformes,
sous-classe des monodelphiens, classe des mammifères, embranchement des vertébrés », répondit Conseil.
581
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Et lorsque Conseil avait ainsi parlé, il n’y avait
plus rien à dire.
Cependant Ned Land regardait toujours. Ses
yeux brillaient de convoitise à la vue de cet animal. Sa main semblait prête à le harponner. On
eût dit qu’il attendait le moment de se jeter à la
mer pour l’attaquer dans son élément.
« Oh ! monsieur, me dit-il d’une voix tremblante d’émotion, je n’ai jamais tué de « cela ». »
Tout le harponneur était dans ce mot.
En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la
plateforme. Il aperçut le dugong. Il comprit l’attitude du Canadien, et s’adressant directement à
lui :
« Si vous teniez un harpon, maître Land, estce qu’il ne vous brûlerait pas la main ?
582
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Comme vous dites, monsieur.
– Et il ne vous déplairait pas de reprendre
pour un jour votre métier de pêcheur, et d’ajouter ce cétacé à la liste de ceux que vous avez déjà
frappés ?
– Cela ne me déplairait point.
– Eh bien, vous pouvez essayer.
– Merci, monsieur, répondit Ned Land dont
les yeux s’enflammèrent.
– Seulement, reprit le capitaine, je vous engage à ne pas manquer cet animal, et cela dans
votre intérêt.
– Est-ce que ce dugong est dangereux à attaquer ? demandai-je malgré le haussement
d’épaule du Canadien.
– Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet
583
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
animal revient sur ses assaillants et chavire leur
embarcation. Mais pour maître Land, ce danger
n’est pas à craindre. Son coup d’oeil est prompt,
son bras est sûr. Si je lui recommande de ne pas
manquer ce dugong, c’est qu’on le regarde justement comme un fin gibier, et je sais que maître
Land ne déteste pas les bons morceaux.
– Ah ! fit le Canadien, cette bête-la se donne
aussi le luxe d’être bonne à manger ?
– Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, est extrêmement estimée, et on la réserve
dans toute la Malaisie pour la table des princes.
Aussi fait-on à cet excellent animal une chasse
tellement acharnée que, de même que le lamantin, son congénère, il devient de plus en plus rare.
– Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil, si par hasard celui-ci était le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l’épargner dans l’intérêt de la science ?
584
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Peut-être, répliqua le Canadien ; mais, dans
l’intérêt de la cuisine, il vaut mieux lui donner la
chasse.
– Faites donc, maître Land », répondit le capitaine Nemo.
En ce moment sept hommes de l’équipage,
muets et impassibles comme toujours, montèrent sur la plate-forme. L’un portait un harpon
et une ligne semblable à celles qu’emploient les
pêcheurs de baleines. Le canot fut déponté, arraché de son alvéole, lancé à la mer. Six rameurs
prirent place sur leurs bancs et le patron se mit à
la barre. Ned, Conseil et moi, nous nous assîmes
à l’arrière.
« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.
– Non, monsieur, mais je vous souhaite une
bonne chasse. »
Le canot déborda, et, enlevé par ses six avi585
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rons, il se dirigea rapidement vers le dugong, qui
flottait alors à deux milles du Nautilus.
Arrivé à quelques encablures du cétacé, il
ralentit sa marche, et les rames plongèrent sans
bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon à la main, alla se placer debout sur l’avant du
canot. Le harpon qui sert à frapper la baleine est
ordinairement attaché à une très-longue corde
qui se dévide rapidement lorsque l’animal blessé
l’entraîne avec lui. Mais ici la corde ne mesurait
pas plus d’une dizaine de brasses, et son extrémité était seulement frappée sur un petit baril qui,
en flottant, devait indiquer la marche du dugong
sous les eaux.
Je m’étais levé et j’observais distinctement
l’adversaire du Canadien. Ce dugong, qui porte
aussi le nom d’halicore, ressemblait beaucoup au
lamantin. Son corps oblong se terminait par une
caudale très-allongée et ses nageoires latérales
par de véritables doigts. Sa différence avec le
lamantin consistait en ce que sa mâchoire supé586
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rieure était armée de deux dents longues et pointues, qui formaient de chaque côté des défenses
divergentes.
Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensions colossales, et sa longueur dépassait au moins sept mètres. Il ne bougeait pas et semblait dormir à la surface des flots,
circonstance qui rendait sa capture plus facile.
Le canot s’approcha prudemment à trois
brasses de l’animal. Les avirons restèrent suspendus sur leurs dames. Je me levai à demi. Ned
Land, le corps un peu rejeté en arrière, brandissait son harpon d’une main exercée.
Soudain, un sifflement se fit entendre, et le
dugong disparut. Le harpon, lancé avec force,
n’avait frappé que l’eau sans doute.
« Mille diables ! s’écria le Canadien furieux, je
l’ai manqué !
587
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Non, dis-je, l’animal est blessé, voici son
sang, mais votre engin ne lui est pas resté dans
le corps.
– Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.
Les matelots se remirent à nager, et le patron
dirigea l’embarcation vers le baril flottant. Le
harpon repêché, le canot se mit à la poursuite de
l’animal.
Celui-ci revenait de temps en temps à la surface de la mer pour respirer. Sa blessure ne
l’avait pas affaibli, car il filait avec une rapidité
extrême. L’embarcation, manoeuvrée par des
bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs
fois elle l’approcha à quelques brasses, et le Canadien se tenait prêt à frapper ; mais le dugong
se dérobait par un plongeon subit, et il était impossible de l’atteindre.
On juge de la colère qui surexcitait l’impatient Ned Land. Il lançait au malheureux animal
588
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les plus énergiques jurons de la langue anglaise.
Pour mon compte, je n’en étais encore qu’au dépit de voir le dugong déjouer toutes nos ruses.
On le poursuivit sans relâche pendant une
heure, et je commençais à croire qu’il serait
très-difficile de s’en emparer, quand cet animal
fut pris d’une malencontreuse idée de vengeance
dont il eut à se repentir. Il revint sur le canot pour
l’assaillir à son tour.
Cette manoeuvre n’échappa point au Canadien.
« Attention ! » dit-il.
Le patron prononça quelques mots de sa
langue bizarre, et sans doute il prévint ses
hommes de se tenir sur leur garde.
Le dugong, arrivé à vingt pieds du canot, s’arrêta, huma brusquement l’air avec ses vastes
narines percées non à l’extrémité, mais à la par589
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tie supérieure de son museau. Puis, prenant son
élan, il se précipita sur nous.
Le canot ne put éviter son choc ; à demi renversé, il embarqua une ou deux tonnes d’eau
qu’il fallut vider ; mais, grâce à l’habileté du patron, abordé de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponné à l’étrave, lardait
de coups de harpon le gigantesque animal, qui,
de ses dents incrustées dans le plat-bord, soulevait l’embarcation hors de l’eau comme un lion
fait d’un chevreuil. Nous étions renversés les uns
sur les autres, et je ne sais trop comment aurait
fini l’aventure, si le Canadien, toujours acharné
contre la bête, ne l’eût enfin frappée au coeur.
J’entendis le grincement des dents sur la tôle,
et le dugong disparut, entraînant le harpon avec
lui. Mais bientôt le baril revint à la surface, et peu
d’instants après, apparut le corps de l’animal, retourné sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit à la
remorque et se dirigea vers le Nautilus.
590
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Il fallut employer des palans d’une grande
puissance pour hisser le dugong sur la plateforme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dépeça sous les yeux du Canadien, qui tenait à suivre
tous les détails de l’opération. Le jour même, le
stewart me servit au dîner quelques tranches de
cette chair habilement apprêtée par le cuisinier
du bord. Je la trouvai excellente, et même supérieure à celle du veau, sinon du boeuf.
Le lendemain 11 février, l’office du Nautilus
s’enrichit encore d’un gibier délicat. Une compagnie d’hirondelles de mer s’abattit sur le Nautilus. C’était une espèce de sterna nilotica, particulière à l’Égypte, dont le bec est noir, la tête grise et
pointillée, l’oeil entouré de points blancs, le dos,
les ailes et la queue grisâtres, le ventre et la gorge
blancs, les pattes rouges. On prit aussi quelques
douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages
d’un haut goût, dont le cou et le dessus de la tête
sont blancs et tachetés de noir.
La vitesse du Nautilus était alors modérée. Il
591
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
s’avançait en flânant, pour ainsi dire. J’observai
que l’eau de la mer Rouge devenait de moins en
moins salée, à mesure que nous approchions de
Suez.
Vers cinq heures du soir, nous relevions au
nord le cap de Ras-Mohammed. C’est ce cap qui
forme l’extrémité de l’Arabie Pétrée, comprise
entre le golfe de Suez et le golfe d’Acabah.
Le Nautilus pénétra dans le détroit de Jubal,
qui conduit au golfe de Suez. J’aperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les
deux golfes le Ras-Mohammed. C’était le mont
Oreb, ce Sinaï, au sommet duquel Moïse vit Dieu
face à face, et que l’esprit se figure incessamment
couronné d’éclairs.
À six heures, le Nautilus, tantôt flottant, tantôt
immergé, passait au large de Tor, assise au fond
d’une baie dont les eaux paraissaient teintées
de rouge, observation déjà faite par le capitaine
Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d’un lourd si592
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
lence que rompaient parfois le cri du pélican et
de quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irrité par les rocs ou le gémissement lointain d’un
steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores.
De huit à neuf heures, le Nautilus demeura
à quelques mètres sous les eaux. Suivant mon
calcul, nous devions être très-près de Suez. À
travers les panneaux du salon, j’apercevais des
fonds de rochers vivement éclairés par notre lumière électrique. Il me semblait que le détroit se
rétrécissait de plus en plus.
À neuf heures un quart, le bateau étant revenu à la surface, je montai sur la plate-forme.
Très-impatient de franchir le tunnel du capitaine
Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais
à respirer l’air frais de la nuit.
Bientôt, dans l’ombre, j’aperçus un feu pâle,
à demi décoloré par la brume, qui brillait à un
mille de nous.
593
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Un phare flottant », dit-on près de moi.
Je me retournai et je reconnus le capitaine.
« C’est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous
ne tarderons pas à gagner l’orifice du tunnel.
– L’entrée n’en doit pas être facile ?
– Non, monsieur. Aussi j’ai pour habitude de
me tenir dans la cage du timonier pour diriger
moi-même la manoeuvre. Et maintenant, si vous
voulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s’enfoncer sous les flots, et il ne reviendra à leur surface qu’après avoir franchi l’Arabian-Tunnel. »
Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se
ferma, les réservoirs d’eau s’emplirent, et l’appareil s’immergea d’une dizaine de mètres.
Au moment où me disposais à regagner ma
594
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
chambre, le capitaine m’arrêta.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m’accompagner dans la cage du pilote ?
– Je n’osais vous le demander, répondis-je.
– Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que
l’on peut voir de cette navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier
central. À mi-rampe, il ouvrit une porte, suivit les
coursives supérieures et arriva dans la cage du
pilote, qui, on le sait, s’élevait à l’extrémité de la
plate-forme.
C’était une cabine mesurant six pieds sur
chaque face, à peu près semblable à celles qu’occupent les timoniers des steamboats du Mississipi ou de l’Hudson. Au milieu se manoeuvrait une
roue disposée verticalement, engrenée sur les
drosses du gouvernail qui couraient jusqu’à l’ar595
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rière du Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, évidés dans les parois de la cabine, permettaient à l’homme de barre de regarder dans
toutes les directions.
Cette cabine était obscure ; mais bientôt
mes yeux s’accoutumèrent à cette obscurité, et
j’aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont
les mains s’appuyaient sur les jantes de la roue.
Au-dehors, la mer apparaissait vivement éclairée
par le fanal qui rayonnait en arrière de la cabine,
à l’autre extrémité de la plate-forme.
« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »
Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de là, le
capitaine pouvait communiquer simultanément
à son Nautilus la direction et le mouvement. Il
pressa un bouton de métal, et aussitôt la vitesse
de l’hélice fut très-diminuée.
596
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je regardais en silence la haute muraille
très-accore que nous longions en ce moment, inébranlable base du massif sableux de la côte. Nous
la suivîmes ainsi pendant une heure, à quelques
mètres de distance seulement. Le capitaine Nemo
ne quittait pas du regard la boussole suspendue
dans la cabine à ses deux cercles concentriques.
Sur un simple geste, le timonier modifiait à
chaque instant la direction du Nautilus.
Je m’étais placé au hublot de bâbord, et j’apercevais de magnifiques substructions de coraux,
des zoophytes, des algues et des crustacés agitant
leurs pattes énormes, qui s’allongeaient hors des
anfractuosités du roc.
À dix heures un quart, le capitaine Nemo prit
lui-même la barre. Une large galerie, noire et
profonde, s’ouvrait devant nous. Le Nautilus s’y
engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumé se fit entendre sur ses flancs. C’étaient les
eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel précipitait vers la Méditerranée. Le Nautilus suivait
597
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le torrent, rapide comme une flèche, malgré les
efforts de sa machine qui, pour résister, battait
les flots à contre-hélice.
Sur les murailles étroites du passage, je ne
voyais plus que des raies éclatantes, des lignes
droites, des sillons de feu tracés par la vitesse
sous l’éclat de l’électricité. Mon coeur palpitait,
et je le comprimais de la main.
À dix heures trente-cinq minutes, le capitaine
Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi :
« La Méditerranée », me dit-il.
En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraîné par ce torrent, venait de franchir l’isthme
de Suez.
VI
L’ARCHIPEL GREC
598
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le lendemain, 12 février, au lever du jour,
le Nautilus remonta à la surface des flots. Je me
précipitai sur la plate-forme. À trois milles dans
le sud se dessinait la vague silhouette de Péluse.
Un torrent nous avait portés d’une mer à l’autre.
Mais ce tunnel, facile à descendre, devait être impraticable à remonter.
Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparables compagnons
avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrement des prouesses du Nautilus.
« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda
le Canadien d’un ton légèrement goguenard, et
cette Méditerranée ?
– Nous flottons à sa surface, ami Ned.
– Hein ! fit Conseil, cette nuit même ?…
– Oui, cette nuit même, en quelques minutes,
nous avons franchi cet isthme infranchissable.
599
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je n’en crois rien, répondit le Canadien.
– Et vous avez tort, maître Land, repris-je.
Cette côte basse qui s’arrondit vers le sud est la
côte égyptienne.
– À d’autres, monsieur, répliqua l’entêté Canadien.
– Mais puisque monsieur l’affirme, lui dit
Conseil, il faut croire monsieur.
– D’ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m’a fait
les honneurs de son tunnel, et j’étais près de lui,
dans la cage du timonier, pendant qu’il dirigeait
lui-même le Nautilus à travers cet étroit passage.
– Vous entendez, Ned ? dit Conseil.
– Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je,
vous pouvez, Ned, apercevoir les jetées de PortSaïd qui s’allongent dans la mer. »
600
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le Canadien regarda attentivement.
« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur
le professeur, et votre capitaine est un maître
homme. Nous sommes dans la Méditerranée.
Bon. Causons donc, s’il vous plaît, de nos petites
affaires, mais de façon à ce que personne ne
puisse nous entendre. »
Je vis bien où le Canadien voulait en venir.
En tout cas, je pensai qu’il valait mieux causer,
puisqu’il le désirait, et tous les trois nous allâmes
nous asseoir près du fanal, où nous étions moins
exposés à recevoir l’humide embrun des lames.
« Maintenant, Ned, nous vous écoutons, disje. Qu’avez-vous à nous apprendre ?
– Ce que j’ai à vous apprendre est très-simple,
répondit le Canadien. Nous sommes en Europe,
et avant que les caprices du capitaine Nemo nous
entraînent jusqu’au fond des mers polaires ou
601
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nous ramènent en Océanie, je demande à quitter
le Nautilus. »
J’avouerai que cette discussion avec le Canadien m’embarrassait toujours. Je ne voulais en
aucune façon entraver la liberté de mes compagnons, et cependant je n’éprouvais nul désir de
quitter le capitaine Nemo. Grâce à lui, grâce à son
appareil, je complétais chaque jour mes études
sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds
sous-marins au milieu même de son élément. Retrouverais-je jamais une telle occasion d’observer les merveilles de l’Océan ? Non, certes ! Je ne
pouvais donc me faire à cette idée d’abandonner
le Nautilus avant notre cycle d’investigations accompli.
« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement.
Vous ennuyez-vous à bord ? Regrettez-vous que
la destinée vous ait jeté entre les mains du capitaine Nemo ? »
Le Canadien resta quelques instants sans ré602
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pondre. Puis, se croisant les bras :
« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce
voyage sous les mers. Je serai content de l’avoir
fait ; mais pour l’avoir fait, il faut qu’il se termine.
Voilà mon sentiment.
– Il se terminera, Ned.
– Où et quand ?
– Où ? je n’en sais rien. Quand ? je ne peux le
dire, ou plutôt je suppose qu’il s’achèvera, lorsque
ces mers n’auront plus rien à nous apprendre.
Tout ce qui a commencé a forcément une fin en
ce monde.
– Je pense comme monsieur, répondit Conseil,
et il est fort possible qu’après avoir parcouru
toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nous
donne la volée à tous trois.
– La volée ! s’écria le Canadien. Une volée,
603
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
voulez-vous dire ?
– N’exagérons pas, maître Land, repris-je.
Nous n’avons rien à craindre du capitaine, mais
je ne partage pas non plus les idées de Conseil.
Nous sommes maîtres des secrets du Nautilus, et
je n’espère pas que son commandant, pour nous
rendre notre liberté, se résigne à les voir courir
le monde avec nous.
– Mais alors, qu’espérez-vous donc ? demanda le Canadien.
– Que des circonstances se rencontreront dont
nous pourrons, dont nous devrons profiter, aussi
bien dans six mois que maintenant.
– Ouais ! fit Ned Land. Et où serons-nous dans
six mois, s’il vous plaît, monsieur le naturaliste ?
– Peut-être ici, peut-être en Chine. Vous le savez, le Nautilus est un rapide marcheur. Il traverse les océans comme une hirondelle traverse
604
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les airs, ou un express les continents. Il ne craint
point les mers fréquentées. Qui nous dit qu’il ne
va pas rallier les côtes de France, d’Angleterre ou
d’Amérique, sur lesquelles une fuite pourra être
aussi avantageusement tentée qu’ici ?
– Monsieur Aronnax, répondit le Canadien,
vos arguments pèchent par la base. Vous parlez
au futur : « Nous serons là ! Nous serons ici ! »
Moi je parle au présent : « Nous sommes ici, et il
faut en profiter. » »
J’étais pressé de près par la logique de Ned
Land, et je me sentais battu sur ce terrain. Je ne
savais plus quels arguments faire valoir en ma
faveur.
« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemo vous offre aujourd’hui même la liberté. Accepterez-vous ?
– Je ne sais, répondis-je.
605
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Et s’il ajoute que cette offre qu’il vous fait
aujourd’hui, il ne la renouvellera pas plus tard,
accepterez-vous ? »
Je ne répondis pas.
« Et qu’en pense l’ami Conseil ? demanda Ned
Land.
– L’ami Conseil, répondit tranquillement ce
digne garçon, l’ami Conseil n’a rien à dire. Il est
absolument désintéressé dans la question. Ainsi
que son maître, ainsi que son camarade Ned, il
est célibataire. Ni femme, ni parents, ni enfants
ne l’attendent au pays. Il est au service de monsieur, il pense comme monsieur, il parle comme
monsieur, et, à son grand regret, on ne doit pas
compter sur lui pour faire une majorité. Deux
personnes seulement sont en présence : monsieur d’un côté, Ned Land de l’autre. Cela dit,
l’ami Conseil écoute, et il est prêt à marquer les
points. »
606
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je ne pus m’empêcher de sourire, à voir
Conseil annihiler si complètement sa personnalité. Au fond, le Canadien devait être enchanté de
ne pas l’avoir contre lui.
« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque
Conseil n’existe pas, ne discutons qu’entre nous
deux. J’ai parlé, vous m’avez entendu. Qu’avezvous à répondre ? »
Il fallait évidemment conclure, et les fauxfuyants me répugnaient.
« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez
raison contre moi, et mes arguments ne peuvent
tenir devant les vôtres. Il ne faut pas compter
sur la bonne volonté du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui défend de nous mettre
en liberté. Par contre, la prudence veut que nous
profitions de la première occasion de quitter le
Nautilus.
– Bien, monsieur Aronnax, voilà qui est sage607
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment parlé.
– Seulement, dis-je, une observation, une
seule. Il faut que l’occasion soit sérieuse. Il faut
que notre première tentative de fuite réussisse ;
car si elle avorte, nous ne retrouverons pas l’occasion de la reprendre, et le capitaine Nemo ne
nous pardonnera pas.
– Tout cela est juste, répondit le Canadien.
Mais votre observation s’applique à toute tentative de fuite, qu’elle ait lieu dans deux ans ou
dans deux jours. Donc, la question est toujours
celle-ci : si une occasion favorable se présente, il
faut la saisir.
– D’accord. Et maintenant, me direz-vous,
Ned, ce que vous entendez par une occasion favorable ?
– Ce serait celle qui, par une nuit sombre,
amènerait le Nautilus à peu de distance d’une
côte européenne.
608
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Et vous tenteriez de vous sauver à la nage ?
– Oui, si nous étions suffisamment rapprochés d’un rivage, et si le navire flottait à la surface. Non, si nous étions éloignés, et si le navire
naviguait sous les eaux.
– Et dans ce cas ?
– Dans ce cas, je chercherais à m’emparer du
canot. Je sais comment il se manoeuvre. Nous
nous introduirions à l’intérieur, et les boulons
enlevés, nous remonterions à la surface, sans
même que le timonier, placé à l’avant, s’aperçût
de notre fuite.
– Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais
n’oubliez pas qu’un échec nous perdrait.
– Je ne l’oublierai pas, monsieur.
– Et maintenant, Ned, voulez-vous connaître
609
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
toute ma pensée sur votre projet ?
– Volontiers, monsieur Aronnax.
– Eh bien, je pense, – je ne dis pas j’espère, – je
pense que cette occasion favorable ne se présentera pas.
– Pourquoi cela ?
– Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n’avons pas renoncé à l’espoir
de recouvrer notre liberté, et qu’il se tiendra sur
ses gardes, surtout dans les mers et en vue des
côtes européennes.
– Je suis de l’avis de monsieur, dit Conseil.
– Nous verrons bien, répondit Ned Land, qui
secouait la tête d’un air déterminé.
– Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en là. Plus un mot sur tout ceci. Le jour où
610
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vous serez prêt, vous nous préviendrez et nous
vous suivrons. Je m’en rapporte complètement à
vous. »
Cette conversation, qui devait avoir plus tard
de si graves conséquences, se termina ainsi. Je
dois dire maintenant que les faits semblèrent
confirmer mes prévisions au grand désespoir du
Canadien. Le capitaine Nemo se défiait-il de nous
dans ces mers fréquentées, ou voulait-il seulement se dérober à la vue des nombreux navires
de toutes nations qui sillonnent la Méditerranée
? Je l’ignore, mais il se maintint le plus souvent
entre deux eaux et au large des côtes. Ou le Nautilus émergeait, ne laissant passer que la cage du
timonier, ou il s’en allait à de grandes profondeurs, car entre l’archipel grec et l’Asie Mineure
nous ne trouvions pas le fond par deux mille
mètres.
Aussi, je n’eus connaissance de l’île de Carpathos, l’une des Sporades, que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son
611
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
doigt sur un point du planisphère :
Est in Carpathio Neptuni gurgite vates
Coeruleus Proteus…
C’était, en effet, l’antique séjour de Protée, le
vieux pasteur des troupeaux de Neptune, maintenant l’île de Scarpanto, située entre Rhodes et
la Crète. Je n’en vis que les soubassements granitiques à travers la vitre du salon.
Le lendemain, 14 février, je résolus d’employer quelques heures à étudier les poissons
de l’Archipel ; mais par un motif quelconque, les
panneaux demeurèrent hermétiquement fermés. En relevant la direction du Nautilus, je remarquai qu’il marchait vers Candie, l’ancienne
île de Crète. Au moment où je m’étais embarqué
sur l’Abraham-Lincoln, cette île venait de s’insurger tout entière contre le despotisme turc. Mais ce
qu’était devenue cette insurrection depuis cette
époque, je l’ignorais absolument, et ce n’était pas
le capitaine Nemo, privé de toute communication
612
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
avec la terre, qui aurait pu me l’apprendre.
Je ne fis donc aucune allusion à cet événement, lorsque, le soir, je me trouvai seul avec lui
dans le salon. D’ailleurs, il me sembla taciturne,
préoccupé. Puis, contrairement à ses habitudes, il
ordonna d’ouvrir les deux panneaux du salon, et,
allant de l’un à l’autre, il observa attentivement
la masse des eaux. Dans quel but ? Je ne pouvais
le deviner, et, de mon côté, j’employai mon temps
à étudier les poissons qui passaient devant mes
yeux.
Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses,
citées par Aristote et vulgairement connues sous
le nom de « loches de mer », que l’on rencontre
particulièrement dans les eaux salées avoisinant
le delta du Nil. Près d’elles se déroulaient des
pagres à demi phosphorescents, sortes de spares
que les Égyptiens rangeaient parmi les animaux
sacrés, et dont l’arrivée dans les eaux du fleuve,
dont elles annonçaient le fécond débordement,
était fêtée par des cérémonies religieuses. Je no613
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tai également des cheilines longues de trois décimètres, poissons osseux à écailles transparentes,
dont la couleur livide est mélangée de taches
rouges ; ce sont de grands mangeurs de végétaux
marins, ce qui leur donne un goût exquis ; aussi ces cheilines étaient-elles très-recherchées des
gourmets de l’ancienne Rome, et leurs entrailles,
accommodées avec des laites de murènes, des
cervelles de paons et des langues de phénicoptères, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius.
Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans mon esprit tous les souvenirs de l’antiquité. Ce fut le rémora qui voyage
attaché au ventre des requins ; au dire des anciens, ce petit poisson, accroché à la carène d’un
navire, pouvait l’arrêter dans sa marche, et l’un
d’eux, retenant le vaisseau d’Antoine pendant la
bataille d’Actium, facilita ainsi la victoire d’Auguste. À quoi tiennent les destinées des nations
! J’observai également d’admirables anthias qui
appartiennent à l’ordre des lutjans, poissons sa614
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
crés pour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser les monstres marins des eaux
qu’ils fréquentaient ; leur nom signifie fleur, et
ils le justifiaient par leurs couleurs chatoyantes,
leurs nuances comprises dans la gamme du rouge
depuis la pâleur du rose jusqu’à l’éclat du rubis,
et les fugitifs reflets qui moiraient leur nageoire
dorsale. Mes yeux ne pouvaient se détacher de
ces merveilles de la mer, quand ils furent frappés
soudain par une apparition inattendue.
Au milieu des eaux, un homme apparut, un
plongeur portant à sa ceinture une bourse de
cuir. Ce n’était pas un corps abandonné aux flots.
C’était un homme vivant qui nageait d’une main
vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer à la surface et replongeant aussitôt.
Je me retournai vers le capitaine Nemo, et
d’une voix émue :
« Un homme ! un naufragé ! m’écriai-je. Il faut
le sauver à tout prix ! »
615
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le capitaine ne me répondit pas et vint s’appuyer à la vitre.
L’homme s’était rapproché, et, la face collée
au panneau, il nous regardait.
À ma profonde stupéfaction, le capitaine
Nemo lui fit un signe. Le plongeur lui répondit de
la main, remonta immédiatement vers la surface
de la mer, et ne reparut plus.
« Ne vous inquiétez pas, me dit le capitaine.
C’est Nicolas, du cap Matapan, surnommé le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un
hardi plongeur ! L’eau est son élément, et il y vit
plus que sur terre, allant sans cesse d’une île à
l’autre et jusqu’à la Crète.
– Vous le connaissez, capitaine ?
– Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »
616
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers
un meuble placé près du panneau gauche du salon. Près de ce meuble, je vis un coffre cerclé de
fer, dont le couvercle portait sur une plaque de
cuivre le chiffre du Nautilus, avec sa devise Mobilis in mobile.
En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de ma présence, ouvrit le meuble, sorte de
coffre-fort qui renfermait un grand nombre de
lingots.
C’étaient des lingots d’or. D’où venait ce précieux métal qui représentait une somme énorme
? Où le capitaine recueillait-il cet or, et qu’allait-il
faire de celui-ci ?
Je ne prononçai pas un mot. Je regardai. Le
capitaine Nemo prit un à un ces lingots et les rangea méthodiquement dans le coffre qu’il remplit
entièrement. J’estimai qu’il contenait alors plus
de mille kilogrammes d’or, c’est-à-dire près de
cinq millions de francs.
617
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine
écrivit sur son couvercle une adresse en caractères qui devaient appartenir au grec moderne.
Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton
dont le fil correspondait avec le poste de l’équipage. Quatre hommes parurent, et non sans
peine ils poussèrent le coffre hors du salon. Puis,
j’entendis qu’ils le hissaient au moyen de palans
sur l’escalier de fer.
En ce moment, le capitaine Nemo se tourna
vers moi :
« Et vous disiez, monsieur le professeur ? me
demanda-t-il.
– Je ne disais rien, capitaine.
– Alors, monsieur, vous me permettrez de
vous souhaiter le bonsoir. »
618
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.
Je rentrai dans ma chambre très-intrigué, on
le conçoit. J’essayai vainement de dormir. Je cherchais une relation entre l’apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d’or. Bientôt, je sentis à
certains mouvements de roulis et de tangage, que
le Nautilus quittant les couches inférieures revenait à la surface des eaux.
Puis, j’entendis un bruit de pas sur la plateforme. Je compris que l’on détachait le canot,
qu’on le lançait à la mer. Il heurta un instant les
flancs du Nautilus, et tout bruit cessa.
Deux heures après, le même bruit, les mêmes
allées et venues se reproduisaient. L’embarcation, hissée à bord, était rajustée dans son alvéole,
et le Nautilus se replongeait sous les flots.
Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leur adresse. Sur quel point du continent ?
Quel était le correspondant du capitaine Nemo ?
619
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les événements de cette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus haut point. Mes compagnons ne furent pas moins surpris que moi.
« Mais où prend-il ces millions ? » demanda
Ned Land.
À cela, pas de réponse possible. Je me rendis
au salon après avoir déjeuné, et je me mis au travail. Jusqu’à cinq heures du soir, je rédigeai mes
notes. En ce moment, – devais-je l’attribuer à une
disposition personnelle, – je sentis une chaleur
extrême, et je dus enlever mon vêtement de byssus. Effet incompréhensible, car nous n’étions
pas sous de hautes latitudes, et d’ailleurs le Nautilus, immergé, ne devait éprouver aucune élévation de température. Je regardai le manomètre.
Il marquait une profondeur de soixante pieds, à
laquelle la chaleur atmosphérique n’aurait pu atteindre.
620
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je continuai mon travail, mais la température
s’éleva au point de devenir intolérable.
« Est-ce que le feu serait à bord ? » me demandai-je.
J’allais quitter le salon, quand le capitaine
Nemo entra. Il s’approcha du thermomètre, le
consulta, et se retournant vers moi :
« Quarante-deux degrés, dit-il.
– Je m’en aperçois, capitaine, répondis-je, et
pour peu que cette chaleur augmente, nous ne
pourrons la supporter.
– Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur
n’augmentera que si nous le voulons bien.
– Vous pouvez donc la modérer à votre gré ?
– Non, mais je puis m’éloigner du foyer qui la
produit.
621
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Elle est donc extérieure ?
– Sans doute. Nous flottons dans un courant
d’eau bouillante.
– Est-il possible ? m’écriai-je.
– Regardez. »
Les panneaux s’ouvrirent, et je vis la mer entièrement blanche autour du Nautilus. Une fumée
de vapeurs sulfureuses se déroulait au milieu des
flots qui bouillonnaient comme l’eau d’une chaudière. J’appuyai ma main sur une des vitres, mais
la chaleur était telle que je dus la retirer.
« Où sommes-nous ? demandai-je.
– Près de l’île Santorin, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, et précisément
dans ce canal qui sépare Néa-Kamenni de Paléa-Kamenni. J’ai voulu vous donner le curieux
622
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
spectacle d’une éruption sous-marine.
Je croyais, dis-je, que la formation de ces îles
nouvelles était terminée.
– Rien n’est jamais terminé dans les parages
volcaniques, répondit le capitaine Nemo, et le
globe y est toujours travaillé par les feux souterrains. Déjà, en l’an dix-neuf de notre ère, suivant
Cassiodore et Pline, une île nouvelle, Théia la divine, apparut à la place même où se sont récemment formés ces îlots. Puis, elle s’abîma sous les
flots, pour se remontrer en l’an soixante-neuf et
s’abîmer encore une fois. Depuis cette époque
jusqu’à nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 février 1866, un nouvel îlot, qu’on
nomma l’îlot de George, émergea au milieu des
vapeurs sulfureuses, près de Néa-Kamenni, et s’y
souda, le 6 du même mois. Sept jours après, le
13 février, l’îlot Aphroessa parut, laissant entre
Néa-Kamenni et lui un canal de dix mètres. J’étais
dans ces mers quand le phénomène se produisit, et j’ai pu en observer toutes les phases. L’îlot
623
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Aphroessa, de forme arrondie, mesurait trois
cents pieds de diamètre sur trente pieds de hauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses,
mêlées de fragments feldspathiques. Enfin, le 10
mars, un îlot plus petit, appelé Réka, se montra
près de Néa-Kamenni, et depuis lors, ces trois
îlots, soudés ensemble, ne forment plus qu’une
seule et même île.
– Et le canal où nous sommes en ce moment ?
demandai-je.
– Le voici, répondit le capitaine Nemo, en me
montrant une carte de l’Archipel. Vous voyez que
j’y ai porté les nouveaux îlots.
– Mais ce canal se comblera un jour ?
– C’est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits îlots de lave ont surgi en
face du port Saint-Nicolas de Paléa-Kamenni. Il
est donc évident que Néa et Paléa se réuniront
dans un temps rapproché. Si, au milieu du Pa624
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cifique, ce sont les infusoires qui forment les
continents, ici, ce sont les phénomènes éruptifs.
Voyez, monsieur, voyez le travail qui s’accomplit
sous ces flots. »
Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait
plus. La chaleur devenait intolérable. De blanche
qu’elle était, la mer se faisait rouge, coloration
due à la présence d’un sel de fer. Malgré l’hermétique fermeture du salon, une odeur sulfureuse
insupportable se dégageait, et j’apercevais des
flammes écarlates dont la vivacité tuait l’éclat de
l’électricité.
J’étais en nage, j’étouffais, j’allais cuire. Oui,
en vérité, je me sentais cuire !
« On ne peut rester plus longtemps dans cette
eau bouillante, dis-je au capitaine.
– Non, ce ne serait pas prudent », répondit
l’impassible Nemo.
625
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Un ordre fut donné. Le Nautilus vira de bord
et s’éloigna de cette fournaise qu’il ne pouvait
impunément braver. Un quart d’heure plus tard,
nous respirions à la surface des flots.
La pensée me vint alors que si Ned Land avait
choisi ces parages pour effectuer notre fuite, nous
ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.
Le lendemain, 16 février, nous quittions ce
bassin qui, entre Rhodes et Alexandrie, compte
des profondeurs de trois mille mètres, et le Nautilus passant au large de Cerigo, abandonnait l’archipel grec, après avoir doublé le cap Matapan.
VII
La méditerranée en quarante-huit heures
La Méditerranée, la mer bleue par excellence,
« la grande mer » des Hébreux, la « mer » des
Grecs, le « mare nostrum » des Romains, bordée
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’orangers, d’aloès, de cactus, de pins maritimes,
embaumée du parfum des myrtes, encadrée de
rudes montagnes, saturée d’un air pur et transparent, mais incessamment travaillée par les feux
de la terre, est un véritable champ de bataille où
Neptune et Pluton se disputent encore l’empire
du monde. C’est là, sur ses rivages et sur ses eaux,
dit Michelet, que l’homme se retrempe dans l’un
des plus puissants climats du globe.
Mais si beau qu’il soit, je n’ai pu prendre qu’un
aperçu rapide de ce bassin, dont la superficie
couvre deux millions de kilomètres carrés. Les
connaissances personnelles du capitaine Nemo
me firent même défaut, car l’énigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette
traversée à grande vitesse. J’estime à six cents
lieues environ le chemin que le Nautilus parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l’accomplit en deux fois vingt-quatre heures. Partis
le matin du 16 février des parages de la Grèce, le
18, au soleil levant, nous avions franchi le détroit
de Gibraltar.
627
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Il fut évident pour moi que cette Méditerranée, resserrée au milieu de ces terres qu’il voulait fuir, déplaisait au capitaine Nemo. Ses flots et
ses brises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n’avait plus ici cette liberté d’allures, cette indépendance de manoeuvres
que lui laissaient les océans, et son Nautilus se
sentait à l’étroit entre ces rivages rapprochés de
l’Afrique et de l’Europe.
Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq
milles à l’heure, soit douze lieues de quatre kilomètres. Il va sans dire que Ned Land, à son
grand ennui, dut renoncer à ses projets de fuite.
Il ne pouvait se servir du canot entraîné à raison
de douze à treize mètres par seconde. Quitter le
Nautilus dans ces conditions, c’eût été sauter d’un
train marchant avec cette rapidité, manoeuvre
imprudente s’il en fut. D’ailleurs, notre appareil
ne remontait que la nuit à la surface des flots, afin
de renouveler sa provision d’air, et il se dirigeait
seulement suivant les indications de la boussole
628
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et les relèvements du loch.
Je ne vis donc de l’intérieur de cette Méditerranée que ce que le voyageur d’un express aperçoit
du paysage qui fuit devant ses yeux, c’est-à-dire
les horizons lointains, et non les premiers plans
qui passent comme un éclair. Cependant, Conseil
et moi, nous pûmes observer quelques-uns de
ces poissons méditerranéens, que la puissance
de leurs nageoires maintenait quelques instants
dans les eaux du Nautilus. Nous restions à l’affût
devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques mots l’ichtyologie
de cette mer.
Des divers poissons qui l’habitent, j’ai vu les
uns, entrevu les autres, sans parler de ceux que
la vitesse du Nautilus déroba à mes yeux. Qu’il
me soit donc permis de les classer d’après cette
classification fantaisiste. Elle rendra mieux mes
rapides observations.
Au milieu de la masse des eaux vivement
629
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
éclairées par les nappes électriques, serpentaient
quelques-unes de ces lamproies longues d’un
mètre, qui sont communes à presque tous les climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges de
cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendré et
tacheté, se développaient comme de vastes châles
emportés par les courants. D’autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaître si elles
méritaient ce nom d’aigles qui leur fut donné par
les Grecs, ou ces qualifications de rat, de crapaud
et de chauve-souris, dont les pêcheurs modernes
les ont affublées. Des squales-milandres, longs
de douze pieds et particulièrement redoutés des
plongeurs, luttaient de rapidité entre eux. Des renards marins, longs de huit pieds et doués d’une
extrême finesse d’odorat, apparaissaient comme
de grandes ombres bleuâtres. Des dorades, du
genre spare, dont quelques-unes mesuraient
jusqu’à treize décimètres, se montraient dans
leur vêtement d’argent et d’azur entouré de bandelettes, qui tranchait sur le ton sombre de leurs
nageoires, poissons consacrés à Vénus, et dont
l’oeil est enchâssé dans un sourcil d’or ; espèce
630
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
précieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salées, habitant les fleuves, les lacs et les océans,
vivant sous tous les climats, supportant toutes les
températures, et dont la race, qui remonte aux
époques géologiques de la terre, a conserve toute
sa beauté des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs de neuf à dix mètres, animaux
de grande marche, heurtaient d’une queue puissante la vitre des panneaux, montrant leur dos
bleuâtre à petites taches brunes : ils ressemblent
aux squales dont ils n’égalent pas la force, et se
rencontrent dans toutes les mers ; au printemps,
ils aiment à remonter les grands fleuves, à lutter contre les courants du Volga, du Danube, du
Pô, du Rhin, de la Loire, de l’Oder, et se nourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons
et de gades ; bien qu’ils appartiennent à la classe
des cartilagineux, ils sont délicats ; on les mange
frais, séchés, marinés ou salés, et, autrefois, on
les portait triomphalement sur la table des Lucullus. Mais de ces divers habitants de la Méditerranée, ceux que je pus observer le plus utilement,
lorsque le Nautilus se rapprochait de la surface,
631
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
appartenaient au soixante-troisième genre des
poissons osseux. C’étaient des scombres-thons,
au dos bleu-noir, au ventre cuirassé d’argent, et
dont les rayons dorsaux jettent des lueurs d’or.
Ils ont la réputation de suivre la marche des navires dont ils recherchent l’ombre fraîche sous
les feux du ciel tropical, et ils ne la démentirent
pas en accompagnant le Nautilus comme ils accompagnèrent autrefois les vaisseaux de Lapérouse. Pendant de longues heures, ils luttèrent
de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvais me
lasser d’admirer ces animaux véritablement
taillés pour la course, leur tête petite, leur corps
lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dépassait trois mètres, leurs pectorales douées d’une
remarquable vigueur et leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines
troupes d’oiseaux dont ils égalaient la rapidité, ce
qui faisait dire aux anciens que la géométrie et
la stratégie leur étaient familières. Et cependant
ils n’échappent point aux poursuites des Provençaux, qui les estiment comme les estimaient les
habitants de la Propontide et de l’Italie, et c’est en
632
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
aveugles, en étourdis, que ces précieux animaux
vont se jeter et périr par milliers dans les madragues marseillaises.
Je citerai, pour mémoire seulement, ceux des
poissons méditerranéens que Conseil ou moi nous
ne fîmes qu’entrevoir. C’étaient des gymontes-fierasfers blanchâtres qui passaient comme d’insaisissables vapeurs, des murènes-congres, serpents
de trois à quatre mètres enjolivés de vert, de
bleu et de jaune, des gades-merlus, longs de trois
pieds, dont le foie formait un morceau délicat,
des coepoles-ténias qui flottaient comme de fines
algues, des trygles que les poètes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont
le museau est orné de deux lames triangulaires et
dentelées qui figurent l’instrument du vieil Homère, des trygles-hirondelles, nageant avec la rapidité de l’oiseau dont ils ont pris le nom, des holocentres-mérons, à tête rouge, dont la nageoire
dorsale est garnie de filaments, des aloses agrémentées de taches noires, grises, brunes, bleues,
jaunes, vertes, qui sont sensibles à la voix argen633
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tine des clochettes, et de splendides turbots, ces
faisans de la mer, sortes de losanges à nageoires
jaunâtres, pointillés de brun, et dont le côté supérieur, le côté gauche, est généralement marbré de
brun et de jaune, enfin des troupes d’admirables
mulles-rougets, véritables paradisiers de l’Océan,
que les Romains payaient jusqu’à dix mille sesterces la pièce, et qu’ils faisaient mourir sur leur
table, pour suivre d’un oeil cruel leurs changements de couleurs depuis le rouge cinabre de la
vie jusqu’au blanc pâle de la mort.
Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes,
ni tétrodons, ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres, ni
éperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous ces principaux représentants de l’ordre des pleuronectes, les limandes,
les flez, les plies, les soles, les carrelets, communs
à l’Atlantique et à la Méditerranée, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le
Nautilus à travers ces eaux opulentes.
634
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Quant aux mammifères marins, je crois avoir
reconnu en passant à l’ouvert de l’Adriatique,
deux ou trois cachalots, munis d’une nageoire
dorsale du genre des physétères, quelques dauphins du genre des globicéphales, spéciaux à la
Méditerranée et dont la partie antérieure de la
tête est zébrée de petites lignes claires, et aussi
une douzaine de phoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui
ont absolument l’air de Dominicains longs de
trois mètres.
Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une
tortue large de six pieds, ornée de trois arêtes
saillantes dirigées longitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car, à la description que m’en fit Conseil, je crus reconnaître le
luth qui forme une espèce assez rare. Je ne remarquai, pour mon compte, que quelques cacouannes a carapace allongée.
Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant quelques instants, une admirable galéolaire
635
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
orangée qui s’accrocha à la vitre du panneau de
bâbord ; c’était un long filament ténu, s’arborisant en branches infinies et terminées par la plus
fine dentelle qu’eussent jamais filée les rivales
d’Arachné. Je ne pus, malheureusement, pêcher
cet admirable échantillon, et aucun autre zoophyte méditerranéen ne se fût sans doute offert
à mes regards, si le Nautilus, dans la soirée du
16, n’eût singulièrement ralenti sa vitesse. Voici
dans quelles circonstances.
Nous passions alors entre la Sicile et la côte
de Tunis. Dans cet espace resserré entre le cap
Bon et le détroit de Messine, le fond de la mer
remonte presque subitement. Là s’est formée
une véritable crête sur laquelle il ne reste que
dix-sept mètres d’eau, tandis que de chaque côté
la profondeur est de cent soixante-dix mètres.
Le Nautilus dut donc manoeuvrer prudemment
afin de ne pas se heurter contre cette barrière
sous-marine.
Je montrai à Conseil, sur la carte de la Médi636
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
terranée, l’emplacement qu’occupait ce long récif.
« Mais, n’en déplaise à monsieur, fit observer
Conseil, c’est comme un isthme véritable qui réunit l’Europe à l’Afrique.
– Oui, mon garçon, répondis-je, il barre en entier le détroit de Libye, et les sondages de Smith
ont prouvé que les continents étaient autrefois
réunis entre le cap Boco et le cap Furina.
– Je le crois volontiers, dit Conseil.
– J’ajouterai, repris-je, qu’une barrière semblable existe entre Gibraltar et Ceuta, qui, aux
temps géologiques, fermait complètement la Méditerranée.
– Eh ! fit Conseil, si quelque poussée volcanique relevait un jour ces deux barrières au-dessus des flots !
637
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Ce n’est guère probable, Conseil.
– Enfin, que monsieur me permette d’achever, si ce phénomène se produisait, ce serait fâcheux pour monsieur de Lesseps, qui se donne
tant de mal pour percer son isthme !
– J’en conviens, mais, je te le répète, Conseil,
ce phénomène ne se produira pas. La violence
des forces souterraines va toujours diminuant.
Les volcans, si nombreux aux premiers jours du
monde, s’éteignent peu à peu, la chaleur interne
s’affaiblit, la température des couches inférieures
du globe baisse d’une quantité appréciable par
siècle, et au détriment de notre globe, car cette
chaleur, c’est sa vie.
– Cependant, le soleil…
– Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il
rendre la chaleur à un cadavre ?
– Non, que je sache.
638
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle deviendra inhabitable et sera
inhabitée comme la lune, qui depuis longtemps a
perdu sa chaleur vitale.
– Dans combien de siècles ? demanda Conseil.
– Dans quelques centaines de mille ans, mon
garçon.
– Alors, répondit Conseil, nous avons le temps
d’achever notre voyage, si toutefois Ned Land ne
s’en mêle pas ! »
Et Conseil, rassuré, se remit à étudier le hautfond que le Nautilus rasait de près avec une vitesse modérée.
Là, sous un sol rocheux et volcanique, s’épanouissait toute une flore vivante, des éponges,
des holoturies, des cydippes hyalines ornées
de cyrrhes rougeâtres et qui émettaient une lé639
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
gère phosphorescence, des beroës, vulgairement
connus sous le nom de concombres de mer et baignés dans les miroitements d’un spectre solaire,
des comatules ambulantes, larges d’un mètre, et
dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales
arborescentes de la plus grande beauté, des pavonacées à longues tiges, un grand nombre d’oursins comestibles d’espèces variées, et des actinies
vertes au tronc grisâtre, au disque brun, qui se
perdaient dans leur chevelure olivâtre de tentacules.
Conseil s’était occupé plus particulièrement
d’observer les mollusques et les articulés, et bien
que la nomenclature en soit un peu aride, je ne
veux pas faire tort à ce brave garçon en omettant
ses observations personnelles.
Dans l’embranchement des mollusques, il cite
de nombreux pétoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d’âne qui s’entassaient les uns sur
les autres, des donaces triangulaires, des hyalles
tridentées, à nageoires jaunes et à coquilles trans640
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
parentes, des pleurobranches orangés, des oeufs
pointillés ou semés de points verdâtres, des aplysies connues aussi sous le nom de lièvres de mer,
des dolabelles, des acères charnus, des ombrelles
spéciales à la Méditerranée, des oreilles de mer
dont la coquille produit une nacre très-recherchée, des pétoncles flammulés, des anomies que
les Languedociens, dit-on, préfèrent aux huîtres,
des clovis si chers aux Marseillais, des praires
doubles, blanches et grasses, quelques-uns de ces
clams qui abondent sur les côtes de l’Amérique
du Nord et dont il se fait un débit si considérable
à New York, des peignes operculaires de couleurs
variées, des lithodonces enfoncées dans leurs
trous et dont je goûtais fort le goût poivré, des
vénéricardes sillonnées dont la coquille à sommet bombé présentait des côtes saillantes, des
cynthies hérissées de tubercules écarlates, des
carniaires à pointe recourbées et semblables à de
légères gondoles, des féroles couronnées, des atlantes à coquilles spiraliformes, des thétys grises,
tachetées de blanc et recouvertes de leur mantille frangée, des éolides semblables à de petites
641
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
limaces, des cavolines rampant sur le dos, des auricules et entre autres l’auricule myosotis, à coquille ovale, des scalaires fauves, des littorines,
des janthures, des cinéraires, des pétricoles, des
lamellaires, des cabochons, des pandores, etc.
Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses
notes, très-justement divisés en six classes, dont
trois appartiennent au monde marin. Ce sont les
classes des crustacés, des cirrhopodes et des annélides.
Les crustacés se subdivisent en neuf ordres,
et le premier de ces ordres comprend les décapodes, c’est-à-dire les animaux dont la tête et le
thorax sont le plus généralement soudés entre
eux, dont l’appareil buccal est composé de plusieurs paires de membres, et qui possèdent
quatre, cinq ou six paires de pattes thoraciques
ou ambulatoires. Conseil avait suivi la méthode
de notre maître Milne Edwards, qui fait trois
sections des décapodes : les brachyoures, les
macroures et les anomoures. Ces noms sont lé642
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
gèrement barbares, mais ils sont justes et précis.
Parmi les macroures, Conseil cite des amathies
dont le front est armé de deux grandes pointes
divergentes, l’inachus scorpion, qui, – je ne sais
pourquoi, – symbolisait la sagesse chez les Grecs,
des lambres-masséna, des lambres-spinimanes,
probablement égarés sur ce haut-fond, car d’ordinaire ils vivent à de grandes profondeurs, des
xhantes, des pilumnes, des rhomboldes, des calappiens granuleux, – très-faciles à digérer, fait
observer Conseil, – des corystes édentés, des ébalies, des cymopolies, des dorripes laineuses, etc.
Parmi les macroures, subdivisés en cinq familles,
les cuirassés, les fouisseurs, les astaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il cite des langoustes
communes, dont la chair est si estimée chez les
femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer,
des gébies riveraines, et toutes sortes d’espèces
comestibles, mais il ne dit rien de la subdivision
des astaciens qui comprend les homards, car les
langoustes sont les seuls homards de la Méditerranée. Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes, abritées derrière cette coquille
643
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
abandonnée dont elles s’emparent, des homoles
à front épineux, des bernard-l’ermite, des porcellanes, etc.
Là s’arrêtait le travail de Conseil. Le temps
lui avait manqué pour compléter la classe des
crustacés par l’examen des stomapodes, des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, des branchiapodes, des ostracodes et des
entomostracées. Et pour terminer l’étude des articulés marins, il aurait dû citer la classe des cyrrhopodes qui renferme les cyclopes, les argules,
et la classe des annélides qu’il n’eût pas manqué
de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais
le Nautilus, ayant dépassé le haut-fond du détroit
de Libye, reprit dans les eaux plus profondes sa
vitesse accoutumée. Dès lors plus de mollusques,
plus d’articulés, plus de zoophytes. À peine
quelques gros poissons qui passaient comme des
ombres.
Pendant la nuit du 16 au 17 février, nous
étions entrés dans ce second bassin méditer644
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ranéen, dont les plus grandes profondeurs se
trouvent par trois mille mètres. Le Nautilus, sous
l’impulsion de son hélice, glissant sur ses plans
inclinés, s’enfonça jusqu’aux dernières couches
de la mer.
Là, à défaut des merveilles naturelles, la masse
des eaux offrit à mes regards bien des scènes
émouvantes et terribles. En effet, nous traversions alors toute cette partie de la Méditerranée
si féconde en sinistres. De la côte algérienne aux
rivages de la Provence, que de navires ont fait
naufrage, que de bâtiments ont disparu ! La Méditerranée n’est qu’un lac, comparée aux vastes
plaines liquides du Pacifique, mais c’est un lac capricieux, aux flots changeants, aujourd’hui propice et caressant pour la frêle tartane qui semble
flotter entre le double outre-mer des eaux et du
ciel, demain, rageur, tourmenté, démonté par les
vents, brisant les plus forts navires de ses lames
courtes qui les frappent à coups précipités.
Ainsi, dans cette promenade rapide à travers
645
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les couches profondes, que d’épaves j’aperçus gisant sur le sol, les unes déjà empâtées par les coraux, les autres revêtues seulement d’une couche
de rouille, des ancres, des canons, des boulets,
des garnitures de fer, des branches d’hélice, des
morceaux de machines, des cylindres brisés, des
chaudières défoncées, puis des coques flottant
entre deux eaux, celles-ci droites, celles-là renversées.
De ces navires naufragés, les uns avaient péri
par collision, les autres pour avoir heurté quelque
écueil de granit. J’en vis qui avaient coulé à pic,
la mâture droite, le gréement raidi par l’eau. Ils
avaient l’air d’être à l’ancre dans une immense
rade foraine et d’attendre le moment du départ.
Lorsque le Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes électriques, il semblait que
ces navires allaient le saluer de leur pavillon et
lui envoyer leur numéro d’ordre ! Mais non, rien
que le silence et la mort sur ce champ des catastrophes !
646
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
J’observai que les fonds méditerranéens
étaient plus encombrés de ces sinistres épaves
à mesure que le Nautilus se rapprochait du détroit de Gibraltar. Les côtes d’Afrique et d’Europe
se resserrent alors, et dans cet étroit espace, les
rencontres sont fréquentes. Je vis là de nombreuses carènes de fer, des ruines fantastiques
de steamers, les uns couchés, les autres debout,
semblables à des animaux formidables. Un de ces
bateaux aux flancs ouverts, sa cheminée courbée,
ses roues dont il ne restait plus que la monture,
son gouvernail séparé de l’étambot et retenu encore par une chaîne de fer, son tableau d’arrière
rongé par les sels marins, se présentait sous un aspect terrible ! Combien d’existences brisées dans
son naufrage ! Combien de victimes entraînées
sous les flots ! Quelque matelot du bord avait-il
survécu pour raconter ce terrible désastre, ou les
flots gardaient-ils encore le secret de ce sinistre
? Je ne sais pourquoi, il me vint à la pensée que
ce bateau enfoui sous la mer pouvait être l’Atlas,
disparu corps et biens depuis une vingtaine d’années, et dont on n’a jamais entendu parler ! Ah !
647
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quelle sinistre histoire serait à faire que celle de
ces fonds méditerranéens, de ce vaste ossuaire,
où tant de richesses se sont perdues, où tant de
victimes ont trouvé la mort !
Cependant, le Nautilus, indifférent et rapide,
courait à toute hélice au milieu de ces ruines. Le
18 février, vers trois heures du matin, il se présentait à l’entrée du détroit de Gibraltar.
Là existent deux courants : un courant supérieur, depuis longtemps reconnu, qui amène les
eaux de l’Océan dans le bassin de la Méditerranée
; puis un contre-courant inférieur, dont le raisonnement a démontré aujourd’hui l’existence. En
effet, la somme des eaux de la Méditerranée, incessamment accrue par les flots de l’Atlantique
et par les fleuves qui s’y jettent, devrait élever
chaque année le niveau de cette mer, car son évaporation est insuffisante pour rétablir l’équilibre.
Or, il n’en est pas ainsi, et on a dû naturellement
admettre l’existence d’un courant inférieur qui
par le détroit de Gibraltar verse dans le bassin de
648
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’Atlantique le trop-plein de la Méditerranée.
Fait exact, en effet. C’est de ce contre-courant
que profita le Nautilus. Il s’avança rapidement
par l’étroite passe. Un instant je pus entrevoir les
admirables ruines du temple d’Hercule enfoui,
au dire de Pline et d’Avienus, avec l’île basse qui
le supportait, et quelques minutes plus tard nous
flottions sur les flots de l’Atlantique.
VIII
La baie de vigo
L’Atlantique ! Vaste étendue d’eau dont la superficie couvre vingt-cinq millions de milles carrés, longue de neuf mille milles sur une largeur
moyenne de deux mille sept cents. Importante
mer presque ignorée des anciens, sauf peut-être
des Carthaginois, ces Hollandais de l’antiquité,
qui dans leurs pérégrinations commerciales suivaient les côtes ouest de l’Europe et de l’Afrique
649
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
! Océan dont les rivages aux sinuosités parallèles
embrassent un périmètre immense, arrosé par les
plus grands fleuves du monde, le Saint-Laurent,
le Mississipi, l’Amazone, la Plata, l’Orénoque,
le Niger, le Sénégal, l’Elbe, la Loire, le Rhin, qui
lui apportent les eaux des pays les plus civilisés
et des contrées les plus sauvages ! Magnifique
plaine, incessamment sillonnée par les navires
de toutes les nations, abritée sous tous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes
terribles, redoutées des navigateurs, le cap Horn
et le cap des Tempêtes !
Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son éperon, après avoir accompli près
de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours
supérieur à l’un des grands cercles de la terre. Où
allions-nous maintenant, et que nous réservait
l’avenir ?
Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait
pris le large. Il revint à la surface des flots, et nos
promenades quotidiennes sur la plate-forme
650
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nous furent ainsi rendues.
J’y montai aussitôt accompagné de Ned Land
et de Conseil. À une distance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui
forme la pointe sud-ouest de la péninsule hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud.
La mer était grosse, houleuse. Elle imprimait de
violentes secousses de roulis au Nautilus. Il était
presque impossible de se maintenir sur la plateforme que d’énormes paquets de mer battaient à
chaque instant. Nous redescendîmes donc après
avoir humé quelques bouffées d’air.
Je regagnai ma chambre. Conseil revint à sa
cabine mais le Canadien, l’air assez préoccupé,
me suivit. Notre rapide passage à travers la Méditerranée ne lui avait pas permis de mettre ses
projets à exécution, et il dissimulait peu son désappointement.
Lorsque la porte de ma chambre fut fermée,
il s’assit et me regarda silencieusement.
651
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais
vous n’avez rien à vous reprocher. Dans les conditions où naviguait le Nautilus, songer à le quitter
eût été de la folie ! »
Ned Land ne répondit rien. Ses lèvres serrées,
ses sourcils froncés, indiquaient chez lui la violente obsession d’une idée fixe.
« Voyons, repris-je, rien n’est désespéré encore. Nous remontons la côte du Portugal. Non
loin sont la France, l’Angleterre, où nous trouverions facilement un refuge. Ah ! si le Nautilus,
sorti du détroit de Gibraltar, avait mis le cap au
sud, s’il nous eût entraînés vers ces régions où
les continents manquent, je partagerais vos inquiétudes. Mais, nous le savons maintenant, le
capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisées, et
dans quelques jours, je crois que vous pourrez
agir avec quelque sécurité. »
Ned Land me regarda plus fixement encore,
652
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et desserrant enfin les lèvres :
« C’est pour ce soir », dit-il.
Je me redressai subitement. J’étais, je l’avoue,
peu préparé à cette communication. J’aurais voulu répondre au Canadien, mais les mots ne me
vinrent pas.
« Nous étions convenus d’attendre une circonstance reprit Ned Land. La circonstance, je
la tiens. Ce soir, nous ne serons qu’à quelques
milles de la côte espagnole. La nuit est sombre.
Le vent souffle du large. J’ai votre parole, monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »
Comme je me taisais toujours, le Canadien se
leva, et se rapprochant de moi :
« Ce soir, à neuf heures, dit-il. J’ai prévenu
Conseil. À ce moment-là, le capitaine Nemo sera
enfermé dans sa chambre et probablement couché. Ni les mécaniciens, ni les hommes de l’équi653
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
page ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous
gagnerons l’escalier central. Vous, monsieur
Aronnax, vous resterez dans la bibliothèque à
deux pas de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mât et la voile sont dans le canot. Je suis
même parvenu à y porter quelques provisions. Je
me suis procuré une clef anglaise pour dévisser
les écrous qui attachent le canot à la coque du
Nautilus. Ainsi tout est prêt. À ce soir.
– La mer est mauvaise, dis-je.
– J’en conviens, répond le Canadien, mais il
faut risquer cela. La liberté vaut qu’on la paye.
D’ailleurs, l’embarcation est solide, et quelques
milles avec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas à cent
lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix et onze heures, nous serons
débarqués sur quelque point de la terre ferme ou
morts. Donc, à la grâce de Dieu et à ce soir ! »
Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant
654
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
presque abasourdi. J’avais imaginé que, le cas
échéant, j’aurais eu le temps de réfléchir, de discuter. Mon opiniâtre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-je dit, après tout ? Ned
Land avait cent fois raison. C’était presque une
circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir
sur ma parole et assumer cette responsabilité
de compromettre dans un intérêt tout personnel
l’avenir de mes compagnons ? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous entraîner au
large de toutes terres ?
En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que les réservoirs se remplissaient, et le Nautilus s’enfonça sous les flots de l’Atlantique.
Je demeurai dans ma chambre. Je voulais
éviter le capitaine pour cacher à ses yeux l’émotion qui me dominait. Triste Journée que je passai ainsi, entre le désir de rentrer en possession
de mon libre arbitre et le regret d’abandonner
ce merveilleux Nautilus, laissant inachevées mes
études sous-marines ! Quitter ainsi cet océan, «
655
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mon Atlantique », comme je me plaisais à le nommer, sans en avoir observé les dernières couches,
sans lui avoir dérobé ces secrets que m’avaient
révélés les mers des Indes et du Pacifique ! Mon
roman me tombait des mains dès le premier volume, mon rêve s’interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaises s’écoulèrent
ainsi, tantôt me voyant en sûreté, à terre, avec
mes compagnons, tantôt souhaitant, en dépit de
ma raison, que quelque circonstance imprévue
empêchât la réalisation des projets de Ned Land.
Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voir si la direction du
Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous éloignait de la côte. Mais non. Le Nautilus se tenait
toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au
nord en prolongeant les rivages de l’Océan.
Il fallait donc en prendre son parti et se préparer à fuir. Mon bagage n’était pas lourd. Mes
notes, rien de plus.
656
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce
qu’il penserait de notre évasion, quelles inquiétudes, quels torts peut-être elle lui causerait, et
ce qu’il ferait dans le double cas où elle serait ou
révélée ou manquée ! Sans doute je n’avais pas à
me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalité ne fut plus franche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais être taxé d’ingratitude. Aucun
serment ne nous liait à lui. C’était sur la force des
choses seule qu’il comptait et non sur notre parole pour nous fixer à jamais auprès de lui. Mais
cette prétention hautement avouée de nous retenir éternellement prisonniers à son bord justifiait toutes nos tentatives.
Je n’avais pas revu le capitaine depuis notre
visite à l’île de Santorin. Le hasard devait-il me
mettre en sa présence avant notre départ ? Je le
désirais et je le craignais tout à la fois. J’écoutai si
je ne l’entendrais pas marcher dans sa chambre
contiguë à la mienne. Aucun bruit ne parvint à
mon oreille. Cette chambre devait être déserte.
657
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Alors j’en vins à me demander si cet étrange
personnage était à bord. Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quitté le Nautilus pour
un service mystérieux, mes idées s’étaient, en ce
qui le concerne, légèrement modifiées. Je pensais, bien qu’il eût pu dire, que le capitaine Nemo
devait avoir conservé avec la terre quelques relations d’une certaine espèce. Ne quittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entières s’étaient
souvent écoulées sans que je l’eusse rencontré.
Que faisait-il pendant ce temps, et alors que je
le croyais en proie à des accès de misanthropie,
n’accomplissait-il pas au loin quelque acte secret
dont la nature m’échappait jusqu’ici ?
Toutes ces idées et mille autres m’assaillirent à la fois. Le champ des conjectures ne peut
être qu’infini dans l’étrange situation où nous
sommes. J’éprouvais un malaise insupportable.
Cette journée d’attente me semblait éternelle.
Les heures sonnaient trop lentement au gré de
mon impatience.
658
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mon dîner me fut comme toujours servi dans
ma chambre. Je mangeai mal, étant trop préoccupé. Je quittai la table à sept heures. Cent vingt minutes, – je les comptais, – me séparaient encore
du moment où je devais rejoindre Ned Land.
Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec
violence. Je ne pouvais rester immobile. J’allais
et venais, espérant calmer par le mouvement le
trouble de mon esprit. L’idée de succomber dans
notre téméraire entreprise était le moins pénible
de mes soucis ; mais à la pensée de voir notre
projet découvert avant d’avoir quitté le Nautilus, à la pensée d’être ramené devant le capitaine
Nemo irrité, ou, ce qui eût été pis, contristé de
mon abandon, mon coeur palpitait.
Je voulus revoir le salon une dernière fois. Je
pris par les coursives, et j’arrivai dans ce musée
où j’avais passé tant d’heures agréables et utiles.
Je regardai toutes ces richesses, tous ces trésors,
comme un homme à la veille d’un éternel exil et
qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la
nature, ces chefs-d’oeuvre de l’art, entre lesquels
659
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
depuis tant de jours se concentrait ma vie, j’allais
les abandonner pour jamais. J’aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon à travers les
eaux de l’Atlantique ; mais les panneaux étaient
hermétiquement fermés et un manteau de tôle
me séparait de cet Océan que je ne connaissais
pas encore.
En parcourant ainsi le salon, j’arrivai près de
la porte, ménagée dans le pan coupé, qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine. À mon grand
étonnement, cette porte était entre-bâillée. Je
reculai involontairement. Si le capitaine Nemo
était dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant, n’entendant aucun bruit, je m’approchai.
La chambre était déserte. Je poussai la porte. Je
fis quelques pas à l’intérieur. Toujours le même
aspect sévère, cénobitique.
En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues à la paroi et que je n’avais pas remarquées
pendant ma première visite, frappèrent mes regards. C’étaient des portraits, des portraits de ces
660
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
grands hommes historiques dont l’existence n’a
été qu’un perpétuel dévouement à une grande
idée humaine, Kosciusko, le héros tombé au cri de
Finis Polonioe, Botzaris, le Léonidas de la Grèce
moderne, O’Connell, le défenseur de l’Irlande,
Washington, le fondateur de l’Union américaine,
Manin, le patriote italien, Lincoln, tombé sous
la balle d’un esclavagiste, et enfin, ce martyr de
l’affranchissement de la race noire, John Brown,
suspendu à son gibet, tel que l’a si terriblement
dessiné le crayon de Victor Hugo.
Quel lien existait-il entre ces âmes héroïques
et l’âme du capitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de
cette réunion de portraits, dégager le mystère de
son existence ? Était-il le champion des peuples
opprimés, le libérateur des races esclaves ? Avaitil figuré dans les dernières commotions politiques
ou sociales de ce siècle. Avait-il été l’un des héros
de la terrible guerre américaine, guerre lamentable et à jamais glorieuse ?…
Tout à coup l’horloge sonna huit heures.
661
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le battement du premier coup de marteau sur
le timbre m’arracha à mes rêves. Je tressaillis
comme si un oeil invisible eût pu plonger au plus
secret de mes pensées, et je me précipitai hors de
la chambre.
Là, mes regards s’arrêtèrent sur la boussole.
Notre direction était toujours au nord. Le loch
indiquait une vitesse modérée, le manomètre,
une profondeur de soixante pieds environ. Les
circonstances favorisaient donc les projets du Canadien.
Je regagnai ma chambre. Je me vêtis chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre, casaque
de byssus doublée de peau de phoque. J’étais
prêt. J’attendis. Les frémissements de l’hélice
troublaient seuls le silence profond qui régnait à
bord. J’écoutais, je tendais l’oreille. Quelque éclat
de voix ne m’apprendrait-il pas, tout à coup, que
Ned Land venait d’être surpris dans ses projets
d’évasion ? Une inquiétude mortelle m’envahit.
J’essayai vainement de reprendre mon sang662
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
froid.
À neuf heures moins quelques minutes, je
collai mon oreille près de la porte du capitaine.
Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au
salon qui était plongé dans une demi-obscurité,
mais désert.
J’ouvris la porte communiquant avec la bibliothèque. Même clarté insuffisante, même solitude. J’allai me poster près de la porte qui donnait sur la cage de l’escalier central. J’attendis le
signal de Ned Land.
En ce moment, les frémissements de l’hélice
diminuèrent sensiblement, puis ils cessèrent tout
à fait. Pourquoi ce changement dans les allures
du Nautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gênait-elle les desseins de Ned Land, je n’aurais pu
le dire.
Le silence n’était plus troublé que par les battements de mon coeur.
663
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Soudain, un léger choc se fit sentir. Je compris
que le Nautilus venait de s’arrêter sur le fond de
l’océan. Mon inquiétude redoubla. Le signal du
Canadien ne m’arrivait pas. J’avais envie de rejoindre Ned Land pour l’engager à remettre sa
tentative. Je sentais que notre navigation ne se
faisait plus dans les conditions ordinaires…
En ce moment, la porte du grand salon s’ouvrit, et le capitaine Nemo parut. Il m’aperçut, et,
sans autre préambule :
« Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d’un ton
aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre histoire d’Espagne ? »
On saurait à fond l’histoire de son propre
pays que, dans les conditions où je me trouvais,
l’esprit troublé, la tête perdue, on ne pourrait en
citer un mot.
« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous
664
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
avez entendu ma question ? Savez-vous l’histoire
d’Espagne ?
– Très-mal, répondis-je.
– Voilà bien les savants, dit le capitaine ils ne
savent pas. Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je
vais vous raconter un curieux épisode de cette
histoire. »
Le capitaine s’étendit sur un divan, et, machinalement, je pris place auprès de lui, dans la pénombre.
« Monsieur le professeur, me dit-il, écoutez-moi bien. Cette histoire vous intéressera par
un certain côté, car elle répondra à une question
que sans doute vous n’avez pu résoudre.
– Je vous écoute, capitaine, dis-je, ne sachant
où mon interlocuteur voulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait à nos projets de fuite.
665
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Monsieur le professeur, reprit le capitaine
Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons
à 1702. Vous n’ignorez pas qu’à cette époque,
votre roi Louis XIV, croyant qu’il suffisait d’un
geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénées
sous terre, avait imposé le duc d’Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui régna plus
ou moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au-dehors, à forte partie.
« En effet, l’année précédente, les maisons
royales de Hollande, d’Autriche et d’Angleterre,
avaient conclu à la Haye un traité d’alliance,
dans le but d’arracher la couronne d’Espagne à
Philippe V, pour la placer sur la tête d’un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément le
nom de Charles III.
« L’Espagne dut résister à cette coalition. Mais
elle était à peu près dépourvue de soldats et de
marins. Cependant, l’argent ne lui manquait pas,
à la condition toutefois que ses galions, chargés
666
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de l’or et de l’argent de l’Amérique, entrassent
dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandés par l’amiral de Château-Renaud, car les
marines coalisées couraient alors l’Atlantique.
« Ce convoi devait se rendre à Cadix, mais
l’amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, résolut de rallier un port de
France.
« Les commandants espagnols du convoi protestèrent contre cette décision. Ils voulurent être
conduits dans un port espagnol, et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigo, située sur la côte nordouest de l’Espagne, et qui n’était pas bloquée.
« L’amiral de Château-Renaud eut la faiblesse
d’obéir à cette injonction, et les galions entrèrent
dans la baie de Vigo.
« Malheureusement cette baie forme une rade
667
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ouverte qui ne peut être aucunement défendue.
Il fallait donc se hâter de décharger les galions
avant l’arrivée des flottes coalisées, et le temps
n’eût pas manqué à ce débarquement, si une
misérable question de rivalité n’eût surgi tout à
coup.
« Vous suivez bien l’enchaînement des faits ?
me demanda le capitaine Nemo.
– Parfaitement, dis-je, ne sachant encore à
quel propos m’était faite cette leçon d’histoire.
– Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaient un privilège d’après
lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, débarquer les lingots des galions au port de Vigo,
c’était aller contre leur droit. Ils se plaignirent
donc à Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe
V que le convoi, sans procéder à son déchargement, resterait en séquestre dans la rade de Vigo
jusqu’au moment où les flottes ennemies se se668
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
raient éloignées.
« Or, pendant que l’on prenait cette décision, le
22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivèrent
dans la baie de Vigo. L’amiral de Château-Renaud, malgré ses forces inférieures, se battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses
du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s’engloutirent avec leurs immenses trésors. »
Le capitaine Nemo s’était arrêté. Je l’avoue, je
ne voyais pas encore en quoi cette histoire pouvait m’intéresser.
« Eh bien ? Lui demandai-je.
– Eh bien, monsieur Aronnax, me répondit
le capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie
de Vigo, et il ne tient qu’à vous d’en pénétrer les
mystères. »
Le capitaine se leva et me pria de le suivre.
669
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
J’avais eu le temps de me remettre. J’obéis. Le salon était obscur, mais à travers les vitres transparentes étincelaient les flots de la mer. Je regardai.
Autour du Nautilus, dans un rayon d’une demi-mille, les eaux apparaissaient imprégnées de
lumière électrique. Le fond sableux était net et
clair. Des hommes de l’équipage, revêtus de scaphandres, s’occupaient à déblayer des tonneaux
à demi pourris, des caisses éventrées, au milieu
d’épaves encore noircies. De ces caisses, de ces
barils, s’échappaient des lingots d’or et d’argent,
des cascades de piastres et de bijoux. Le sable en
était jonché. Puis, chargés de ce précieux butin,
ces hommes revenaient au Nautilus, y déposaient
leur fardeau et allaient reprendre cette inépuisable pêche d’argent et d’or.
Je comprenais. C’était ici le théâtre de la bataille du 22 octobre 1702. Ici même avaient coulé les galions chargés pour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait
encaisser, suivant ses besoins, les millions dont
670
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
il lestait son Nautilus. C’était pour lui, pour lui
seul que l’Amérique avait livré ses précieux métaux. Il était l’héritier direct et sans partage de
ces trésors arrachés aux Incas et aux vaincus de
Fernand Cortez !
« Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, que la mer contînt tant de
richesse ?
– Je savais, répondis-je, que l’on évalue à deux
millions de tonnes l’argent qui est tenu en suspension dans ses eaux.
– Sans doute, mais pour extraire cet argent,
les dépenses l’emporteraient sur le profit. Ici,
au contraire, je n’ai qu’à ramasser ce que les
hommes ont perdu, et non seulement dans cette
baie de Vigo, mais encore sur mille théâtres de
naufrages dont ma carte sous-marine a noté la
place. Comprenez-vous maintenant que je sois
riche à milliards ?
671
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je le comprends, capitaine. Permettez-moi,
pourtant, de vous dire qu’en exploitant précisément cette baie de Vigo, vous n’avez fait que devancer les travaux d’une société rivale.
– Et laquelle ?
– Une société qui a reçu du gouvernement espagnol le privilège de rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont alléchés par l’appât
d’un énorme bénéfice, car on évalue à cinq cents
millions la valeur de ces richesses naufragées.
– Cinq cents millions ! me répondit le capitaine Nemo. Ils y étaient, mais ils n’y sont plus.
– En effet, dis-je. Aussi un bon avis à ces actionnaires serait-il acte de charité. Qui sait pourtant s’il serait bien reçu. Ce que les joueurs regrettent par-dessus tout, d’ordinaire, c’est moins
la perte de leur argent que celle de leurs folles
espérances. Je les plains moins après tout que
ces milliers de malheureux auxquels tant de ri672
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
chesses bien réparties eussent pu profiter, tandis
qu’elles seront à jamais stériles pour eux ! »
Je n’avais pas plutôt exprimé ce regret que je
sentis qu’il avait dû blesser le capitaine Nemo.
« Stériles ! répondit-il en s’animant. Croyezvous donc, monsieur, que ces richesses soient
perdues, alors que c’est moi qui les ramasse ? Estce pour moi, selon vous, que je me donne la peine
de recueillir ces trésors ? Qui vous dit que je n’en
fais pas un bon usage ? Croyez-vous que j’ignore
qu’il existe des êtres souffrants, des races opprimées sur cette terre, des misérables à soulager,
des victimes à venger ? Ne comprenez-vous pas
?...»
Le capitaine Nemo s’arrêta sur ces dernières
paroles, regrettant peut-être d’avoir trop parlé.
Mais j’avais deviné. Quels que fussent les motifs
qui l’avaient forcé à chercher l’indépendance
sous les mers, avant tout il était resté un homme
! Son coeur palpitait encore aux souffrances de
673
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’humanité, et son immense charité s’adressait
aux races asservies comme aux individus !
Et je compris alors à qui étaient destinés ces
millions expédiés par le capitaine Nemo, lorsque
le Nautilus naviguait dans les eaux de la Crète insurgée !
IX
Un continent disparu
Le lendemain matin, 19 février, je vis entrer
le Canadien dans ma chambre. J’attendais sa visite. Il avait l’air très-désappointé.
« Eh bien, monsieur ? me dit-il.
– Oui ! il a fallu que ce damné capitaine s’arrêtât précisément à l’heure ou nous allions fuir
son bateau.
674
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.
– Son banquier !
– Ou plutôt sa maison de banque. J’entends
par là cet Océan où ses richesses sont plus en sûreté qu’elles ne le seraient dans les caisses d’un
État. »
Je racontai alors au Canadien les incidents
de la veille, dans le secret espoir de le ramener
à l’idée de ne point abandonner le capitaine ;
mais mon récit n’eut d’autre résultat que le regret énergiquement exprimé par Ned de n’avoir
pu faire pour son compte une promenade sur le
champ de bataille de Vigo.
« Enfin, dit-il, tout n’est pas fini ! Ce n’est qu’un
coup de harpon perdu ! Une autre fois nous réussirons, et dès ce soir s’il le faut…
– Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je.
675
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je l’ignore, répondit Ned.
– Eh bien ! à midi, nous verrons le point. »
Le Canadien retourna près de Conseil. Dès que
je fus habillé, je passai dans le salon. Le compas
n’était pas rassurant. La route du Nautilus était
sud-sud-ouest. Nous tournions le dos à l’Europe.
J’attendis avec une certaine impatience que le
point fut reporté sur la carte. Vers onze heures et
demie, les réservoirs se vidèrent, et notre appareil remonta à la surface de l’Océan. Je m’élançai
vers la plate-forme. Ned Land m’y avait précédé.
Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles à l’horizon, de celles
sans doute qui vont chercher jusqu’au cap SanRoque les vents favorables pour doubler le cap
de Bonne-Espérance. Le temps était couvert. Un
coup de vent se préparait.
676
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned rageant, essayait de percer l’horizon
brumeux. Il espérait encore que, derrière tout ce
brouillard, s’étendait cette terre si désirée.
À midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette éclaircie pour prendre sa
hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse,
nous redescendîmes, et le panneau fut refermé.
Une heure après, lorsque je consultai la carte,
je vis que la position du Nautilus était indiquée
par 16°17’ de longitude et 33°22’ de latitude, à
cent cinquante lieues de la côte la plus rapprochée. Il n’y avait pas moyen de songer à fuir, et
je laisse à penser quelles furent les colères du Canadien, quand je lui fis connaître notre situation.
Pour mon compte, je ne me désolai pas outre
mesure. Je me sentis comme soulagé du poids qui
m’oppressait, et je pus reprendre avec une sorte
de calme relatif mes travaux habituels.
Le soir, vers onze heures, je reçus la visite
677
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
très-inattendue du capitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatigué
d’avoir veillé la nuit précédente. Je répondis négativement.
« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion.
– Proposez, capitaine.
– Vous n’avez encore visité les fonds sous-marins que le jour et sous la clarté du soleil. Vous
conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ?
– Très-volontiers.
– Cette promenade sera fatigante, je vous en
préviens. Il faudra marcher longtemps et gravir
une montagne. Les chemins ne sont pas très-bien
entretenus.
– Ce que vous me dites là, capitaine, redouble
ma curiosité. Je suis prêt à vous suivre.
678
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Venez donc, monsieur le professeur, nous
allons revêtir nos scaphandres. »
Arrivé au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme de l’équipage ne devait
nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine
Nemo ne m’avait pas même proposé d’emmener
Ned ou Conseil.
En quelques instants, nous eûmes revêtu nos
appareils. On plaça sur notre dos les réservoirs
abondamment chargés d’air, mais les lampes
électriques n’étaient pas préparées. Je le fis observer au capitaine.
« Elles nous seraient inutiles », répondit-il.
Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus
réitérer mon observation, car la tête du capitaine avait déjà disparu dans son enveloppe métallique. J’achevai de me harnacher, je sentis
qu’on me plaçait dans la main un bâton ferré, et
679
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quelques minutes plus tard, après la manoeuvre
habituelle, nous prenions pied sur le fond de l’Atlantique, à une profondeur de trois cents mètres.
Minuit approchait. Les eaux étaient profondément obscures, mais le capitaine Nemo me
montra dans le lointain un point rougeâtre, une
sorte de large lueur, qui brillait à deux milles environ du Nautilus. Ce qu’était ce feu, quelles matières l’alimentaient, pourquoi et comment il se
revivifiait dans la masse liquide, je n’aurais pu
le dire. En tout cas, il nous éclairait, vaguement
il est vrai, mais je m’accoutumai bientôt à ces ténèbres particulières, et je compris, dans cette circonstance, l’inutilité des appareils Ruhmkorff.
Le capitaine Nemo et moi, nous marchions
l’un près de l’autre, directement sur le feu signalé. Le sol plat montait insensiblement. Nous faisions de larges enjambées, nous aidant du bâton ;
mais notre marche était lente, en somme, car nos
pieds s’enfonçaient souvent dans une sorte de
vase pétrie avec des algues et semée de pierres
680
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
plates.
Tout en avançant, j’entendais une sorte de
grésillement au-dessus de ma tête. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pétillement
continu. J’en compris bientôt la cause. C’était la
pluie qui tombait violemment en crépitant à la
surface des flots. Instinctivement, la pensée me
vint que j’allais être trempé ! Par l’eau, au milieu
de l’eau ! Je ne pus m’empêcher de rire à cette
idée baroque. Mais pour tout dire, sous l’épais
habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide
élément, et l’on se croit au milieu d’une atmosphère un peu plus dense que l’atmosphère terrestre, voilà tout.
Après une demi-heure de marche, le sol devint
rocailleux. Les méduses, les crustacés microscopiques, les pennatules l’éclairaient légèrement
de lueurs phosphorescentes. J’entrevoyais des
monceaux de pierres que couvraient quelques
millions de zoophytes et des fouillis d’algues. Le
pied me glissait souvent sur ces visqueux tapis
681
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de varech, et sans mon bâton ferré, je serais tombé plus d’une fois. En me retournant, je voyais
toujours le fanal blanchâtre du Nautilus qui commençait à pâlir dans l’éloignement.
Ces amoncellements pierreux dont je viens
de parler étaient disposés sur le fond océanique
suivant une certaine régularité que je ne m’expliquais pas. J’apercevais de gigantesques sillons qui
se perdaient dans l’obscurité lointaine et dont la
longueur échappait à toute évaluation. D’autres
particularités se présentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblait que mes lourdes
semelles de plomb écrasaient une litière d’ossements qui craquaient avec un bruit sec. Qu’était
donc cette vaste plaine que je parcourais ainsi ?
J’aurais voulu interroger le capitaine, mais son
langage par signes, qui lui permettait de causer
avec ses compagnons, lorsqu’ils le suivaient dans
ses excursions sous-marines, était encore incompréhensible pour moi.
Cependant, la clarté rougeâtre qui nous gui682
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dait, s’accroissait et enflammait l’horizon. La
présence de ce foyer sous les eaux m’intriguait
au plus haut degré. Était-ce quelque effluence
électrique qui se manifestait ? Allais-je vers un
phénomène naturel encore inconnu des savants
de la terre ? Ou même, – car cette pensée traversa mon cerveau, – la main de l’homme intervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet
incendie ? Devais-je rencontrer sous ces couches
profondes, des compagnons, des amis du capitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence
étrange, et auxquels il allait rendre visite ? Trouverais-je là-bas toute une colonie d’exilés, qui, las
des misères de la terre, avaient cherché et trouvé l’indépendance au plus profond de l’Océan ?
Toutes ces idées folles, inadmissibles, me poursuivaient, et dans cette disposition d’esprit, surexcité sans cesse par la série de merveilles qui
passaient sous mes yeux, je n’aurais pas été surpris de rencontrer, au fond de cette mer, une de
ces villes sous-marines que rêvait le capitaine
Nemo !
683
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Notre route s’éclairait de plus en plus. La lueur
blanchissante rayonnait au sommet d’une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce
que j’apercevais n’était qu’une simple réverbération développée par le cristal des couches d’eau.
Le foyer, source de cette inexplicable clarté, occupait le versant opposé de la montagne.
Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond de l’Atlantique, le capitaine Nemo
s’avançait sans hésitation. Il connaissait cette
sombre route. Il l’avait souvent parcourue, sans
doute, et ne pouvait s’y perdre. Je le suivais avec
une confiance inébranlable. Il m’apparaissait
comme un des génies de la mer, et quand il marchait devant moi, j’admirais sa haute stature qui
se découpait en noir sur le fond lumineux de l’horizon.
Il était une heure du matin. Nous étions arrivés aux premières rampes de la montagne. Mais
pour les aborder, il fallut s’aventurer par les sentiers difficiles d’un vaste taillis.
684
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Oui ! un taillis d’arbres morts, sans feuilles,
sans sève, arbres minéralisés sous l’action des
eaux, et que dominaient çà et là des pins gigantesques. C’était comme une houillère encore debout, tenant par ses racines au sol effondré, et dont
la ramure, à la manière des fines découpures de
papier noir, se dessinait nettement sur le plafond
des eaux. Que l’on se figure une forêt du Hartz,
accrochée aux flancs d’une montagne, mais une
forêt engloutie. Les sentiers étaient encombrés
d’algues et de fucus, entre lesquels grouillait un
monde de crustacés. J’allais, gravissant les rocs,
enjambant les troncs étendus, brisant les lianes
de mer qui se balançaient d’un arbre à l’autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche
en branche. Entraîné, je ne sentais plus la fatigue.
Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas.
Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l’aspect de ces bois et de ces rochers
dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres et
farouches, leurs dessus colorés de tons rouges
685
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sous cette clarté que doublait la puissance réverbérante des eaux ? Nous gravissions des rocs
qui s’éboulaient ensuite par pans énormes avec
un sourd grondement d’avalanche. À droite, à
gauche, se creusaient de ténébreuses galeries où
se perdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clairières, que la main de l’homme semblait avoir
dégagées, et je me demandais parfois si quelque
habitant de ces régions sous-marines n’allait pas
tout à coup m’apparaître.
Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne
voulais pas rester en arrière. Je le suivais hardiment. Mon bâton me prêtait un utile secours. Un
faux pas eût été dangereux sur ces étroites passes
évidées aux flancs des gouffres ; mais j’y marchais
d’un pied ferme et sans ressentir l’ivresse du vertige. Tantôt je sautais une crevasse dont la profondeur m’eût fait reculer au milieu des glaciers
de la terre ; tantôt je m’aventurais sur le tronc vacillant des arbres jetés d’un abîme à l’autre, sans
regarder sous mes pieds, n’ayant des yeux que
pour admirer les sites sauvages de cette région.
686
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Là, des rocs monumentaux, penchant sur leurs
bases irrégulièrement découpées, semblaient défier les lois de l’équilibre. Entre leurs genoux de
pierre, des arbres poussaient comme un jet sous
une pression formidable, et soutenaient ceux qui
les soutenaient eux-mêmes. Puis, des tours naturelles, de larges pans taillés à pic comme des
courtines, s’inclinaient sous un angle que les lois
de la gravitation n’eussent pas autorisé à la surface des régions terrestres.
Et moi-même ne sentais-je pas cette différence
due à la puissante densité de l’eau, quand, malgré
mes lourds vêtements, ma tête de cuivre, mes semelles de métal, je m’élevais sur des pentes d’une
impraticable raideur, les franchissant pour ainsi
dire avec la légèreté d’un isard ou d’un chamois !
Au récit que je fais de cette excursion sous les
eaux, je sens bien que je ne pourrai être vraisemblable ! Je suis l’historien des choses d’apparence
impossible qui sont pourtant réelles, incontestables. Je n’ai point rêvé. J’ai vu et senti !
687
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Deux heures après avoir quitté le Nautilus,
nous avions franchi la ligne des arbres, et à cent
pieds au-dessus de nos têtes se dressait le pic
de la montagne dont la projection faisait ombre
sur l’éclatante irradiation du versant opposé.
Quelques arbrisseaux pétrifiés couraient çà et là
en zigzags grimaçants. Les poissons se levaient
en masse sous nos pas comme des oiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse
était creusée d’impénétrables anfractuosités, de
grottes profondes, d’insondables trous, au fond
desquels j’entendais remuer des choses formidables. Le sang me refluait jusqu’au coeur, quand
j’apercevais une antenne énorme qui me barrait
la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dans l’ombre des cavités ! Des
milliers de points lumineux brillaient au milieu
des ténèbres. C’étaient les yeux de crustacés gigantesques, tapis dans leur tanière, des homards
géants se redressant comme des hallebardiers
et remuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques, braqués comme
688
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des canons sur leurs affûts, et des poulpes effroyables entrelaçant leurs tentacules comme une
broussaille vivante de serpents.
Quel était ce monde exorbitant que je ne
connaissais pas encore ? À quel ordre appartenaient ces articulés auxquels le roc formait
comme une seconde carapace ? Où la nature
avait-elle trouvé le secret de leur existence végétative, et depuis combien de siècles vivaient-ils
ainsi dans les dernières couches de l’Océan ?
Mais je ne pouvais m’arrêter. Le capitaine
Nemo, familiarisé avec ces terribles animaux,
n’y prenait plus garde. Nous étions arrivés à un
premier plateau, ou d’autres surprises m’attendaient encore. Là se dessinaient de pittoresques
ruines, qui trahissaient la main de l’homme, et
non plus celle du Créateur. C’étaient de vastes
amoncellements de pierres où l’on distinguait de
vagues formes de châteaux, de temples, revêtus
d’un monde de zoophytes en fleurs, et auxquels,
au lieu de lierre, les algues et les fucus faisaient
689
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
un épais manteau végétal.
Mais qu’était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ? Qui avait disposé
ces roches et ces pierres comme des dolmens des
temps anté-historiques ? Où étais-je, où m’avait
entraîné la fantaisie du capitaine Nemo ?
J’aurais voulu l’interroger. Ne le pouvant, je
l’arrêtai. Je saisis son bras. Mais lui, secouant
la tête, et me montrant le dernier sommet de la
montagne, sembla me dire :
« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »
Je le suivis dans un dernier élan, et en quelques
minutes, j’eus gravi le pic qui dominait d’une dizaine de mètres toute cette masse rocheuse.
Je regardai ce côté que nous venions de franchir. La montagne ne s’élevait que de sept à huit
cents pieds au-dessus de la plaine ; mais de son
versant opposé, elle dominait d’une hauteur
690
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
double le fond en contre-bas de cette portion de
l’Atlantique. Mes regards s’étendaient au loin et
embrassaient un vaste espace éclairé par une fulguration violente. En effet, c’était un volcan que
cette montagne. À cinquante pieds au-dessous du
pic, au milieu d’une pluie de pierres et de scories,
un large cratère vomissait des torrents de lave,
qui se dispersaient en cascade de feu au sein de
la masse liquide. Ainsi posé, ce volcan, comme un
immense flambeau, éclairait la plaine inférieure
jusqu’aux dernières limites de l’horizon.
J’ai dit que le cratère sous-marin rejetait des
laves, mais non des flammes. Il faut aux flammes
l’oxygène de l’air, et elles ne sauraient se développer sous les eaux ; mais des coulées de lave,
qui ont en elles le principe de leur incandescence,
peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusement contre l’élément liquide et se vaporiser
à son contact. De rapides courants entraînaient
tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques
glissaient jusqu’au bas de la montagne, comme
les déjections du Vésuve sur un autre Torre del
691
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Greco.
En effet, là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait une ville détruite, ses toits
effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués,
ses colonnes gisant à terre, où l’on sentait encore
les solides proportions d’une sorte d’architecture
toscane ; plus loin, quelques restes d’un gigantesque aqueduc ; ici l’exhaussement empâté d’une
acropole, avec les formes flottantes d’un Parthénon ; là, des vestiges de quai, comme si quelque
antique port eût abrité jadis sur les bords d’un
océan disparu les vaisseaux marchands et les
trirèmes de guerre ; plus loin encore, de longues
lignes de murailles écroulées, de larges rues désertes, toute une Pompéi enfouie sous les eaux,
que le capitaine Nemo ressuscitait à mes regards
!
Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à
tout prix, je voulais parler, je voulais arracher la
sphère de cuivre qui emprisonnait ma tête.
692
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mais le capitaine Nemo vint à moi et m’arrêta
d’un geste. Puis, ramassant un morceau de pierre
crayeuse, il s’avança vers un roc de basalte noire
et traça ce seul mot :
ATLANTIDE
Quel éclair traversa mon esprit ! L’Atlantide,
l’ancienne Méropide de Théopompe, l’Atlantide
de Platon, ce continent nié par Origène, Porphyre, Jamblique, D’Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sa disparition au compte des
récits légendaires, admis par Possidonius, Pline,
Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer,
Tournefort, Buffon, d’Avezac, je l’avais là sous
les yeux, portant encore les irrécusables témoignages de sa catastrophe ! C’était donc cette région engloutie qui existait en dehors de l’Europe,
de l’Asie, de la Libye, au-delà des colonnes d’Hercule, où vivait ce peuple puissant des Atlantes,
contre lequel se firent les premières guerres de
l’ancienne Grèce !
693
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
L’historien qui a consigné dans ses écrits les
hauts faits de ces temps héroïques, c’est Platon
lui-même. Son dialogue de Timée et de Critias a
été, pour ainsi dire, tracé sous l’inspiration de Solon, poète et législateur.
Un jour, Solon s’entretenait avec quelques
sages vieillards de Saïs, ville déjà vieille de huit
cents ans, ainsi que le témoignaient ses annales
gravées sur le mur sacré de ses temples. L’un de
ces vieillards raconta l’histoire d’une autre ville
plus ancienne de mille ans. Cette première cité
athénienne, âgée de neuf cents siècles, avait été
envahie et en partie détruite par les Atlantes. Ces
Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense plus grand que l’Afrique et l’Asie réunies,
qui couvrait une surface comprise du douzième
degré de latitude au quarantième degré nord.
Leur domination s’étendait même à l’Égypte.
Ils voulurent l’imposer jusqu’en Grèce, mais ils
durent se retirer devant l’indomptable résistance des Hellènes. Des siècles s’écoulèrent. Un
cataclysme se produisit, inondations, tremble694
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ments de terre. Une nuit et un jour suffirent à
l’anéantissement de cette Atlantide dont les plus
hauts sommets, Madère, les Açores, les Canaries,
les îles du cap Vert, émergent encore.
Tels étaient ces souvenirs historiques que
l’inscription du capitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la
plus étrange destinée, je foulais du pied l’une
des montagnes de ce continent ! Je touchais de la
main ces ruines mille fois séculaires et contemporaines des époques géologiques ! Je marchais
là même où avaient marché les contemporains
du premier homme ! J’écrasais sous mes lourdes
semelles ces squelettes d’animaux des temps fabuleux, que ces arbres, maintenant minéralisés,
couvraient autrefois de leur ombre !
Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J’aurais voulu descendre les pentes abruptes de cette
montagne, parcourir en entier ce continent immense qui sans doute reliait l’Afrique à l’Amérique, et visiter ces grandes cités antédiluviennes.
695
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Là, peut-être, sous mes regards, s’étendaient
Makhimos, la guerrière, Eusebès, la pieuse, dont
les gigantesques habitants vivaient des siècles entiers, et auxquels la force ne manquait pas pour
entasser ces blocs qui résistaient encore à l’action
des eaux. Un jour peut-être, quelque phénomène
éruptif les ramènera à la surface des flots, ces
ruines englouties ! On a signalé de nombreux volcans sous-marins dans cette portion de l’Océan, et
bien des navires ont senti des secousses extraordinaires en passant sur ces fonds tourmentés.
Les uns ont entendu des bruits sourds qui annonçaient la lutte profonde des éléments ; les autres
ont recueilli des cendres volcaniques projetées
hors de la mer. Tout ce sol jusqu’à l’Équateur
est encore travaillé par les forces plutoniennes.
Et qui sait si, dans une époque éloignée, accrus
par les déjections volcaniques et par les couches
successives de laves, des sommets de montagnes
ignivomes n’apparaîtront pas à la surface de l’Atlantique !
Pendant que je rêvais ainsi, tandis que je cher696
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
chais à fixer dans mon souvenir tous les détails
de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo, accoudé sur une stèle moussue, demeurait immobile et comme pétrifié dans une muette extase.
Songeait-il à ces générations disparues et leur
demandait-il le secret de la destinée humaine ?
Était-ce à cette place que cet homme étrange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire,
et revivre de cette vie antique, lui qui ne voulait
pas de la vie moderne ? Que n’aurais-je donné
pour connaître ses pensées, pour les partager,
pour les comprendre !
Nous restâmes à cette place pendant une
heure entière, contemplant la vaste plaine sous
l’éclat des laves qui prenaient parfois une intensité surprenante. Les bouillonnements intérieurs
faisaient courir de rapides frissonnements sur
l’écorce de la montagne. Des bruits profonds,
nettement transmis par ce milieu liquide, se répercutaient avec une majestueuse ampleur.
En ce moment, la lune apparut un instant à
697
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
travers la masse des eaux et jeta quelques pâles
rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu’une
lueur, mais d’un indescriptible effet. Le capitaine
se leva, jeta un dernier regard à cette immense
plaine ; puis de la main il me fit signe de le suivre.
Nous descendîmes rapidement la montagne.
La forêt minérale une fois dépassée, j’aperçus le
fanal du Nautilus qui brillait comme une étoile.
Le capitaine marcha droit à lui, et nous étions rentrés à bord au moment où les premières teintes
de l’aube blanchissaient la surface de l’Océan.
X
LES HOUILLÈRES SOUS-MARINES
Le lendemain, 20 février, je me réveillais fort
tard. Les fatigues de la nuit avaient prolongé
mon sommeil jusqu’à onze heures. Je m’habillai
promptement. J’avais hâte de connaître la direction du Nautilus. Les instruments m’indiquèrent
qu’il courait toujours vers le sud avec une vitesse
698
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de vingt milles à l’heure par une profondeur de
cent mètres.
Conseil entra. Je lui racontai notre excursion
nocturne, et, les panneaux étant ouverts, il put
encore entrevoir une partie de ce continent submergé.
En effet, le Nautilus rasait à dix mètres du
sol seulement la plaine de l’Atlantide. Il filait
comme un ballon emporté par le vent au-dessus
des prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de
dire que nous étions dans ce salon comme dans
le wagon d’un train express. Les premiers plans
qui passaient devant nos yeux, c’étaient des rocs
découpés fantastiquement, des forêts d’arbres
passés du règne végétal au règne animal , et dont
l’immobile silhouette grimaçait sous les flots.
C’étaient aussi des masses pierreuses enfouies
sous des tapis d’axidies et d’anémones, hérissées
de longues hydrophytes verticales, puis des blocs
de laves étrangement contournés qui attestaient
toute la fureur des expansions plutoniennes.
699
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Tandis que ces sites bizarres resplendissaient
sous nos feux électriques, je racontais à Conseil
l’histoire de ces Atlantes, qui, au point de vue
purement imaginaire, inspirèrent à Bailly tant
de pages charmantes. Je lui disais les guerres de
ces peuples héroïques. Je discutais la question
de l’Atlantide en homme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m’écoutait peu, et son
indifférence à traiter ce point historique me fut
bientôt expliquée.
En effet, de nombreux poissons attiraient ses
regards, et quand passaient des poissons, Conseil,
emporté dans les abîmes de la classification, sortait du monde réel. Dans ce cas, je n’avais plus
qu’à le suivre et à reprendre avec lui nos études
ichtyologiques.
Du reste, ces poissons de l’Atlantique ne différaient pas sensiblement de ceux que nous avions
observés jusqu’ici. C’étaient des raies d’une taille
gigantesque, longues de cinq mètres et douées
700
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’une grande force musculaire qui leur permet
de s’élancer au-dessus des flots, des squales d’espèces diverses, entre autres, un glauque de quinze
pieds, à dents triangulaires et aiguës, que sa transparence rendait presque invisible au milieu des
eaux, des sagres bruns, des humantins en forme
de prismes et cuirassés d’une peau tuberculeuse,
des esturgeons semblables à leurs congénères
de la Méditerranée, des syngnathes-trompettes,
longs d’un pied et demi, jaune-brun, pourvus de
petites nageoires grises, sans dents ni langue, et
qui défilaient comme de fins et souples serpents.
Parmi les poissons osseux, Conseil nota des
makaïras noirâtres, longs de trois mètres et armés à leur mâchoire supérieure d’une épée perçante, des vives, aux couleurs animées, connues
du temps d’Aristote sous le nom de dragons marins et que les aiguillons de leur dorsale rendent
très-dangereux à saisir, puis, des coryphèmes,
au dos brun rayé de petites raies bleues et encadré dans une bordure d’or, de belles dorades,
des chrysostones-lune, sortes de disques à reflets
701
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’azur, qui, éclairés en dessus par les rayons solaires, formaient comme des taches d’argent, enfin des xyphias-espadons, longs de huit mètres,
marchant par troupes, portant des nageoires
jaunâtres taillées en faux et de longs glaives de
six pieds, intrépides animaux, plutôt herbivores
que piscivores, qui obéissaient au moindre signe
de leurs femelles comme des maris bien stylés.
Mais tout en observant ces divers échantillons de la faune marine, je ne laissais pas d’examiner les longues plaines de l’Atlantide. Parfois,
de capricieux accidents du sol obligeaient le
Nautilus à ralentir sa vitesse, et il se glissait alors
avec l’adresse d’un cétacé dans d’étroits étranglements de collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, l’appareil s’élevait alors comme un aérostat, et l’obstacle franchi, il reprenait sa course
rapide à quelques mètres au-dessus du fond. Admirable et charmante navigation, qui rappelait
les manoeuvres d’une promenade aérostatique,
avec cette différence toutefois que le Nautilus
obéissait passivement à la main de son timonier.
702
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Vers quatre heures du soir, le terrain, généralement composé d’une vase épaisse et entremêlée de branches minéralisées, se modifia peu
à peu, il devint plus rocailleux et parut semé de
conglomérats, de tufs basaltiques, avec quelques
semis de laves et d’obsidiennes sulfureuses. Je
pensai que la région des montagnes allait bientôt
succéder aux longues plaines, et, en effet, dans
certaines évolutions du Nautilus, j’aperçus l’horizon méridional barré par une haute muraille qui
semblait fermer toute issue. Son sommet dépassait évidemment le niveau de l’Océan. Ce devait
être un continent, ou tout au moins une île, soit
une des Canaries, soit une des îles du cap Vert. Le
point n’ayant pas été fait, – à dessein peut-être,
– j’ignorais notre position. En tout cas, une telle
muraille me parut marquer la fin de cette Atlantide, dont nous n’avions parcouru, en somme,
qu’une minime portion.
La nuit n’interrompit pas mes observations.
J’étais resté seul. Conseil avait regagné sa cabine.
703
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le Nautilus, ralentissant son allure, voltigeait
au-dessus des masses confuses du sol, tantôt les
effleurant comme s’il eût voulu s’y poser, tantôt
remontant capricieusement à la surface des flots.
J’entrevoyais alors quelques vives constellations
à travers le cristal des eaux, et précisément cinq
ou six de ces étoiles zodiacales qui traînent à la
queue d’Orion.
Longtemps encore, je serais resté à ma vitre,
admirant les beautés de la mer et du ciel, quand
les panneaux se refermèrent. À ce moment, le
Nautilus était arrivé à l’aplomb de la haute muraille. Comment manoeuvrerait-il, je ne pouvais
le deviner. Je regagnai ma chambre. Le Nautilus
ne bougeait plus. Je m’endormis avec la ferme intention de me réveiller après quelques heures de
sommeil.
Mais, le lendemain, il était huit heures lorsque
je revins au salon. Je regardai le manomètre. Il
m’apprit que le Nautilus flottait à la surface de
l’Océan. J’entendais, d’ailleurs, un bruit de pas
704
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sur la plate-forme. Cependant aucun roulis ne
trahissait l’ondulation des lames supérieures.
Je montai jusqu’au panneau. Il était ouvert.
Mais, au lieu du grand jour que j’attendais, je
me vis environné d’une obscurité profonde. Où
étions-nous ? M’étais-je trompé ? Faisait-il encore
nuit ? Non ! Pas une étoile ne brillait, et la nuit
n’a pas de ces ténèbres absolues.
Je ne savais que penser, quand une voix me
dit :
« C’est vous, monsieur le professeur ?
– Ah ! capitaine Nemo, répondis-je, où
sommes-nous ?
– Sous terre, monsieur le professeur.
– Sous terre ! m’écriai-je ! Et le Nautilus flotte
encore ?
705
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Il flotte toujours.
– Mais, je ne comprends pas ?
– Attendez quelques instants. Notre fanal va
s’allumer, et, si vous aimez les situations claires,
vous serez satisfait. »
Je mis le pied sur la plate-forme et j’attendis.
L’obscurité était si complète que je n’apercevais
même pas le capitaine Nemo. Cependant, en regardant au zénith, exactement au-dessus de ma
tête, je crus saisir une lueur indécise, une sorte
de demi-jour qui emplissait un trou circulaire.
En ce moment, le fanal s’alluma soudain, et son
vif éclat fit évanouir cette vague lumière.
Je regardai, après avoir un instant fermé mes
yeux éblouis par le jet électrique. Le Nautilus était
stationnaire. Il flottait auprès d’une berge disposée comme un quai. Cette mer qui le supportait
en ce moment, c’était un lac emprisonné dans un
cirque de murailles qui mesurait deux milles de
706
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
diamètre, soit six milles de tour. Son niveau, – le
manomètre l’indiquait, – ne pouvait être que le
niveau extérieur, car une communication existait nécessairement entre ce lac et la mer. Les
hautes parois, inclinées sur leur base, s’arrondissaient en voûte et figuraient un immense entonnoir retourné, dont la hauteur comptait cinq ou
six cents mètres. Au sommet s’ouvrait un orifice
circulaire par lequel j’avais surpris cette légère
clarté, évidemment due au rayonnement diurne.
Avant d’examiner plus attentivement les dispositions intérieures de cette énorme caverne,
avant de me demander si c’était là l’ouvrage de
la nature ou de l’homme, j’allai vers le capitaine
Nemo.
« Où sommes-nous ? dis-je.
– Au centre même d’un volcan éteint, me répondit le capitaine, un volcan dont la mer a envahi l’intérieur à la suite de quelque convulsion du
sol. Pendant que vous dormiez, monsieur le pro707
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
fesseur, le Nautilus a pénétré dans ce lagon par
un canal naturel ouvert à dix mètres au-dessous
de la surface de l’Océan. C’est ici son port d’attache, un port sûr, commode, mystérieux, abrité
de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-moi sur les
côtes de vos continents ou de vos îles une rade
qui vaille ce refuge assuré contre la fureur des
ouragans.
– En effet, répondis-je, ici vous êtes en sûreté,
capitaine Nemo. Qui pourrait vous atteindre au
centre d’un volcan ? Mais, à son sommet, n’ai-je
pas aperçu une ouverture ?
– Oui, son cratère, un cratère empli jadis de
laves, de vapeurs et de flammes, et qui maintenant donne passage à cet air vivifiant que nous
respirons.
– Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai-je.
– Elle appartient à un des nombreux îlots
708
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dont cette mer est semée. Simple écueil pour les
navires, pour nous caverne immense. Le hasard
me l’a fait découvrir, et, en cela, le hasard m’a
bien servi.
– Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme le cratère du volcan ?
– Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu’à
une centaine de pieds, la base intérieure de cette
montagne est praticable, mais au-dessus, les parois surplombent, et leurs rampes ne pourraient
être franchies.
– Je vois, capitaine, que la nature vous sert
partout et toujours. Vous êtes en sûreté sur ce lac,
et nul que vous n’en peut visiter les eaux. Mais,
à quoi bon ce refuge ? Le Nautilus n’a pas besoin
de port.
– Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d’électricité pour se mouvoir, d’éléments
pour produire son électricité, de sodium pour ali709
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
menter ses éléments, de charbon pour faire son
sodium, et de houillères pour extraire son charbon. Or, précisément ici, la mer recouvre des forêts entières qui furent enlisées dans les temps
géologiques ; minéralisées maintenant et transformées en houille, elles sont pour moi une mine
inépuisable.
– Vos hommes, capitaine, font donc ici le métier de mineurs ?
– Précisément. Ces mines s’étendent sous les
flots comme les houillères de Newcastle. C’est ici
que, revêtus du scaphandre, le pic et la pioche à
la main, mes hommes vont extraire cette houille,
que je n’ai pas même demandée aux mines de la
terre. Lorsque je brûle ce combustible pour la fabrication du sodium, la fumée qui s’échappe par
le cratère de cette montagne lui donne encore
l’apparence d’un volcan en activité.
– Et nous les verrons à l’oeuvre, vos compagnons ?
710
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressé de continuer notre tour du monde sous-marin.
Aussi, me contenterai-je de puiser aux réserves
de sodium que je possède. Le temps de les embarquer, c’est-à-dire un jour seulement, et nous
reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez
parcourir cette caverne et faire le tour du lagon,
profitez de cette journée, monsieur Aronnax. »
Je remerciai le capitaine, et j’allai chercher
mes deux compagnons qui n’avaient pas encore
quitté leur cabine. Je les invitai à me suivre sans
leur dire où ils se trouvaient.
Ils montèrent sur la plate-forme. Conseil, qui
ne s’étonnait de rien, regarda comme une chose
très-naturelle de se réveiller sous une montagne
après s’être endormi sous les flots. Mais Ned Land
n’eut d’autre idée que de chercher si la caverne
présentait quelque issue.
Après déjeuner, vers dix heures, nous descen711
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dions sur la berge.
« Nous voici donc encore une fois à terre, dit
Conseil.
– Je n’appelle pas cela « la terre », répondit le
Canadien. Et d’ailleurs, nous ne sommes pas dessus, mais dessous. »
Entre le pied des parois de la montagne et les
eaux du lac se développait un rivage sablonneux
qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinq
cents pieds. Sur cette grève, on pouvait faire aisément le tour du lac. Mais la base des hautes parois formait un sol tourmenté, sur lequel gisaient,
dans un pittoresque entassement, des blocs volcaniques et d’énormes pierres ponces. Toutes
ces masses désagrégées, recouvertes d’un émail
poli sous l’action des feux souterrains, resplendissaient au contact des jets électriques du fanal.
La poussière micacée du rivage, que soulevaient
nos pas, s’envolait comme une nuée d’étincelles.
712
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le sol s’élevait sensiblement en s’éloignant
du relais des flots, et nous fûmes bientôt arrivés
à des rampes longues et sinueuses, véritables raidillons qui permettaient de s’élever peu à peu,
mais il fallait marcher prudemment au milieu
de ces, conglomérats, qu’aucun ciment ne reliait
entre eux, et le pied glissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath et de quartz.
La nature volcanique de cette énorme excavation s’affirmait de toutes parts. Je le fis observer à mes compagnons.
« Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que
devait être cet entonnoir, lorsqu’il s’emplissait
de laves bouillonnantes, et que le niveau de ce
liquide incandescent s’élevait jusqu’à l’orifice de
la montagne, comme la fonte sur les parois d’un
fourneau ?
– Je me le figure parfaitement, répondit
Conseil. Mais monsieur me dira-t-il pourquoi le
grand fondeur a suspendu son opération, et com713
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment il se fait que la fournaise est remplacée par
les eaux tranquilles d’un lac ?
– Très-probablement, Conseil, parce que
quelque convulsion a produit au-dessous de la
surface de l’Océan cette ouverture qui a servi de
passage au Nautilus. Alors les eaux de l’Atlantique
se sont précipitées à l’intérieur de la montagne. Il
y a eu lutte terrible entre les deux éléments, lutte
qui s’est terminée à l’avantage de Neptune. Mais
bien des siècles se sont écoulés depuis lors, et le
volcan submergé s’est changé en grotte paisible.
– Très-bien, répliqua Ned Land. J’accepte l’explication, mais je regrette, dans notre intérêt, que
cette ouverture dont parle monsieur le professeur ne soit pas produite au-dessus du niveau de
la mer.
– Mais, ami Ned, répliqua Conseil, si ce passage n’eût pas été sous-marin, le Nautilus n’aurait pu y pénétrer !
714
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Et j’ajouterai, maître Land, que les eaux ne
se seraient pas précipitées sous la montagne et
que le volcan serait resté volcan. Donc vos regrets sont superflus. »
Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus raides et étroites. De profondes excavations les coupaient parfois, qu’il
fallait franchir. Des masses surplombantes voulaient être tournées. On se glissait sur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l’adresse de
Conseil et la force du Canadien aidant, tous les
obstacles furent surmontés.
À une hauteur de trente mètres environ, la nature du terrain se modifia, sans qu’il devînt plus
praticable. Aux conglomérats et aux trachytes
succédèrent de noirs basaltes ; ceux-ci étendus par nappes toutes grumelées de soufflures ;
ceux-là formant des prismes réguliers, disposés
comme une colonnade qui supportait les retombées de cette voûte immense, admirable spécimen de l’architecture naturelle. Puis, entre ces
715
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
basaltes serpentaient de longues coulées de laves
refroidies, incrustées de raies bitumineuses, et,
par places, s’étendaient de larges tapis de soufre.
Un jour plus puissant, entrant par le cratère supérieur, inondait d’une vague clarté toutes ces
déjections volcaniques, à jamais ensevelies au
sein de la montagne éteinte.
Cependant, notre marche ascensionnelle fut
bientôt arrêtée, à une hauteur de deux cent cinquante pieds environ, par d’infranchissables
obstacles. La voussure intérieure revenait en
surplomb, et la montée dut se changer en promenade circulaire. À ce dernier plan, le règne
végétal commençait à lutter avec le règne minéral. Quelques arbustes et même certains arbres
sortaient des anfractuosités de la paroi. Je reconnus des euphorhes qui laissaient couler leur suc
caustique. Des héliotropes, très-inhabiles à justifier leur nom, puisque les rayons solaires n’arrivaient jamais jusqu’à eux, penchaient tristement
leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums à demi-passés. Çà et là, quelques chrysan716
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
thèmes poussaient timidement au pied d’aloès
à longues feuilles tristes et maladifs. Mais, entre
les coulées de laves, j’aperçus de petites violettes,
encore parfumées d’une légère odeur, et j’avoue
que je les respirai avec délices. Le parfum, c’est
l’âme de la fleur, et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n’ont pas d’âme !
Nous étions arrivés au pied d’un bouquet de
dragonniers robustes, qui écartaient les roches
sous l’effort de leurs musculeuses racines, quand
Ned Land s’écria :
« Ah ! monsieur, une ruche !
– Une ruche ! répliquai-je, en faisant un geste
de parfaite incrédulité.
– Oui ! une ruche, répéta le Canadien, et des
abeilles qui bourdonnent autour. »
Je m’approchai et je dus me rendre à l’évidence. Il y avait là, à l’orifice d’un trou creusé dans
717
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le trou d’un dragonnier, quelques milliers de ces
ingénieux insectes, si communs dans toutes les
Canaries, et dont les produits y sont particulièrement estimés.
Tout naturellement, le Canadien voulut faire
sa provision de miel, et j’aurais eu mauvaise grâce
à m’y opposer. Une certaine quantité de feuilles
sèches mélangées de soufre s’allumèrent sous
l’étincelle de son briquet, et il commença à enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessèrent
peu à peu, et la ruche éventrée livra plusieurs
livres d’un miel parfumé. Ned Land en remplit
son havre-sac.
« Quand j’aurai mélangé ce miel avec la pâte
de l’artocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de
vous offrir un gâteau succulent.
– Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d’épice.
– Va pour le pain d’épice, dis-je, mais reprenons cette intéressante promenade. »
718
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
À certains détours du sentier que nous suivions alors, le lac apparaissait dans toute son
étendue. Le fanal éclairait en entier sa surface
paisible qui ne connaissait ni les rides ni les
ondulations. Le Nautilus gardait une immobilité parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge
s’agitaient les hommes de son équipage, ombres
noires nettement découpées au milieu de cette
lumineuse atmosphère.
En ce moment, nous contournions la crête la
plus élevée de ces premiers plans de roches qui
soutenaient la voûte. Je vis alors que les abeilles
n’étaient pas les seuls représentants du règne
animal à l’intérieur de ce volcan. Des oiseaux
de proie planaient et tournoyaient çà et là dans
l’ombre, ou s’enfuyaient de leurs nids perchés
sur des pointes de roc. C’étaient des éperviers
au ventre blanc, et des crécelles criardes. Sur les
pentes détalaient aussi, de toute la rapidité de
leurs échasses, de belles et grasses outardes. Je
laisse à penser si la convoitise du Canadien fut
719
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
allumée à la vue de ce gibier savoureux, et s’il
regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains.
Il essaya de remplacer le plomb par les pierres,
et après plusieurs essais infructueux, il parvint
à blesser une de ces magnifiques outardes. Dire
qu’il risqua vingt fois sa vie pour s’en emparer,
ce n’est que vérité pure, mais il fit si bien que
l’animal alla rejoindre dans son sac les gâteaux
de miel.
Nous dûmes alors redescendre vers le rivage,
car la crête devenait impraticable. Au-dessus de
nous, le cratère béant apparaissait comme une
large ouverture de puits. De cette place, le ciel se
laissait distinguer assez nettement, et je voyais
courir des nuages échevelés par le vent d’ouest,
qui laissaient traîner jusqu’au sommet de la
montagne leurs brumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient à une hauteur
médiocre, car le volcan ne s’élevait pas à plus de
huit cents pieds au-dessus du niveau de l’Océan.
Une demi-heure après le dernier exploit du
720
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Canadien nous avions regagné le rivage intérieur.
Ici, la flore était représentée par de larges tapis
de cette criste-marine, petite plante ombellifère
très-bonne à confire, qui porte aussi les noms de
perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseil en récolta quelques bottes. Quant à
la faune, elle comptait par milliers des crustacés
de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, des palémons, des mysis, des faucheurs,
des galatées et un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles.
En cet endroit s’ouvrait une magnifique
grotte. Mes compagnons et moi nous prîmes plaisir à nous étendre sur son sable fin. Le feu avait
poli ses parois émaillées et étincelantes, toutes
saupoudrées de la poussière du mica. Ned Land
en tâtait les murailles et cherchait à sonder leur
épaisseur. Je ne pus m’empêcher de sourire. La
conversation se mit alors sur ses éternels projets
d’évasion, et je crus pouvoir, sans trop m’avancer, lui donner cette espérance : c’est que le capitaine Nemo n’était descendu au sud que pour re721
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nouveler sa provision de sodium. J’espérais donc
que, maintenant, il rallierait les côtes de l’Europe
et de l’Amérique ; ce qui permettrait au Canadien
de reprendre avec plus de succès sa tentative
avortée.
Nous étions étendus depuis une heure dans
cette grotte charmante. La conversation, animée
au début, languissait alors. Une certaine somnolence s’emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de résister au sommeil, je me laissai
aller à un assoupissement profond. Je rêvais, – on
ne choisit pas ses rêves, – je rêvais que mon existence se réduisait à la vie végétative d’un simple
mollusque. Il me semblait que cette grotte formait la double valve de ma coquille…
Tout d’un coup, je fus réveillé par la voix de
Conseil.
« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.
– Qu’y a-t-il ? demandai-je, me soulevant à
722
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
demi.
– L’eau nous gagne ! »
Je me redressai. La mer se précipitait comme
un torrent dans notre retraite, et, décidément,
puisque nous n’étions pas des mollusques, il fallait se sauver.
En quelques instants, nous fûmes en sûreté
sur le sommet de la grotte même.
« Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil.
Quelque nouveau phénomène ?
– Eh non ! mes amis, répondis-je, c’est la marée, ce n’est que la marée qui a failli nous surprendre comme le héros de Walter Scott ! L’Océan
se gonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle
d’équilibre, le niveau du lac monte également.
Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nous changer au Nautilus. »
723
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Trois quarts d’heure plus tard, nous avions
achevé notre promenade circulaire et nous rentrions à bord. Les hommes de l’équipage achevaient en ce moment d’embarquer les provisions
de sodium, et le Nautilus aurait pu partir à l’instant.
Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendre la nuit et sortir
secrètement par son passage sous-marin ? Peutêtre.
Quoi qu’il en soit, le lendemain, le Nautilus,
ayant quitté son port d’attache, naviguait au large
de toute terre, et à quelques mètres au-dessous
des flots de l’Atlantique.
XI
La mer de Sargasses
La direction du Nautilus ne s’était pas modifiée. Tout espoir de revenir vers les mers européennes devait donc être momentanément reje724
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
té. Le capitaine Nemo maintenait le cap vers le
sud. Où nous entraînait-il ? Je n’osais l’imaginer.
Ce jour-là, le Nautilus traversa une singulière
portion de l’Océan atlantique. Personne n’ignore
l’existence de ce grand courant d’eau chaude
connu sous le nom de Gulf Stream. Après être
sorti des canaux de Floride il se dirige vers le
Spitzberg. Mais avant de pénétrer dans le golfe
du Mexique, vers le quarante-quatrième degré de
latitude nord, ce courant se divise en deux bras ;
le principal se porte vers les côtes d’Irlande et de
Norvège, tandis que le second fléchit vers le sud
à la hauteur des Acores ; puis frappant les rivages
africains et décrivant un ovale allongé, il revient
vers les Antilles.
Or, ce second bras, – c’est plutôt un collier
qu’un bras, – entoure de ses anneaux d’eau
chaude cette portion de l’Océan froide, tranquille, immobile, que l’on appelle la mer de Sargasses. Véritable lac en plein Atlantique, les eaux
du grand courant ne mettent pas moins de trois
725
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ans à en faire le tour.
La mer de Sargasses, à proprement parler,
couvre toute la partie immergée de l’Atlantide.
Certains auteurs ont même admis que ces nombreuses herbes dont elle est semée sont arrachées aux prairies de cet ancien continent. Il est
plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevés au rivage de l’Europe et
de l’Amérique, sont entraînés jusqu’à cette zone
par le Gulf Stream. Ce fut là une des raisons qui
amenèrent Colomb à supposer l’existence d’un
nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheur arrivèrent à la mer de Sargasses,
ils naviguèrent non sans peine au milieu de ces
herbes qui arrêtaient leur marche au grand effroi des équipages, et ils perdirent trois longues
semaines à les traverser.
Telle était cette région que le Nautilus visitait en ce moment, une prairie véritable, un tapis
serré d’algues, de fucus natans, de raisins du tropique, si épais, si compact, que l’étrave d’un bâti726
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment ne l’eût pas déchiré sans peine. Aussi, le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son hélice
dans cette masse herbeuse, se tint-il à quelques
mètres de profondeur au-dessous de la surface
des flots.
Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol «
sargazzo » qui signifie varech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie, forme principalement
ce banc immense. Et voici pourquoi, suivant le
savant Maury, l’auteur de la Géographie physique
du globe, ces hydrophytes se réunissent dans ce
paisible bassin de l’Atlantique :
« L’explication qu’on en peut donner, dit-il,
me semble résulter d’une expérience connue de
tout le monde. Si l’on place dans un vase des fragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l’on imprime à l’eau de ce vase
un mouvement circulaire, on verra les fragments
éparpillés se réunir en groupe au centre de la
surface liquide, c’est-à-dire au point le moins agité. Dans le phénomène qui nous occupe, le vase,
727
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
c’est l’Atlantique, le Gulf Stream, c’est le courant
circulaire, et la mer de Sargasses, le point central
où viennent se réunir les corps flottants. »
Je partage l’opinion de Maury, et j’ai pu étudier le phénomène dans ce milieu spécial où
les navires pénètrent rarement. Au-dessus de
nous flottaient des corps de toute provenance,
entassés au milieu de ces herbes brunâtres, des
troncs d’arbres arrachés aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses et flottés par l’Amazone ou le
Mississipi, de nombreuses épaves, des restes de
quilles ou de carènes, des bordages défoncés et
tellement alourdis par les coquilles et les anatifes qu’ils ne pouvaient remonter à la surface de
l’Océan. Et le temps justifiera un jour cette autre
opinion de Maury, que ces matières, ainsi accumulées pendant des siècles, se minéraliseront
sous l’action des eaux et formeront alors d’inépuisables houillères. Réserve précieuse que prépare la prévoyante nature pour ce moment où les
hommes auront épuisé les mines des continents.
728
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Au milieu de cet inextricable tissu d’herbes et
de fucus, je remarquai de charmants alcyons stellés aux couleurs roses, des actinies qui laissaient
traîner leur longue chevelure de tentacules, des
méduses vertes, rouges, bleues, et particulièrement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dont
l’ombrelle bleuâtre est bordée d’un feston violet.
Toute cette journée du 22 février se passa dans
la mer de Sargasses, où les poissons, amateurs
de plantes marines et de crustacés, trouvent une
abondante nourriture. Le lendemain, l’Océan
avait repris son aspect accoutume.
Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours,
du 23 février au 12 mars, le Nautilus, tenant le
milieu de l’Atlantique, nous emporta avec une
vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre
heures. Le capitaine Nemo voulait évidemment
accomplir son programme sous-marin et je ne
doutais pas qu’il ne songeât, après avoir doublé
le cap Horn, à revenir vers les mers australes du
Pacifique.
729
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned Land avait donc eu raison de craindre.
Dans ces larges mers, privées d’îles, il ne fallait
plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non
plus de s’opposer aux volontés du capitaine
Nemo. Le seul parti était de se soumettre ; mais
ce qu’on ne devait plus attendre de la force ou de
la ruse, j’aimais à penser qu’on pourrait l’obtenir par la persuasion. Ce voyage terminé, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas à nous rendre
la liberté sous serment de ne jamais révéler son
existence ? Serment d’honneur que nous aurions
tenu. Mais il fallait traiter cette délicate question
avec le capitaine. Or, serais-je bien venu à réclamer cette liberté ? Lui-même n’avait-il pas déclaré, dès le début et d’une façon formelle, que le
secret de sa vie exigeait notre emprisonnement
perpétuel à bord du Nautilus ? Mon silence, depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraître une
acceptation tacite de cette situation ? Revenir sur
ce sujet n’aurait-il pas pour résultat de donner
des soupçons qui pourraient nuire à nos projets,
si quelque circonstance favorable se présentait
730
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons,
je les pesais, je les retournais dans mon esprit,
je les soumettais à Conseil qui n’était pas moins
embarrassé que moi. En somme, bien que je ne
fusse pas facile à décourager, je comprenais que
les chances de jamais revoir mes semblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment
où le capitaine Nemo courait en téméraire vers le
sud de l’Atlantique !
Pendant les dix-neuf jours que j’ai mentionnés plus haut, aucun incident particulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait. Dans la bibliothèque je trouvais souvent
des livres qu’il laissait entr’ouverts, et surtout
des livres d’histoire naturelle. Mon ouvrage sur
les fonds sous-marins, feuilleté par lui, était couvert de notes en marge, qui contredisaient parfois mes théories et mes systèmes. Mais le capitaine se contentait d’épurer ainsi mon travail, et
il était rare qu’il discutât avec moi. Quelquefois,
j’entendais résonner les sons mélancoliques de
son orgue, dont il jouait avec beaucoup d’expres731
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sion, mais la nuit seulement, au milieu de la plus
secrète obscurité, lorsque le Nautilus s’endormait
dans les déserts de l’Océan.
Pendant cette partie du voyage, nous naviguâmes des journées entières à la surface des
flots. La mer était comme abandonnée. À peine
quelques navires à voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-Espérance.
Un jour nous fûmes poursuivis par les embarcations d’un baleinier qui nous prenait sans doute
pour quelque énorme baleine d’un haut prix.
Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre
à ces braves gens leur temps et leurs peines, et
il termina la chasse en plongeant sous les eaux.
Cet incident avait paru vivement intéresser Ned
Land. Je ne crois pas me tromper en disant que le
Canadien avait dû regretter que notre cétacé de
tôle ne pût être frappé à mort par le harpon de
ces pêcheurs.
Les poissons observés par Conseil et par moi,
pendant cette période, différaient peu de ceux
732
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
que nous avions déjà étudiés sous d’autres latitudes. Les principaux furent quelques échantillons de ce terrible genre de cartilagineux, divisé
en trois sous-genres qui ne comptent pas moins
de trente-deux espèces : des squales-galonnés,
longs de cinq mètres, à tête déprimée et plus large
que le corps, à nageoire caudale arrondie, et dont
le dos porte sept grandes bandes noires parallèles et longitudinales puis des squales-perlons,
gris-cendré, percés de sept ouvertures branchiales et pourvus d’une seule nageoire dorsale placée à peu près vers le milieu du corps.
Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s’il en fut. On a le droit de ne point
croire aux récits des pêcheurs, mais voici ce qu’ils
racontent. On a trouvé dans le corps de l’un de
ces animaux une tête de buffle et un veau tout
entier ; dans un autre, deux thons et un matelot
en uniforme ; dans un autre, un soldat avec son
sabre ; dans un autre enfin, un cheval avec son
cavalier. Tout ceci, à vrai dire, n’est pas article de
foi. Toujours est-il qu’aucun de ces animaux ne
733
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
se laissa prendre aux filets du Nautilus, et que je
ne pus vérifier leur voracité.
Des troupes élégantes et folâtres de dauphins
nous accompagnèrent pendant des jours entiers.
Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant
en meute comme les loups dans les campagnes
d’ailleurs, non moins voraces que les chiens de
mer, si j’en crois un professeur de Copenhague,
qui retira de l’estomac d’un dauphin treize marsouins et quinze phoques. C’était, il est vrai, un
épaulard, appartenant à la plus grande espèce
connue, et dont la longueur dépasse quelquefois
vingt-quatre pieds. Cette famille des delphiniens
compte dix genres, et ceux que j’aperçus tenaient
du genre des delphinorinques, remarquables
par un museau excessivement étroit et quatre
fois long comme le crâne. Leur corps, mesurant
trois mètres, noir en dessus, était en dessous d’un
blanc rosé semé de petites taches très-rares.
Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux
échantillons de ces poissons de l’ordre des acan734
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
thoptérigiens et de la famille des sciénoïdes.
Quelques auteurs, – plus poètes que naturalistes,
– prétendent que ces poissons chantent mélodieusement, et que leurs voix réunies forment
un concert qu’un choeur de voix humaines ne
saurait égaler. Je ne dis pas non, mais ces scènes
ne nous donnèrent aucune sérénade à notre passage, et je le regrette.
Pour terminer enfin, Conseil classa une
grande quantité de poissons volants. Rien n’était
plus curieux que de voir les dauphins leur donner
la chasse avec une précision merveilleuse. Quelle
que fût la portée de son vol, quelque trajectoire
qu’il décrivît, même au-dessus du Nautilus, l’infortuné poisson trouvait toujours la bouche du
dauphin ouverte pour le recevoir. C’étaient ou
des pirapèdes, ou des trigles-milans, à bouche lumineuse, qui, pendant la nuit, après avoir tracé
des raies de feu dans l’atmosphère, plongeaient
dans les eaux sombres comme autant d’étoiles filantes.
735
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Jusqu’au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions. Ce jour-là, le Nautilus
fut employé à des expériences de sondages qui
m’intéressèrent vivement.
Nous avions fait alors près de treize mille
lieues depuis notre départ dans les hautes mers
du Pacifique. Le point nous mettait par 45°37’ de
latitude sud et 37°53’ de longitude ouest. C’étaient
ces mêmes parages où le capitaine Denham de
l’Hérald fila quatorze mille mètres de sonde sans
trouver de fond. Là aussi, le lieutenant Parcker
de la frégate américaine Congress n’avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille cent
quarante mètres.
Le capitaine Nemo résolut d’envoyer son
Nautilus à la plus extrême profondeur à fin de
contrôler ces différents sondages. Je me préparai
à noter tous les résultats de l’expérience. Les panneaux du salon furent ouverts, et les manoeuvres
commencèrent pour atteindre ces couches si prodigieusement reculées.
736
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
On pense bien qu’il ne fut pas question de
plonger en remplissant les réservoirs. Peut-être
n’eussent-ils pu accroître suffisamment la pesanteur spécifique du Nautilus. D’ailleurs, pour
remonter, il aurait fallu chasser cette surcharge
d’eau, et les pompes n’auraient pas été assez puissantes pour vaincre la pression extérieure.
Le capitaine Nemo résolut d’aller chercher
le fond océanique par une diagonale suffisamment allongée, au moyen de ses plans latéraux
qui furent placés sous un angle de quarante-cinq
degrés avec les lignes d’eau du Nautilus. Puis,
l’hélice fut portée à son maximum de vitesse, et
sa quadruple branche battit les flots avec une indescriptible violence.
Sous cette poussée puissante, la coque du
Nautilus frémit comme une corde sonore et s’enfonça régulièrement sous les eaux. Le capitaine
et moi, postés dans le salon, nous suivions l’aiguille du manomètre qui déviait rapidement.
737
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Bientôt fut dépassée cette zone habitable où résident la plupart des poissons. Si quelques-uns de
ces animaux ne peuvent vivre qu’à la surface des
mers ou des fleuves, d’autres, moins nombreux,
se tiennent à des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j’observais l’hexanche, espèce de
chien de mer muni de six fentes respiratoires, le
télescope aux yeux énormes, le malarmat-cuirassé, aux thoracines grises, aux pectorales noires,
que protégeait son plastron de plaques osseuses
d’un rouge pâle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mètres de profondeur, supportait alors une pression de cent vingt atmosphères.
Je demandai au capitaine Nemo s’il avait observé des poissons à des profondeurs plus considérables.
« Des poissons ? me répondit-il, rarement.
Mais dans l’état actuel de la science, que présume-t-on, que sait-on ?
738
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Le voici, capitaine. On sait que en allant vers
les basses couches de l’Océan, la vie végétale disparaît plus vite que la vie animale. On sait que,
là où se rencontrent encore des êtres animés, ne
végète plus une seule hydrophyte. On sait que
les pèlerines, les huîtres vivent par deux mille
mètres d’eau, et que Mac Clintock, le héros des
mers polaires, a retiré une étoile vivante d’une
profondeur de deux mille cinq cents mètres. On
sait que l’équipage du Bull-Dog, de la Marine
Royale, a pêché une astérie par deux mille six
cent vingt brasses, soit plus d’une lieue de profondeur. Mais, capitaine Nemo, peut-être me direz-vous qu’on ne sait rien ?
– Non, monsieur le professeur, répondit le capitaine, je n’aurai pas cette impolitesse. Toutefois,
je vous demanderai comment vous expliquez que
des êtres puissent vivre à de telles profondeurs ?
– Je l’explique par deux raisons, répondis-je.
D’abord, parce que les courants verticaux, déterminés par les différences de salure et de densité
739
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
des eaux, produisent un mouvement qui suffit
à entretenir la vie rudimentaire des encrines et
des astéries.
– Juste, fit le capitaine.
– Ensuite, parce que, si l’oxygène est la base
de la vie, on sait que la quantité d’oxygène dissous dans l’eau de mer augmente avec la profondeur au lieu de diminuer, et que la pression des
couches basses contribue à l’y comprimer.
– Ah ! on sait cela ? répondit le capitaine Nemo,
d’un ton légèrement surpris. Eh bien, monsieur
le professeur, on a raison de le savoir, car c’est
la vérité. J’ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renferme plus d’azote que
d’oxygène, quand ces animaux sont pêchés à la
surface des eaux, et plus d’oxygène que d’azote,
au contraire, quand ils sont tirés des grandes profondeurs. Ce qui donne raison à votre système.
Mais continuons nos observations. »
740
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mes regards se reportèrent sur le manomètre.
L’instrument indiquait une profondeur de six
mille mètres. Notre immersion durait depuis une
heure. Le Nautilus, glissant sur ses plans inclinés,
s’enfonçait toujours. Les eaux désertes étaient
admirablement transparentes et d’une diaphanité que rien ne saurait peindre. Une heure plus
tard, nous étions par treize mille mètres, – trois
lieues et quart environ, – et le fond de l’Océan ne
se laissait pas pressentir.
Cependant, par quatorze mille mètres, j’aperçus des pics noirâtres qui surgissaient au milieu
des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir à des montagnes hautes comme l’Hymalaya
ou le Mont-Blanc, plus hautes même, et la profondeur de ces abîmes demeurait inévaluable.
Le Nautilus descendit plus bas encore, malgré
les puissantes pressions qu’il subissait. Je sentais ses tôles trembler sous la jointure de leurs
boulons ; ses barreaux s’arquaient ; ses cloisons
gémissaient ; les vitres du salon semblaient se
741
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide
appareil eût cédé sans doute, si, ainsi que l’avait
dit son capitaine, il n’eût été capable de résister
comme un bloc plein.
En rasant les pentes de ces roches perdues
sous les eaux, j’apercevais encore quelques coquilles, des serpula, des spinorbis vivantes, et
certains échantillons d’astéries.
Mais bientôt ces derniers représentants de la
vie animale disparurent, et, au-dessous de trois
lieues, le Nautilus dépassa les limites de l’existence sous-marine, comme fait le ballon qui
s’élève dans les airs au-dessus des zones respirables. Nous avions atteint une profondeur de
seize mille mètres, – quatre lieues, – et les flancs
du Nautilus supportaient alors une pression de
seize cents atmosphères, c’est-à-dire seize cents
kilogrammes par chaque centimètre carré de sa
surface !
« Quelle situation ! m’écriai-je. Parcourir dans
742
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ces régions profondes où l’homme n’est jamais
parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocs magnifiques, ces grottes inhabitées, ces derniers réceptacles du globe, où la vie n’est plus possible !
Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que nous
soyons réduits à n’en conserver que le souvenir ?
– Vous plairait-il, me demanda le capitaine
Nemo, d’en rapporter mieux que le souvenir ?
– Que voulez-vous dire par ces paroles ?
– Je veux dire que rien n’est plus facile que de
prendre une vue photographique de cette région
sous-marine ! »
Je n’avais pas eu le temps d’exprimer la surprise que me causait cette nouvelle proposition,
que sur un appel du capitaine Nemo, un objectif
était apporté dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieu liquide éclairé électriquement, se distribuait avec une clarté parfaite.
Nulle ombre, nulle dégradation de notre lumière
743
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
factice. Le soleil n’eût pas été plus favorable à
une opération de cette nature. Le Nautilus, sous
la poussée de son hélice, maîtrisée par l’inclinaison de ses plans, demeurait immobile. L’instrument fut braqué sur ces sites du fond océanique,
et en quelques secondes, nous avions obtenu un
négatif d’une extrême pureté.
C’est l’épreuve positive que j’en donne ici.
On y voit ces roches primordiales qui n’ont jamais connu la lumière des cieux, ces granits inférieurs qui forment la puissante assise du globe,
ces grottes profondes évidées dans la masse pierreuse, ces profils d’une incomparable netteté et
dont le trait terminal se détache en noir, comme
s’il était dû au pinceau de certains artistes flamands. Puis, au-delà, un horizon de montagnes,
une admirable ligne ondulée qui compose les arrière-plans du paysage. Je ne puis décrire cet ensemble de roches lisses, noires, polies, sans une
mousse, sans une tache, aux formes étrangement
découpées et solidement établies sur ce tapis de
sable qui étincelait sous les jets de la lumière
744
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
électrique.
Cependant, le capitaine Nemo, après avoir
terminé son opération, m’avait dit :
« Remontons monsieur le professeur. Il ne
faut pas abuser de cette situation ni exposer trop
longtemps le Nautilus à de pareilles pressions.
– Remontons ! répondis-je.
– Tenez-vous bien. »
Je n’avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine me faisait cette
recommandation, quand je fus précipité sur le
tapis.
Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plans dressés verticalement, le Nautilus, emporté comme un ballon dans les airs, s’enlevait avec une rapidité foudroyante. Il coupait
la masse des eaux avec un frémissement sonore.
745
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Aucun détail n’était visible. En quatre minutes, il
avait franchi les quatre lieues qui le séparaient
de la surface de l’Océan, et, après avoir émergé
comme un poisson volant, il retombait en faisant
jaillir les flots à une prodigieuse hauteur.
XII
Cachalots et baleines
Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus
reprit sa direction vers le sud. Je pensais qu’à la
hauteur du cap Horn, il mettrait le cap à l’ouest
afin de rallier les mers du Pacifique et d’achever
son tour du monde. Il n’en fit rien et continua de
remonter vers les régions australes. Où voulait-il
donc aller ? Au pôle ? C’était insensé. Je commençai à croire que les témérités du capitaine justifiaient suffisamment les appréhensions de Ned
Land.
Le Canadien, depuis quelque temps, ne me
parlait plus de ses projets de fuite. Il était devenu moins communicatif, presque silencieux. Je
746
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
voyais combien cet emprisonnement prolongé
lui pesait. Je sentais ce qui s’amassait de colère
en lui. Lorsqu’il rencontrait le capitaine, ses yeux
s’allumaient d’un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portât à
quelque extrémité.
Ce jour-là, 14 mars, Conseil et lui vinrent me
trouver dans ma chambre. Je leur demandai la
raison de leur visite.
« Une simple question à vous poser, monsieur,
me répondit le Canadien.
– Parlez, Ned.
– Combien d’hommes croyez-vous qu’il y ait à
bord du Nauilus ?
– Je ne saurais le dire, mon ami.
– Il me semble, reprit Ned Land, que sa manoeuvre ne nécessite pas un nombreux équipage.
747
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– En effet, répondis-je, dans les conditions
où il se trouve, une dizaine d’hommes au plus
doivent suffire à le manoeuvrer.
– Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage ?
– Pourquoi ? » répliquai-je.
Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions étaient faciles à deviner.
« Parce que, dis-je, si j’en crois mes pressentiments, si j’ai bien compris l’existence du capitaine, le Nautilus n’est pas seulement un navire.
Ce doit être un lieu de refuge pour ceux qui,
comme son commandant, ont rompu toute relation avec la terre.
– Peut-être, dit Conseil, mais enfin le Nautilus ne peut contenir qu’un certain nombre
d’hommes, et monsieur ne pourrait-il évaluer ce
748
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
maximum ?
– Comment cela, Conseil ?
– Par le calcul. Étant donné la capacité du navire que monsieur connaît, et, par conséquent,
la quantité d’air qu’il renferme ; sachant d’autre
part ce que chaque homme dépense dans l’acte
de la respiration, et comparant ces résultats avec
la nécessité où le Nautilus est de remonter toutes
les vingt-quatre heures...»
La phrase de Conseil n’en finissait pas, mais
je vis bien où il voulait en venir.
« Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-là,
facile à établir d’ailleurs, ne peut donner qu’un
chiffre très-incertain.
– N’importe, reprit Ned Land, en insistant.
– Voici le calcul, répondis-je. Chaque homme
dépense en une heure l’oxygène contenu dans
749
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cent litres d’air, soit en vingt-quatre heures l’oxygène contenu dans deux mille quatre cents litres.
Il faut donc chercher combien de fois le Nautilus
renferme deux mille quatre cents litres d’air.
– Précisément, dit Conseil.
– Or, repris-je, la capacité du Nautilus étant
de quinze cents tonneaux, et celle du tonneau
de mille litres, le Nautilus renferme quinze cent
mille litres d’air, qui, divisés par deux mille
quatre cents...»
Je calculai rapidement au crayon :
« ...donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce
qui revient à dire que l’air contenu dans le Nautilus pourrait rigoureusement suffire à six cent
vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures.
– Six cent vingt-cinq ! répéta Ned.
– Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant
750
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
passagers que marins ou officiers, nous ne formons pas la dixième partie de ce chiffre.
– C’est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil.
– Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous
conseiller la patience.
– Et même mieux que la patience, répondit
Conseil, la résignation. »
Conseil avait employé le mot juste.
« Après tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne
peut pas aller toujours au sud ! Il faudra bien
qu’il s’arrête, ne fût-ce que devant la banquise,
et qu’il revienne vers des mers plus civilisées !
Alors, il sera temps de reprendre les projets de
Ned Land. »
Le Canadien secoua la tête, passa la main sur
son front, ne répondit pas, et se retira.
751
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Que monsieur me permette de lui faire une
observation, me dit alors Conseil. Ce pauvre Ned
pense à tout ce qu’il ne peut pas avoir. Tout lui
revient de sa vie passée. Tout lui semble regrettable de ce qui nous est interdit. Ses anciens souvenirs l’oppressent et il a le coeur gros. Il faut le
comprendre. Qu’est-ce qu’il a à faire ici ? Rien. Il
n’est pas un savant comme monsieur, et ne saurait prendre le même goût que nous aux choses
admirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans une taverne de son pays ! »
Il est certain que la monotonie du bord devait
paraître insupportable au Canadien, habitué à
une vie libre et active. Les événements qui pouvaient le passionner étaient rares. Cependant, ce
jour-là, un incident vint lui rappeler ses beaux
jours de harponneur.
Vers onze heures du matin, étant à la surface
de l’Océan, le Nautilus tomba au milieu d’une
troupe de baleines. Rencontre qui ne me sur752
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
prit pas, car je savais que ces animaux, chassés
à outrance, se sont réfugiés dans les bassins des
hautes latitudes.
Le rôle joué par la baleine dans le monde marin, et son influence sur les découvertes géographiques, ont été considérables. C’est elle, qui, entraînant à sa suite, les Basques d’abord, puis les
Asturiens, les Anglais et les Hollandais, les enhardit contre les dangers de l’Océan et les conduisit
d’une extrémité de la terre à l’autre. Les baleines
aiment à fréquenter les mers australes et boréales. D’anciennes légendes prétendent même
que ces cétacés amenèrent les pêcheurs jusqu’à
sept lieues seulement du pôle nord. Si le fait est
faux, il sera vrai un jour et c’est probablement
ainsi, en chassant la baleine dans les régions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindront ce point inconnu du globe.
Nous étions assis sur la plate-forme par une
mer tranquille. Mais le mois d’octobre de ces latitudes nous donnait de belles journées d’automne.
753
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ce fut le Canadien, – il ne pouvait s’y tromper,
– qui signala une baleine à l’horizon dans l’est.
En regardant attentivement, on voyait son dos
noirâtre s’élever et s’abaisser alternativement
au-dessus des flots, à cinq milles du Nautilus.
« Ah ! s’écria Ned Land, si j’étais à bord d’un
baleinier, voilà une rencontre qui me ferait plaisir ! C’est un animal de grande taille ! Voyez avec
quelle puissance ses évents rejettent des colonnes
d’air et de vapeur ! Mille diables ! pourquoi fautil que je sois enchaîné sur ce morceau de tôle !
– Quoi ! Ned, répondis-je, vous n’êtes pas encore revenu de vos vieilles idées de pêche ?
– Est-ce qu’un pêcheur de baleines, monsieur,
peut oublier son ancien métier ? Est-ce qu’on se
lasse jamais des émotions d’une pareille chasse ?
– Vous n’avez jamais pêché dans ces mers,
Ned ?
754
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Jamais, monsieur. Dans les mers boréales
seulement, et autant dans le détroit de Bering
que dans celui de Davis.
– Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’est la baleine franche que vous avez
chassée jusqu’ici, et elle ne se hasarderait pas à
passer les eaux chaudes de l’Équateur.
– Ah ! monsieur le professeur, que me ditesvous là ? répliqua le Canadien d’un ton passablement incrédule.
– Je dis ce qui est.
– Par exemple ! Moi qui vous parle, en
soixante-cinq, voilà deux ans et demi, j’ai amariné près du Groenland une baleine qui portait
encore dans son flanc le harpon poinçonné d’un
baleinier de Bering. Or, je vous demande, comment après avoir été frappé à l’ouest de l’Amérique, l’animal serait venu se faire tuer à l’est, s’il
n’avait, après avoir doublé, soit le cap Horn, soit
755
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le cap de Bonne Espérance, franchi l’Équateur ?
– Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et
j’attends ce que répondra monsieur.
– Monsieur vous répondra, mes amis, que les
baleines sont localisées, suivant leurs espèces,
dans certaines mers qu’elles ne quittent pas. Et
si l’un de ces animaux est venu du détroit de Béring dans celui de Davis, c’est tout simplement
parce qu’il existe un passage d’une mer à l’autre,
soit sur les côtes de l’Amérique, soit sur celles de
l’Asie.
– Faut-il vous croire ? demanda le Canadien,
en fermant un oeil.
– Il faut croire monsieur, répondit Conseil.
– Dès lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai
jamais pêché dans ces parages, je ne connais
point les baleines qui les fréquentent ?
756
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je vous l’ai dit, Ned.
– Raison de plus pour faire leur connaissance,
répliqua Conseil.
– Voyez ! voyez ! s’écria le Canadien la voix
émue. Elle s’approche ! Elle vient sur nous ! Elle
me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre
elle ! »
Ned frappait du pied. Sa main frémissait en
brandissant un harpon imaginaire.
« Ces cétacés, demanda-t-il, sont-ils aussi gros
que ceux des mers boréales ?
– À peu près, Ned.
– C’est que j’ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines qui mesuraient jusqu’à cent
pieds de longueur ! Je me suis même laissé dire
que le Hullamock et l’Umgallick des îles Aléoutiennes dépassaient quelquefois cent cinquante
757
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pieds.
– Ceci me paraît exagéré, répondis-je. Ces animaux ne sont que des baleinoptères, pourvus de
nageoires dorsales, et de même que les cachalots,
ils sont généralement plus petits que la baleine
franche.
– Ah ! s’écria le Canadien, dont les regards
ne quittaient pas l’Océan, elle se rapproche, elle
vient dans les eaux du Nautilus ! »
Puis, reprenant sa conversation :
« Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d’une
petite bête ! On cite cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cétacés intelligents.
Quelques-uns, dit-on, se couvrent d’algues et de
fucus. On les prend pour des îlots. On campe dessus, on s’y installe, on fait du feu…
– On y bâtit des maisons, dit Conseil.
758
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, farceur, répondit Ned Land. Puis, un
beau jour l’animal plonge et entraîne tous ses habitants au fond de l’abîme.
– Comme dans les voyages de Simbad le marin, répliquai-je en riant.
– Ah ! maître Land, il paraît que vous aimez
les histoires extraordinaires ! Quels cachalots
que les vôtres ! J’espère que vous n’y croyez pas !
– Monsieur le naturaliste, répondit sérieusement le Canadien, il faut tout croire de la part des
baleines ! – Comme elle marche, celle-ci ! Comme
elle se dérobe ! – On prétend que ces animaux-là
peuvent faire le tour du monde en quinze jours.
– Je ne dis pas non.
– Mais, ce que vous ne savez sans doute pas,
monsieur Aronnax, c’est que, au commencement
du monde, les baleines filaient plus rapidement
encore.
759
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ?
– Parce que alors, elles avaient la queue en
travers, comme les poissons, c’est-à-dire que cette
queue, comprimée verticalement, frappait l’eau
de gauche à droite et de droite à gauche. Mais le
Créateur, s’apercevant qu’elles marchaient trop
vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-là,
elles battent les flots de haut en bas au détriment
de leur rapidité.
– Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression du Canadien, faut-il vous croire ?
– Pas trop, répondit Ned Land, et pas plus que
si je vous disais qu’il existe des baleines longues
de trois cents pieds et pesant cent mille livres.
– C’est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant,
il faut avouer que certains cétacés acquièrent un
développement considérable, puisque, dit-on, ils
fournissent jusqu’à cent vingt tonnes d’huile.
760
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Pour ça, je l’ai vu, dit le Canadien.
– Je le crois volontiers, Ned, comme je crois
que certaines baleines égalent en grosseur cent
éléphants. Jugez des effets produits par une telle
masse lancée à toute vitesse !
– Est-il vrai, demanda Conseil, qu’elles peuvent
couler des navires ?
– Des navires, je ne le crois pas, répondis-je.
On raconte, cependant, qu’en 1820, précisément
dans ces mers du sud, une baleine se précipita sur
l’Essex et le fit reculer avec une vitesse de quatre
mètres par seconde. Des lames pénétrèrent par
l’arrière, et l’Essex sombra presque aussitôt. »
Ned me regarda d’un air narquois.
« Pour mon compte, dit-il, j’ai reçu un coup
de queue de baleine – dans mon canot, cela va
sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons
761
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
été lancés à une hauteur de six mètres. Mais auprès de la baleine de monsieur le professeur, la
mienne n’était qu’un baleineau.
– Est-ce que ces animaux-là vivent longtemps
? demanda Conseil.
– Mille ans, répondit le Canadien sans hésiter.
– Et comment le savez-vous, Ned ?
– Parce qu’on le dit.
– Et pourquoi le dit-on ?
– Parce qu’on le sait.
– Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnement sur lequel on s’appuie. Il y a quatre cents ans, lorsque les pêcheurs
chassèrent pour la première fois les baleines, ces
animaux avaient une taille supérieure à celle
qu’ils acquièrent aujourd’hui. On suppose donc,
762
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
assez logiquement, que l’infériorité des baleines
actuelles vient de ce qu’elles n’ont pas eu le temps
d’atteindre leur complet développement. C’est ce
qui a fait dire à Buffon que ces cétacés pouvaient
et devaient même vivre mille ans. Vous entendez
?»
Ned Land n’entendait pas. Il n’écoutait plus.
La baleine s’approchait toujours. Il la dévorait
des yeux.
« Ah ! s’écria-t-il, ce n’est plus une baleine,
c’est dix, c’est vingt, c’est un troupeau tout entier
! Et ne pouvoir rien faire ! Etre là pieds et poings
liés !
– Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas
demander au capitaine Nemo la permission de
chasser ?...»
Conseil n’avait pas achevé sa phrase, que Ned
Land s’était affalé par le panneau et courait à la
recherche du capitaine. Quelques instants après,
763
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tous deux reparaissaient sur la plate-forme.
Le capitaine Nemo observa le troupeau de cétacés qui se jouait sur les eaux à un mille du Nautilus.
« Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a là
la fortune d’une flotte de baleiniers.
– Eh ! bien, monsieur, demanda le Canadien,
ne pourrais-je leur donner la chasse, ne fût-ce
que pour ne pas oublier mon ancien métier de
harponneur ?
– À quoi bon, répondit le capitaine Nemo,
chasser uniquement pour détruire ! Nous n’avons
que faire d’huile de baleine à bord.
– Cependant, monsieur, reprit le Canadien,
dans la mer Rouge, vous nous avez autorisés à
poursuivre un dugong !
– Il s’agissait alors de procurer de la viande
764
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
fraîche à mon équipage. Ici, ce serait tuer pour
tuer. Je sais bien que c’est un privilège réservé à
l’homme, mais je n’admets pas ces passe-temps
meurtriers. En détruisant la baleine australe
comme la baleine franche, êtres inoffensifs et
bons, vos pareils, maître Land, commettent une
action blâmable. C’est ainsi qu’ils ont déjà dépeuplé toute la baie de Baffin, et qu’ils anéantiront
une classe d’animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cétacés. Ils ont bien assez
de leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans que vous vous en mêliez. »
Je laisse à imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce cours de morale. Donner de
semblables raisons à un chasseur, c’était perdre
ses paroles. Ned Land regardait le capitaine
Nemo et ne comprenait évidemment pas ce qu’il
voulait lui dire. Cependant, le capitaine avait raison. L’acharnement barbare et inconsidéré des
pêcheurs fera disparaître un jour la dernière baleine de l’Océan.
765
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned Land siffla entre les dents son Yankee
doodle, fourra ses mains dans ses poches et nous
tourna le dos.
Cependant le capitaine Nemo observait le
troupeau de cétacés, et s’adressant à moi :
« J’avais raison de prétendre, que sans compter l’homme, les baleines ont assez d’autres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire à forte
partie avant peu. Apercevez-vous, monsieur
Aronnax, à huit milles sous le vent ces points noirâtres qui sont en mouvement ?
– Oui, capitaine, répondis-je.
– Ce sont des cachalots, animaux terribles que
j’ai quelquefois rencontrés par troupes de deux
ou trois cents ! Quant à ceux-là, bêtes cruelles et
malfaisantes, on a raison de les exterminer. »
Le Canadien se retourna vivement à ces derniers mots.
766
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore,
dans l’intérêt même des baleines…
– Inutile de s’exposer, monsieur le professeur.
Le Nautilus suffira à disperser ces cachalots. Il est
armé d’un éperon d’acier qui vaut bien le harpon
de maître Land, j’imagine. »
Le Canadien ne se gêna pas pour hausser les
épaules. Attaquer des cétacés à coups d’éperon !
Qui avait jamais entendu parler de cela ?
« Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vous montrerons une chasse
que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitié
pour ces féroces cétacés. Ils ne sont que bouche
et dents ! »
Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre
le cachalot macrocéphale, dont la taille dépasse
quelque fois vingt-cinq mètres. La tête énorme
de ce cétacé occupe environ le tiers de son corps.
767
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mieux armé que la baleine, dont la mâchoire supérieure est seulement garnie de fanons, il est
muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt
centimètres, cylindriques et coniques à leur sommet, et qui pèsent deux livres chacune. C’est à la
partie supérieure de cette énorme tête et dans de
grandes cavités séparées par des cartilages, que
se trouvent trois à quatre cents kilogrammes de
cette huile précieuse, dite « blanc de baleine ». Le
cachalot est un animal disgracieux, plutôt têtard
que poisson, suivant la remarque de Frédol. Il est
mal construit, étant pour ainsi dire « manqué »
dans toute la partie gauche de sa charpente, et
n’y voyant guère que de l’oeil droit.
Cependant, le monstrueux troupeau s’approchait toujours. Il avait aperçu les baleines et se
préparait à les attaquer. On pouvait préjuger,
d’avance, la victoire des cachalots, non seulement parce qu’ils sont mieux bâtis pour l’attaque
que leurs inoffensifs adversaires, mais aussi
parce qu’ils peuvent rester plus longtemps sous
les flots, sans venir respirer à leur surface.
768
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Il n’était que temps d’aller au secours des
baleines. Le Nautilus se mit entre deux eaux.
Conseil, Ned et moi, nous prîmes place devant
les vitres du salon. Le capitaine Nemo se rendit
près du timonier pour manoeuvrer son appareil
comme un engin de destruction. Bientôt, je sentis
les battements de l’hélice se précipiter et notre
vitesse s’accroître.
Le combat était déjà commencé entre les cachalots et les baleines, lorsque le Nautilus arriva.
Il manoeuvra de manière à couper la troupe des
macrocéphales. Ceux-ci, tout d’abord, se montrèrent peu émus à la vue du nouveau monstre
qui se mêlait à la bataille. Mais bientôt ils durent
se garer de ses coups.
Quelle lutte ! Ned Land lui-même, bientôt enthousiasmé, finit par battre des mains. Le Nautilus n’était plus qu’un harpon formidable, brandi
par la main de son capitaine. Il se lançait contre
ces masses charnues et les traversait de part
769
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
en part, laissant après son passage deux grouillantes moitiés d’animal. Les formidables coups
de queue qui frappaient ses flancs, il ne les sentait pas. Les chocs qu’il produisait, pas davantage. Un cachalot exterminé, il courait à un autre,
virait sur place pour ne pas manquer sa proie,
allant de l’avant, de l’arrière, docile à son gouvernail, plongeant quand le cétacé s’enfonçait dans
les couches profondes, remontant avec lui lorsqu’il revenait à la surface, le frappant de plein
ou d’écharpe, le coupant ou le déchirant, et dans
toutes les directions et sous toutes les allures, le
perçant de son terrible éperon.
Quel carnage ! Quel bruit à la surface des flots
! Quels sifflements aigus et quels ronflements
particuliers à ces animaux épouvantés ! Au milieu de ces couches ordinairement si paisibles,
leur queue créait de véritables houles.
Pendant une heure se prolongea cet homérique massacre, auquel les macrocéphales ne
pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou
770
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
douze réunis essayèrent d’écraser le Nautilus
sous leur masse. On voyait, à la vitre, leur gueule
énorme pavée de dents, leur oeil formidable. Ned
Land, qui ne se possédait plus, les menaçait et
les injuriait. On sentait qu’ils se cramponnaient
à notre appareil, comme des chiens qui coiffent
un ragot sous les taillis. Mais le Nautilus, forçant
son hélice, les emportait, les entraînait, ou les ramenait vers le niveau supérieur des eaux, sans
se soucier ni de leur poids énorme, ni de leurs
puissantes étreintes.
Enfin la masse des cachalots s’éclaircit. Les
flots redevinrent tranquilles. Je sentis que nous
remontions à la surface de l’Océan. Le panneau
fut ouvert, et nous nous précipitâmes sur la plateforme.
La mer était couverte de cadavres mutilés.
Une explosion formidable n’eût pas divisé, déchiré, déchiqueté avec plus de violence ces masses
charnues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuâtres sur le dos, blanchâtres sous le
771
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ventre, et tout bossués d’énormes protubérances.
Quelques cachalots épouvantés fuyaient à l’horizon. Les flots étaient teints en rouge sur un espace de plusieurs milles ; et le Nautilus flottait au
milieu d’une mer de sang.
Le capitaine Nemo nous rejoignit.
« Eh bien, maître Land ? dit-il.
– Eh bien, monsieur, répondit le Canadien,
chez lequel l’enthousiasme s’était calmé, c’est un
spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas un
boucher, je suis un chasseur, et ceci n’est qu’une
boucherie.
– C’est un massacre d’animaux malfaisants,
répondit le capitaine, et le Nautilus n’est pas un
couteau de boucher.
– J’aime mieux mon harpon, répliqua le Canadien.
772
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Chacun son arme », répondit le capitaine,
en regardant fixement Ned Land.
Je craignais que celui-ci ne se laissât emporter à quelque violence qui aurait eu des conséquences déplorables. Mais sa colère fut détournée
par la vue d’une baleine que le Nautilus accostait
en ce moment.
L’animal n’avait pu échapper à la dent des cachalots. Je reconnus la baleine australe, à tête déprimée, qui est entièrement noire. Anatomiquement, elle se distingue de la baleine blanche et
du Nord-Caper par la soudure des sept vertèbres
cervicales, et elle compte deux côtes de plus que
ses congénères. Le malheureux cétacé, couché
sur le flanc, le ventre troué de morsures, était
mort. Au bout de sa nageoire mutilée pendait encore un petit baleineau qu’il n’avait pu sauver du
massacre. Sa bouche ouverte laissait couler l’eau
qui murmurait comme un ressac à travers ses fanons.
773
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus près
du cadavre de l’animal. Deux de ses hommes
montèrent sur le flanc de la baleine, et je vis,
non sans étonnement, qu’ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu’elles contenaient, c’est-àdire la valeur de deux à trois tonneaux.
Le capitaine m’offrit une tasse de ce lait encore
chaud. Je ne pus m’empêcher de lui marquer ma
répugnance pour ce breuvage. Il m’assura que ce
lait était excellent, et qu’il ne se distinguait en aucune façon du lait de vache.
Je le goûtai et je fus de son avis. C’était donc
pour nous une réserve utile, car, ce lait, sous la
forme de beurre salé ou de fromage, devait apporter une agréable variété à notre ordinaire.
De ce jour-là, je remarquai avec inquiétude
que les dispositions de Ned Land envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et je résolus de surveiller de près les faits
et gestes du Canadien.
774
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
XIII
La banquise
Le Nautilus avait repris son imperturbable
direction vers le sud. Il suivait le cinquantième
méridien avec une vitesse considérable. Voulait-il donc atteindre le pôle ? Je ne le pensais pas,
car jusqu’ici toutes les tentatives pour s’élever
jusqu’à ce point du globe avaient échoué. La saison, d’ailleurs, était déjà fort avancée, puisque le
13 mars des terres antarctiques correspond au 13
septembre des régions boréales, qui commence
la période équinoxiale.
Le 14 mars, j’aperçus des glaces flottantes par
55° de latitude, simples débris blafards de vingt à
vingt-cinq pieds, formant des écueils sur lesquels
la mer déferlait. Le Nautilus se maintenait à la
775
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
surface de l’Océan. Ned Land, ayant déjà pêché
dans les mers arctiques, était familiarisé avec ce
spectacle des icebergs. Conseil et moi, nous l’admirions pour la première fois.
Dans l’atmosphère, vers l’horizon du sud,
s’étendait une bande blanche d’un éblouissant
aspect. Les baleiniers anglais lui ont donné le
nom de « ice-blinck ». Quelque épais que soient
les nuages, ils ne peuvent l’obscurcir. Elle annonce la présence d’un pack ou banc de glace.
En effet, bientôt apparurent des blocs plus
considérables dont l’éclat se modifiait suivant
les caprices de la brume. Quelques-unes de ces
masses montraient des veines vertes, comme si le
sulfate de cuivre en eût tracé les lignes ondulées.
D’autres, semblables à d’énormes améthystes, se
laissaient pénétrer par la lumière. Celles-ci réverbéraient les rayons du jour sur les mille facettes
de leurs cristaux. Celles-là, nuancées des vifs reflets du calcaire, auraient suffi à la construction
de toute une ville de marbre.
776
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Plus nous descendions au sud, plus ces îles
flottantes gagnaient en nombre et en importance.
Les oiseaux polaires y nichaient par milliers.
C’étaient des pétrels, des damiers, des puffins,
qui nous assourdissaient de leurs cris. Quelquesuns, prenant le Nautilus pour le cadavre d’une
baleine, venaient s’y reposer et piquaient de
coups de bec sa tôle sonore.
Pendant cette navigation au milieu des glaces,
le capitaine Nemo se tint souvent sur la plateforme. Il observait avec attention ces parages
abandonnés. Je voyais son calme regard s’animer
parfois. Se disait-il que dans ces mers polaires interdites à l’homme, il était là chez lui, maître de
ces infranchissables espaces ? Peut-être. Mais il
ne parlait pas. Il restait immobile, ne revenant à
lui que lorsque ses instincts de manoeuvrier reprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus
avec une adresse consommée, il évitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes
mesuraient une longueur de plusieurs milles sur
777
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
une hauteur qui variait de soixante-dix à quatrevingts mètres. Souvent l’horizon paraissait entièrement fermé. À la hauteur du soixantième degré de latitude, toute passe avait disparu. Mais
le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait
bientôt quelque étroite ouverture par laquelle il
se glissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu’elle se refermerait derrière lui.
Ce fut ainsi que le Nautilus, guidé par cette
main habile, dépassa toutes ces glaces, classées,
suivant leur forme ou leur grandeur, avec une
précision qui enchantait Conseil : ice-bergs ou
montagnes, ice-fields ou champs unis et sans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou
champs brisés, nommés palchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu’ils sont faits de morceaux allongés.
La température était assez basse. Le thermomètre, exposé à l’air extérieur, marquait deux à
trois degrés au-dessous de zéro. Mais nous étions
chaudement habillés de fourrures, dont les
778
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
phoques ou les ours marins avaient fait les frais.
L’intérieur du Nautilus, régulièrement chauffé
par ses appareils électriques, défiait les froids les
plus intenses. D’ailleurs, il lui eût suffi de s’enfoncer à quelques mètres au-dessous des flots pour y
trouver une température supportable.
Deux mois plus tôt, nous aurions joui sous
cette latitude d’un jour perpétuel ; mais déjà la
nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et
plus tard, elle devait jeter six mois d’ombre sur
ces régions circumpolaires.
Le 15 mars, la latitude des îles New-Shetland et des Orkney du Sud fut dépassée. Le capitaine m’apprit qu’autrefois de nombreuses tribus de phoques habitaient ces terres ; mais les
baleiniers anglais et américains, dans leur rage
de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, là où existait l’animation de la vie,
avaient laissé après eux le silence de la mort.
Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nau779
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tilus, suivant le cinquante-cinquième méridien,
coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces
nous entouraient de toutes parts et fermaient
l’horizon. Cependant, le capitaine Nemo marchait de passe en passe et s’élevait toujours.
« Mais où va-t-il ? demandai-je.
– Devant lui, répondait Conseil. Après tout,
lorsqu’il ne pourra pas aller plus loin, il s’arrêtera.
– Je n’en jurerais pas ! » répondis-je.
Et, pour être franc, j’avouerai que cette excursion aventureuse ne me déplaisait point. À
quel degré m’émerveillaient les beautés de ces
régions nouvelles, je ne saurais l’exprimer. Les
glaces prenaient des attitudes superbes. Ici, leur
ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets et ses mosquées innombrables. Là, une cité
écroulée et comme jetée à terre par une convulsion du sol. Aspects incessamment variés par les
780
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
obliques rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige. Puis,
de toutes parts des détonations, des éboulements,
de grandes culbutes d’icebergs, qui changeaient
le décor comme le paysage d’un diorama.
Lorsque le Nautilus était immergé au moment où se rompaient ces équilibres, le bruit se
propageait sous les eaux avec une effrayante intensité, et la chute de ces masses créait de redoutables remous jusque dans les couches profondes
de l’Océan. Le Nautilus roulait et tanguait alors
comme un navire abandonné à la furie des éléments.
Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous étions définitivement prisonniers ;
mais, l’instinct le guidant, sur le plus léger indice
le capitaine Nemo découvrait des passes nouvelles. Il ne se trompait jamais en observant les
minces filets d’eau bleuâtre qui sillonnaient les
ice-fields. Aussi ne mettais-je pas en doute qu’il
n’eût aventuré déjà le Nautilus au milieu des
781
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mers antarctiques.
Cependant, dans la journée du 16 mars, les
champs de glace nous barrèrent absolument la
route. Ce n’était pas encore la banquise, mais de
vastes ice-fields cimentés par le froid. Cet obstacle ne pouvait arrêter le capitaine Nemo, et il se
lança contre l’ice-field avec une effroyable violence. Le Nautilus entrait comme un coin dans
cette masse friable, et la divisait avec des craquements terribles. C’était l’antique bélier poussé par
une puissance infinie. Les débris de glace, haut
projetés, retombaient en grêle autour de nous.
Par sa seule force d’impulsion, notre appareil se
creusait un chenal. Quelquefois, emporté par son
élan, il montait sur le champ de glace et l’écrasait
de son poids, ou par instants, enfourné sous l’icefield, il le divisait par un simple mouvement de
tangage qui produisait de larges déchirures.
Pendant ces journées, de violents grains
nous assaillirent. Par certaines brumes épaisses,
on ne se fût pas vu d’une extrémité de la plate782
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
forme à l’autre. Le vent sautait brusquement à
tous les points du compas. La neige s’accumulait
en couches si dures qu’il fallait la briser à coups
de pic. Rien qu’à la température de cinq degrés
au-dessous de zéro, toutes les parties extérieures
du Nautilus se recouvraient de glaces. Un gréement n’aurait pu se manoeuvrer, car tous les garants eussent été engagés dans la gorge des poulies. Un bâtiment sans voiles et mû par un moteur
électrique qui se passait de charbon, pouvait seul
affronter d’aussi hautes latitudes.
Dans ces conditions, le baromètre se tint généralement très-bas. Il tomba même à 73°5’. Les
indications de la boussole n’offraient plus aucune
garantie. Ses aiguilles affolées marquaient des directions contradictoires, en s’approchant du pôle
magnétique méridional qui ne se confond pas
avec le sud du monde. En effet, suivant Hansten,
ce pôle est situé à peu près par 70° de latitude et
130° de longitude, et d’après les observations de
Duperrey, par 135° de longitude et 70°30’ de latitude. Il fallait faire alors des observations nom783
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
breuses sur les compas transportés à différentes
parties du navire et prendre une moyenne. Mais
souvent, on s’en rapportait à l’estime pour relever
la route parcourue, méthode peu satisfaisante au
milieu de ces passes sinueuses dont les points de
repère changent incessamment.
Enfin, le 18 mars, après vingt assauts inutiles, le Nautilus se vit définitivement enrayé. Ce
n’étaient plus ni les streams, ni les palks, ni les
ice-fields, mais une interminable et immobile
barrière formée de montagnes soudées entre
elles.
« La banquise ! » me dit le Canadien.
Je compris que pour Ned Land comme pour
tous les navigateurs qui nous avaient précédé,
c’était l’infranchissable obstacle. Le soleil ayant
un instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assez exacte qui donnait
notre situation par 51°30’ de longitude et 67°39’
de latitude méridionale. C’était déjà un point
784
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
avancé des régions antarctiques.
De mer, de surface liquide, il n’y avait plus
apparence devant nos yeux. Sous l’éperon du
Nautilus s’étendait une vaste plaine tourmentée, enchevêtrée de blocs confus, avec tout ce
pêle-mêle capricieux qui caractérise la surface
d’un fleuve quelque temps avant la débâcle des
glaces, mais sur des proportions gigantesques. Çà
et là, des pics aigus, des aiguilles déliées s’élevant
à une hauteur de deux cents pieds ; plus loin,
une suite de falaises taillées à pic et revêtues de
teintes grisâtres, vastes miroirs qui reflétaient
quelques rayons de soleil à demi noyés dans les
brumes. Puis, sur cette nature désolée, un silence
farouche, à peine rompu par le battement d’ailes
des pétrels ou des puffins. Tout était gelé alors,
même le bruit.
Le Nautilus dut donc s’arrêter dans son aventureuse course au milieu des champs de glace.
« Monsieur, me dit ce jour-là Ned Land, si
785
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
votre capitaine va plus loin !
– Eh bien ?
– Ce sera un maître homme.
– Pourquoi, Ned ?
– Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votre capitaine ; mais, mille
diables ! il n’est pas plus puissant que la nature,
et là où elle a mis des bornes, il faut que l’on s’arrête bon gré mal gré.
– En effet, Ned Land, et cependant j’aurais
voulu savoir ce qu’il y a derrière cette banquise !
Un mur, voilà ce qui m’irrite le plus !
– Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs
n’ont été inventés que pour agacer les savants. Il
ne devrait y avoir de murs nulle part.
– Bon ! fit le Canadien. Derrière cette ban786
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quise, on sait bien ce qui se trouve.
– Quoi donc ? demandai-je.
– De la glace, et toujours de la glace !
– Vous êtes certain de ce fait, Ned, répliquai-je,
mais moi je ne le suis pas. Voilà pourquoi je voudrais aller voir.
– Eh bien, monsieur le professeur, répondit le
Canadien, renoncez à cette idée. Vous êtes arrivé
à la banquise, ce qui est déjà suffisant, et vous
n’irez pas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni
son Nautilus. Et qu’il le veuille ou non, nous reviendrons vers le nord, c’est-à-dire au pays des
honnêtes gens. »
Je dois convenir que Ned Land avait raison, et
tant que les navires ne seront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront s’arrêter devant la banquise.
787
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
En effet, malgré ses efforts, malgré les moyens
puissants employés pour disjoindre les glaces,
le Nautilus fut réduit à l’immobilité. Ordinairement, qui ne peut aller plus loin en est quitte pour
revenir sur ses pas. Mais ici, revenir était aussi
impossible qu’avancer, car les passes s’étaient
refermées derrière nous, et pour peu que notre
appareil demeurât stationnaire, il ne tarderait
pas à être bloqué. Ce fut même ce qui arriva vers
deux heures du soir, et la jeune glace se forma
sur ses flancs avec une étonnante rapidité. Je dus
avouer que la conduite du capitaine Nemo était
plus qu’imprudente.
J’étais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine qui observait la situation depuis quelques
instants, me dit :
« Eh bien, monsieur le professeur, qu’en pensez-vous ?
– Je pense que nous sommes pris, capitaine.
788
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Pris ! Et comment l’entendez-vous ?
– J’entends que nous ne pouvons aller ni en
avant ni en arrière, ni d’aucun côté. C’est, je crois,
ce qui s’appelle « pris », du moins sur les continents habités.
– Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que
le Nautilus ne pourra pas se dégager ?
– Difficilement, capitaine, car la saison est
déjà trop avancée pour que vous comptiez sur
une débâcle des glaces.
– Ah ! monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo d’un ton ironique, vous serez toujours le même ! Vous ne voyez qu’empêchements
et obstacles ! Moi, je vous affirme que non seulement le Nautilus se dégagera, mais qu’il ira plus
loin encore !
– Plus loin au sud ? demandai-je en regardant
le capitaine.
789
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, monsieur, il ira au pôle.
– Au pôle ! m’écriai-je, ne pouvant retenir un
mouvement d’incrédulité.
– Oui, répondit froidement le capitaine, au
pôle antarctique, à ce point inconnu où se croisent
tous les méridiens du globe. Vous savez si je fais
du Nautilus ce que je veux. »
Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu’à la témérité ! Mais vaincre ces obstacles qui hérissent le pôle sud, plus inaccessible
que ce pôle nord non encore atteint par les plus
hardis navigateurs, n’était-ce pas une entreprise
absolument insensée, et que, seul, l’esprit d’un
fou pouvait concevoir !
Il me vint alors à l’idée de demander au capitaine Nemo s’il avait déjà découvert ce pôle que
n’avait jamais foulé le pied d’une créature humaine.
790
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Non, monsieur, me répondit-il, et nous le découvrirons ensemble. Là où d’autres ont échoué,
je n’échouerai pas. Jamais je n’ai promené mon
Nautilus aussi loin sur les mers australes ; mais,
je vous le répète, il ira plus loin encore.
– Je veux vous croire, capitaine, repris-je d’un
ton un peu ironique. Je vous crois ! Allons en
avant ! Il n’y a pas d’obstacles pour nous ! Brisons cette banquise ! Faisons-la sauter, et si elle
résiste, donnons des ailes au Nautilus, afin qu’il
puisse passer par-dessus !
– Par-dessus ? monsieur le professeur, répondit tranquillement le capitaine Nemo. Non point
par-dessus, mais par-dessous.
– Par-dessous ! » m’écriai-je.
Une subite révélation des projets du capitaine
venait d’illuminer mon esprit. J’avais compris.
Les merveilleuses qualités du Nautilus allaient le
791
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
servir encore dans cette surhumaine entreprise !
« Je vois que nous commençons à nous entendre, monsieur le professeur, me dit le capitaine, souriant à demi. Vous entrevoyez déjà la
possibilité, – moi, je dirai le succès, – de cette
tentative. Ce qui est impraticable avec un navire
ordinaire devient facile au Nautilus. Si un continent émerge au pôle, il s’arrêtera devant ce continent. Mais si au contraire c’est la mer libre qui le
baigne, il ira au pôle même !
– En effet, dis-je, entraîné par le raisonnement
du capitaine, si la surface de la mer est solidifiée
par les glaces, ses couches inférieures sont libres,
par cette raison providentielle qui a placé à un
degré supérieur à celui de la congélation le maximum de densité de l’eau de mer. Et, si je ne me
trompe, la partie immergée de cette banquise est
à la partie émergeante comme quatre est à un ?
– À peu près, monsieur le professeur. Pour
un pied que les icebergs ont au-dessus de la mer,
792
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnes de glaces ne dépassent pas une hauteur
de cent mètres, elles ne s’enfoncent que de trois
cents. Or, qu’est-ce que trois cents mètres pour le
Nautilus ?
– Rien, monsieur.
– Il pourra même aller chercher à une profondeur plus grande cette température uniforme
des eaux marines, et là nous braverons impunément les trente ou quarante degrés de froid de la
surface.
– Juste, monsieur, très-juste, répondis-je en
m’animant.
– La seule difficulté, reprit le capitaine Nemo,
sera de rester plusieurs jours immergés sans renouveler notre provision d’air.
– N’est-ce que cela ? répliquai-je. Le Nautilus
a de vastes réservoirs, nous les remplirons, et ils
793
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nous fourniront tout l’oxygène dont nous aurons
besoin.
– Bien imaginé, monsieur Aronnax, répondit
en souriant le capitaine. Mais ne voulant pas que
vous puissiez m’accuser de témérité, je vous soumets d’avance toutes mes objections.
– En avez-vous encore à faire ?
– Une seule. Il est possible, si la mer existe au
pôle sud, que cette mer soit entièrement prise, et,
par conséquent, que nous ne puissions revenir à
sa surface !
– Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est armé d’un redoutable éperon, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces
champs de glace qui s’ouvriront au choc ?
– Eh ! monsieur le professeur, vous avez des
idées aujourd’hui !
794
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– D’ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m’enthousiasmant de plus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pôle sud comme
au pôle nord ? Les pôles du froid et les pôles de
la terre ne se confondent ni dans l’hémisphère
austral ni dans l’hémisphère boréal, et jusqu’à
preuve contraire, on doit supposer ou un continent ou un océan dégagé de glaces à ces deux
points du globe.
– Je le crois aussi, monsieur Aronnax, répondit le capitaine Nemo. Je vous ferai seulement
observer qu’après avoir émis tant d’objections
contre mon projet, maintenant vous m’écrasez
d’arguments en sa faveur. »
Le capitaine Nemo disait vrai. J’en étais arrivé à le vaincre en audace ! C’était moi qui l’entraînais au pôle ! Je le devançais, je le distançais...
Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait
mieux que toi le pour et le contre de la question,
et il s’amusait à te voir emporté dans les rêveries
de l’impossible !
795
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Cependant, il n’avait pas perdu un instant.
À un signal le second parut. Ces deux hommes
s’entretinrent rapidement dans leur incompréhensible langage, et soit que le second eût été antérieurement prévenu, soit qu’il trouvât le projet
praticable, il ne laissa voir aucune surprise.
Mais si impassible qu’il fût il ne montra pas
une plus complète impassibilité que Conseil,
lorsque j’annonçai à ce digne garçon notre intention de pousser jusqu’au pôle sud. Un « comme
il plaira à monsieur » accueillit ma communication, et je dus m’en contenter. Quant à Ned Land,
si jamais épaules se levèrent haut, ce furent celles
du Canadien.
« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et
votre capitaine Nemo, vous me faites pitié !
– Mais nous irons au pôle, maître Ned.
– Possible, mais vous n’en reviendrez pas ! »
796
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne
pas faire un malheur », dit-il en me quittant.
Cependant, les préparatifs de cette audacieuse
tentative venaient de commencer. Les puissantes
pompes du Nautilus refoulaient l’air dans les réservoirs et l’emmagasinaient à une haute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo
m’annonça que les panneaux de la plate-forme
allaient être fermés. Je jetai un dernier regard
sur l’épaisse banquise que nous allions franchir.
Le temps était clair, l’atmosphère assez pure, le
froid très-vif, douze degrés au-dessous de zéro ;
mais le vent s’étant calmé, cette température ne
semblait pas trop insupportable.
Une dizaine d’hommes montèrent sur les
flancs du Nautilus et, armés de pics, ils cassèrent
la glace autour de la carène qui fut bientôt dégagée. Opération rapidement pratiquée, car la
jeune glace était mince encore. Tous nous rentrâmes à l’intérieur. Les réservoirs habituels se
797
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
remplirent de cette eau tenue libre à la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas à descendre.
J’avais pris place au salon avec Conseil. Par
la vitre ouverte, nous regardions les couches inférieures de l’Océan austral. Le thermomètre remontait. L’aiguille du manomètre déviait sur le
cadran.
À trois cents mètres environ, ainsi que l’avait
prévu le capitaine Nemo, nous flottions sous la
surface ondulée de la banquise. Mais le Nautilus
s’immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents mètres. La température de
l’eau, qui donnait douze degrés à la surface, n’en
accusait plus que onze. Deux degrés étaient déjà
gagnes. Il va sans dire que la température du
Nautilus, élevée par ses appareils de chauffage,
se maintenait à un degré très-supérieur. Toutes
les manoeuvres s’accomplissaient avec une extraordinaire précision.
« On passera, n’en déplaise à monsieur, me
798
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dit Conseil.
– J’y compte bien ! » répondis-je avec le ton
d’une profonde conviction.
Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin du pôle, sans s’écarter du
cinquante-deuxième méridien. De 67°30’ à 90°,
vingt-deux degrés et demi en latitude restaient à
parcourir, c’est-à-dire un peu plus de cinq cents
lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de
vingt-six milles à l’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait, quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pôle.
Pendant une partie de la nuit, la nouveauté
de la situation nous retint, Conseil et moi, à la
vitre du salon. La mer s’illuminait sous l’irradiation électrique du fanal. Mais elle était déserte.
Les poissons ne séjournaient pas dans ces eaux
prisonnières. Ils ne trouvaient là qu’un passage
pour aller de l’Océan antarctique à la mer libre
du pôle. Notre marche était rapide. On la sen799
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tait telle aux tressaillements de la longue coque
d’acier.
Vers deux heures du matin, j’allai prendre
quelques heures de repos. Conseil m’imita. En
traversant les coursives, je ne rencontrai point le
capitaine Nemo. Je supposai qu’il se tenait dans
la cage du timonier.
Le lendemain 19 mars, à cinq heures du matin, je repris mon poste dans le salon. Le loch
électrique m’indiqua que la vitesse du Nautilus
avait été modérée. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidant lentement ses
réservoirs.
Mon coeur battait. Allions-nous émerger et
retrouver l’atmosphère libre du pôle ?
Non. Un choc m’apprit que le Nautilus avait
heurté la surface inférieure de la banquise, trèsépaisse encore, à en juger par la matité du bruit.
En effet, nous avions « touché » pour employer
800
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’expression marine, mais en sens inverse et par
mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deux
mille pieds de glaces au-dessus de nous, dont
mille émergeaient. La banquise présentait alors
une hauteur supérieure à celle que nous avions
relevée sur ses bords. Circonstance peu rassurante.
Pendant cette journée, le Nautilus recommença plusieurs fois cette même expérience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. À de certains instants,
il la rencontra par neuf cents mètres, ce qui accusait douze cents mètres d’épaisseur dont deux
cents mètres s’élevaient au-dessus de la surface
de l’Océan. C’était le double de sa hauteur au moment où le Nautilus s’était enfoncé sous les flots.
Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtins ainsi le profil sous-marin de
cette chaîne qui se développait sous les eaux.
Le soir, aucun changement n’était surve801
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nu dans notre situation. Toujours la glace entre
quatre cents et cinq cents mètres de profondeur.
Diminution évidente, mais quelle épaisseur encore entre nous et la surface de l’Océan !
Il était huit heures alors. Depuis quatre heures
déjà, l’air aurait dû être renouvelé à l’intérieur
du Nautilus, suivant l’habitude quotidienne du
bord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien
que le capitaine Nemo n’eût pas encore demandé
à ses réservoirs un supplément d’oxygène.
Mon sommeil fut pénible pendant cette nuit.
Espoir et crainte m’assiégeaient tour à tour. Je me
relevai plusieurs fois. Les tâtonnements du Nautilus continuaient. Vers trois heures du matin, j’observai que la surface inférieure de la banquise
se rencontrait seulement par cinquante mètres
de profondeur. Cent cinquante pieds nous séparaient alors de la surface des eaux. La banquise
redevenait peu à peu ice-field. La montagne se
refaisait la plaine.
802
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mes yeux ne quittaient plus le manomètre.
Nous remontions toujours en suivant, par une
diagonale, la surface resplendissante qui étincelait sous les rayons électriques. La banquise
s’abaissait en dessus et en dessous par des rampes
allongées. Elle s’amincissait de mille en mille.
Enfin, à six heures du matin, ce jour mémorable du 19 mars, la porte du salon s’ouvrit. Le
capitaine Nemo parut.
« La mer libre ! » me dit-il.
XIV
LE PÔLE SUD
Je me précipitai vers la plate-forme. Oui ! La
mer libre. À peine quelques glaçons épars, des
icebergs mobiles ; au loin une mer étendue ; un
monde d’oiseaux dans les airs, et des myriades de
poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le thermomètre marquait trois degrés centigrades au-des803
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sus de zéro. C’était comme un printemps relatif
enfermé derrière cette banquise, dont les masses
éloignées se profilaient sur l’horizon du nord.
« Sommes-nous au pôle ? demandai-je au capitaine, le coeur palpitant.
– Je l’ignore, me répondit-il. À midi nous ferons le point.
– Mais le soleil se montrera-t-il à travers ces
brumes ? dis-je en regardant le ciel grisâtre.
– Si peu qu’il paraisse, il me suffira, répondit
le capitaine. »
À dix milles du Nautilus, vers le sud, un îlot
solitaire s’élevait à une hauteur de deux cents
mètres. Nous marchions vers lui, prudemment,
car cette mer pouvait être semée d’écueils.
Une heure après, nous avions atteint l’îlot.
Deux heures plus tard, nous achevions d’en faire
804
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le tour. Il mesurait quatre à cinq milles de circonférence. Un étroit canal le séparait d’une terre
considérable, un continent peut-être, dont nous
ne pouvions apercevoir les limites. L’existence
de cette terre semblait donner raison aux hypothèses de Maury. L’ingénieur américain a remarqué, en effet, qu’entre le pôle sud et le soixantième parallèle, la mer est couverte de glaces
flottantes, de dimensions énormes, qui ne se
rencontrent jamais dans l’Atlantique nord. De ce
fait, il a tiré cette conclusion que le cercle antarctique renferme des terres considérables, puisque
les icebergs ne peuvent se former en pleine mer,
mais seulement sur des côtes. Suivant ses calculs,
la masse des glaces qui enveloppent le pôle austral forme une vaste calotte dont la largeur doit
atteindre quatre mille kilomètres.
Cependant, le Nautilus, par crainte d’échouer,
s’était arrêté à trois encablures d’une grève que
dominait un superbe amoncellement de roches.
Le canot fut lancé à la mer. Le capitaine, deux
de ses hommes portant les instruments, Conseil
805
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
et moi, nous nous y embarquâmes. Il était dix
heures du matin. Je n’avais pas vu Ned Land. Le
Canadien, sans doute, ne voulait pas se désavouer
en présence du pôle sud.
Quelques coups d’aviron amenèrent le canot
sur le sable, où il s’échoua. Au moment où Conseil
allait sauter à terre, je le retins.
« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, à vous
l’honneur de mettre pied le premier sur cette
terre.
– Oui, monsieur, répondit le capitaine, et si
je n’hésite pas à fouler ce sol du pôle, c’est que,
jusqu’ici, aucun être humain n’y a laissé la trace
de ses pas. »
Cela dit, il sauta légèrement sur le sable. Une
vive émotion lui faisait battre le coeur. Il gravit
un roc qui terminait en surplomb un petit promontoire, et là, les bras croisés, le regard ardent,
immobile, muet, il sembla prendre possession de
806
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ces régions australes. Après cinq minutes passées
dans cette extase, il se retourna vers nous.
« Quand vous voudrez, monsieur », me criat-il.
Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les
deux hommes dans le canot.
Le sol sur un long espace présentait un tuf de
couleur rougeâtre, comme s’il eût été de brique
pilée. Des scories, des coulées de lave, des pierres
ponces le recouvraient. On ne pouvait méconnaître son origine volcanique. En de certains endroits, quelques légères fumerolles, dégageant
une odeur sulfureuse, attestaient que les feux intérieurs conservaient encore leur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon de
plusieurs milles. On sait que dans ces contrées
antarctiques, James Ross a trouvé les cratères de
l’Érébus et du Terror en pleine activité sur le cent
soixante-septième méridien et par 77°32’ de lati807
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tude.
La végétation de ce continent désolé me parut extrêmement restreinte. Quelques lichens
de l’espèce Unsnea melanoxantha s’étalaient
sur les roches noires. Certaines plantules microscopiques, des diatomées rudimentaires,
sortes de cellules disposées entre deux coquilles
quartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis, supportés sur de petites vessies natatoires et
que le ressac jetait à la côte, composaient toute la
maigre flore de cette région.
Le rivage était parsemé de mollusques, de
petites moules, de patelles, de buccardes lisses,
en forme de coeurs, et particulièrement de clios
au corps oblong et membraneux, dont la tête est
formée de deux lobes arrondis. Je vis aussi des
myriades de ces clios boréales, longues de trois
centimètres, dont la baleine avale un monde à
chaque bouchée. Ces charmants ptéropodes, véritables papillons de la mer, animaient les eaux
libres sur la lisière du rivage.
808
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Entre autres zoophytes apparaissaient dans
les hauts-fonds quelques arborescences coralligènes, de celles qui suivant James Ross, vivent
dans les mers antarctiques jusqu’à mille mètres
de profondeur ; puis, de petits alcyons appartenant à l’espèce procellaria pelagica, ainsi qu’un
grand nombre d’astéries particulières à ces climats, et d’étoiles de mer qui constellaient le sol.
Mais où la vie surabondait, c’était dans les
airs. Là volaient et voletaient par milliers des
oiseaux d’espèces variées, qui nous assourdissaient de leurs cris. D’autres encombraient les
roches, nous regardant passer sans crainte et se
pressant familièrement sous nos pas. C’étaient
des pingouins aussi agiles et souples dans l’eau,
où on les a confondus parfois avec de rapides
bonites, qu’ils sont gauches et lourds sur terre.
Ils poussaient des cris baroques et formaient des
assemblées nombreuses, sobres de gestes, mais
prodigues de clameurs.
809
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis,
de la famille des échassiers, gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique,
l’oeil encadré d’un cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles, convenablement préparés, forment un mets agréable. Dans les airs passaient des albatros fuligineux d’une envergure
de quatre mètres, justement appelés les vautours
de l’Océan, des pétrels gigantesques, entre autres
des quebrante-huesos, aux ailes arquées, qui sont
grands mangeurs de phoques, des damiers, sortes
de petits canards dont le dessus du corps est noir
et blanc, enfin toute une série de pétrels, les uns
blanchâtres, aux ailes bordées de brun, les autres
bleus et spéciaux aux mers antarctiques, ceux-là
« si huileux, dis-je à Conseil, que les habitants des
îles Féroé se contentent d’y adapter une mèche
avant de les allumer ».
« Un peu plus, répondit Conseil, ce seraient
des lampes parfaites ! Après ça, on ne peut exiger
que la nature les ait préalablement munis d’une
mèche ! »
810
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Après un demi-mille, le sol se montra tout criblé de nids de manchots, sortes de terriers disposés pour la ponte, et dont s’échappaient de nombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser
plus tard quelques centaines, car leur chair noire
est très-mangeable. Ils poussaient des braiements
d’âne. Ces animaux, de la taille d’une oie, ardoisés sur le corps, blancs en dessous et cravatés
d’un liséré citron, se laissaient tuer à coups de
pierre sans chercher à s’enfuir.
Cependant, la brume ne se levait pas, et, à
onze heures, le soleil n’avait point encore paru.
Son absence ne laissait pas de m’inquiéter. Sans
lui, pas d’observations possibles. Comment déterminer alors si nous avions atteint le pôle ?
Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le
trouvai silencieusement accoudé sur un morceau
de roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient,
contrarié. Mais qu’y faire ? Cet homme audacieux
et puissant ne commandait pas au soleil comme
811
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à la mer.
Midi arriva sans que l’astre du jour se fût montré un seul instant. On ne pouvait même reconnaître la place qu’il occupait derrière le rideau
de brume. Bientôt cette brume vint à se résoudre
en neige.
« À demain », me dit simplement le capitaine,
et nous regagnâmes le Nautilus au milieu des
tourbillons de l’atmosphère.
Pendant notre absence, les filets avaient été
tendus, et j’observai avec intérêt les poissons que
l’on venait de haler à bord. Les mers antarctiques
servent de refuge à un très-grand nombre de migrateurs, qui fuient les tempêtes des zones moins
élevées pour tomber, il est vrai, sous la dent des
marsouins et des phoques. Je notai quelques
cottes australes, longs d’un décimètre, espèce de
cartilagineux blanchâtres traversés de bandes
livides et armés d’aiguillons, puis des chimères
antarctiques, longues de trois pieds, le corps
812
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
très-allongé, la peau blanche, argentée et lisse, la
tête arrondie, le dos muni de trois nageoires, le
museau terminé par une trompe qui se recourbe
vers la bouche. Je goûtai leur chair, mais je la
trouvai insipide, malgré l’opinion de Conseil qui
s’en accommoda fort.
La tempête de neige dura jusqu’au lendemain. Il était impossible de se tenir sur la plateforme. Du salon où je notais les incidents de cette
excursion au continent polaire, j’entendais les
cris des pétrels et des albatros qui se jouaient au
milieu de la tourmente. Le Nautilus ne resta pas
immobile, et, prolongeant la côte, il s’avança encore d’une dizaine de milles au sud, au milieu de
cette demi-clarté que laissait le soleil en rasant
les bords de l’horizon.
Le lendemain 20 mars, la neige avait cessé. Le
froid était un peu plus vif. Le thermomètre marquait deux degrés au-dessous de zéro. Les brouillards se levèrent, et j’espérai que, ce jour-là, notre
observation pourrait s’effectuer.
813
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le capitaine Nemo n’ayant pas encore paru,
le canot nous prit, Conseil et moi, et nous mit à
terre. La nature du sol était la même, volcanique.
Partout des traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j’aperçusse le cratère qui les avait
vomis. Ici comme là-bas, des myriades d’oiseaux
animaient cette partie du continent polaire.
Mais cet empire, ils le partageaient alors avec
de vastes troupeaux de mammifères marins qui
nous regardaient de leurs doux yeux. C’étaient
des phoques d’espèces diverses, les uns étendus
sur le sol, les autres couchés sur des glaçons en
dérive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant.
Ils ne se sauvaient pas à notre approche, n’ayant
jamais eu affaire à l’homme, et j’en comptais là
de quoi approvisionner quelques centaines de
navires.
« Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned
Land ne nous ait pas accompagnés !
– Pourquoi cela, Conseil ?
814
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Parce que l’enragé chasseur aurait tout tué.
– Tout, c’est beaucoup dire, mais je crois, en
effet, que nous n’aurions pu empêcher notre ami
le Canadien de harponner quelques-uns de ces
magnifiques cétacés. Ce qui eût désobligé le capitaine Nemo, car il ne verse pas inutilement le
sang des bêtes inoffensives.
– Il a raison.
– Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n’astu pas déjà classé ces superbes échantillons de la
faune marine ?
– Monsieur sait bien, répondit Conseil, que je
ne suis pas très-ferré sur la pratique. Quand monsieur m’aura appris le nom de ces animaux…
– Ce sont des phoques et des morses.
– Deux genres, qui appartiennent à la fa815
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mille des pinnipèdes, se hâta de dire mon savant
Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguiculés, sous-classe des monodelphiens, classe des
mammifères, embranchement des vertébrés.
– Bien, Conseil, répondis-je, mais ces deux
genres, phoques et morses, se divisent en espèces,
et si je ne me trompe, nous aurons ici l’occasion
de les observer. Marchons. »
Il était huit heures du matin. Quatre heures
nous restaient à employer jusqu’au moment où
le soleil pourrait être utilement observé. Je dirigeai nos pas vers une vaste baie qui s’échancrait
dans la falaise granitique du rivage.
Là, je puis dire, qu’à perte de vue autour de
nous, les terres et les glaçons étaient encombrés
de mammifères marins, et je cherchais involontairement du regard le vieux Protée, le mythologique pasteur qui gardait ces immenses troupeaux de Neptune. C’étaient particulièrement
des phoques. Ils formaient des groupes distincts,
816
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mâles et femelles, le père veillant sur sa famille,
la mère allaitant ses petits, quelques jeunes, déjà
forts, s’émancipant à quelques pas. Lorsque ces
mammifères voulaient se déplacer, ils allaient
par petits sauts dus à la contraction de leur corps,
et ils s’aidaient assez gauchement de leur imparfaite nageoire, qui, chez le lamantin, leur congénère, forme un véritable avant-bras. Je dois dire
que, dans l’eau, leur élément par excellence, ces
animaux à l’épine dorsale mobile, au bassin étroit,
au poil ras et serré, aux pieds palmés, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ils prenaient
des attitudes extrêmement gracieuses. Aussi, les
anciens, observant leur physionomie douce, leur
regard expressif que ne saurait surpasser le plus
beau regard de femme, leurs yeux veloutés et
limpides, leurs poses charmantes, et les poétisant
à leur manière, métamorphosèrent-ils les mâles
en tritons, et les femelles en sirènes.
Je fis remarquer à Conseil le développement
considérable des lobes cérébraux chez ces intelligents cétacés. Aucun mammifère, l’homme ex817
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cepté, n’a la matière cérébrale plus riche. Aussi,
les phoques sont-ils susceptibles de recevoir une
certaine éducation ; ils se domestiquent aisément, et je pense, avec certains naturalistes, que,
convenablement dressés, ils pourraient rendre
de grands services comme chiens de pêche.
La plupart de ces phoques dormaient sur les
rochers ou sur le sable. Parmi ces phoques proprement dits qui n’ont point d’oreilles externes,
– différant en cela des otaries dont l’oreille est
saillante, – j’observai plusieurs variétés de sténorhynques, longs de trois mètres, blancs de poils,
à têtes de bull-dogs, armés de dix dents à chaque
mâchoire, quatre incisives en haut et en bas et
deux grandes canines découpées en forme de
fleur de lis. Entre eux se glissaient des éléphants
marins, sortes de phoques à trompe courte et mobile, les géants de l’espèce, qui sur une circonférence de vingt pieds mesuraient une longueur de
dix mètres. Ils ne faisaient aucun mouvement à
notre approche.
818
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me
demanda Conseil.
– Non, répondis-je, à moins qu’on ne les attaque. Lorsqu’un phoque défend son petit, sa fureur est terrible, et il n’est pas rare qu’il mette en
pièces l’embarcation des pêcheurs.
– Il est dans son droit, répliqua Conseil.
– Je ne dis pas non. »
Deux milles plus loin, nous étions arrêtés par
le promontoire qui couvrait la baie contre les
vents du sud. Il tombait d’aplomb à la mer et écumait sous le ressac. Au-delà éclataient de formidables rugissements, tels qu’un troupeau de ruminants en eût pu produire.
« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ?
– Non, dis-je, un concert de morses.
819
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Ils se battent ?
– Ils se battent ou ils jouent.
– N’en déplaise à monsieur, il faut voir cela.
– Il faut le voir, Conseil. »
Et nous voilà franchissant les roches noirâtres,
au milieu d’éboulements imprévus, et sur des
pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus
d’une fois, je roulai au détriment de mes reins.
Conseil, plus prudent ou plus solide, ne bronchait
guère, et me relevait, disant :
« Si monsieur voulait avoir la bonté d’écarter les jambes, monsieur conserverait mieux son
équilibre. »
Arrivé à l’arête supérieure du promontoire,
j’aperçus une vaste plaine blanche, couverte de
morses. Ces animaux jouaient entre eux. C’étaient
des hurlements de joie, non de colère.
820
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les morses ressemblent aux phoques par
la forme de leurs corps et par la disposition de
leurs membres. Mais les canines et les incisives
manquent à leur mâchoire inférieure, et quant
aux canines supérieures, ce sont deux défenses
longues de quatre-vingts centimètres qui en mesurent trente-trois à la circonférence de leur alvéole. Ces dents, faites d’un ivoire compact et
sans stries, plus dur que celui des éléphants, et
moins prompt à jaunir, sont très-recherchées.
Aussi les morses sont-ils en butte à une chasse
inconsidérée qui les détruira bientôt jusqu’au
dernier, puisque les chasseurs, massacrant indistinctement les femelles pleines et les jeunes, en
détruisent chaque année plus de quatre mille.
En passant auprès de ces curieux animaux,
je pus les examiner à loisir, car ils ne se dérangeaient pas. Leur peau était épaisse et rugueuse,
d’un ton fauve tirant sur le roux, leur pelage
court et peu fourni. Quelques-uns avaient une
longueur de quatre mètres. Plus tranquilles et
821
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
moins craintifs que leurs congénères du nord, ils
ne confiaient point à des sentinelles choisies le
soin de surveiller les abords de leur campement.
Après avoir examiné cette cité des morses,
je songeai à revenir sur mes pas. Il était onze
heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans
des conditions favorables pour observer, je voulais être présent à son opération. Cependant, je
n’espérais pas que le soleil se montrât ce jour-là.
Des nuages écrasés sur l’horizon le dérobaient
à nos yeux. Il semblait que cet astre jaloux ne
voulût pas révéler à des êtres humains ce point
inabordable du globe.
Cependant, je songeai à revenir vers le Nautilus. Nous suivîmes un étroit raidillon qui courait
sur le sommet de la falaise. À onze heures et demie, nous étions arrivés au point du débarquement. Le canot échoué avait déposé le capitaine
à terre. Je l’aperçus debout sur un bloc ce basalte.
Ses instruments étaient près de lui. Son regard se
fixait sur l’horizon du nord, près duquel le soleil
822
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
décrivait alors sa courbe allongée.
Je pris place auprès de lui et j’attendis sans
parler. Midi arriva, et, ainsi que la veille, le soleil
ne se montra pas.
C’était une fatalité. L’observation manquait
encore. Si demain elle ne s’accomplissait pas, il
faudrait renoncer définitivement à relever notre
situation.
En effet, nous étions précisément au 20 mars.
Demain, 21, jour de l’équinoxe, réfraction non
comptée, le soleil disparaîtrait sous l’horizon
pour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire. Depuis l’équinoxe
de septembre, il avait émergé de l’horizon septentrional, s’élevant par des spirales allongées
jusqu’au 21 décembre. À cette époque, solstice
d’été de ces contrées boréales, il avait commencé
à redescendre, et le lendemain, il devait leur lancer ses derniers rayons.
823
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je communiquai mes observations et mes
craintes au capitaine Nemo.
« Vous aviez raison, monsieur Aronnax, me
dit-il, si demain, je n’obtiens la hauteur du soleil,
je ne pourrai avant six mois reprendre cette opération. Mais aussi, précisément parce que les hasards de ma navigation m’ont amené, le 21 mars,
dans ces mers, mon point sera facile à relever, si,
à midi, le soleil se montre à nos yeux.
– Pourquoi, capitaine ?
– Parce que, lorsque l’astre du jour décrit des
spirales si allongées, il est difficile de mesurer
exactement sa hauteur au-dessus de l’horizon,
et les instruments sont exposés à commettre de
graves erreurs.
– Comment procéderez-vous donc ?
– Je n’emploierai que mon chronomètre, me
répondit le capitaine Nemo. Si demain, 21 mars,
824
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à midi, le disque du soleil, en tenant compte de
la réfraction, est coupé exactement par l’horizon
du nord, c’est que je suis au pôle sud.
– En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation
n’est pas mathématiquement rigoureuse, parce
que l’équinoxe ne tombe pas nécessairement à
midi.
– Sans doute, monsieur, mais l’erreur ne sera
pas de cent mètres, et il ne nous en faut pas davantage. À demain donc. »
Le capitaine Nemo retourna à bord. Conseil
et moi, nous restâmes jusqu’à cinq heures à arpenter la plage, observant et étudiant. Je ne récoltai aucun objet curieux, si ce n’est un oeuf de
pingouin, remarquable par sa grosseur, et qu’un
amateur eût payé plus de mille francs. Sa couleur
isabelle, les raies et les caractères qui l’ornaient
comme autant d’hiéroglyphes, en faisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil,
et le prudent garçon, au pied sûr, le tenant comme
825
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
une précieuse porcelaine de Chine, le rapporta
intact au Nautilus.
Là je déposai cet oeuf rare sous une des vitrines du musée. Je soupai avec appétit d’un excellent morceau de foie de phoque dont le goût
rappelait celui de la viande de porc. Puis je me
couchai, non sans avoir invoqué, comme un Indou, les faveurs de l’astre radieux.
Le lendemain, 21 mars, dès cinq heures du
matin, je montai sur la plate-forme. J’y trouvai le
capitaine Nemo.
« Le temps se dégage un peu, me dit-il. J’ai
bon espoir. Après déjeuner, nous nous rendrons
à terre pour choisir un poste d’observation. »
Ce point convenu, j’allai trouver Ned Land.
J’aurais voulu l’emmener avec moi. L’obstiné
Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnité comme sa fâcheuse humeur s’accroissaient de
jour en jour. Après tout, je ne regrettai pas son
826
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
entêtement dans cette circonstance. Véritablement, il y avait trop de phoques à terre, et il ne
fallait pas soumettre ce pêcheur irréfléchi à cette
tentation.
Le déjeuner terminé, je me rendis à terre. Le
Nautilus s’était encore élevé de quelques milles
pendant la nuit. Il était au large, à une grande
lieue d’une côte, que dominait un pic aigu de
quatre à cinq cents mètres. Le canot portait avec
moi le capitaine Nemo, deux hommes de l’équipage, et les instruments, c’est-à-dire un chronomètre, une lunette et un baromètre.
Pendant notre traversée, je vis de nombreuses
baleines qui appartenaient aux trois espèces particulières aux mers australes, la baleine franche
ou « right-whale » des Anglais, qui n’a pas de
nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptère à
ventre plissé, aux vastes nageoires blanchâtres,
qui malgré son nom, ne forment pourtant pas
des ailes, et le fin-back, brun-jaunâtre, le plus vif
des cétacés. Ce puissant animal se fait entendre
827
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de loin, lorsqu’il projette à une grande hauteur
ses colonnes d’air et de vapeur, qui ressemblent
à des tourbillons de fumée. Ces différents mammifères s’ébattaient par troupes dans les eaux
tranquilles, et je vis bien que ce bassin du pôle
antarctique servait maintenant de refuge aux cétacés trop vivement traqués par les chasseurs.
Je remarquai également de longs cordons
blanchâtres de salpes, sortes de mollusques agrégés, et des méduses de grande taille qui se balançaient entre le remous des lames.
À neuf heures, nous accostions la terre. Le
ciel s’éclaircissait. Les nuages fuyaient dans le
sud. Les brumes abandonnaient la surface froide
des eaux. Le capitaine Nemo se dirigea vers le
pic dont il voulait sans doute faire son observatoire. Ce fut une ascension pénible sur des laves
aiguës et des pierres ponces, au milieu d’une atmosphère souvent saturée par les émanations
sulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un
homme déshabitué de fouler la terre, gravissait
828
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les pentes les plus raides avec une souplesse, une
agilité que je ne pouvais égaler, et qu’eût enviée
un chasseur d’isards.
Il nous fallut deux heures pour atteindre le
sommet de ce pic moitié porphyre, moitié basalte. De là, nos regards embrassaient une vaste
mer qui, vers le nord traçait nettement sa ligne
terminale sur le fond du ciel. À nos pieds, des
champs éblouissants de blancheur. Sur notre
tête, un pâle azur, dégagé de brumes. Au nord,
le disque du soleil comme une boule de feu déjà
écornée par le tranchant de l’horizon. Du sein
des eaux s’élevaient en gerbes magnifiques des
jets liquides par centaines. Au loin, le Nautilus,
comme un cétacé endormi. Derrière nous, vers
le sud et l’est, une terre immense, un amoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on
n’apercevait pas la limite.
Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du
pic, releva soigneusement sa hauteur au moyen
du baromètre, car il devait en tenir compte dans
829
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
son observation.
À midi moins le quart, le soleil, vu alors par réfraction seulement, se montra comme un disque
d’or et dispersa ses derniers rayons sur ce continent abandonné, à ces mers que l’homme n’a jamais sillonnées encore.
Le capitaine Nemo, muni d’une lunette à réticules, qui, au moyen d’un miroir, corrigeait la
réfraction, observa l’astre qui s’enfonçait peu à
peu au-dessous de l’horizon en suivant une diagonale très-allongée. Je tenais le chronomètre.
Mon coeur battait fort. Si la disparition du demi-disque du soleil coïncidait avec le midi du
chronomètre, nous étions au pôle même.
« Midi ! m’écriai-je.
– Le pôle sud ! » répondit le capitaine Nemo
d’une voix grave, en me donnant la lunette qui
montrait l’astre du jour précisément coupé en
deux portions égales par l’horizon.
830
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je regardai les derniers rayons couronner
le pic et les ombres monter peu à peu sur ses
rampes.
En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant
sa main sur mon épaule, me dit :
« Monsieur, en 1600, le Hollandais Ghéritk,
entraîné par les courants et les tempêtes, atteignit 64° de latitude sud et découvrit les New-Shetland. En 1773, le 17 janvier, l’illustre Cook, suivant le trente-huitième méridien, arriva par
67°30’ de latitude, et en 1774, le 30 janvier, sur
le cent-neuvième méridien, il atteignit 71°15’
de latitude. En 1819, le Russe Bellinghausen se
trouva sur le soixante-neuvième parallèle, et en
1821, sur le soixante-sixième par 111° de longitude ouest. En 1820, l’Anglais Brunsfield fut arrêté sur le soixante-cinquième degré. La même
année, l’Américain Morrel, dont les récits sont
douteux, remontant sur le quarante-deuxième
méridien, découvrait la mer libre par 70°14’ de
831
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
latitude. En 1825, l’Anglais Powell ne pouvait
dépasser le soixante-deuxième degré. La même
année, un simple pêcheur de phoques, l’Anglais
Weddel s’élevait jusqu’à 72°14’ de latitude sur le
trente-cinquième méridien, et jusqu’à 74°15’sur
le trente-sixième. En 1829, l’Anglais Forster,
commandant le Chanticleer, prenait possession
du continent antarctique par 63°26’ de latitude
et 66°26’ de longitude. En 1831, l’Anglais Biscoë,
le 1er février, découvrait la terre d’Enderby par
68°50’ de latitude, en 1832, le 5 février, la terre
d’Adélaïde par 67° de latitude, et le 21 février, la
terre de Graham par 64°45’ de latitude. En 1838,
le Français Dumont-d’Urville, arrêté devant la
banquise par 62°57’ de latitude, relevait la terre
Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une
nouvelle pointe au sud, il nommait par 66°30’,
le 21 janvier, la terre Adélie, et huit jours après,
par 64°40’, la côte Clarie. En 1838, l’Anglais Wilkes s’avançait jusqu’au soixante-neuvième parallèle sur le centième méridien. En 1839, l’Anglais
Balleny découvrait la terre Sabrina, sur la limite
du cercle polaire. Enfin, en 1842, l’Anglais James
832
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ross, montant l’Erebus et le Terror, le 12 janvier,
par 76°56’ de latitude et 171°7’ de longitude est,
trouvait la terre Victoria ; le 23 du même mois,
il relevait le soixante-quatorzième parallèle, le
plus haut point atteint jusqu’alors ; le 27, il était
par 76°8’, le 28, par 77°32’, le 2 février, par 78°4’,
et en 1842, il revenait au soixante-onzième degré qu’il ne put dépasser. Eh bien, moi, capitaine
Nemo, ce 21 mars 1868, j’ai atteint le pôle sud sur
le quatre-vingt-dixième degré, et je prends possession de cette partie du globe égale au sixième
des continents reconnus.
– Au nom de qui, capitaine ?
– Au mien, monsieur ! »
Et ce disant, le capitaine Nemo déploya un
pavillon noir, portant un N d’or écartelé sur son
étamine. Puis, se retournant vers l’astre du jour
dont les derniers rayons léchaient l’horizon de la
mer :
833
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Adieu, soleil ! s’écria-t-il. Disparais, astre radieux ! Couche-toi sous cette mer libre, et laisse
une nuit de six mois étendre ses ombres sur mon
nouveau domaine ! »
XV
Accident ou incident ?
Le lendemain, 22 mars, à six heures du matin, les préparatifs de départ furent commencés.
Les dernières lueurs du crépuscule se fondaient
dans la nuit. Le froid était vif. Les constellations
resplendissaient avec une surprenante intensité.
Au zénith brillait cette admirable Croix du Sud,
l’étoile polaire des régions antarctiques.
Le thermomètre marquait douze degrés
au-dessous de zéro, et quand le vent fraîchissait,
il causait de piquantes morsures. Les glaçons se
multipliaient sur l’eau libre. La mer tendait à se
prendre partout. De nombreuses plaques noirâtres, étalées à sa surface, annonçaient la pro834
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
chaine formation de la jeune glace. Évidemment,
le bassin austral, gelé pendant les six mois de
l’hiver, était absolument inaccessible. Que devenaient les baleines pendant cette période ? Sans
doute, elles allaient par-dessous la banquise chercher des mers plus praticables. Pour les phoques
et les morses, habitués à vivre sous les plus durs
climats, ils restaient sur ces parages glacés. Ces
animaux ont l’instinct de creuser des trous dans
les ice-fields et de les maintenir toujours ouverts.
C’est à ces trous qu’ils viennent respirer ; quand
les oiseaux, chassés par le froid, ont émigré vers
le nord, ces mammifères marins demeurent les
seuls maîtres du continent polaire.
Cependant, les réservoirs d’eau s’étaient remplis, et le Nautilus descendait lentement. À une
profondeur de mille pieds, il s’arrêta. Son hélice
battit les flots, et il s’avança droit au nord avec
une vitesse de quinze milles à l’heure. Vers le
soir, il flottait déjà sous l’immense carapace glacée de la banquise.
835
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les panneaux du salon avaient été fermés
par prudence, car la coque du Nautilus pouvait
se heurter à quelque bloc immergé. Aussi, je passai cette journée à mettre mes notes au net. Mon
esprit était tout entier à ses souvenirs du pôle.
Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues, sans danger, comme si notre wagon flottant eût glissé sur les rails d’un chemin de fer.
Et maintenant, le retour commençait véritablement. Me réserverait-il encore de pareilles surprises ? Je le pensais, tant la série des merveilles
sous-marines est inépuisable ! Cependant, depuis
cinq mois et demi que le hasard nous avait jetés
à ce bord, nous avions franchi quatorze mille
lieues, et sur ce parcours plus étendu que l’Équateur terrestre, combien d’incidents ou curieux ou
terribles avaient charmé notre voyage : la chasse
dans les forêts de Crespo, l’échouement du détroit
de Torrès, le cimetière de corail, les pêcheries de
Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin,
les millions de la baie du Vigo, l’Atlantide, le pôle
sud ! Pendant la nuit, tous ces souvenirs, passant
de rêve en rêve, ne laissèrent pas mon cerveau
836
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sommeiller un instant.
À trois heures du matin, je fus réveillé par un
choc violent. Je m’étais redressé sur mon lit et
j’écoutais au milieu de l’obscurité, quand je fus
précipité brusquement au milieu de la chambre.
Évidemment, le Nautilus donnait une bande
considérable après avoir touché.
Je m’accotai aux parois et je me traînai par les
coursives jusqu’au salon qu’éclairait le plafond
lumineux. Les meubles étaient renversés. Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le
pied, avaient tenu bon. Les tableaux de tribord,
sous le déplacement de la verticale se collaient
aux tapisseries, tandis que ceux de bâbord s’en
écartaient d’un pied par leur bordure inférieure.
Le Nautilus était donc couché sur tribord, et, de
plus, complètement immobile.
À l’intérieur j’entendais un bruit de pas, des
voix confuses. Mais le capitaine Nemo ne parut
pas. Au moment où j’allais quitter le salon, Ned
837
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Land et Conseil entrèrent.
« Qu’y a-t-il ? leur dis-je aussitôt.
– Je venais le demander à monsieur, répondit
Conseil.
– Mille diables ! s’écria le Canadien, je le sais
bien moi ! Le Nautilus a touché, et à en juger par
la gîte qu’il donne, je ne crois pas qu’il s’en tire
comme la première fois dans le détroit de Torrès.
– Mais au moins, demandai-je, est-il revenu à
la surface de la mer ?
– Nous l’ignorons, répondit Conseil.
– Il est facile de s’en assurer », répondis-je.
Je consultai le manomètre. À ma grande surprise, il indiquait une profondeur de trois cent
soixante mètres.
838
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je.
– Il faut interroger le capitaine Nemo, dit
Conseil.
– Mais où le trouver ? demanda Ned Land.
– Suivez-moi », dis-je à mes deux compagnons.
Nous quittâmes le salon. Dans la bibliothèque,
personne. À l’escalier central, au poste de l’équipage, personne. Je supposai que le capitaine
Nemo devait être posté dans la cage du timonier.
Le mieux était d’attendre. Nous revînmes tous
trois au salon.
Je passerai sous silence les récriminations du
Canadien. Il avait beau jeu pour s’emporter. Je
le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout à son
aise, sans lui répondre.
Nous étions ainsi depuis vingt minutes, cherchant à surprendre les moindres bruits qui se
839
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
produisaient à l’intérieur du Nautilus, quand le
capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir.
Sa physionomie, habituellement si impassible,
révélait une certaine inquiétude. Il observa silencieusement la boussole, le manomètre, et vint
poser son doigt sur un point du planisphère, dans
cette partie qui représentait les mers australes.
Je ne voulus pas l’interrompre. Seulement,
quelques instants plus tard, lorsqu’il se tourna
vers moi, je lui dis en retournant contre lui une
expression dont il s’était servi au détroit de Torrès :
« Un incident, capitaine ?
– Non, monsieur, répondit-il, un accident
cette fois.
– Grave ?
– Peut-être.
840
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Le danger est-il immédiat ?
– Non.
– Le Nautilus s’est échoué ?
– Oui.
– Et cet échouement est venu ?…
– D’un caprice de la nature, non de l’impéritie
des hommes. Pas une faute n’a été commise dans
nos manoeuvres. Toutefois, on ne saurait empêcher l’équilibre de produire ses effets. On peut
braver les lois humaines, mais non résister aux
lois naturelles. »
Singulier moment que choisissait le capitaine
Nemo pour se livrer à cette réflexion philosophique. En somme, sa réponse ne m’apprenait
rien.
« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je,
841
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quelle est la cause de cet accident ?
– Un énorme bloc de glace, une montagne entière s’est retournée, me répondit-il. Lorsque les
ice-bergs sont minés à leur base par des eaux plus
chaudes ou par des chocs réitérés, leur centre de
gravité remonte. Alors ils se retournent en grand,
ils culbutent. C’est ce qui est arrivé. L’un de ces
blocs, en se renversant, a heurté le Nautilus qui
flottait sous les eaux. Puis, glissant sous sa coque
et le relevant avec une irrésistible force, il l’a ramené dans des couches moins denses, où il se
trouve couché sur le flanc.
Mais ne peut-on dégager le Nautilus en vidant
ses réservoirs, de manière à le remettre en équilibre ?
– C’est ce qui se fait en ce moment, monsieur.
Vous pouvez entendre les pompes fonctionner.
Voyez l’aiguille du manomètre. Elle indique que
le Nautilus remonte, mais le bloc de glace remonte
avec lui, et jusqu’à ce qu’un obstacle arrête son
842
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mouvement ascensionnel, notre position ne sera
pas changée. »
En effet, le Nautilus donnait toujours la même
bande sur tribord. Sans doute, il se redresserait,
lorsque le bloc s’arrêterait lui-même. Mais à ce
moment, qui sait si nous n’aurions pas heurté la
partie supérieure de la banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressés entre les deux
surfaces glacées ?
Je réfléchissais à toutes les conséquences
de cette situation. Le capitaine Nemo ne cessait
d’observer le manomètre. Le Nautilus, depuis
la chute de l’ice-berg, avait remonté de cent cinquante pieds environ, mais il faisait toujours le
même angle avec la perpendiculaire.
Soudain un léger mouvement se fit sentir
dans la coque. Évidemment, le Nautilus se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon
reprenaient sensiblement leur position normale.
Les parois se rapprochaient de la verticalité. Per843
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sonne de nous ne parlait. Le coeur ému, nous observions, nous sentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds. Dix
minutes s’écoulèrent.
« Enfin, nous sommes droit ! m’écria-je.
– Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers
la porte du salon.
– Mais flotterons-nous ? lui demandai-je.
– Certainement, répondit-il, puisque les réservoirs ne sont pas encore vidés, et que vidés, le
Nautilus devra remonter à la surface de la mer. »
Le capitaine sortit, et je vis bientôt que, par
ses ordres, on avait arrêté la marche ascensionnelle du Nautilus. En effet, il aurait bientôt heurté la partie inférieure de la banquise, et mieux
valait le maintenir entre deux eaux.
« Nous l’avons échappé belle ! dit alors Conseil.
844
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui. Nous pouvions être écrasés entre ces
blocs de glace, ou tout au moins emprisonnés.
Et alors, faute de pouvoir renouveler l’air...Oui !
nous l’avons échappé belle !
– Si c’est fini ! » murmura Ned Land.
Je ne voulus pas entamer avec le Canadien
une discussion sans utilité, et je ne répondis pas.
D’ailleurs, les panneaux s’ouvrirent en ce moment, et la lumière extérieure fit irruption à travers la vitre dégagée.
Nous étions en pleine eau, ainsi que je l’ai dit
; mais, à une distance de dix mètres, sur chaque
côté du Nautilus, s’élevait une éblouissante muraille de glace. Au-dessus et au-dessous, même
muraille. Au-dessus, parce que la surface inférieure de la banquise se développait comme un
plafond immense. Au-dessous, parce que le bloc
culbuté, ayant glissé peu à peu, avait trouvé sur
les murailles latérales deux points d’appui qui
845
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le maintenaient dans cette position. Le Nautilus était emprisonné dans un véritable tunnel
de glace, d’une largeur de vingt mètres environ,
rempli d’une eau tranquille. Il lui était donc facile d’en sortir en marchant soit en avant soit en
arrière, et de reprendre ensuite, à quelques centaines de mètres plus bas, un libre passage sous
la banquise.
Le plafond lumineux avait été éteint, et cependant, le salon resplendissait d’une lumière
intense. C’est que la puissante réverbération
des parois de glace y renvoyait violemment les
nappes du fanal. Je ne saurais peindre l’effet des
rayons voltaïques sur ces grands blocs capricieusement découpés, dont chaque angle, chaque
arête, chaque facette, jetait une lueur différente,
suivant la nature des veines qui couraient dans
la glace. Mine éblouissante de gemmes, et particulièrement de saphirs qui croisaient leurs jets
bleus avec le jet vert des émeraudes. Çà et là
des nuances opalines d’une douceur infinie couraient au milieu de points ardents comme autant
846
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de diamants de feu dont l’oeil ne pouvait soutenir l’éclat. La puissance du fanal était centuplée,
comme celle d’une lampe à travers les lames lenticulaires d’un phare de premier ordre.
« Que c’est beau ! Que c’est beau ! s’écria
Conseil.
– Oui ! dis-je, c’est un admirable spectacle.
N’est-ce pas, Ned ?
– Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land.
C’est superbe ! Je rage d’être forcé d’en convenir.
On n’a jamais rien vu de pareil. Mais ce spectacle-là pourra nous coûter cher. Et, s’il faut tout
dire, je pense que nous voyons ici des choses que
Dieu a voulu interdire aux regards de l’homme !
»
Ned avait raison. C’était trop beau. Tout à
coup, un cri de Conseil me fit retourner.
« Qu’y a-t-il ? demandai-je.
847
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur ne regarde pas ! »
Conseil, ce disant, appliquait vivement ses
mains sur ses paupières.
« Mais qu’as-tu, mon garçon ?
– Je suis ébloui, aveuglé ! »
Mes regards se portèrent involontairement
vers la vitre, mais je ne pus supporter le feu qui
la dévorait.
Je compris ce qui s’était passé. Le Nautilus
venait de se mettre en marche à grande vitesse.
Tous les éclats tranquilles des murailles de glace
s’étaient alors changés en raies fulgurantes. Les
feux de ces myriades de diamants se confondaient. Le Nautilus, emporté par son hélice, voyageait dans un fourreau d’éclairs.
848
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les panneaux du salon se refermèrent alors.
Nous tenions nos mains sur nos yeux tout imprégnés de ces lueurs concentriques qui flottent
devant la rétine, lorsque les rayons solaires l’ont
trop violemment frappée. Il fallut un certain
temps pour calmer le trouble de nos regards.
Enfin, nos mains s’abaissèrent.
« Ma foi, je ne l’aurais jamais cru, dit Conseil.
– Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le
Canadien.
– Quand nous reviendrons sur terre, ajouta
Conseil, blasés sur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misérables continents et des petits ouvrages sortis de la main des
hommes ! Non ! le monde habité n’est plus digne
de nous ! »
De telles paroles dans la bouche d’un impassible Flamand montrent à quel degré d’ébulli849
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tion était monté notre enthousiasme. Mais le Canadien ne manqua pas d’y jeter sa goutte d’eau
froide.
« Le monde habité ! dit-il en secouant la tête.
Soyez tranquille, ami Conseil, nous n’y reviendrons pas ! »
Il était alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit à l’avant du Nautilus. Je
compris que son éperon venait de heurter un bloc
de glace. Ce devait être une fausse manoeuvre,
car ce tunnel sous-marin, obstrué de blocs, n’offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que
le capitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait
ces obstacles ou suivrait les sinuosités du tunnel.
En tout cas, la marche en avant ne pouvait être
absolument enrayée. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit un mouvement rétrograde
très-prononcé.
« Nous revenons en arrière ? dit Conseil.
850
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, répondis-je. Il faut que, de ce côté, le
tunnel soit sans issue.
– Et alors ?…
– Alors, dis-je, la manoeuvre est bien simple.
Nous retournerons sur nos pas, et nous sortirons
par l’orifice sud. Voilà tout. »
En parlant ainsi, je voulais paraître plus rassuré que je ne l’étais réellement. Cependant le
mouvement rétrograde du Nautilus s’accélérait,
et marchant à contre hélice, il nous entraînait
avec une grande rapidité.
« Ce sera un retard, dit Ned.
– Qu’importe, quelques heures de plus ou de
moins, pourvu qu’on sorte.
– Oui, répéta Ned Land, pourvu qu’on sorte ! »
Je me promenai pendant quelques instants
851
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
du salon à la bibliothèque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je me jetai bientôt sur un divan,
et je pris un livre que mes yeux parcoururent
machinalement.
Un quart d’heure après, Conseil, s’étant approché de moi, me dit :
« Est-ce bien intéressant ce que lit monsieur ?
– Très-intéressant, répondis-je.
– Je le crois. C’est le livre de monsieur que lit
monsieur !
– Mon livre ? »
En effet, je tenais à la main l’ouvrage des
Grands Fonds sous-marins. Je ne m’en doutais
même pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Ned et Conseil se levèrent pour se retirer.
« Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Res852
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tons ensemble jusqu’au moment où nous serons
sortis de cette impasse.
– Comme il plaira à monsieur », répondit
Conseil.
Quelques heures s’écoulèrent. J’observais
souvent les instruments suspendus à la paroi du
salon. Le manomètre indiquait que le Nautilus se
maintenait à une profondeur constante de trois
cents mètres, la boussole, qu’il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu’il marchait à une vitesse
de vingt milles à l’heure, vitesse excessive dans
un espace aussi resserré. Mais le capitaine Nemo
savait qu’il ne pouvait trop se hâter, et qu’alors,
les minutes valaient des siècles.
À huit heures vingt-cinq, un second choc eut
lieu. À l’arrière, cette fois. Je pâlis. Mes compagnons s’étaient rapprochés de moi. J’avais saisi la
main de Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si les mots eussent
interprété notre pensée.
853
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J’allai à lui.
« La route est barrée au sud ? lui demandai-je.
– Oui, monsieur. L’ice-berg en se retournant a
fermé toute issue.
– Nous sommes bloqués ?
– Oui. »
XVI
Faute d’air
Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un impénétrable mur de glace. Nous étions
prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait
frappé une table de son formidable poing. Conseil
se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avait
repris son impassibilité habituelle. Il s’était croi854
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sé les bras. Il réfléchissait. Le Nautilus ne bougeait plus.
Le capitaine prit alors la parole :
« Messieurs, dit-il d’une voix calme, il y a deux
manières de mourir dans les conditions où nous
sommes. »
Cet inexplicable personnage avait l’air d’un
professeur de mathématiques qui fait une démonstration à ses élèves.
« La première, reprit-il, c’est de mourir écrasés. La seconde, c’est de mourir asphyxiés. Je ne
parle pas de la possibilité de mourir de faim, car
les approvisionnements du Nautilus dureront
certainement plus que nous. Préoccupons-nous
donc des chances d’écrasement ou d’asphyxie.
– Quant à l’asphyxie, capitaine, répondis-je,
elle n’est pas à craindre, car nos réservoirs sont
pleins.
855
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne
donneront que deux jours d’air. Or, voilà trentesix heures que nous sommes enfouis sous les
eaux, et déjà l’atmosphère alourdie du Nautilus
demande à être renouvelée. Dans quarante-huit
heures, notre réserve sera épuisée.
– Eh bien, capitaine, soyons délivrés avant
quarante-huit heures !
– Nous le tenterons, du moins, en perçant la
muraille qui nous entoure.
– De quel côté ? demandai-je.
– C’est ce que la sonde nous apprendra. Je vais
échouer le Nautilus sur le banc inférieur, et mes
hommes, revêtus de scaphandres, attaqueront
l’ice-berg par sa paroi la moins épaisse.
– Peut-on ouvrir les panneaux du salon ?
856
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Sans inconvénient. Nous ne marchons plus.
»
Le capitaine Nemo sortit. Bientôt des sifflements m’apprirent que l’eau s’introduisait dans
les réservoirs. Le Nautilus s’abaissa lentement et
reposa sur le fond de glace par une profondeur
de trois cent cinquante mètres, profondeur à laquelle était immergé le banc de glace inférieur.
« Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais
je compte sur votre courage et sur votre énergie.
– Monsieur, me répondit le Canadien, ce n’est
pas dans ce moment que je vous ennuierai de
mes récriminations. Je suis prêt à tout faire pour
le salut commun.
– Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.
– J’ajouterai, reprit-il, qu’habile à manier le
pic comme le harpon, si je puis être utile au capi857
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
taine, il peut disposer de moi.
– Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »
Je conduisis le Canadien à la chambre ou
les hommes du Nautilus revêtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition de Ned, qui fut acceptée. Le Canadien endossa son costume de mer et fut aussitôt prêt que ses
compagnons de travail. Chacun d’eux portait sur
son dos l’appareil Rouquayrol auquel les réservoirs avaient fourni un large continent d’air pur.
Emprunt considérable, mais nécessaire, fait à la
réserve du Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles au milieu de ces eaux
lumineuses et saturées de rayons électriques.
Lorsque Ned fut habillé, je rentrai dans le salon dont les vitres étaient découvertes, et, posté
près de Conseil, j’examinai les couches ambiantes
qui supportaient le Nautilus.
Quelques instants après, nous voyions une
858
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
douzaine d’hommes de l’équipage prendre pied
sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land, reconnaissable à sa haute taille. Le capitaine Nemo
était avec eux.
Avant de procéder au creusement des murailles, il fit pratiquer des sondages qui devaient
assurer la bonne direction des travaux. De longues sondes furent enfoncées dans les parois latérales ; mais après quinze mètres, elles étaient
encore arrêtées par l’épaisse muraille. Il était
inutile de s’attaquer à la surface plafonnante,
puisque c’était la banquise elle-même qui mesurait plus de quatre cents mètres de hauteur. Le
capitaine Nemo fit alors sonder la surface inférieure. Là dix mètres de parois nous séparaient
de l’eau. Telle était l’épaisseur de cet ice-field.
Dès lors, il s’agissait d’en découper un morceau
égal en superficie à la ligne de flottaison du Nautilus. C’était environ six mille cinq cents mètres
cubes à détacher, afin de creuser un trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de
glace.
859
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le travail fut immédiatement commencé et
conduit avec une infatigable opiniâtreté. Au lieu
de creuser autour du Nautilus, ce qui eût entraîné de plus grandes difficultés, le capitaine Nemo
fit dessiner l’immense fosse à huit mètres de sa
hanche de bâbord. Puis ses hommes la taraudèrent simultanément sur plusieurs points de sa
circonférence. Bientôt. Le pic attaqua vigoureusement cette matière compacte, et de gros blocs
furent détachés de la masse. Par un curieux effet
de pesanteur spécifique, ces blocs, moins lourds
que l’eau, s’envolaient pour ainsi dire à la voûte
du tunnel, qui s’épaississait par le haut de ce
dont il diminuait vers le bas. Mais peu importait,
du moment que la paroi inférieure s’amincissait
d’autant.
Après deux heures d’un travail énergique,
Ned Land rentra épuisé. Ses compagnons et lui
furent remplacés par de nouveaux travailleurs
auxquels nous nous joignîmes, Conseil et moi. Le
second du Nautilus nous dirigeait.
860
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
L’eau me parut singulièrement froide, mais je
me réchauffai promptement en maniant le pic.
Mes mouvements étaient très-libres, bien qu’ils
se produisissent sous une pression de trente atmosphères.
Quand je rentrai, après deux heures de travail, pour prendre quelque nourriture et quelque
repos, je trouvai une notable différence entre
le fluide pur que me fournissait l’appareil Rouquayrol et l’atmosphère du Nautilus, déjà chargé
d’acide carbonique. L’air n’avait pas été renouvelé depuis quarante-huit heures, et ses qualités
vivifiantes étaient considérablement affaiblies.
Cependant, en un laps de douze heures, nous
n’avions enlevé qu’une tranche de glace épaisse
d’un mètre sur la superficie dessinée, soit environ six cents mètres cubes. En admettant que le
même travail fût accompli par douze heures, il
fallait encore cinq nuits et quatre jours pour mener à bonne fin cette entreprise.
861
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Cinq nuits et quatre jours ! dis-je à mes compagnons, et nous n’avons que pour deux jours
d’air dans les réservoirs.
– Sans compter, répliqua Ned, qu’une fois sortis de cette damnée prison, nous serons encore
emprisonnés sous la banquise et sans communication possible avec l’atmosphère ! »
Réflexion juste. Qui pouvait alors prévoir le
minimum de temps nécessaire à notre délivrance
? L’asphyxie ne nous aurait-elle pas étouffés
avant que le Nautilus eût pu revenir à la surface
des flots ? Était-il destiné à périr dans ce tombeau
de glace avec tous ceux qu’il renfermait ? La situation paraissait terrible. Mais chacun l’avait
envisagée en face, et tous étaient décidés à faire
leur devoir jusqu’au bout.
Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une
nouvelle tranche d’un mètre fut enlevée à l’immense alvéole. Mais, le matin, quand, revêtu de
mon scaphandre, je parcourus la masse liquide
862
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
par une température de six à sept degrés au-dessous de zéro, je remarquai que les murailles latérales se rapprochaient peu à peu. Les couches
d’eau éloignées de la fosse, que n’échauffaient
pas le travail des hommes et le jeu des outils,
marquaient une tendance à se solidifier. En présence de ce nouveau et imminent danger, que
devenaient nos chances de salut, et comment
empêcher la solidification de ce milieu liquide,
qui eût fait éclater comme du verre les parois du
Nautilus ?
Je ne fis point connaître ce nouveau danger
à mes deux compagnons. À quoi bon risquer
d’abattre cette énergie qu’ils employaient au pénible travail du sauvetage ? Mais, lorsque je fus
revenu à bord ? je fis observer au capitaine Nemo
cette grave complication.
« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne
pouvaient modifier les plus terribles conjonctures. C’est un danger de plus, mais je ne vois aucun moyen d’y parer. La seule chance de salut,
863
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
c’est d’aller plus vite que la solidification. Il s’agit
d’arriver premiers. Voilà tout. »
Arriver premiers ! Enfin, j’aurais dû être habitué à ces façons de parler !
Cette journée, pendant plusieurs heures, je
maniai le pic avec opiniâtreté. Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler, c’était quitter le Nautilus, c’était respirer directement cet air pur emprunté aux réservoirs et fourni par les appareils,
c’était abandonner une atmosphère appauvrie et
viciée.
Vers le soir, la fosse s’était encore creusée d’un
mètre. Quand je rentrai à bord, je faillis être asphyxié par l’acide carbonique dont l’air était saturé. Ah ! que n’avions-nous les moyens chimiques
qui eussent permis de chasser ce gaz délétère !
L’oxygène ne nous manquait pas. Toute cette eau
en contenait une quantité considérable et en la
décomposant par nos puissantes piles, elle nous
eût restitué le fluide vivifiant. J’y avais bien son864
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
gé, mais à quoi bon, puisque l’acide carbonique,
produit de notre respiration, avait envahi toutes
les parties du navire. Pour l’absorber, il eût fallu
remplir des récipients de potasse caustique et les
agiter incessamment. Or, cette matière manquait
à bord, et rien ne la pouvait remplacer.
Ce soir-là, le capitaine Nemo dut ouvrir les
robinets de ses réservoirs, et lancer quelques colonnes d’air pur à l’intérieur du Nautilus. Sans
cette précaution, nous ne nous serions pas réveillés.
Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail
de mineur en entamant le cinquième mètre. Les
parois latérales et la surface inférieure de la banquise s’épaississaient visiblement. Il était évident
qu’elles se rejoindraient avant que le Nautilus
fût parvenu à se dégager. Le désespoir me prit
un instant. Mon pic fut près de s’échapper de
mes mains. À quoi bon creuser, si je devais périr
étouffé, écrasé par cette eau qui se faisait pierre,
un supplice que la férocité des sauvages n’eût pas
865
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
même inventé. Il me semblait que j’étais entre les
formidables mâchoires d’un monstre qui se rapprochaient irrésistiblement.
En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le
travail, travaillant lui-même, passa près de moi.
Je le touchai de la main et lui montrai les parois
de notre prison. La muraille de tribord s’était
avancée à moins de quatre mètres de la coque du
Nautilus.
Le capitaine me comprit et me fit signe de le
suivre. Nous rentrâmes à bord. Mon scaphandre
ôté, je l’accompagnai dans le salon.
« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter
quelque héroïque moyen, ou nous allons être
scellés dans cette eau solidifiée comme dans du
ciment.
– Oui ! dis-je, mais que faire ?
– Ah ! s’écria-t-il, si mon Nautilus était assez
866
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
fort pour supporter cette pression sans en être
écrasé ?
– Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas
l’idée du capitaine.
– Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette
congélation de l’eau nous viendrait en aide ! Ne
voyez-vous pas que par sa solidification, elle ferait éclater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en se gelant, éclater les
pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas qu’elle
serait un agent de salut au lieu d’être un agent de
destruction !
– Oui, capitaine, peut-être. Mais quelque résistance à l’écrasement que possède le Nautilus,
il ne pourrait supporter cette épouvantable pression et s’aplatirait comme une feuille de tôle.
– Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas
compter sur les secours de la nature, mais sur
nous-mêmes. Il faut s’opposer à cette solidifica867
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tion. Il faut l’enrayer. Non seulement, les parois
latérales se resserrent, mais il ne reste pas dix
pieds d’eau à l’avant ou à l’arrière du Nautilus.
La congélation nous gagne de tous les côtés.
– Combien de temps, demandai-je, l’air des réservoirs nous permettra-t-il de respirer à bord ? »
Le capitaine me regarda en face.
« Après-demain, dit-il, les réservoirs seront
vides ! »
Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais-je m’étonner de cette réponse ? Le 22 mars,
le Nautilus s’était plongé sous les eaux libres du
pôle. Nous étions au 26. Depuis cinq jours, nous
vivions sur les réserves du bord ! Et ce qui restait d’air respirable, il fallait le conserver aux travailleurs. Au moment où j’écris ces choses, mon
impression est tellement vive encore, qu’une terreur involontaire s’empare de tout mon être, et
que l’air semble manquer à mes poumons !
868
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait,
silencieux, immobile. Visiblement, une idée lui
traversait l’esprit. Mais il paraissait la repousser.
Il se répondait négativement à lui-même. Enfin,
ces mots s’échappèrent de ses lèvres !
« L’eau bouillante ! murmura-t-il.
– L’eau bouillante ? m’écriai-je.
– Oui, monsieur. Nous sommes renfermés
dans un espace relativement restreint. Est-ce que
des jets d’eau bouillante, constamment injectée
par les pompes du Nautilus, n’élèveraient pas la
température de ce milieu et ne retarderaient pas
sa congélation ?
– Il faut l’essayer, dis-je résolument.
– Essayons, monsieur le professeur. »
Le thermomètre marquait alors moins sept
869
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
degrés à l’extérieur. Le capitaine Nemo me
conduisit aux cuisines où fonctionnaient de
vastes appareils distillatoires qui fournissaient
l’eau potable par évaporation. Ils se chargèrent
d’eau, et toute la chaleur électrique des piles fut
lancée à travers les serpentins baignés par le liquide. En quelques minutes, cette eau avait atteint cent degrés. Elle fut dirigée vers les pompes
pendant qu’une eau nouvelle la remplaçait au
fur et à mesure. La chaleur développée par les
piles était telle que l’eau froide, puisée à la mer,
après avoir seulement traversé les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe.
L’injection commença, et trois heures après,
le thermomètre marquait extérieurement six degrés au-dessous de zéro. C’était un degré de gagné. Deux heures plus tard, le thermomètre n’en
marquait que quatre.
« Nous réussirons, dis-je au capitaine, après
avoir suivi et contrôlé par de nombreuses remarques les progrès de l’opération.
870
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je le pense, me répondit-il. Nous ne serons
pas écrasés. Nous n’avons plus que l’asphyxie à
craindre. »
Pendant la nuit, la température de l’eau remonta a un degré au-dessous de zéro. Les injections ne purent la porter à un point plus élevé.
Mais comme la congélation de l’eau de mer ne se
produit qu’à moins deux degrés, je fus enfin rassuré contre les dangers de la solidification.
Le lendemain, 27 mars, six mètres de glace
avaient été arrachés de l’alvéole. Quatre mètres
seulement restaient à enlever. C’étaient encore
quarante-huit heures de travail. L’air ne pouvait
plus être renouvelé à l’intérieur du Nautilus. Aussi, cette journée alla-t-elle toujours en empirant.
Une lourdeur intolérable m’accabla. Vers
trois heures du soir, ce sentiment d’angoisse fut
porté en moi à un degré violent. Des bâillements
me disloquaient les mâchoires. Mes poumons ha871
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
letaient en cherchant ce fluide comburant, indispensable à la respiration, et qui se raréfiait de plus
en plus. Une torpeur morale s’empara de moi.
J’étais étendu sans force, presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mêmes symptômes, souffrant des mêmes souffrances, ne me
quittait plus. Il me prenait la main, il m’encourageait, et je l’entendais encore murmurer :
« Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d’air à monsieur ! »
Les larmes me venaient aux yeux de l’entendre parler ainsi.
Si notre situation, à tous, était intolérable à
l’intérieur, avec quelle hâte, avec quel bonheur,
nous revêtions nos scaphandres pour travailler
à notre tour ! Les pics résonnaient sur la couche
glacée. Les bras se fatiguaient, les mains s’écorchaient, mais qu’étaient ces fatigues, qu’importaient ces blessures ! L’air vital arrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait !
872
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Et cependant, personne ne prolongeait au-delà du temps voulu son travail sous les eaux. Sa
tâche accomplie, chacun remettait à ses compagnons haletants le réservoir qui devait lui verser
la vie. Le capitaine Nemo donnait l’exemple et se
soumettait le premier à cette sévère discipline.
L’heure arrivait, il cédait son appareil à un autre
et rentrait dans l’atmosphère viciée du bord, toujours calme, sans une défaillance, sans un murmure.
Ce jour-là, le travail habituel fut accompli
avec plus de vigueur encore. Deux mètres seulement restaient à enlever sur toute la superficie. Deux mètres seulement nous séparaient de
la mer libre. Mais les réservoirs étaient presque
vides d’air. Le peu qui restait devait être conservé aux travailleurs. Pas un atome pour le Nautilus !
Lorsque je rentrai à bord, je fus à demi suffoqué. Quelle nuit ! Je ne saurais la peindre. De
873
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
telles souffrances ne peuvent être décrites. Le
lendemain, ma respiration était oppressée. Aux
douleurs de tête se mêlaient d’étourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre. Mes
compagnons éprouvaient les mêmes symptômes.
Quelques hommes de l’équipage râlaient.
Ce jour-là, le sixième de notre emprisonnement, le capitaine Nemo, trouvant trop lents la
pioche et le pic, résolut d’écraser la couche de
glaces qui nous séparait encore de la nappe liquide. Cet homme avait conservé son sang-froid
et son énergie. Il domptait par sa force morale
les douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il
agissait.
D’après son ordre, le bâtiment fut soulagé,
c’est-à-dire soulevé de la couche glacée par un
changement de pesanteur spécifique. Lorsqu’il
flotta on le hala de manière à l’amener au-dessus
de l’immense fosse dessinée suivant sa ligne de
flottaison. Puis, ses réservoirs d’eau s’emplissant,
il descendit et s’embotta dans l’alvéole.
874
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
En ce moment, tout l’équipage rentra à bord,
et la double porte de communication fut fermée.
Le Nautilus reposait alors sur la couche de glace
qui n’avait pas un mètre d’épaisseur et que les
sondes avaient trouée en mille endroits.
Les robinets des réservoirs furent alors ouverts en grand et cent mètres cubes d’eau s’y précipitèrent, accroissant de cent mille kilogrammes
le poids du Nautilus.
Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos
souffrances, espérant encore. Nous jouions notre
salut sur un dernier coup.
Malgré les bourdonnements qui emplissaient
ma tête, j’entendis bientôt des frémissements
sous la coque du Nautilus. Un dénivellement se
produisit. La glace craqua avec un fracas singulier, pareil à celui du papier qui se déchire, et le
Nautilus s’abaissa.
875
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Nous passons ! » murmura Conseil à mon
oreille.
Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la
pressai dans une convulsion involontaire.
Tout à coup, emporté par son effroyable surcharge, le Nautilus s’enfonça comme un boulet
sous les eaux, c’est-à-dire qu’il tomba comme il
eût fait dans le vide !
Avec toute la force électrique fut mise sur les
pompes qui aussitôt commencèrent à chasser
l’eau des réservoirs. Après quelques minutes,
notre chute fut enrayée. Bientôt même, le manomètre indiqua un mouvement ascensionnel.
L’hélice, marchant à toute vitesse, fit tressaillir la
coque de tôle jusque dans ses boulons, et nous
entraîna vers le nord.
Mais que devait durer cette navigation sous
la banquise jusqu’à la mer libre ? Un jour encore
? Je serais mort avant !
876
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
À demi étendu sur un divan de la bibliothèque, je suffoquais. Ma face était violette, mes
lèvres bleues, mes facultés suspendues. Je ne
voyais plus, je n’entendais plus. La notion du
temps avait disparu de mon esprit. Mes muscles
ne pouvaient se contracter.
Les heures qui s’écoulèrent ainsi, je ne saurais les évaluer. Mais j’eus la conscience de mon
agonie qui commençait. Je compris que j’allais
mourir…
Soudain je revins à moi. Quelques bouffées
d’air pénétraient dans mes poumons. Étionsnous remontés à la surface des flots ? Avionsnous franchi la banquise ?
Non ! C’étaient Ned et Conseil, mes deux
braves amis, qui se sacrifiaient pour me sauver.
Quelques atomes d’air restaient encore au fond
d’un appareil. Au lieu de le respirer, ils l’avaient
consacré pour moi, et, tandis qu’ils suffoquaient,
877
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ils me versaient la vie goutte à goutte ! Je voulus
repousser l’appareil. Ils me tinrent les mains, et
pendant quelques instants, je respirai avec volupté.
Mes regards se portèrent vers l’horloge. Il
était onze heures du matin. Nous devions être au
28 mars. Le Nautilus marchait avec une vitesse
effrayante de quarante milles à l’heure. Il se tordait dans les eaux.
Où était le capitaine Nemo ? Avait-il succombé ? Ses compagnons étaient-ils morts avec lui ?
En ce moment, le manomètre indiqua que
nous n’étions plus qu’à vingt pieds de la surface.
Un simple champ de glace nous séparait de l’atmosphère. Ne pouvait-on le briser ?
Peut-être ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis, en effet, qu’il prenait une position
oblique, abaissant son arrière et relevant son
éperon. Une introduction d’eau avait suffi pour
878
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rompre son équilibre. Puis, poussé par sa puissante hélice, il attaqua l’ice-field par en dessous
comme un formidable bélier. Il le crevait peu à
peu, se retirait, donnait à toute vitesse contre le
champ qui se déchirait, et enfin, emporté par un
élan suprême, il s’élança sur la surface glacée
qu’il écrasa de son poids.
Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arraché, et l’air pur s’introduisit à flots dans toutes les
parties du Nautilus.
XVII
Du cap Horn à l’Amazonie
Comment étais-je sur la plate-forme, je ne
saurais le dire. Peut-être le Canadien m’y avait-il
transporté. Mais je respirais, je humais l’air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s’enivraient près de moi de ces fraîches molécules.
Les malheureux, trop longtemps privés de nourriture, ne peuvent se jeter inconsidérément sur
879
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les premiers aliments qu’on leur présente. Nous,
au contraire, nous n’avions pas à nous modérer, nous pouvions aspirer à pleins poumons les
atomes de cette atmosphère, et c’était la brise,
la brise elle-même qui nous versait cette voluptueuse ivresse !
« Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygène
! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en
a pour tout le monde. »
Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il
ouvrait des mâchoires à effrayer un requin. Et
quelles puissantes aspirations ! Le Canadien « tirait » comme un poêle en pleine combustion.
Les forces nous revinrent promptement, et,
lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous
étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme
de l’équipage. Pas même le capitaine Nemo. Les
étranges marins du Nautilus se contentaient de
l’air qui circulait à l’intérieur. Aucun n’était venu
se délecter en pleine atmosphère.
880
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les premières paroles que je prononçai
furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil
avaient prolongé mon existence pendant les dernières heures de cette longue agonie. Toute ma
reconnaissance ne pouvait payer trop un tel dévouement.
« Bon ! monsieur le professeur, me répondit
Ned Land, cela ne vaut pas la peine d’en parler
! Quel mérite avons-nous eu à cela ? Aucun. Ce
n’était qu’une question d’arithmétique. Votre
existence valait plus que la nôtre. Donc il fallait
la conserver.
– Non, Ned, répondis-je, elle ne valait pas plus.
Personne n’est supérieur à un homme généreux
et bon, et vous l’êtes !
– C’est bien ! c’est bien ! répétait le Canadien
embarrassé.
881
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.
– Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il
me manquait bien quelques gorgées d’air, mais
je crois que je m’y serais fait. D’ailleurs, je regardais monsieur qui se pâmait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me
coupait, comme on dit, le respir...»
Conseil, confus de s’être jeté dans la banalité,
n’acheva pas.
« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous
sommes liés les uns aux autres pour jamais, et
vous avez sur moi des droits…
– Dont j’abuserai, riposta le Canadien.
– Hein ? fit Conseil.
– Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi, quand je quitterai cet infernal
Nautilus.
882
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté
?
– Oui, répondis-je, puisque nous allons du
côté du soleil, et ici le soleil, c’est le nord.
– Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à
savoir si nous rallions le Pacifique ou l’Atlantique,
c’est-à-dire les mers fréquentées ou désertes. »
À cela je ne pouvais répondre, et je craignais
que le capitaine Nemo ne nous ramenât plutôt
vers ce vaste Océan qui baigne à la fois les côtes
de l’Asie et de l’Amérique. Il compléterait ainsi
son tour du monde sous-marin, et reviendrait
vers ces mers où le Nautilus trouvait la plus entière indépendance. Mais si nous retournions au
Pacifique, loin de toute terre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ?
Nous devions, avant peu, être fixés sur ce
point important. Le Nautilus marchait rapide883
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ment. Le cercle polaire fut bientôt franchi, et le
cap mis sur le promontoire de Horn. Nous étions
par le travers de la pointe américaine, le 31 mars,
à sept heures du soir.
Alors toutes nos souffrances passées étaient
oubliées. Le souvenir de cet emprisonnement
dans les glaces s’effaçait de notre esprit. Nous
ne songions qu’à l’avenir. Le capitaine Nemo ne
paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plateforme. Le point reporté chaque jour sur le planisphère et fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus. Or, ce soir-là,
il devint évident, à ma grande satisfaction, que
nous revenions au nord par la route de l’Atlantique.
J’appris au Canadien et à Conseil le résultat
de mes observations.
« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais
où va le Nautilus ?
884
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Je ne saurais le dire, Ned.
– Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud,
affronter le pôle nord, et revenir au Pacifique par
le fameux passage du nord-ouest ?
Il ne faudrait pas l’en défier, répondit Conseil.
– Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons
compagnie auparavant.
– En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maître
homme que ce capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.
– Surtout quand nous l’aurons quitté ! » riposta Ned Land.
Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remonta à la surface des flots, quelques
minutes avant midi, nous eûmes connaissance
d’une côte à l’ouest. C’était la Terre du Feu, à laquelle les premiers navigateurs donnèrent ce
885
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
nom en voyant les fumées nombreuses qui s’élevaient des huttes indigènes. Cette Terre du Feu
forme une vaste agglomération d’îles qui s’étend
sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues
de large, entre 53° et 56° de latitude australe, et
67°50’ et 77°15’ de longitude ouest. La côte me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes
montagnes. Je crus même entrevoir le mont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-dix mètres
au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de
schiste, à sommet très-aigu, qui, suivant qu’il est
voilé ou dégagé de vapeurs, « annonce le beau ou
le mauvais temps », me dit Ned Land.
« Un fameux baromètre, mon ami.
– Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui
ne m’a jamais trompé quand je naviguais dans
les passes du détroit de Magellan. »
En ce moment, ce pic nous parut nettement
découpé sur le fond du ciel. C’était un présage de
beau temps Il se réalisa.
886
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côte qu’il prolongea à quelques
milles seulement. Par les vitres du salon, je vis
de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces
varechs porte-poires, dont la mer libre du pôle
renfermait quelques échantillons, avec leurs filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu’à
trois cents mètres de longueur ; véritables câbles,
plus gros que le pouce, très-résistants, ils servent
souvent d’amarres aux navires. Une autre herbe,
connue sous le nom de velp, à feuilles longues de
quatre pieds, empâtées dans les concrétions coralligènes, tapissait les fonds. Elle servait de nid
et de nourriture à des myriades de crustacés et
de mollusques, des crabes, des seiches. Là, les
phoques et les loutres se livraient à de splendides
repas, mélangeant la chair du poisson et les légumes de la mer, suivant la méthode anglaise.
Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus
passait avec une extrême rapidité. Vers le soir,
il se rapprocha de l’archipel des Malouines, dont
887
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
je pus, le lendemain, reconnaître les âpres sommets. La profondeur de la mer était médiocre. Je
pensai donc, non sans raison, que ces deux îles,
entourées d’un grand nombre d’îlots, faisaient
autrefois partie des terres magellaniques. Les Malouines furent probablement découvertes par le
célèbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands. Plus tard, Richard Hawkins
les appela Maiden-Islands, îles de la Vierge. Elles
furent ensuite nommées Malouines, au commencement du dix-huitième siècle, par des pêcheurs
de Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais
auxquels elles appartiennent aujourd’hui.
Sur ces parages, nos filets rapportèrent de
beaux spécimens d’algues, et particulièrement
un certain fucus dont les racines étaient chargées
de moules qui sont les meilleures du monde. Des
oies et des canards s’abattirent par douzaines
sur la plate-forme et prirent place bientôt dans
les offices du bord. En fait de poissons, j’observai
spécialement des osseux appartenant au genre
gobie, et surtout des boulerots, longs de deux dé888
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cimètres, tout parsemés de taches blanchâtres et
jaunes.
J’admirai également de nombreuses méduses,
et les plus belles du genre, les chrysaores particulières aux mers des Malouines. Tantôt elles figuraient une ombrelle demi-sphérique très-lisse,
rayée de lignes d’un rouge brun et terminée par
douze festons réguliers ; tantôt c’était une corbeille renversée d’où s’échappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles
rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre
bras foliacés et laissaient pendre à la dérive leur
opulente chevelure de tentacules. J’aurais voulu
conserver quelques échantillons de ces délicats
zoophytes ; mais ce ne sont que des nuages, des
ombres, des apparences, qui fondent et s’évaporent hors de leur élément natal.
Lorsque les dernières hauteurs des Malouines
eurent disparu sous l’horizon, le Nautilus s’immergea entre vingt et vingt-cinq mètres et suivit la côte américaine. Le capitaine Nemo ne se
889
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
montrait pas.
Jusqu’au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de la Patagonie, tantôt sous l’Océan, tantôt
à sa surface. Le Nautilus dépassa le large estuaire
formé par l’embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers de l’Uruguay, mais à
cinquante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, et il suivait les longues sinuosités de
l’Amérique méridionale. Nous avions fait alors
seize mille lieues depuis notre embarquement
dans les mers du Japon.
Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupé sur le trente-septième méridien, et nous passâmes au large du cap Frio. Le
capitaine Nemo, au grand déplaisir de Ned Land,
n’aimait pas le voisinage de ces côtes habitées
du Brésil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus
rapides qui soient, ne pouvaient nous suivre, et
les curiosités naturelles de ces mers échappèrent
à toute observation.
890
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Cette rapidité se soutint pendant plusieurs
jours, et le 9 avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe la plus orientale de l’Amérique
du Sud qui forme le cap San Roque. Mais alors le
Nautilus s’écarta de nouveau, et il alla chercher à
de plus grandes profondeurs une vallée sous-marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone
sur la côte africaine. Cette vallée se bifurque à
la hauteur des Antilles et se termine au nord par
une énorme dépression de neuf mille mètres. En
cet endroit, la coupe géologique de l’Océan figure
jusqu’aux petites Antilles une falaise de six kilomètres, taillée à pic, et, à la hauteur des îles du cap
Vert, une autre muraille non moins considérable,
qui enferment ainsi tout le continent immergé de
l’Atlantide. Le fond de cette immense vallée est
accidenté de quelques montagnes qui ménagent
de pittoresques aspects à ces fonds sous-marins.
J’en parle surtout d’après les cartes manuscrites
que contenait la bibliothèque du Nautilus, cartes
évidemment dues à la main du capitaine Nemo
et levées sur ses observations personnelles.
891
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent visitées au moyen des plans inclinés. Le Nautilus fournissait de longues bordées
diagonales qui le portaient à toutes les hauteurs.
Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terre
nous réapparut à l’ouvert du fleuve des Amazones, vaste estuaire dont le débit est si considérable qu’il dessale la mer sur un espace de plusieurs lieues.
L’Équateur était coupé. À vingt milles dans
l’ouest restaient les Guyanes, une terre française
sur laquelle nous eussions trouvé un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, et les
lames furieuses n’auraient pas permis à un simple
canot de les affronter. Ned Land le comprit sans
doute, car il ne me parla de rien. De mon côté, je
ne fis aucune allusion à ses projets de fuite, car je
ne voulais pas le pousser à quelque tentative qui
eût infailliblement avorté.
Je me dédommageai facilement de ce retard
892
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
par d’intéressantes études. Pendant ces deux
journées des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta
pas la surface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pêche miraculeuse en zoophytes, en
poissons et en reptiles.
Quelques zoophytes avaient été dragues par
la chaîne des chaluts. C’étaient, pour la plupart,
de belles phyctallines, appartenant à la famille
des actinidiens, et entre autres espèces, le phyctalis protexta, originaire de cette partie de l’Océan,
petit tronc cylindrique, agrémenté de lignes verticales et tacheté de points rouges que couronne
un merveilleux épanouissement de tentacules.
Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j’avais déjà observés, des turritelles,
des olives-porphyres, à lignes régulièrement entrecroisées dont les taches rousses se relevaient
vivement sur un fond de chair, des ptérocères
fantaisistes, semblables à des scorpions pétrifiés, des hyales translucides, des argonautes, des
seiches excellentes à manger, et certaines espèces de calmars, que les naturalistes de l’anti893
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quité classaient parmi les poissons-volants, et qui
servent principalement d’appât pour la pêche de
la morue.
Des poissons de ces parages que je n’avais
pas encore eu l’occasion d’étudier, je notai diverses espèces. Parmi les cartilagineux : des pétromizons-pricka, sortes d’anguilles, longues de
quinze pouces, tête verdâtre, nageoires violettes,
dos gris bleuâtre, ventre brun argenté semé de
taches vives, iris des yeux cerclé d’or, curieux
animaux que le courant de l’Amazone avait dû
entraîner jusqu’en mer, car ils habitent les eaux
douces ; des raies tuberculées, à museau pointu,
à queue longue et déliée, armées d’un long aiguillon dentelé ; de petits squales d’un mètre, gris et
blanchâtres de peau, dont les dents, disposées sur
plusieurs rangs, se recourbent en arrière, et qui
sont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers ; des lophies-vespertillions, sortes de
triangles isocèles rougeâtres, d’un demi-mètre,
auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues qui leur donnent l’aspect de
894
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
chauves-souris, mais que leur appendice corné,
situé près des narines, a fait surnommer licornes
de mer ; enfin quelques espèces de batistes, le curassavien dont les flancs pointillés brillent d’une
éclatante couleur d’or, et le caprisque violet-clair,
à nuances chatoyantes comme la gorge d’un pigeon.
Je termine là cette nomenclature un peu sèche,
mais très-exacte, par la série des poissons osseux
que j’observai : passans, appartenant au genre
des apléronotes, dont le museau est très-obtus et
blanc de neige, le corps peint d’un beau noir, et
qui sont munis d’une lanière charnue très-longue
et très-déliée ; odontagnathes aiguillonnés, longues sardines de trois décimètres, resplendissant
d’un vif éclat argenté ; scombres-guares, pourvus
de deux nageoires anales ; centronotes-nègres, à
teintes noires, que l’on pêche avec des brandons,
longs poissons de deux mètres, à chair grasse,
blanche, ferme, qui, frais, ont le goût de l’anguille, et secs, le goût du saumon fumé ; labres
demi-rouges, revêtus d’écailles seulement à la
895
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
base des nageoires dorsales et anales ; chrysoptères, sur lesquels l’or et l’argent mêlent leur éclat
à ceux du rubis et de la topaze ; spares-queuesd’or, dont la chair est extrêmement délicate, et
que leurs propriétés phosphorescentes trahissent
au milieu des eaux ; spares-pobs, à langue fine,
à teintes orange ; sciènes-coro à caudales d’or,
acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc.
Cet « et coetera » ne saurait empêcher de citer encore un poisson dont Conseil se souviendra
longtemps et pour cause.
Un de nos filets avait rapporté une sorte de
raie très-aplatie qui, la queue coupée, eût formé
un disque parfait et qui pesait une vingtaine de
kilogrammes. Elle était blanche en dessous, rougeâtre en dessus, avec de grandes taches rondes
d’un bleu foncé et cerclées de noir, très-lisse de
peau, et terminée par une nageoire bilobée. Étendue sur la plate-forme, elle se débattait, essayait
de se retourner par des mouvements convulsifs,
et faisait tant d’efforts qu’un dernier soubresaut
896
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
allait la précipiter à la mer. Mais Conseil, qui tenait à son poisson, se précipita sur lui, et, avant
que je ne pusse l’en empêcher, il le saisit à deux
mains.
Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l’air,
paralysé d’une moitié du corps, et criant :
« Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à moi.
»
C’était la première fois que le pauvre garçon
ne me parlait pas « à la troisième personne ».
Le Canadien et moi, nous l’avions relevé, nous
le frictionnions à bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet éternel classificateur murmura
d’une voix entrecoupée :
« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchies fixes, sous-ordre des
sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! »
897
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Oui, mon ami, répondis-je, c’est une torpille
qui t’a mis dans ce déplorable état.
– Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta
Conseil, mais je me vengerai de cet animal.
Et comment ?
– En le mangeant. »
Ce qu’il fit le soir même, mais par pure représaille, car franchement c’était coriace.
L’infortuné Conseil s’était attaqué à une torpille de la plus dangereuse espèce, la cumana.
Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur
tel que l’eau, foudroie les poissons à plusieurs
mètres de distance, tant est grande la puissance
de son organe électrique dont les deux surfaces
principales ne mesurent pas moins de vingt-sept
pieds carrés.
Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le
898
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Nautilus s’approcha de la côte hollandaise, vers
l’embouchure du Maroni. Là vivaient en famille
plusieurs groupes de lamantins. C’étaient des manates qui, comme le dugong et le stellère, appartiennent à l’ordre des syréniens. Ces beaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six à sept
mètres, devaient peser au moins quatre mille kilogrammes. J’appris à Ned Land et à Conseil que
la prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un rôle important. Ce sont eux, en effet,
qui, comme les phoques, doivent paître les prairies sous-marines et détruire ainsi les agglomérations d’herbes qui obstruent l’embouchure des
fleuves tropicaux.
« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit,
depuis que les hommes ont presque entièrement
anéanti, ces races utiles ? C’est que les herbes putréfiées ont empoisonné l’air, et l’air empoisonné, c’est la fièvre jaune qui désole ces admirables
contrées. Les végétations vénéneuses se sont
multipliées sous ces mers torrides, et le mal s’est
irrésistiblement développé depuis l’embouchure
899
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! »
Et s’il faut en croire Toussenel, ce fléau n’est
rien encore auprès de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dépeuplées de
baleines et de phoques. Alors, encombrées de
poulpes, de méduses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs
flots ne posséderont plus « ces vastes estomacs,
que Dieu avait chargés d’écumer la surface des
mers ».
Cependant, sans dédaigner ces théories,
l’équipage du Nautilus s’empara d’une demi-douzaine de manates. Il s’agissait, en effet, d’approvisionner les cambuses d’une chair excellente, supérieure à celle du boeuf et du veau. Cette chasse
ne fut pas intéressante. Les manates se laissaient
frapper sans se défendre. Plusieurs milliers de
kilos de viande, destinée à être séchée, furent
emmagasinés à bord.
Ce jour-là, une pêche, singulièrement prati900
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quée, vint encore accroître les réserves du Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le
chalut avait rapporté dans ses mailles un certain
nombre de poissons dont la tête se terminait par
une plaque ovale à rebords charnus. C’étaient
des échénéïdes, de la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leur disque aplati se
compose de lames cartilagineuses transversales
mobiles, entre lesquelles l’animal peut opérer le
vide, ce qui lui permet d’adhérer aux objets à la
façon d’une ventouse.
Le remora, que j’avais observé dans la Méditerranée, appartient à cette espèce. Mais celui
dont il s’agit ici, c’était l’échénéïde ostéochère,
particulier à cette mer. Nos marins, à mesure
qu’ils les prenaient, les déposaient dans des
bailles pleines d’eau.
La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha
de la côte. En cet endroit, un certain nombre de
tortues marines dormaient à la surface des flots.
Il eût été difficile de s’emparer de ces précieux
901
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
reptiles, car le moindre bruit les éveille, et leur
solide carapace est à l’épreuve du harpon. Mais
l’échénéïde devait opérer cette capture avec une
sûreté et une précision extraordinaires. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le
bonheur et la fortune du naïf pêcheur a la ligne.
Les hommes du Nautilus attachèrent à la
queue de ces poissons un anneau assez large
pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet
anneau, une longue corde amarrée à bord par
l’autre bout.
Les échénéïdes, jetés à la mer, commencèrent
aussitôt leur rôle et allèrent se fixer au plastron
des tortues. Leur ténacité était telle qu’ils se
fussent déchirés plutôt que de lâcher prise. On les
halait à bord, et avec eux les tortues auxquelles
ils adhéraient.
On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges
d’un mètre, qui pesaient deux cents kilos. Leur
carapace, couverte de plaques cornées grandes,
902
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
minces, transparentes, brunes, avec mouchetures
blanches et jaunes, les vendaient très-précieuses.
En outre, elles étaient excellentes au point de vue
comestible, ainsi que les tortues franches qui sont
d’un goût exquis.
Cette pêche termina notre séjour sur les parages de l’Amazone, et, la nuit venue, le Nautilus
regagna la haute mer.
XVIII
Les poulpes
Pendant quelques jours, le Nautilus s’écarta
constamment de la côte américaine. Il ne voulait
pas, évidemment, fréquenter les flots du golfe du
Mexique ou de la mer des Antilles. Cependant,
l’eau n’eût pas manqué sous sa quille, puisque la
profondeur moyenne de ces mers est de dix-huit
cents mètres ; mais, probablement ces parages,
semés d’îles et sillonnés de steamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.
903
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la
Martinique et de la Guadeloupe, à une distance
de trente milles environ. J’aperçus un instant
leurs pitons élevés.
Le Canadien, qui comptait mettre ses projets
à exécution dans le golfe, soit en gagnant une
terre, soit en accostant un des nombreux bateaux
qui font le cabotage d’une île à l’autre, fut très-décontenancé. La fuite eût été très-praticable si Ned
Land fût parvenu a s’emparer du canot à l’insu
du capitaine. Mais en plein Océan, il ne fallait
plus y songer.
La Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une
assez longue conversation à ce sujet. Depuis six
mois nous étions prisonniers à bord du Nautilus.
Nous avions fait dix-sept mille lieues, et, comme
le disait Ned Land, il n’y avait pas de raison pour
que cela finît. Il me fit donc une proposition à laquelle je ne m’attendais pas. Ce fut de poser catégoriquement cette question au capitaine Nemo
904
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
: Le capitaine comptait-il nous garder indéfiniment à son bord ?
Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi, elle ne pouvait aboutir. Il ne fallait rien
espérer du commandant du Nautilus, mais tout
de nous seuls. D’ailleurs, depuis quelque temps,
cet homme devenait plus sombre, plus retiré,
moins sociable. Il paraissait m’éviter. Je ne le
rencontrais qu’à de rares intervalles. Autrefois, il
se plaisait à m’expliquer les merveilles sous-marines ; maintenant il m’abandonnait à mes études
et ne venait plus au salon.
Quel changement s’était opéré en lui ? Pour
quelle cause ? Je n’avais rien à me reprocher.
Peut-être notre présence à bord lui pesait-elle
? Cependant, je ne devais pas espérer qu’il fût
homme à nous rendre la liberté.
Je priai donc Ned de me laisser réfléchir
avant d’agir. Si cette démarche n’obtenait aucun résultat, elle pouvait raviver ses soupçons,
905
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rendre notre situation pénible et nuire aux projets du Canadien. J’ajouterai que je ne pouvais en
aucune façon arguer de notre santé. Si l’on excepte la rude épreuve de la banquise du pôle sud,
nous ne nous étions jamais mieux portés, ni Ned,
ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette
atmosphère salubre, cette régularité d’existence,
cette uniformité de température, ne donnaient
pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirs de la terre ne laissaient aucun
regret, pour un capitaine Nemo, qui est chez lui,
qui va où il veut, qui par des voies mystérieuses
pour les autres, non pour lui-même, marche à
son but, je comprenais une telle existence. Mais
nous, nous n’avions pas rompu avec l’humanité. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir
avec moi mes études si curieuses et si nouvelles.
J’avais maintenant le droit d’écrire le vrai livre
de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tôt que
plus tard, il pût voir le jour.
Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix
mètres au-dessous de la surface des flots, par
906
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
les panneaux ouverts, que de produits intéressants j’eus à signaler sur mes notes quotidiennes
! C’étaient, entre autres zoophytes, des galères
connues sous le nom de physalies-pélagiques,
sortes de grosses vessies oblongues, à reflets
nacrés, tendant leur membrane au vent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des
fils de soie ; charmantes méduses à l’oeil, véritables orties au toucher qui distillent un liquide
corrosif. C’étaient, parmi les articulés, des annélides longs d’un mètre et demi, armés d’une
trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes
locomoteurs, qui serpentaient sous les eaux et
jetaient en passant toutes les lueurs du spectre
solaire. C’étaient, dans l’embranchement des
poissons, des raies-molubars, énormes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres,
la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du
dos un peu bombé, les yeux fixés aux extrémités de la face antérieure de la tête, et qui, flottant comme une épave de navire, s’appliquaient
parfois comme un opaque volet sur notre vitre.
C’étaient des balistes américains pour lesquels
907
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
la nature n’a broyé que du blanc et du noir, des
gobies-plumiers, allongés et charnus, aux nageoires jaunes, à la mâchoire proéminente, des
scombres de seize décimètres, à dents courtes et
aiguës, couverts de petites écailles, appartenant
à l’espèce des albicores. Puis, par nuées, apparaissent des surmulets, corsetés de raies d’or de
la tête à la queue, agitant leurs resplendissantes
nageoires ; véritables chefs-d’oeuvre de bijouterie consacrés autrefois à Diane, particulièrement
recherchés des riches Romains, et dont le proverbe disait : « Ne les mange pas qui les prend
! » Enfin, des pomacanthes-dorés, ornés de bandelettes émeraude, habillés de velours et de soie,
passaient devant nos yeux comme des seigneurs
de Véronèse ; des spares-éperonnés se dérobaient
sous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze pouces s’enveloppaient de leurs
lueurs phosphorescentes ; des muges battaient la
mer de leur grosse queue charnue ; des corégones rouges semblaient faucher les flots avec leur
pectorale tranchante, et des sélènes argentées,
dignes de leur nom, se levaient sur l’horizon des
908
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
eaux comme autant de lunes aux reflets blanchâtres.
Que d’autres échantillons merveilleux et nouveaux j’eusse encore observés, si le Nautilus ne
se fût peu à peu abaissé vers les couches profondes ! Ses plans inclinés l’entraînèrent jusqu’à
des fonds de deux mille et trois mille cinq cents
mètres. Alors la vie animale n’était plus représentée que par des encrines, des étoiles de mer,
de charmantes pentacrines tête de méduse, dont
la tige droite supportait un petit calice, des troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles,
mollusques littoraux de grande espèce.
Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyenne de quinze cents mètres. La terre la
plus rapprochée était alors cet archipel des îles
Lucayes, disséminées comme un tas de pavés a la
surface des eaux. Là s’élevaient de hautes falaises
sous-marines, murailles droites faites de blocs
frustes disposés par larges assises, entre lesquels
se creusaient des trous noirs que nos rayons élec909
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
triques n’éclairaient pas jusqu’au fond.
Ces roches étaient tapissées de grandes herbes,
de laminaires géants, de fucus gigantesques,
un véritable espalier d’hydrophytes digne d’un
monde de Titans.
De ces plantes colossales dont nous parlions,
Conseil, Ned et moi, nous fûmes naturellement
amenés à citer les animaux gigantesques de la
mer. Les unes sont évidemment destinées à la
nourriture des autres. Cependant, par les vitres
du Nautilus presque immobile, je n’apercevais
encore sur ces longs filaments que les principaux articulés de la division des brachioures, des
lambres à longues pattes, des crabes violacés, des
clios particuliers aux mers des Antilles.
Il était environ onze heures, quand Ned Land
attira mon attention sur un formidable fourmillement qui se produisait à travers les grandes algues.
910
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes à poulpes, et je ne serais pas étonné d’y
voir quelques-uns de ces monstres.
– Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples
calmars, de la classe des céphalopodes ?
– Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l’ami Land s’est trompé, sans doute,
car je n’aperçois rien.
– Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais
contempler face à face l’un de ces poulpes dont
j’ai tant entendu parler et qui peuvent entraîner
des navires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là,
ça se nomme des krak…
– Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.
– Krakens, riposta Conseil, achevant son mot
sans se soucier de la plaisanterie de son compagnon.
911
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land,
que de tels animaux existent.
– Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons
bien cru au narwal de monsieur.
– Nous avons eu tort, Conseil.
– Sans doute ! mais d’autres y croient sans
doute encore.
– C’est probable, Conseil, mais pour mon
compte, je suis bien décidé à n’admettre l’existence de ces monstres que lorsque je les aurai
disséqués de ma propre main.
– Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne
croit pas aux poulpes gigantesques ?
– Eh ! qui diable y a jamais cru ? s’écria le Canadien.
912
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Beaucoup de gens, ami Ned.
– Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !
– Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !
– Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air
le plus sérieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraînée sous les flots par les bras d’un céphalopode.
– Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.
– Oui, Ned.
– De vos propres yeux ?
– De mes propres yeux.
– Où, s’il vous plaît ?
– À Saint-Malo ? repartit imperturbablement
Conseil.
913
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.
– Non, dans une église, répondit Conseil.
– Dans une église ! s’écria le Canadien.
– Oui, ami Ned. C’était un tableau qui représentait le poulpe en question !
– Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser !
– Au fait, il a raison, dis-je. J’ai entendu parler
de ce tableau ; mais le sujet qu’il représente est
tiré d’une légende, et vous savez ce qu’il faut penser des légendes en matière d’histoire naturelle !
D’ailleurs, quand il s’agit de monstres, l’imagination ne demande qu’à s’égarer. Non-seulement
on a prétendu que ces poulpes pouvaient entraîner des navires, mais un certain Olaüs Magnus
parle d’un céphalopode, long d’un mille, qui ressemblait plutôt à une île qu’à un animal. On ra914
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
conte aussi que l’évêque de Nidros dressa un jour
un autel sur un rocher immense. Sa messe finie,
le rocher se mit en marche et retourna à la mer.
Le rocher était un poulpe.
– Et c’est tout ? demanda le Canadien.
– Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan de Berghem, parle également d’un poulpe
sur lequel pouvait manoeuvrer un régiment de
cavalerie !
– Ils allaient bien, les évêques d’autrefois ! dit
Ned Land.
– Enfin, les naturalistes de l’antiquité citent
des monstres dont la gueule ressemblait à un
golfe, et qui étaient trop gros pour passer par le
détroit de Gibraltar.
– À la bonne heure ! fit le Canadien.
– Mais dans tous ces récits, qu’y a-t-il de vrai ?
915
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
demanda Conseil.
– Rien, mes amis, rien du moins de ce qui
passe la limite de la vraisemblance pour monter
jusqu’à la fable ou à la légende. Toutefois, à l’imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du
moins un prétexte. On ne peut nier qu’il existe
des poulpes et des calmars de très-grande espèce,
mais inférieurs cependant aux cétacés. Aristote
a constaté les dimensions d’un calmar de cinq
coudées, soit trois mètres dix. Nos pêcheurs en
voient fréquemment dont la longueur dépasse
un mètre quatre-vingts. Les musées de Trieste
et de Montpellier conservent des squelettes de
poulpes qui mesurent deux mètres. D’ailleurs,
suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des
tentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour
en faire un monstre formidable.
– En pêche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.
916
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– S’ils n’en pêchent pas, les marins en voient
du moins. Un de mes amis, le capitaine Paul Bos,
du Havre, m’a souvent affirmé qu’il avait rencontré un de ces monstres de taille colossale dans
les mers de l’Inde. Mais le fait le plus étonnant
et qui ne permet plus de nier l’existence de ces
animaux gigantesques, s’est passé il y a quelques
années, en 1861.
– Quel est ce fait ? demanda Ned Land.
– Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à peu près par la latitude où nous sommes
en ce moment, l’équipage de l’aviso l’Alecton
aperçut un monstrueux calmar qui nageait dans
ses eaux. Le commandant Bouguer s’approcha
de l’animal, et il l’attaqua à coups de harpon et
à coups de fusil, sans grand succès, car balles et
harpons traversaient ces chairs molles comme
une gelée sans consistance. Après plusieurs tentatives infructueuses, l’équipage parvint à passer
un noeud coulant autour du corps du mollusque.
Ce noeud glissa jusqu’aux nageoires caudales et
917
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
s’y arrêta. On essaya alors de haler le monstre à
bord, mais son poids était si considérable qu’il se
sépara de sa queue sous la traction de la corde, et,
privé de cet ornement, il disparut sous les eaux.
– Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.
– Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi
a-t-on proposé de nommer ce poulpe « calmar de
Bouguer ».
– Et quelle était sa longueur ? demanda le Canadien.
– Ne mesurait-il pas six mètres environ ? dit
Conseil, qui posté à la vitre, examinait de nouveau les anfractuosités de la falaise.
– Précisément, répondis-je.
– Sa tête, reprit Conseil, n’était-elle pas couronnée de huit tentacules, qui s’agitaient sur
l’eau comme une nichée de serpents ?
918
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Précisément.
– Ses yeux, placés à fleur de tête, n’avaient-ils
pas un développement considérable ?
– Oui, Conseil.
– Et sa bouche, n’était-ce pas un véritable bec
de perroquet, mais un bec formidable ?
– En effet, Conseil.
– Eh bien ! n’en déplaise à monsieur, répondit
tranquillement Conseil, si ce n’est pas le calmar
de Bouguer, voici, du moins, un de ses frères. »
Je regardai Conseil. Ned Land se précipita
vers la vitre.
« L’épouvantable bête », s’écria-t-il.
Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer
919
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
un mouvement de répulsion. Devant mes yeux
s’agitait un monstre horrible, digne de figurer
dans les légendes tératologiques.
C’était un calmar de dimensions colossales,
ayant huit mètres de longueur. Il marchait à reculons avec une extrême vélocité dans la direction du Nautilus. Il regardait de ses énormes yeux
fixes à teintes glauques. Ses huit bras, ou plutôt
ses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ont valu
à ces animaux le nom de céphalopodes, avaient
un développement double de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyait
distinctement les deux cent cinquante ventouses
disposées sur la face interne des tentacules sous
forme de capsules semi-sphériques. Parfois ces
ventouses s’appliquaient sur la vitre du salon en
y faisant le vide. La bouche de ce monstre, – un
bec de corne fait comme le bec d’un perroquet, –
s’ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue,
substance cornée, armée elle-même de plusieurs
rangées de dents aiguës, sortait en frémissant de
cette véritable cisaille. Quelle fantaisie de la na920
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ture ! Un bec d’oiseau à un mollusque ! Son corps,
fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt à
vingt-cinq mille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrême rapidité suivant l’irritation de l’animal, passait successivement du gris livide au brun rougeâtre.
De quoi s’irritait ce mollusque ? Sans doute de
la présence de ce Nautilus, plus formidable que
lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules n’avaient aucune prise. Et cependant, quels
monstres que ces poulpes, quelle vitalité le créateur leur a départie, quelle vigueur dans leurs
mouvements, puisqu’ils possèdent trois coeurs !
Le hasard nous avait mis en présence de ce
calmar, et je ne voulus pas laisser perdre l’occasion d’étudier soigneusement cet échantillon des
céphalopodes. Je surmontai l’horreur que m’inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commençai à le dessiner.
921
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« C’est peut-être le même que celui de l’Alecton, dit Conseil.
– Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci
est entier et que l’autre a perdu sa queue !
– Ce n’est pas une raison, répondis-je. Les
bras et la queue de ces animaux se reforment
par rédintégration, et depuis sept ans, la queue
du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps
de repousser.
– D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui-ci, c’est peut-être un de ceux-là ! »
En effet, d’autres poulpes apparaissaient à la
vitre de tribord. J’en comptai sept. Ils faisaient
cortège au Nautilus, et j’entendis les grincements
de leur bec sur la coque de tôle. Nous étions servis à souhait.
Je continuai mon travail. Ces monstres se
maintenaient dans nos eaux avec une telle pré922
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
cision qu’ils semblaient immobiles, et j’aurais pu
les décalquer en raccourci sur la vitre. D’ailleurs,
nous marchions sous une allure modérée.
Tout à coup le Nautilus s’arrêta. Un choc le fit
tressaillir dans toute sa membrure.
« Est-ce que nous avons touché ? demandai-je.
– En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjà dégagés, car nous flottons. »
Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches de son hélice ne battaient
pas les flots. Une minute se passa. Le capitaine
Nemo, suivi de son second, entra dans le salon.
Je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il
me parut sombre. Sans nous parler, sans nous
voir peut-être, il alla au panneau, regarda les
poulpes et dit quelques mots à son second.
Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se refer923
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
mèrent. Le plafond s’illumina.
J’allai vers le capitaine.
« Une curieuse collection de poulpes, lui disje, du ton dégagé que prendrait un amateur devant le cristal d’un aquarium.
– En effet, monsieur le naturaliste, me répondit-il, et nous allons les combattre corps à corps.
»
Je regardai le capitaine. Je croyais n’avoir pas
bien entendu.
« Corps à corps ? répétai-je.
– Oui, monsieur. L’hélice est arrêtée. Je pense
que les mandibules cornées de l’un de ces calmars se sont engagées dans ses branches. Ce qui
nous empêche de marcher.
– Et qu’allez-vous faire ?
924
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Remonter à la surface et massacrer toute
cette vermine.
– Entreprise difficile.
– En effet. Les balles électriques sont impuissantes contre ces chairs molles où elles ne
trouvent pas assez de résistance pour éclater.
Mais nous les attaquerons à la hache.
– Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si
vous ne refusez pas mon aide.
– Je l’accepte, maître Land.
– Nous vous accompagnerons », dis-je, et, suivant le capitaine Nemo, nous nous dirigeâmes
vers l’escalier central.
Là, une dizaine d’hommes, armés de haches
d’abordage, se tenaient prêts à l’attaque. Conseil
et moi, nous prîmes deux haches. Ned Land saisit
925
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
un harpon.
Le Nautilus était alors revenu à la surface des
flots. Un des marins, placé sur les derniers échelons, dévissait les boulons du panneau. Mais les
écrous étaient à peine dégagés, que le panneau se
releva avec une violence extrême, évidemment
tiré par la ventouse d’un bras de poulpe.
Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme
un serpent par l’ouverture, et vingt autres s’agitèrent au-dessus. D’un coup de hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, qui
glissa sur les échelons en se tordant.
Au moment où nous nous pressions les uns
sur les autres pour atteindre la plate-forme, deux
autres bras, cinglant l’air, s’abattirent sur le marin placé devant le capitaine Nemo et l’enlevèrent
avec une violence irrésistible.
Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança
au-dehors. Nous nous étions précipités à sa suite.
926
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à ses ventouses, était balancé dans
l’air au caprice de cette énorme trompe. Il râlait,
il étouffait, il criait : À moi ! à moi ! Ces mots, prononcés en français, me causèrent une profonde
stupeur ! J’avais donc un compatriote à bord, plusieurs, peut-être ! Cet appel déchirant, je l’entendrai toute ma vie !
L’infortuné était perdu. Qui pouvait l’arracher à cette puissante étreinte ? Cependant le capitaine Nemo s’était précipité sur le poulpe, et,
d’un coup de hache, il lui avait encore abattu un
bras. Son second luttait avec rage contre d’autres
monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. L’équipage se battait à coups de hache. Le
Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos
armes dans ces masses charnues. Une violente
odeur de musc pénétrait l’atmosphère. C’était
horrible.
Un instant, je crus que le malheureux, enlacé
927
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
par le poulpe, serait arraché à sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient été coupés. Un
seul, brandissant la victime comme une plume,
se tordait dans l’air. Mais au moment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient sur lui,
l’animal lança une colonne d’un liquide noirâtre,
sécrété par une bourse située dans son abdomen.
Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se fut
dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon
infortuné compatriote !
Quelle rage nous poussa alors contre ces
monstres ! On ne se possédait plus. Dix ou douze
poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs
du Nautilus. Nous roulions pêle-mêle au milieu
de ces tronçons de serpents qui tressautaient sur
la plate-forme dans des flots de sang et d’encre
noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes de l’hydre. Le harpon
de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans
les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais
mon audacieux compagnon fut soudain renversé
par les tentacules d’un monstre qu’il n’avait pu
928
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
éviter.
Ah ! comment mon coeur ne s’est-il pas brisé d’émotion et d’horreur ! Le formidable bec du
calmar s’était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait être coupé en deux. Je me précipitai à
son secours. Mais le capitaine Nemo m’avait devancé. Sa hache disparut entre les deux énormes
mandibules, et miraculeusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier
jusqu’au triple coeur du poulpe.
« Je me devais cette revanche ! » dit le capitaine Nemo au Canadien.
Ned s’inclina sans lui répondre.
Ce combat avait duré un quart d’heure. Les
monstres vaincus, mutilés, frappés à mort, nous
laissèrent enfin la place et disparurent sous les
flots.
Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile
929
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
près du fanal, regardait la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et de grosses larmes
coulaient de ses yeux.
XIX
Le gulf-stream
Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous
ne pourra jamais l’oublier. Je l’ai écrite sous l’impression d’une émotion violente. Depuis, j’en ai
revu le récit. Je l’ai lu à Conseil et au Canadien.
Ils l’ont trouvé exact comme fait, mais insuffisant
comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il
faudrait la plume du plus illustre de nos poètes,
l’auteur des Travailleurs de la Mer.
J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleur fut immense. C’était
le second compagnon qu’il perdait depuis notre
930
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
arrivée à bord. Et quelle mort ! Cet ami, écrasé,
étouffé, brisé par le formidable bras d’un poulpe,
broyé sous ses mandibules de fer, ne devait pas
reposer avec ses compagnons dans les paisibles
eaux du cimetière de corail !
Pour moi, au milieu de cette lutte, c’était ce cri
de désespoir poussé par l’infortuné qui m’avait
déchiré le coeur. Ce pauvre Français, oubliant
son langage de convention, s’était repris à parler
la langue de son pays et de sa mère, pour jeter
un suprême appel ! Parmi cet équipage du Nautilus, associé de corps et d’âme au capitaine Nemo,
fuyant comme lui le contact des hommes, j’avais
donc un compatriote ! Était-il seul à représenter
la France dans cette mystérieuse association, évidemment composée d’individus de nationalités
diverses ? C’était encore un de ces insolubles problèmes qui se dressaient sans cesse devant mon
esprit !
Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre,
et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais
931
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
qu’il devait être triste, désespéré, irrésolu, si j’en
jugeais par ce navire dont il était l’âme et qui
recevait toutes ses impressions ! Le Nautilus ne
gardait plus de direction déterminée. Il allait, venait, flottait comme un cadavre au gré des lames.
Son hélice avait été dégagée, et cependant, il s’en
servait à peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s’arracher du théâtre de sa dernière lutte, de
cette mer qui avait dévoré l’un des siens !
Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai
seulement que le Nautilus reprit franchement sa
route au nord, après avoir eu connaissance des
Lucayes à l’ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grand fleuve de la
mer, qui a ses rives, ses poissons et sa température propres. J’ai nommé le Gulf-Stream.
C’est un fleuve, en effet, qui coule librement
au milieu de l’Atlantique, et dont les eaux ne se
mélangent pas aux eaux océaniennes. C’est un
fleuve salé, plus salé que la mer ambiante. Sa
profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa
932
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilomètres à l’heure. L’invariable
volume de ses eaux est plus considérable que celui de tous les fleuves du globe.
La véritable source du Gulf-Stream, reconnue
par le commandant Maury, son point de départ,
si l’on veut, est situé dans le golfe de Gascogne.
Là, ses eaux, encore faibles de température et de
couleur, commencent à se former. Il descend au
sud, longe l’Afrique équatoriale, échauffe ses flots
aux rayons de la zone torride, traverse l’Atlantique, atteint le cap San-Roque sur la côte brésilienne, et se bifurque en deux branches dont l’une
va se saturer encore des chaudes molécules de la
mer des Antilles. Alors, le Gulf-Stream, chargé de
rétablir l’équilibre entre les températures et de
mêler les eaux des tropiques aux eaux boréales,
commence son rôle de pondérateur. Chauffé à
blanc dans le golfe du Mexique, il s’élève au nord
sur les côtes américaines, s’avance jusqu’à TerreNeuve, dévie sous la poussée du courant froid
933
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
du détroit de Davis, reprend la route de l’Océan
en suivant sur un des grands cercles du globe la
ligne loxodromique, se divise en deux bras vers
le quarante-troisième degré, dont l’un, aidé par
l’alizé du nord-est, revient au Golfe de Gascogne
et aux Açores, et dont l’autre, après avoir attiédi les rivages de l’Irlande et de la Norvège, va
jusqu’au-delà du Spitzberg, où sa température
tombe à quatre degrés, former la mer libre du
pôle.
C’est sur ce fleuve de l’Océan que le Nautilus
naviguait alors. À sa sortie du canal de Bahama,
sur quatorze lieues de large, et sur trois cent cinquante mètres de profondeur, le Gulf-Stream
marche à raison de huit kilomètres à l’heure.
Cette rapidité décroît régulièrement à mesure
qu’il s’avance vers le nord, et il faut souhaiter que
cette régularité persiste, car, si, comme on a cru
le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent
à se modifier, les climats européens seront soumis à des perturbations dont on ne saurait calculer les conséquences.
934
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Vers midi, j’étais sur la plate-forme avec
Conseil. Je lui faisais connaître les particularités
relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication
fut terminée, je l’invitai à plonger ses mains dans
le courant.
Conseil obéit, et fut très-étonné de n’éprouver
aucune sensation de chaud ni de froid.
« Cela vient, lui dis-je, de ce que la température des eaux du Gulf-Stream, en sortant du golfe
du Mexique, est peu différente de celle du sang.
Ce Gulf-Stream est un vaste calorifère qui permet
aux côtes d’Europe de se parer d’une éternelle
verdure. Et, s’il faut en croire Maury, la chaleur
de ce courant, totalement utilisée, fournirait assez de calorique pour tenir en fusion un fleuve
de fer fondu aussi grand que l’Amazone ou le
Missouri. »
En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream était
de deux mètres vingt-cinq par seconde. Son cou935
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rant est tellement distinct de la mer ambiante,
que ses eaux comprimées font saillie sur l’Océan
et qu’un dénivellement s’opère entre elles et les
eaux froides. Sombres d’ailleurs et très-riches en
matières salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui les environnent. Telle
est même la netteté de leur ligne de démarcation,
que le Nautilus, à la hauteur des Carolines, trancha de son éperon les flots du Gulf-Stream, tandis
que son hélice battait encore ceux de l’Océan.
Ce courant entraînait avec lui tout un monde
d’êtres vivants. Les argonautes, si communs dans
la Méditerranée, y voyageaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables étaient des raies dont la queue très-déliée formait à peu près le tiers du corps, et qui
figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq
pieds ; puis, de petits squales d’un mètre, à tête
grande, à museau court et arrondi, à dents pointues disposées sur plusieurs rangs, et dont le
corps paraissait couvert d’écailles.
936
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers à ces mers, des spares-synagres dont l’iris brillait comme un feu, des
sciènes longues d’un mètre, à large gueule hérissée de petites dents, qui faisaient entendre un léger cri des centronotes-nègres dont j’ai déjà parlé, des coriphènes bleus, relevés d’or et d’argent,
des perroquets, vrais arcs-en-ciel de l’Océan, qui
peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux
oiseaux des tropiques, des blémies-bosquiens à
tête triangulaire, des rhombes bleuâtres dépourvus d’écailles, des batrachoïdes recouverts d’une
bande jaune et transversale qui figure un t grec,
des fourmillements de petits gobies-bos pointillés de taches brunes, des diptérodons à tête argentée et à queue jaune, divers échantillons de
salmones, des mugilomores, sveltes de taille, brillant d’un éclat doux, que Lacépède a consacrés
à l’aimable compagne de sa vie, enfin un beau
poisson, le chevalier-américain, qui, décoré de
tous les ordres et chamarré de tous les rubans,
fréquente les rivages de cette grande nation où
les rubans et les ordres sont si médiocrement es937
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
timés.
J’ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec
l’éclat électrique de notre fanal, surtout par ces
temps orageux qui nous menaçaient fréquemment.
Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap
Hatteras, à la hauteur de la Caroline du Nord. La
largeur du Gulf-Stream est là de soixante-quinze
milles, et sa profondeur de deux cent dix mètres.
Le Nautilus continuait d’errer à l’aventure.
Toute surveillance semblait bannie du bord. Je
conviendrai que dans ces conditions, une évasion pouvait réussir. En effet, les rivages habités
offraient partout de faciles refuges. La mer était
incessamment sillonnée de nombreux steamers
qui font le service entre New York ou Boston et le
golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue par
ces petites goëlettes chargées du cabotage sur les
divers points de la côte américaine. On pouvait
espérer d’être recueilli. C’était donc une occasion
938
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
favorable, malgré les trente milles qui séparaient
le Nautilus des côtes de l’Union.
Mais une circonstance fâcheuse contrariait
absolument les projets du Canadien. Le temps
était fort mauvais. Nous approchions de ces parages où les tempêtes sont fréquentes, de cette
patrie des trombes et des cyclones, précisément
engendrés par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer souvent démontée sur un frêle canot,
c’était courir à une perte certaine. Ned Land en
convenait lui-même. Aussi rongeait-il son frein,
pris d’une furieuse nostalgie que la fuite seule
eût pu guérir.
« Monsieur, me dit-il ce jour-là, il faut que cela
finisse. Je veux en avoir le coeur net. Votre Nemo
s’écarte des terres et remonte vers le nord. Mais
je vous le déclare j’ai assez du pôle Sud, et je ne le
suivrai pas au pôle Nord.
– Que faire, Ned, puisqu’une évasion est impraticable en ce moment ?
939
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– J’en reviens à mon idée. Il faut parler au capitaine. Vous n’avez rien dit, quand nous étions
dans les mers de votre pays. Je veux parler,
maintenant que nous sommes dans les mers du
mien. Quand je songe qu’avant quelques jours,
le Nautilus va se trouver à la hauteur de la Nouvelle-Écosse, et que là, vers Terre-Neuve, s’ouvre
une large baie, que dans cette baie se jette le
Saint-Laurent et que le Saint-Laurent, c’est mon
fleuve à moi le fleuve de Québec, ma ville natale
; quand je songe à cela, la fureur me monte au visage, mes cheveux se hérissent. Tenez, monsieur,
je me jetterai plutôt à la mer ! Je ne resterai pas
ici ! J’y étouffe ! »
Le Canadien était évidemment à bout de patience. Sa vigoureuse nature ne pouvait s’accommoder de cet emprisonnement prolongé. Sa physionomie s’altérait de jour en jour. Son caractère
devenait de plus en plus sombre. Près de sept
mois s’étaient écoulés sans que nous eussions eu
aucune nouvelle de la terre. De plus, l’isolement
940
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
du capitaine Nemo, son humeur modifiée, surtout
depuis le combat des poulpes, sa taciturnité, tout
me faisait apparaître les choses sous un aspect
différent. Je ne sentais plus l’enthousiasme des
premiers jours. Il fallait être un Flamand comme
Conseil pour accepter cette situation, dans ce milieu réservé aux cétacés et autres habitants de la
mer. Véritablement, si ce brave garçon, au lieu
de poumons avait eu des branchies, je crois qu’il
aurait fait un poisson distingué !
« Eh bien, monsieur ? reprit Ned Land, voyant
que je ne répondais pas.
– Eh bien, Ned, vous voulez que je demande
au capitaine Nemo quelles sont ses intentions à
notre égard ?
– Oui, monsieur.
– Et cela, quoiqu’il les ait déjà fait connaître ?
– Oui. Je désire être fixé une dernière fois.
941
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Parlez pour moi seul, en mon seul nom, si vous
voulez.
– Mais je le rencontre rarement. Il m’évite
même.
– C’est une raison de plus pour l’aller voir.
– Je l’interrogerai, Ned.
– Quand ? demanda le Canadien en insistant.
– Quand je le rencontrerai.
– Monsieur Aronnax, voulez-vous que j’aille
le trouver, moi ?
– Non, laissez-moi faire. Demain…
– Aujourd’hui, dit Ned Land.
– Soit. Aujourd’hui, je le verrai », répondis-je
au Canadien, qui, en agissant lui-même, eût cer942
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tainement tout compromis.
Je restai seul. La demande décidée, je résolus
d’en finir immédiatement. J’aime mieux chose
faite que chose à faire.
Je rentrai dans ma chambre. De là, j’entendis
marcher dans celle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser échapper cette occasion de le rencontrer. Je frappai à sa porte. Je n’obtins pas de
réponse. Je frappai de nouveau, puis je tournai le
bouton. La porte s’ouvrit.
J’entrai. Le capitaine était là. Courbé sur sa
table de travail, il ne m’avait pas entendu. Résolu
à ne pas sortir sans l’avoir interrogé, je m’approchai de lui. Il releva la tête brusquement, fronça
les sourcils, et me dit d’un ton assez rude :
« Vous ici ! Que me voulez-vous ?
– Vous parler, capitaine.
943
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Mais je suis occupé, monsieur, je travaille.
Cette liberté que je vous laisse de vous isoler, ne
puis-je l’avoir pour moi ? »
La réception était peu encourageante. Mais
j’étais décidé à tout entendre pour tout répondre.
« Monsieur, dis-je froidement, j’ai à vous parler d’une affaire qu’il ne m’est pas permis de retarder.
– Laquelle, monsieur ? répondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque découverte qui
m’ait échappé ? La mer vous a-t-elle livré de nouveaux secrets ? »
Nous étions loin de compte. Mais avant que
j’eusse répondu, me montrant un manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d’un ton plus grave :
« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit
écrit en plusieurs langues. Il contient le résumé
de mes études sur la mer, et, s’il plaît à Dieu, il
944
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
ne périra pas avec moi. Ce manuscrit, signé de
mon nom, complété par l’histoire de ma vie, sera
renfermé dans un petit appareil insubmersible.
Le dernier survivant de nous tous à bord du Nautilus jettera cet appareil à la mer, et il ira où les
flots le porteront. »
Le nom de cet homme ! Son histoire écrite par
lui-même ! Son mystère serait donc un jour dévoilé ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cette
communication qu’une entrée en matière.
« Capitaine, répondis-je, je ne puis qu’approuver la pensée qui vous fait agir. Il ne faut pas que
le fruit de vos études soit perdu. Mais le moyen
que vous employez me paraît primitif. Qui sait
où les vents pousseront cet appareil, en quelles
mains il tombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux
? Vous, ou l’un des vôtres ne peut-il...?
– Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine
en m’interrompant.
945
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Mais moi, mes compagnons, nous sommes
prêts à garder ce manuscrit en réserve, et si vous
nous rendez la liberté…
– La liberté ! fit le capitaine Nemo se levant.
– Oui, monsieur, et c’est à ce sujet que je
voulais vous interroger. Depuis sept mois nous
sommes à votre bord, et je vous demande aujourd’hui, au nom de mes compagnons comme
au mien, si votre intention est de nous y garder
toujours.
– Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je
vous répondrai aujourd’hui ce que je vous ai répondu il y a sept mois : Qui entre dans le Nautilus
ne doit plus le quitter.
– C’est l’esclavage même que vous nous imposez.
– Donnez-lui le nom qu’il vous plaira.
946
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Mais partout l’esclave garde le droit de recouvrer sa liberté ! Quels que soient les moyens
qui s’offrent à lui, il peut les croire bons !
– Ce droit, répondit le capitaine Nemo, qui
vous le dénie ? Ai-je jamais pensé à vous enchaîner par un serment ? »
Le capitaine me regardait en se croisant les
bras.
« Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde
fois sur ce sujet ne serait ni de votre goût ni du
mien. Mais puisque nous l’avons entamé, épuisons-le. Je vous le répète, ce n’est pas seulement
de ma personne qu’il s’agit. Pour moi l’étude est
un secours, une diversion puissante, un entraînement, une passion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme à vivre ignoré,
obscur, dans le fragile espoir de léguer un jour
à l’avenir le résultat de mes travaux, au moyen
d’un appareil hypothétique confié au hasard des
flots et des vents. En un mot, je puis vous admi947
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
rer, vous suivre sans déplaisir dans un rôle que
je comprends sur certains points : mais il est encore d’autres aspects de votre vie qui me la font
entrevoir entourée de complications et de mystères auxquels seuls ici, mes compagnons et moi,
nous n’avons aucune part. Et même, quand notre
coeur a pu battre pour vous, ému par quelquesunes de vos douleurs ou remué par vos actes de
génie ou de courage, nous avons dû refouler en
nous jusqu’au plus petit témoignage de cette sympathie que fait naître la vue de ce qui est beau et
bon, que cela vienne de l’ami ou de l’ennemi. Eh
bien, c’est ce sentiment que nous sommes étrangers à tout ce qui vous touche, qui fait de notre
position quelque chose d’inacceptable, d’impossible, même pour moi mais d’impossible pour Ned
Land surtout. Tout homme, par cela seul qu’il est
homme, vaut qu’on songe à lui. Vous êtes-vous
demandé ce que l’amour de la liberté, la haine
de l’esclavage, pouvaient faire naître de projets
de vengeance dans une nature comme celle du
Canadien, ce qu’il pouvait penser, tenter, essayer
?...»
948
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je m’étais tu. Le capitaine Nemo se leva.
« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce
qu’il voudra, que m’importe ? Ce n’est pas moi
qui l’ai été chercher ! Ce n’est pas pour mon plaisir que je le garde à mon bord ! Quant à vous,
monsieur Aronnax, vous êtes de ceux qui peuvent
tout comprendre, même le silence. Je n’ai rien de
plus à vous répondre. Que cette première fois où
vous venez de traiter ce sujet soit aussi la dernière, car une seconde fois, je ne pourrais même
pas vous écouter. »
Je me retirai. À compter de ce jour, notre situation fut très-tendue. Je rapportai ma conversation à mes deux compagnons.
« Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a
rien à attendre de cet homme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que
soit le temps. »
949
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant.
Des symptômes d’ouragan se manifestaient. L’atmosphère se faisait blanchâtre et laiteuse. Aux
cyrrhus à gerbes déliées succédaient à l’horizon
des couches de nimbo-cumulus. D’autres nuages
bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et
se gonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, à l’exception des satanicles, amis des
tempêtes. Le baromètre baissait notablement et
indiquait dans l’air une extrême tension des vapeurs. Le mélange du storm-glass se décomposait
sous l’influence de l’électricité qui saturait l’atmosphère. La lutte des éléments était prochaine.
La tempête éclata dans la journée du 18 mai,
précisément lorsque le Nautilus flottait à la hauteur de Long-Island, à quelques milles des passes
de New York. Je puis décrire cette lutte des éléments, car au lieu de la fuir dans les profondeurs
de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable
caprice, voulut la braver à sa surface.
Le vent soufflait du sud-ouest, d’abord en
950
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
grand frais, c’est-à-dire avec une vitesse de quinze
mètres à la seconde, qui fut portée à vingt-cinq
mètres vers trois heures du soir. C’est le chiffre
des tempêtes.
Le capitaine Nemo, inébranlable sous les rafales, avait pris place sur la plate-forme. Il s’était
amarré à mi-corps pour résister aux vagues
monstrueuses qui déferlaient. Je m’y étais hissé et attaché aussi, partageant mon admiration
entre cette tempête et cet homme incomparable
qui lui tenait tête.
La mer démontée était balayée par de grandes
loques de nuages qui trempaient dans ses flots.
Je ne voyais plus aucune de ces petites lames intermédiaires qui se forment au fond des grands
creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses, dont la crête ne déferle pas, tant elles
sont compactes. Leur hauteur s’accroissait. Elles
s’excitaient entre elles. Le Nautilus, tantôt couché
sur le côté, tantôt dressé comme un mât, roulait
et tanguait épouvantablement.
951
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattit ni le vent ni la mer. L’ouragan
se déchaîna avec une vitesse de quarante-cinq
mètres à la seconde, soit près de quarante lieues
à l’heure. C’est dans ces conditions qu’il renverse
des maisons, qu’il enfonce des tuiles de toits dans
des portes, qu’il rompt des grilles de fer, qu’il déplace des canons de vingt-quatre. Et pourtant
le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait
cette parole d’un savant ingénieur : « Il n’y a pas
de coque bien construite qui ne puisse défier à
la mer ! » Ce n’était pas un roc résistant, que ces
lames eussent démoli, c’était un fuseau d’acier,
obéissant et mobile, sans gréement, sans mâture,
qui bravait impunément leur fureur.
Cependant j’examinais attentivement ces vagues déchaînées. Elles mesuraient jusqu’à quinze
mètres de hauteur sur une longueur de cent cinquante a cent soixante-quinze mètres, et leur vitesse de propagation, moitié de celle du vent, était
de quinze mètres à la seconde. Leur volume et
952
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
leur puissance s’accroissaient avec la profondeur
des eaux. Je compris alors le rôle de ces lames
qui emprisonnent l’air dans leurs flancs et le refoulent au fond des mers où elles portent la vie
avec l’oxygène. Leur extrême force de pression –
on l’a calculée, – peut s’élever jusqu’à trois mille
kilogrammes par pied carré de la surface qu’elles
contrebattent. Ce sont de telles lames qui, aux Hébrides, ont déplacé un bloc pesant quatre-vingtquatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempête du 23 décembre 1864, après avoir renversé
une partie de la ville de Yéddo, au Japon, faisant
sept cents kilomètres à l’heure, allèrent se briser
le même jour sur les rivages de l’Amérique.
L’intensité de la tempête s’accrut avec la nuit.
Le baromètre, comme en 1860, à la Réunion, pendant un cyclone, tomba à 710 millimètres. À la
chute du jour, je vis passer à l’horizon un grand
navire qui luttait péniblement. Il capeyait sous
petite vapeur pour se maintenir debout à la lame.
Ce devait être un des steamers des lignes de New
York à Liverpool ou au Havre. Il disparut bientôt
953
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dans l’ombre.
À dix heures du soir, le ciel était en feu. L’atmosphère fut zébrée d’éclairs violents. Je ne pouvais en supporter l’éclat, tandis que le capitaine
Nemo, les regardant en face, semblait aspirer en
lui l’âme de la tempête. Un bruit terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements
des vagues écrasées, des mugissements du vent,
des éclats du tonnerre. Le vent sautait à tous les
points de l’horizon, et le cyclone, partant de l’est,
y revenait en passant par le nord, l’ouest et le
sud, en sens inverse des tempêtes tournantes de
l’hémisphère austral.
Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom
de roi des tempêtes ! C’est lui qui crée ces formidables cyclones par la différence de température
des couches d’air superposées à ses courants.
À la pluie avait succédé une averse de feu.
Les gouttelettes d’eau se changeaient en aigrettes
fulminantes. On eût dit que le capitaine Nemo,
954
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
voulant une mort digne de lui, cherchait à se
faire foudroyer. Dans un effroyable mouvement
de tangage, le Nautilus dressa en l’air son éperon
d’acier, comme la tige d’un paratonnerre, et j’en
vis jaillir de longues étincelles.
Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat
ventre vers le panneau. Je l’ouvris et je redescendis au salon. L’orage atteignait alors son maximum d’intensité. Il était impossible de se tenir
debout à l’intérieur du Nautilus.
Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis les réservoirs se remplir peu à peu, et le
Nautilus s’enfonça doucement au-dessous de la
surface des flots.
Par les vitres ouvertes du salon, je vis de
grands poissons effarés qui passaient comme
des fantômes dans les eaux en feu. Quelques-uns
furent foudroyés sous mes yeux !
Le Nautilus descendait toujours. Je pensais
955
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
qu’il retrouverait le calme à une profondeur de
quinze mètres. Non. Les couches supérieures
étaient trop violemment agitées. Il fallut aller
chercher le repos jusqu’à cinquante mètres dans
les entrailles de la mer.
Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel
milieu paisible ! Qui eût dit qu’un ouragan terrible se déchaînait alors à la surface de cet Océan
?
XX
Par 47°24’ de lattitude et 17°28’ de longitude
À la suite de cette tempête, nous avions été
rejetés dans l’est. Tout espoir de s’évader sur
les atterrages de New York ou du Saint-Laurent
s’évanouissait. Le pauvre Ned, désespéré, s’isola
comme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous
ne nous quittions plus.
J’ai dit que le Nautilus s’était écarté dans l’est.
956
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
J’aurais dû dire, plus exactement, dans le nordest. Pendant quelques jours, il erra tantôt à la
surface des flots, tantôt au-dessous, au milieu de
ces brumes si redoutables aux navigateurs. Elles
sont principalement dues à la fonte des glaces, qui
entretient une extrême humidité dans l’atmosphère. Que de navires perdus dans ces parages,
lorsqu’ils allaient reconnaître les feux incertains
de la côte ! Que de sinistres dus à ces brouillards
opaques ! Que de chocs sur ces écueils dont le
ressac est éteint par le bruit du vent ! Que de collisions entre les bâtiments, malgré leurs feux de
position, malgré les avertissements de leurs sifflets et de leurs cloches d’alarme !
Aussi, le fond de ces mers offrait-il l’aspect
d’un champ de bataille, où gisaient encore tous
ces vaincus de l’Océan ; les uns vieux et empâtés déjà ; les autres jeunes et réfléchissant l’éclat
de notre fanal sur leurs ferrures et leurs carènes
de cuivre. Parmi eux, que de bâtiments perdus
corps et biens, avec leurs équipages, leur monde
d’émigrants, sur ces points dangereux signalés
957
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dans les statistiques, le cap Race, l’île Saint-Paul,
le détroit de Belle-Ile, l’estuaire du Saint-Laurent
! Et depuis quelques années seulement que de
victimes fournies à ces funèbres annales par les
lignes du Royal-Mail, d’Inmann, de Montréal, le
Solway, l’Isis, le Paramattà, l’Hungarian, le Canadian, l’Anglo-Saxon, le Humboldt, l’United-States,
tous échoués, l’Artic, le Lyonnais, coulés par
abordage, le Président, le Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des causes ignorées, sombres
débris au milieu desquels naviguait le Nautilus,
comme s’il eût passé une revue des morts !
Le 15 mai, nous étions sur l’extrémité méridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est un
produit des alluvions marines, un amas considérable de ces détritus organiques, amenés soit de
l’Équateur par le courant du Gulf-Stream, soit du
pôle boréal, par ce contre-courant d’eau froide
qui longe la côte américaine. Là aussi s’amoncellent les blocs erratiques charriés par la débâcle des glaces. Là s’est formé un vaste ossuaire
de poissons de mollusques ou de zoophytes qui y
958
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
périssent par milliards.
La profondeur de la mer n’est pas considérable
au banc de Terre-Neuve. Quelques centaines de
brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitement une dépression profonde, un trou de trois
mille mètres. Là s’élargit le Gulf-Stream. C’est un
épanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse
et de sa température, mais il devient une mer.
Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha à son passage, je citerai le cycloptère d’un
mètre, à dos noirâtre, à ventre orange, qui donne
à ses congénères un exemple peu suivi de fidélité conjugale, un unernack de grande taille, sorte
de murène émeraude, d’un goût excellent, des
karraks à gros yeux, dont la tête a quelque ressemblance avec celle du chien, des blennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujons noirs de deux décimètres, des
macroures à longue queue, brillant d’un éclat argenté, poissons rapides, aventurés loin des mers
hyperboréennes.
959
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Les filets ramassèrent aussi un poisson hardi,
audacieux, vigoureux, bien musclé, armé de piquants à la tête et d’aiguillons aux nageoires, véritable scorpion de deux à trois mètres, ennemi
acharné des blennies, des gades et des saumons,
c’était le cotte des mers septentrionales, au corps
tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pêcheurs du Nautilus eurent quelque
peine à s’emparer de cet animal, qui, grâce à la
conformation de ses opercules, préserve ses organes respiratoires du contact desséchant de l’atmosphère et peut vivre quelque temps hors de
l’eau.
Je cite maintenant, – pour mémoire, – des bosquiens, petits poissons qui accompagnent longtemps les navires dans les mers boréales, des
ables-oxyrhinques, spéciaux à l’Atlantique septentrional, des rascasses, et j’arrive aux gades,
principalement à l’espèce morue, que je surpris
dans ses eaux de prédilection, sur cet inépuisable
banc de Terre-Neuve.
960
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve n’est qu’une
montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus s’ouvrit un chemin à travers leurs phalanges pressées, Conseil ne put retenir cette observation :
« Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que
les morues étaient plates comme des limandes
ou des soles ?
– Naïf ! m’écriai-je. Les morues ne sont plates
que chez l’épicier, où on les montre ouvertes
et étalées. Mais dans l’eau, ce sont des poissons
fusiformes comme les mulets, et parfaitement
conformés pour la marche.
– Je veux croire monsieur, répondit Conseil.
Quelle nuée, quelle fourmilière !
– Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage,
sans leurs ennemis, les rascasses et les hommes
! Sais-tu combien on a compté d’oeufs dans une
961
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
seule femelle ?
– Faisons bien les choses, répondit Conseil.
Cinq cent mille.
– Onze millions, mon ami.
– Onze millions. Voilà ce que je n’admettrai
jamais, à moins de les compter moi-même.
– Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite
fait de me croire. D’ailleurs, c’est par milliers
que les Français, les Anglais, les Américains, les
Danois, les Norvégiens, pêchent les morues, On
les consomme en quantités prodigieuses, et sans
l’étonnante fécondité de ces poissons, les mers
en seraient bientôt dépeuplées. Ainsi en Angleterre et en Amérique seulement, cinq mille navires montés par soixante-quinze mille marins,
sont employés à la pêche de la morue. Chaque
navire en rapporte quarante mille en moyenne,
ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les côtes de la
Norvège, même résultat.
962
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– Bien, répondit Conseil, je m’en rapporte à
monsieur. Je ne les compterai pas.
– Quoi donc ?
– Les onze millions d’oeufs. Mais je ferai une
remarque.
– Laquelle ?
– C’est que si tous les oeufs éclosaient, il suffirait de quatre morues pour alimenter l’Angleterre, l’Amérique et la Norvège. »
Pendant que nous effleurions les fonds du
banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces longues lignes, armées de deux cents hameçons, que
chaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne
entraînée par un bout au moyen d’un petit grappin, était retenue a la surface par un orin fixé sur
une bouée de liège. Le Nautilus dut manoeuvrer
adroitement au milieu de ce réseau sous-marin.
963
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
D’ailleurs il ne demeura pas longtemps dans
ces parages fréquentés. Il s’éleva jusque vers le
quarante-deuxième degré de latitude. C’était à
la hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de
Heart’s Content, où aboutit l’extrémité du câble
transatlantique.
Le Nautilus, au lieu de continuer à marcher
au nord prit direction vers l’est, comme s’il voulait suivre ce plateau télégraphique sur lequel repose le câble, et dont des sondages multipliés ont
donné le relief avec une extrême exactitude.
Ce fut le 17 mai, à cinq cents milles environ de
Heart’s Content, par deux mille huit cents mètres
de profondeur, que j’aperçus le câble gisant sur
le sol. Conseil, que je n’avais pas prévenu, le prit
d’abord pour un gigantesque serpent de mer et
s’apprêtait à le classer suivant sa méthode ordinaire. Mais je désabusai le digne garçon et pour
le consoler de son déboire, je lui appris diverses
particularités de la pose de ce câble.
964
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le premier câble fut établi pendant les années
1857 et 1858; mais, après avoir transmis quatre
cents télégrammes environ, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingénieurs construisirent un
nouveau câble, mesurant trois mille quatre cents
kilomètres et pesant quatre mille cinq cents
tonnes, qui fut embarqué sur le Great-Eastern.
Cette tentative échoua encore.
Or, le 25 mai, le Nautilus, immergé par trois
mille huit cent trente-six mètres de profondeur,
se trouvait précisément en cet endroit où se produisit la rupture qui ruina l’entreprise. C’était à
six cent trente-huit milles de la côte d’Irlande.
On s’aperçut, à deux heures après-midi, que les
communications avec l’Europe venaient de s’interrompre. Les électriciens du bord résolurent
de couper le câble avant de le repêcher, et à onze
heures du soir, ils avaient ramené la partie avariée. On refit un joint et une épissure ; puis le
câble fut immergé de nouveau. Mais, quelques
jours plus tard, il se rompit et ne put être ressaisi
965
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
dans les profondeurs de l’Océan.
Les Américains ne se découragèrent pas.
L’audacieux Cyrus Field, le promoteur de l’entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua
une nouvelle souscription. Elle fut immédiatement couverte. Un autre câble fut établi dans de
meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolés dans une enveloppe de gutta-percha,
était protégé par un matelas de matières textiles contenu dans une armature métallique. Le
Great-Eastern reprit la mer le 13 juillet 1866.
L’opération marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois, en déroulant le
câble, les électriciens observèrent que des clous y
avaient été récemment enfoncés dans le but d’en
détériorer l’âme. Le capitaine Anderson, ses officiers, ses ingénieurs, se réunirent, délibérèrent,
et firent afficher que si le coupable était surpris à
bord, il serait jeté à la mer sans autre jugement.
Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus.
966
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le 23 juillet, le Great-Eastern n’était plus qu’à
huit cents kilomètres de Terre-Neuve, lorsqu’on
lui télégraphia d’Irlande la nouvelle de l’armistice conclu entre la Prusse et l’Autriche après
Sadowa. Le 27, il relevait au milieu des brumes
le port de Heart’s Content. L’entreprise était heureusement terminée, et par sa première dépêche,
la jeune Amérique adressait à la vieille Europe
ces sages paroles si rarement comprises : « Gloire
à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne
volonté sur la terre. »
Je ne m’attendais pas à trouver le câble électrique dans son état primitif, tel qu’il était en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent,
recouvert de débris de coquille, hérissé de foraminifères, était encroûté dans un empâtement
pierreux qui le protégeait contre les mollusques
perforants. Il reposait tranquillement, à l’abri des
mouvements de la mer, et sous une pression favorable à la transmission de l’étincelle électrique
qui passe de l’Amérique à l’Europe en trente-deux
967
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
centièmes de seconde. La durée de ce câble sera
infinie sans doute, car on a observé que l’enveloppe de gutta-percha s’améliore par son séjour
dans l’eau de mer.
D’ailleurs, sur ce plateau si heureusement
choisi, le câble n’est jamais immergé à des profondeurs telles qu’il puisse se rompre. Le Nautilus le suivit jusqu’à son fond le plus bas, situé par
quatre mille quatre cent trente et un mètres, et
là, il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis, nous nous rapprochâmes de l’endroit
où avait eu lieu l’accident de 1863.
Le fond océanique formait alors une vallée
large de cent vingt kilomètres, sur laquelle on
eût pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet
émergeât de la surface des flots. Cette vallée est
fermée à l’est par une muraille à pic de deux mille
mètres. Nous y arrivions le 28 mai, et le Nautilus n’était plus qu’à cent cinquante kilomètres de
l’Irlande.
968
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le capitaine Nemo allait-il remonter pour
atterrir sur les îles Britanniques ? Non. À ma
grande surprise, il redescendit au sud et revint
vers les mers européennes. En contournant l’île
d’Émeraude, j’aperçus un instant le cap Clear et
le feu de Fastenet, qui éclaire les milliers de navires sortis de Glasgow ou de Liverpool.
Une importante question se posait alors à
mon esprit. Le Nautilus oserait-il s’engager dans
la Manche ? Ned Land qui avait reparu depuis
que nous rallions la terre ne cessait de m’interroger. Comment lui répondre ? Le capitaine Nemo
demeurait invisible. Après avoir laissé entrevoir
au Canadien les rivages d’Amérique, allait-il donc
me montrer les côtes de France ?
Cependant le Nautilus s’abaissait toujours
vers le sud. Le 30 mai, il passait en vue du Land’s
End, entre la pointe extrême de l’Angleterre et
les Sorlingues, qu’il laissa sur tribord.
S’il voulait entrer en Manche, il lui fallait
969
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
prendre franchement à l’est. Il ne le fit pas.
Pendant toute la journée du 31 mai, le Nautilus décrivit sur la mer une série de cercles qui
m’intriguèrent vivement. Il semblait chercher
un endroit qu’il avait quelque peine à trouver. À
midi, le capitaine Nemo vint faire son point luimême. Il ne m’adressa pas la parole. Il me parut
plus sombre que jamais. Qui pouvait l’attrister
ainsi ? Était-ce sa proximité des rivages européens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son
pays abandonné ? Qu’éprouvait-il alors ? des remords ou des regrets ? Longtemps cette pensée
occupa mon esprit, et j’eus comme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu les secrets
du capitaine.
Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva
les mêmes allures. Il était évident qu’il cherchait
à reconnaître un point précis de l’Océan. Le capitaine Nemo vint prendre la hauteur du soleil,
ainsi qu’il avait fait la veille. La mer était belle, le
ciel pur. À huit milles dans l’est, un grand navire
970
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
à vapeur se dessinait sur la ligne de l’horizon.
Aucun pavillon ne battait à sa corne, et je ne pus
reconnaître sa nationalité.
Le capitaine Nemo, quelques minutes avant
que le soleil passât au méridien, prit son sextant
et observa avec une précision extrême. Le calme
absolu des flots facilitait son opération. Le Nautilus immobile ne ressentait ni roulis ni tangage.
J’étais en ce moment sur la plate-forme.
Lorsque son relèvement fut terminé, le capitaine
prononça ces seuls mots.
« C’est ici ! »
Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le
bâtiment qui modifiait sa marche et semblait se
rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire.
Je revins au salon. Le panneau se ferma, et
j’entendis les sifflements de l’eau dans les réservoirs. Le Nautilus commença de s’enfoncer, sui971
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vant une ligne verticale, car son hélice entravée
ne lui communiquait plus aucun mouvement.
Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait à une
profondeur de huit cent trente-trois mètres et reposait sur le sol.
Le plafond lumineux du salon s’éteignit alors,
les panneaux s’ouvrirent, et à travers les vitres,
j’aperçus la mer vivement illuminée par les
rayons du fanal dans un rayon d’un demi-mille.
Je regardais à bâbord et je ne vis rien que
l’immensité des eaux tranquilles.
Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte
extumescence qui attira mon attention. On eût
dit des ruines ensevelies sous un empâtement
de coquilles blanchâtres comme sous un manteau de neige. En examinant attentivement cette
masse, je crus reconnaître les formes épaissies
d’un navire, rasé de ses mâts, qui devait avoir
coulé par l’avant. Ce sinistre datait certainement
972
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
d’une époque reculée. Cette épave, pour être
ainsi encroûtée dans le calcaire des eaux, comptait déjà bien des années passées sur ce fond de
l’Océan.
Quel était ce navire ? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter sa tombe ? N’était-ce donc pas un
naufrage qui avait entraîné ce bâtiment sous les
eaux ?
Je ne savais que penser, quand, près de moi,
j’entendis le capitaine Nemo dire d’une voix lente
:
« Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portait soixante-quatorze canons et fut
lancé en 1762. En 1778, le 13 août, commandé par
La Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement
contre le Preston. En 1779, le 4 juillet, il assistait
avec l’escadre de l’amiral d’Estaing à la prise de
Grenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part
au combat du comte de Grasse dans la baie de la
Chesapeak. En 1794, la république française lui
973
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
changeait son nom. Le 16 avril de la même année,
il rejoignait à Brest l’escadre de Villaret-Joyeuse,
chargé d’escorter un convoi de blé qui venait
d’Amérique sous le commandement de l’amiral
Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais.
Monsieur, c’est aujourd’hui le 13 prairial, le 1er
juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour
jour, à cette place même, par 47°24’ de latitude et
17°28’ de longitude, ce navire, après un combat
héroïque, démâté de ses trois mâts, l’eau dans ses
soutes, le tiers de son équipage hors de combat,
aima mieux s’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouant
son pavillon à sa poupe, il disparut sous les flots
au cri de : Vive la République !
– Le Vengeur ! m’écriai-je.
– Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom
! » murmura le capitaine Nemo en se croisant les
bras.
974
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
XXI
Une hécatombe
Cette façon de dire, l’imprévu de cette scène,
cet historique du navire patriote froidement
raconté d’abord, puis l’émotion avec laquelle
l’étrange personnage avait prononcé ses dernières paroles, ce nom de Vengeur, dont la signification ne pouvait m’échapper, tout se réunissait pour frapper profondément mon esprit. Mes
regards ne quittaient plus le capitaine. Lui, les
mains tendues vers la mer, considérait d’un oeil
ardent la glorieuse épave. Peut-être ne devais-je
jamais savoir qui il était, d’où il venait, où il allait, mais je voyais de plus en plus l’homme se dégager du savant. Ce n’était pas une misanthropie
commune qui avait enfermé dans les flancs du
Nautilus le capitaine Nemo et ses compagnons,
mais une haine monstrueuse ou sublime que le
temps ne pouvait affaiblir.
Cette haine cherchait-elle encore des ven975
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
geances ? L’avenir devait bientôt me l’apprendre.
Cependant, le Nautilus remontait lentement
vers la surface de la mer, et je vis disparaître peu
à peu les formes confuses du Vengeur. Bientôt un
léger roulis m’indiqua que nous flottions à l’air
libre.
En ce moment, une sourde détonation se fit
entendre. Je regardai le capitaine. Le capitaine
ne bougea pas.
« Capitaine ? » dis-je.
Il ne répondit pas.
Je le quittai et montai sur la plate-forme.
Conseil et le Canadien m’y avaient précédé.
« D’où vient cette détonation ? demandai-je.
– Un coup de canon », répondit Ned Land.
976
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je regardai dans la direction du navire que
j’avais aperçu. Il s’était rapproché du Nautilus et
l’on voyait qu’il forçait de vapeur. Six milles le
séparaient de nous.
« Quel est ce bâtiment, Ned ?
– À son gréement, à la hauteur de ses bas mâts,
répondit le Canadien, je parierais pour un navire
de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, s’il
le faut, ce damné Nautilus !
– Ami Ned, répondit Conseil, quel mal peut-il
faire au Nautilus ? Ira-t-il l’attaquer sous les flots
? Ira-t-il le canonner au fond des mers ?
– Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous
reconnaître la nationalité de ce bâtiment ? »
Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant
ses paupières, plissant ses yeux aux angles, fixa
pendant quelques instants le navire de toute la
puissance de son regard.
977
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Non, monsieur, répondit-il. Je ne saurais reconnaître à quelle nation il appartient. Son pavillon n’est pas hissé. Mais je puis affirmer que c’est
un navire de guerre, car une longue flamme se
déroule à l’extrémité de son grand mât. »
Pendant un quart d’heure, nous continuâmes
d’observer le bâtiment qui se dirigeait vers nous.
Je ne pouvais admettre, cependant, qu’il eût reconnu le Nautilus à cette distance, encore moins
qu’il sût ce qu’était cet engin sous-marin.
Bientôt le Canadien m’annonça que ce bâtiment était un grand vaisseau de guerre, à éperon, un deux-ponts cuirassé. Une épaisse fumée
noire s’échappait de ses deux cheminées. Ses
voiles serrées se confondaient avec la ligne des
vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La
distance empêchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait comme un mince
ruban.
978
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Il s’avançait rapidement. Si le capitaine Nemo
le laissait approcher, une chance de salut s’offrait
à nous.
« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bâtiment
nous passe à un mille je me jette à la mer, et je
vous engage faire comme moi. »
Je ne répondis pas à la proposition du Canadien, et je continuai de regarder le navire qui
grandissait à vue d’oeil. Qu’il fût anglais, français, américain ou russe, il était certain qu’il nous
accueillerait, si nous pouvions gagner son bord.
« Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors
Conseil, que nous avons quelque expérience de
la natation. Il peut se reposer sur moi du soin de
le remorquer vers ce navire, s’il lui convient de
suivre l’ami Ned. »
J’allais répondre, lorsqu’une vapeur blanche
jaillit à l’avant du vaisseau de guerre. Puis,
quelques secondes plus tard, les eaux troublées
979
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
par la chute d’un corps pesant, éclaboussèrent
l’arrière du Nautilus. Peu après, une détonation
frappait mon oreille.
« Comment ? ils tirent sur nous ! m’écriai-je.
– Braves gens ! murmura le Canadien.
– Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragés accrochés à une épave !
– N’en déplaise à monsieur...Bon, fit Conseil
en secouant l’eau qu’un nouveau boulet avait fait
jaillir jusqu’à lui,. – N’en déplaise à monsieur, ils
ont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal.
– Mais ils doivent bien voir, m’écriai-je qu’ils
ont affaire à des hommes.
– C’est peut-être pour cela ! » répondit Ned
Land en me regardant.
Toute une révélation se fit dans mon esprit.
980
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Sans doute, on savait à quoi s’en tenir maintenant sur l’existence du prétendu monstre. Sans
doute, dans son abordage avec l’Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de son harpon, le commandant Farragut avait reconnu que
le narwal était un bateau sous-marin, plus dangereux qu’un cétacé surnaturel ?
Oui, cela devait être ainsi, et sur toutes les
mers, sans doute, on poursuivait maintenant ce
terrible engin de destruction !
Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemo employait le Nautilus
à une oeuvre de vengeance ! Pendant cette nuit,
lorsqu’il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l’Océan Indien, ne s’était-il pas attaqué à
quelque navire ? Cet homme enterré maintenant
dans le cimetière de corail, n’avait-il pas été victime du choc provoqué par le Nautilus ? Oui, je
le répète. Il en devait être ainsi. Une partie de la
mystérieuse existence du capitaine Nemo se dévoilait. Et si son identité n’était pas reconnue, du
981
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
moins, les nations coalisées contre lui, chassaient
maintenant, non plus un être chimérique, mais
un homme qui leur avait voué une haine implacable !
Tout ce passé formidable apparut à mes yeux.
Au lieu de rencontrer des amis sur ce navire qui
s’approchait, nous n’y pouvions trouver que des
ennemis sans pitié.
Cependant les boulets se multipliaient autour
de nous. Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s’en allaient par ricochet se perdre à des
distances considérables. Mais aucun n’atteignit
le Nautilus.
Le navire cuirassé n’était plus alors qu’à trois
milles. Malgré sa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme.
Et cependant, l’un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque du Nautilus, lui eût
été fatal.
982
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Le Canadien me dit alors :
« Monsieur, nous devons tout tenter pour
nous tirer de ce mauvais pas. Faisons des signaux
! Mille diables ! On comprendra peut-être que
nous sommes d’honnêtes gens ! »
Ned Land prit son mouchoir pour l’agiter dans
l’air. Mais il l’avait à peine déployé, que terrassé
par une main de fer, malgré sa force prodigieuse,
il tombait sur le pont.
« Misérable, s’écria le capitaine, veux-tu donc
que je te cloue sur l’éperon du Nautilus avant
qu’il ne se précipite contre ce navire ! »
Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était
plus terrible encore à voir. Sa face avait pâli sous
les spasmes de son coeur, qui avait dû cesser de
battre un instant. Ses pupilles s’étaient contractées effroyablement. Sa voix ne parlait plus, elle
rugissait. Le corps penché en avant, il tordait
sous sa main les épaules du Canadien.
983
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Puis, l’abandonnant et se retournant vers le
vaisseau de guerre dont les boulets pleuvaient
autour de lui :
« Ah ! tu sais qui je suis, navire d’une nation
maudite ! s’écria-t-il de sa voix puissante. Moi, je
n’ai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaître ! Regarde ! Je vais te montrer les miennes
!»
Et le capitaine Nemo déploya à l’avant de la
plate-forme un pavillon noir, semblable à celui
qu’il avait déjà planté au pôle sud.
À ce moment, un boulet frappant obliquement
la coque du Nautilus, sans l’entamer, et passant
par ricochet près du capitaine, alla se perdre en
mer.
Le capitaine Nemo haussa les épaules. Puis,
s’adressant à moi :
984
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
« Descendez, me dit-il d’un ton bref, descendez, vous et vos compagnons.
– Monsieur, m’écriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire.
– Monsieur, je vais le couler.
– Vous ne ferez pas cela !
– Je le ferai, répondit froidement le capitaine
Nemo. Ne vous avisez pas de me juger, monsieur.
La fatalité vous montre ce que vous ne deviez pas
voir. L’attaque est venue. La riposte sera terrible.
Rentrez.
– Ce navire, quel est-il ?
– Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux
! Sa nationalité, du moins, restera un secret pour
vous. Descendez. »
Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pou985
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vions qu’obéir. Une quinzaine de marins du
Nautilus entouraient le capitaine et regardaient
avec un implacable sentiment de haine ce navire
qui s’avançait vers eux. On sentait que le même
souffle de vengeance animait toutes ces âmes.
Je descendis au moment où un nouveau projectile éraillait encore la coque du Nautilus, et
j’entendis le capitaine s’écrier :
« Frappe, navire insensé ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n’échapperas pas à l’éperon du
Nautilus. Mais ce n’est pas à cette place que tu
dois périr ! Je ne veux pas que tes ruines aillent
se confondre avec les ruines du Vengeur ! »
Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son
second étaient restés sur la plate-forme. L’hélice
fut mise en mouvement, le Nautilus, s’éloignant
avec vitesse se mit hors de la portée des boulets
du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance.
986
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l’impatience et l’inquiétude qui me dévoraient,
je revins vers l’escalier central. Le panneau était
ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s’y promenait encore d’un pas agité. Il regardait le navire qui lui restait sous le vent à cinq
ou six milles. Il tournait autour de lui comme
une bête fauve, et l’attirant vers l’est, il se laissait
poursuivre. Cependant, il n’attaquait pas. Peutêtre hésitait-il encore ?
Je voulus intervenir une dernière fois. Mais
j’avais a peine interpellé le capitaine Nemo, que
celui-ci m’imposait silence :
« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il.
Je suis l’opprimé, et voilà l’oppresseur ! C’est par
lui que tout ce que j’ai aimé, chéri, vénéré, patrie,
femme, enfants, mon père, ma mère, j’ai vu tout
périr ! Tout ce que je hais est là ! Taisez-vous ! »
Je portai un dernier regard vers le vaisseau
987
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de guerre qui forçait de vapeur. Puis, je rejoignis
Ned et Conseil.
« Nous fuirons ! m’écriai-je.
– Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?
– Je l’ignore. Mais quel qu’il soit, il sera coulé
avant la nuit. En tout cas, mieux vaut périr avec
lui que de se faire les complices de représailles
dont on ne peut pas mesurer l’équité.
– C’est mon avis, répondit froidement Ned
Land. Attendons la nuit. »
La nuit arriva. Un profond silence régnait
à bord. La boussole indiquait que le Nautilus
n’avait pas modifié sa direction. J’entendais le
battement de son hélice qui frappait les flots avec
une rapide régularité. Il se tenait à la surface des
eaux, et un léger roulis le portait tantôt sur un
bord, tantôt sur un autre.
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Mes compagnons et moi, nous avions résolu
de fuir au moment où le vaisseau serait assez rapproché, soit pour nous faire entendre, soit pour
nous faire voir, car la lune, qui devait être pleine
trois jours plus tard, resplendissait. Une fois à
bord de ce navire, si nous ne pouvions prévenir
le coup qui le menaçait, du moins nous ferions
tout ce que les circonstances nous permettaient
de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus se
disposait pour l’attaque. Mais il se contentait de
laisser se rapprocher son adversaire, et, peu de
temps après, il reprenait son allure de fuite.
Une partie de la nuit se passa sans incident.
Nous guettions l’occasion d’agir. Nous parlions
peu, étant trop émus. Ned Land aurait voulu se
précipiter à la mer. Je le forçai d’attendre. Suivant moi, le Nautilus devait attaquer le deuxponts à la surface des flots, et alors il serait non
seulement possible, mais facile de s’enfuir.
À trois heures du matin, inquiet, je montai sur
la plate-forme. Le capitaine Nemo ne l’avait pas
989
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
quittée. Il était debout, à l’avant, près de son pavillon, qu’une légère brise déployait au-dessus de
sa tête. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Son
regard, d’une extraordinaire intensité, semblait
l’attirer, le fasciner, l’entraîner plus sûrement
que s’il lui eût donné la remorque !
La lune passait alors au méridien. Jupiter se
levait dans l’est. Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l’Océan rivalisaient de tranquillité,
et la mer offrait à l’astre des nuits le plus beau
miroir qui eût jamais reflété son image.
Et quand je pensais à ce calme profond des
éléments, comparé à toutes ces colères qui couvaient dans les flancs de l’imperceptible Nautilus, je sentais frissonner tout mon être.
Le vaisseau se tenait a deux mille de nous.
Il s’était rapproché, marchant toujours vers cet
éclat phosphorescent qui signalait la présence du
Nautilus Je vis ses feux de position, vert et rouge,
et son fanal blanc suspendu au grand étai de
990
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
misaine. Une vague réverbération éclairait son
gréement et indiquait que les feux étaient poussés à outrance. Des gerbes d’étincelles, des scories de charbons enflammés, s’échappant de ses
cheminées, étoilaient l’atmosphère.
Je demeurai ainsi jusqu’à six heures du matin,
sans que le capitaine Nemo eût paru m’apercevoir. Le vaisseau nous restait à un mille et demi,
et avec les premières lueurs du jour, sa canonnade recommença. Le moment ne pouvait être
éloigné où, le Nautilus attaquant son adversaire,
mes compagnons et moi, nous quitterions pour
jamais cet homme que je n’osais juger.
Je me disposais à descendre afin de les prévenir, lorsque le second monta sur la plate-forme.
Plusieurs marins l’accompagnaient. Le capitaine
Nemo ne les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prises qu’on aurait pu
appeler le « branle-bas de combat » du Nautilus.
Elles étaient très-simples. La filière qui formait
balustrade autour de la plate-forme, fut abais991
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sée. De même, les cages du fanal et du timonier
rentrèrent dans la coque de manière à l’affleurer seulement. La surface du long cigare de tôle
n’offrait plus une seule saillie qui pût gêner sa
manoeuvre.
Je revins au salon. Le Nautilus émergeait toujours. Quelques lueurs matinales s’infiltraient
dans la couche liquide. Sous certaines ondulations des lames, les vitres s’animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin
se levait.
À cinq heures, le loch m’apprit que la vitesse
du Nautilus se modérait. Je compris qu’il se laissait approcher. D’ailleurs les détonations se faisaient plus violemment entendre. Les boulets labouraient l’eau ambiante et s’y vissaient avec un
sifflement singulier.
« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une
poignée de main, et que Dieu nous garde ! »
992
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Ned Land était résolu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant à peine.
Nous passâmes dans la bibliothèque. Au moment où je poussais la porte qui s’ouvrait sur la
cage de l’escalier central, j’entendis le panneau
supérieur se fermer brusquement.
Le Canadien s’élança sur les marches, mais je
l’arrêtai. Un sifflement bien connu m’apprenait
que l’eau pénétrait dans les réservoirs du bord.
En effet, en peu d’instants, le Nautilus s’immergea à quelques mètres au-dessous de la surface
des flots.
Je compris sa manoeuvre. Il était trop tard
pour agir.
Le Nautilus ne songeait pas a frapper le deuxponts dans son impénétrable cuirasse, mais
au-dessous de sa ligne de flottaison, là ou la carapace métallique ne protège plus le bordé.
993
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Nous étions emprisonnés de nouveau, témoins obligés du sinistre drame qui se préparait. D’ailleurs, nous eûmes à peine le temps de
réfléchir. Réfugiés dans ma chambre, nous nous
regardions sans prononcer une parole. Une stupeur profonde s’était emparée de mon esprit. Le
mouvement de la pensée s’arrêtait en moi. Je me
trouvais dans cet état pénible qui précède l’attente d’une détonation épouvantable. J’attendais,
j’écoutais, je ne vivais que par le sens de l’ouïe !
Cependant, la vitesse du Nautilus s’accrut
sensiblement. C’était son élan qu’il prenait ainsi.
Toute sa coque frémissait.
Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu,
mais relativement léger. Je sentis la force pénétrante de l’éperon d’acier. J’entendis des éraillements, des raclements. Mais le Nautilus, emporté
par sa puissance de propulsion, passait au travers de la masse du vaisseau comme l’aiguille du
voilier à travers la toile !
994
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je ne pus y tenir. Fou, éperdu, je m’élançai
hors de ma chambre et me précipitai dans le salon.
Le capitaine Nemo était là. Muet, sombre, implacable, il regardait par le panneau de bâbord.
Une masse énorme sombrait sous les eaux,
et pour ne rien perdre de son agonie, le Nautilus
descendait dans l’abîme avec elle. À dix mètres de
moi, je vis cette coque entr’ouverte, où l’eau s’enfonçait avec un bruit de tonnerre, puis la double
ligne des canons et les bastingages. Le pont était
couvert d’ombres noires qui s’agitaient.
L’eau montait. Les malheureux s’élançaient
dans les haubans, s’accrochaient aux mâts, se tordaient sous les eaux. C’était une fourmilière humaine surprise par l’envahissement d’une mer !
Paralysé, raidi par l’angoisse, les cheveux hérissés, l’oeil démesurément ouvert, la respiration
incomplète, sans souffle, sans voix, je regardais,
995
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
moi aussi ! Une irrésistible attraction me collait à
la vitre !
L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement. Le
Nautilus le suivant, épiait tous ses mouvements.
Tout à coup, une explosion se produisit. L’air
comprimé fit voler les ponts du bâtiment comme
si le feu eût pris aux soutes. La poussée des eaux
fut telle que le Nautilus dévia.
Alors le malheureux navire s’enfonça plus
rapidement. Ses hunes, chargées de victimes,
apparurent, ensuite des barres, pliant sous des
grappes d’hommes, enfin le sommet de son grand
mât. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle
cet équipage de cadavres entraînés par un formidable remous…
Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, véritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine
Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre,
l’ouvrit et entra. Je le suivis des yeux.
996
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses héros, je vis le portrait d’une femme
jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s’agenouillant, il
fondit en sanglots.
XXII
Les dernières paroles du capitaine Nemo
Les panneaux s’étaient refermés sur cette vision effrayante, mais la lumière n’avait pas été
rendue au salon. À l’intérieur du Nautilus, ce
n’étaient que ténèbres et silence. Il quittait ce lieu
de désolation, à cent pieds sous les eaux, avec une
rapidité prodigieuse. Où allait-il ? Au nord ou au
sud ? Où fuyait cet homme après cette horrible
représaille ?
J’étais rentré dans ma chambre où Ned et
Conseil se tenaient silencieusement. J’éprou997
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vais une insurmontable horreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu’il eût souffert de la part des
hommes, il n’avait pas le droit de punir ainsi. Il
m’avait fait, sinon le complice, du moins le témoin de ses vengeances ! C’était déjà trop.
À onze heures, la clarté électrique réapparut.
Je passai dans le salon. Il était désert. Je consultai
les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans
le nord avec une rapidité de vingt-cinq milles
à l’heure, tantôt à la surface de la mer, tantôt à
trente pieds au-dessous.
Relèvement fait sur la carte, je vis que nous
passions à l’ouvert de la Manche, et que notre direction nous portait vers les mers boréales avec
une incomparable vitesse.
À peine pouvais-je saisir à leur rapide passage des squales au long nez, des squales-marteaux, des roussettes qui fréquentent ces eaux, de
grands aigles de mer, des nuées d’hippocampes,
semblables aux cavaliers du jeu d’échecs, des
998
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
anguilles s’agitant comme les serpenteaux d’un
feu d’artifice, des armées de crabes qui fuyaient
obliquement en croisant leurs pinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapidité avec le Nautilus. Mais d’observer, d’étudier, de classer, il n’était plus question
alors.
Le soir, nous avions franchi deux cents lieues
de l’Atlantique. L’ombre se fit, et la mer fut envahie par les ténèbres jusqu’au lever de la lune.
Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir.
J’étais assailli de cauchemars. L’horrible scène de
destruction se répétait dans mon esprit.
Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’où nous
entraîna le Nautilus dans ce bassin de l’Atlantique
nord ? Toujours avec une vitesse inappréciable !
Toujours au milieu des brumes hyperboréennes !
Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux accores
de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mers
ignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe
999
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
de l’Obi, l’archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je ne saurais le dire.
Le temps qui s’écoulait je ne pouvais plus l’évaluer. L’heure avait été suspendue aux horloges
du bord. Il semblait que la nuit et le jour, comme
dans les contrées polaires, ne suivaient plus leur
cours régulier. Je me sentais entraîné dans ce domaine de l’étrange où se mouvait à l’aise l’imagination surmenée d’Edgard Poë. À chaque instant,
je m’attendais à voir, comme le fabuleux Gordon
Pym, « cette figure humaine voilée, de proportion
beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant
de la terre, jetée en travers de cette cataracte qui
défend les abords du pôle » !
J’estime, – mais je me trompe peut-être, – j’estime que cette course aventureuse du Nautilus se
prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je ne
sais ce qu’elle aurait duré, sans la catastrophe qui
termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n’était
plus question. De son second, pas davantage. Pas
un homme de l’équipage ne fut visible un seul
instant. Presque incessamment, le Nautilus flot1000
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
tait sous les eaux. Quand il remontait à leur surface afin de renouveler son air, les panneaux
s’ouvraient ou se refermaient automatiquement.
Plus de point reporté sur le planisphère. Je ne savais où nous étions.
Je dirai aussi que le Canadien, à bout de forces
et de patience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans
un accès de délire et sous l’empire d’une nostalgie effrayante, il ne se tuât. Il le surveillait donc
avec un dévouement de tous les instants.
On comprend que, dans ces conditions, la situation n’était plus tenable.
Un matin, – à quelle date, je ne saurais le dire,
– je m’étais assoupi vers les premières heures du
jour, assoupissement pénible et maladif. Quand
je m’éveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi,
et je l’entendis me dire à voix basse :
« Nous allons fuir ! »
1001
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Je me redressai.
« Quand fuyons-nous ? demandai-je.
– La nuit prochaine. Toute surveillance semble
avoir disparu du Nautilus. On dirait que la stupeur règne à bord. Vous serez prêt, monsieur ?
– Oui. Où sommes-nous ?
– En vue de terres que je viens de relever ce
matin au milieu des brumes, à vingt milles dans
l’est.
– Quelles sont ces terres ?
– Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous
nous y réfugierons.
– Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dût la
mer nous engloutir !
1002
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
– La mer est mauvaise, le vent violent, mais
vingt milles à faire dans cette légère embarcation
du Nautilus ne m’effraient pas. J’ai pu y transporter quelques vivres et quelques bouteilles d’eau à
l’insu de l’équipage.
– Je vous suivrai.
– D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me défends, je me fais tuer.
– Nous mourrons ensemble, ami Ned. »
J’étais décidé à tout. Le Canadien me quitta.
Je gagnai la plate-forme, sur laquelle je pouvais à
peine me maintenir contre le choc des lames. Le
ciel était menaçant, mais puisque la terre était là
dans ces brumes épaisses, il fallait fuir. Nous ne
devions perdre ni un jour ni une heure.
Je revins au salon, craignant et désirant tout à
la fois de rencontrer le capitaine Nemo, voulant
et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ?
1003
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
Pouvais-je lui cacher l’involontaire horreur qu’il
m’inspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me trouver face à face avec lui ! Mieux valait l’oublier !
Et pourtant !
Combien fut longue cette journée, la dernière
que je dusse passer à bord du Nautilus ! Je restais
seul. Ned Land et Conseil évitaient de me parler
par crainte de se trahir.
À six heures, je dînai, mais je n’avais pas faim.
Je me forçai à manger, malgré mes répugnances,
ne voulant pas m’affaiblir.
À six heures et demi, Ned Land entra dans ma
chambre. Il me dit :
« Nous ne nous reverrons pas avant notre
départ. À dix heures, la lune ne sera pas encore
levée. Nous profiterons de l’obscurité. Venez au
canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. »
Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donné le
1004
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
temps de lui répondre.
Je voulus vérifier la direction du Nautilus. Je
me rendis au salon. Nous courions nord-nord-est
avec une vitesse effrayante, par cinquante mètres
de profondeur.
Je jetai un dernier regard sur ces merveilles
de la nature, sur ces richesses de l’art entassées
dans ce musée, sur cette collection sans rivale
destinée à périr un jour au fond des mers avec
celui qui l’avait formée. Je voulus fixer dans mon
esprit une impression suprême. Je restai une
heure ainsi, baigné dans les effluves du plafond
lumineux, et passant en revue ces trésors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins à
ma chambre.
Là, je revêtis de solides vêtements de mer. Je
rassemblai mes notes et les serrai précieusement
sur moi. Mon coeur battait avec force. Je ne pouvais en comprimer les pulsations. Certainement,
mon trouble, mon agitation m’eussent trahi aux
1005
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
yeux du capitaine Nemo.
Que faisait-il en ce moment ? J’écoutai à la
porte de sa chambre. J’entendis un bruit de pas.
Le capitaine Nemo était là. Il ne s’était pas couché. À chaque mouvement, il me semblait qu’il
allait m’apparaître et me demander pourquoi je
voulais fuir ! J’éprouvais des alertes incessantes.
Mon imagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me demandai s’il
ne valait pas mieux entrer dans la chambre du
capitaine, le voir face à face, le braver du geste et
du regard !
C’était une inspiration de fou. Je me retins
heureusement, et je m’étendis sur mon lit pour
apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs
se calmèrent un peu, mais, le cerveau surexcité, je revis dans un rapide souvenir toute mon
existence à bord du Nautilus, tous les incidents
heureux ou malheureux qui l’avaient traversée
depuis ma disparition de l’Abraham-Lincoln, les
chasses sous-marines, le détroit de Torrès, les sau1006
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vages de la Papouasie, l’échouement, le cimetière
de corail, le passage de Suez, l’île de Santorin, le
plongeur crétois, la baie de Vigo, l’Atlantide, la
banquise, le pôle sud, l’emprisonnement dans
les glaces, le combat des poulpes, la tempête du
Gulf-Stream, le Vengeur, et cette horrible scène
du vaisseau coulé avec son équipage !...Tous ces
événements passèrent devant mes yeux, comme
ces toiles de fond qui se déroulent à l’arrière-plan
d’un théâtre. Alors le capitaine Nemo grandissait démesurément dans ce milieu étrange. Son
type s’accentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce n’était plus mon semblable, c’était
l’homme des eaux, le génie des mers.
Il était alors neuf heures et demie. Je tenais
ma tête à deux mains pour l’empêcher d’éclater.
Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Une
demi-heure d’attente encore ! Une demi-heure
d’un cauchemar qui pouvait me rendre fou !
En ce moment, j’entendis les vagues accords
de l’orgue, une harmonie triste sous un chant
1007
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
indéfinissable, véritables plaintes d’une âme
qui veut briser ses liens terrestres. J’écoutai par
tous mes sens à la fois, respirant à peine, plongé
comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales qui l’entraînaient hors des limites de ce
monde.
Puis, une pensée soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quitté sa chambre. Il était
dans ce salon que je devais traverser pour fuir.
Là, je le rencontrerais une dernière fois. Il me
verrait, il me parlerait peut-être ! Un geste de lui
pouvait m’anéantir, un seul mot, m’enchaîner à
son bord !
Cependant, dix heures allaient sonner. Le
moment était venu de quitter ma chambre et de
rejoindre mes compagnons.
Il n’y avait pas à hésiter, dût le capitaine
Nemo se dresser devant moi. J’ouvris ma porte
avec précaution, et cependant, il me sembla
qu’en tournant sur ses gonds, elle faisait un bruit
1008
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
effrayant. Peut-être ce bruit n’existait-il que dans
mon imagination !
Je m’avançai en rampant à travers les coursives obscures du Nautilus, m’arrêtant à chaque
pas pour comprimer les battements de mon
coeur.
J’arrivai à la porte angulaire du salon. Je l’ouvris doucement. Le salon était plongé dans une
obscurité profonde. Les accords de l’orgue raisonnaient faiblement. Le capitaine Nemo était là.
Il ne me voyait pas. Je crois même qu’en pleine
lumière, il ne m’eût pas aperçu, tant son extase
l’absorbait tout entier.
Je me traînai sur le tapis, évitant le moindre
heurt dont le bruit eût pu trahir ma présence. Il
me fallut cinq minutes pour gagner la porte du
fond qui donnait sur la bibliothèque.
J’allais l’ouvrir, quand un soupir du capitaine
Nemo me cloua sur place. Je compris qu’il se le1009
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
vait. Je l’entrevis même, car quelques rayons de
la bibliothèque éclairée filtraient jusqu’au salon.
Il vint vers moi, les bras croisés, silencieux, glissant plutôt que marchant, comme un spectre. Sa
poitrine oppressée se gonflait de sanglots. Et je
l’entendis murmurer ces paroles, – les dernières
qui aient frappé mon oreille :
« Dieu tout puissant ! assez ! assez ! »
Était-ce l’aveu du remords qui s’échappait
ainsi de la conscience de cet homme ?…
Éperdu, je me précipitai dans la bibliothèque.
Je montai l’escalier central, et, suivant la coursive supérieure, j’arrivai au canot. J’y pénétrai
par l’ouverture qui avait déjà livré passage à mes
deux compagnons.
« Partons ! Partons ! m’écriai-je.
– À l’instant ! » répondit le Canadien.
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
L’orifice évidé dans la tôle du Nautilus fut préalablement fermé et boulonné au moyen d’une
clef anglaise dont Ned Land s’était muni. L’ouverture du canot se ferma également, et le Canadien commença à dévisser les écrous qui nous
retenaient encore au bateau sous-marin.
Soudain un bruit intérieur se fit entendre.
Des voix se répondaient avec vivacité. Qu’y avaitil ? S’était-on aperçu de notre fuite ? Je sentis que
Ned Land me glissait un poignard dans la main.
« Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! »
Le Canadien s’était arrêté dans son travail.
Mais un mot, vingt fois répété, un mot terrible,
me révéla la cause de cette agitation qui se propageait à bord du Nautilus. Ce n’était pas à nous
que son équipage en voulait !
« Maelstrom ! Maelstrom ! » s’écriait-il.
Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
une situation plus effrayante pouvait-il retentir
à notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur
ces dangereux parages de la côte norvégienne ?
Le Nautilus était-il entraîné dans ce gouffre, au
moment où notre canot allait se détacher de ses
flancs ?
On sait qu’au moment du flux, les eaux resserrées entre les îles Feroë et Loffoden sont précipitées avec une irrésistible violence. Elles forment
un tourbillon dont aucun navire n’a jamais pu
sortir. De tous les points de l’horizon accourent
des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffre
justement appelé le « Nombril de l’Océan », dont
la puissance d’attraction s’étend jusqu’à une distance de quinze kilomètres. Là sont aspirés non
seulement les navires, mais les baleines, mais
aussi les ours blancs des régions boréales.
C’est là que le Nautilus – involontairement
ou volontairement peut-être, – avait été engagé
par son capitaine. Il décrivait une spirale dont le
rayon diminuait de plus en plus. Ainsi que lui,
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
le canot, encore accroché à son flanc, était emporté avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais.
J’éprouvais ce tournoiement maladif qui succède
à un mouvement de giration trop prolongé. Nous
étions dans l’épouvante, dans l’horreur portée à
son comble, la circulation suspendue, l’influence
nerveuse annihilée, traversés de sueurs froides
comme les sueurs de l’agonie ! Et quel bruit autour de notre frêle canot ! Quels mugissements
que l’écho répétait à une distance de plusieurs
milles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisées
sur les roches aiguës du fond, là où les corps les
plus durs se brisent, là où les troncs d’arbres
s’usent et se font « une fourrure de poils », selon
l’expression norvégienne !
Quelle situation ! Nous étions ballottés affreusement. Le Nautilus se défendait comme un être
humain. Ses muscles d’acier craquaient. Parfois
il se dressait, et nous avec lui !
« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les
écrous ! En restant attachés au Nautilus, nous
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
pouvons nous sauver encore...! »
Il n’avait pas achevé de parler, qu’un craquement se produisait. Les écrous manquaient, et le
canot, arraché de son alvéole, était lancé comme
la pierre d’une fronde au milieu du tourbillon.
Ma tête porta sur une membrure de fer, et,
sous ce choc violent, je perdis connaissance.
XXIII
Conclusion
Voici la conclusion de ce voyage sous les mers.
Ce qui se passa pendant cette nuit, comment le
canot échappa au formidable remous du Maelstrom, comment Ned Land, Conseil et moi, nous
sortîmes du gouffre, je ne saurai le dire. Mais
quand je revins à moi, j’étais couché dans la cabane d’un pêcheur des îles Loffoden. Mes deux
compagnons, sains et saufs étaient près de moi
et me pressaient les mains. Nous nous embras1014
Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
sâmes avec effusion.
En ce moment, nous ne pouvons songer à regagner la France. Les moyens de communications
entre la Norvège septentrionale et le sud sont
rares. Je suis donc forcé d’attendre le passage du
bateau à vapeur qui fait le service bimensuel du
Cap Nord.
C’est donc-là, au milieu de ces braves gens qui
nous ont recueillis, que je revois le récit de ces
aventures. Il est exact. Pas un fait n’a été omis,
pas un détail n’a été exagéré. C’est la narration fidèle de cette invraisemblable expédition sous un
élément inaccessible à l’homme, et dont le progrès rendra les routes libres un jour.
Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, après
tout. Ce que je puis affirmer maintenant, c’est
mon droit de parler de ces mers sous lesquelles,
en moins de dix mois j’ai franchi vingt mille
lieues, de ce tour du monde sous-marin qui m’a
révélé tant de merveilles à travers le Pacifique,
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
l’Océan Indien, la mer Rouge, la Méditerranée,
l’Atlantique, les mers australes et boréales !
Mais qu’est devenu le Nautilus ? A-t-il résisté aux étreintes du Maelstrom ? Le capitaine
Nemo vit-il encore ? Poursuit-il sous l’Océan ses
effrayantes représailles, ou s’est-il arrêté devant
cette dernière hécatombe ? Les flots apporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toute
l’histoire de sa vie ? Saurai-je enfin le nom de cet
homme ? Le vaisseau disparu nous dira-t-il, par
sa nationalité, la nationalité du capitaine Nemo ?
Je l’espère. J’espère également que son puissant appareil a vaincu la mer dans son gouffre
le plus terrible, et que le Nautilus a survécu là
où tant de navires ont péri ! S’il en est ainsi, si
le capitaine Nemo habite toujours cet Océan, sa
patrie d’adoption, puisse la haine s’apaiser dans
ce coeur farouche ! Que la contemplation de tant
de merveilles éteigne en lui l’esprit de vengeance
! Que le justicier s’efface, que le savant continue
la paisible exploration des mers ! Si sa destinée
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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne
est étrange, elle est sublime aussi. Ne l’ai-je pas
compris par moi-même ? N’ai-je pas vécu dix
mois de cette existence extra-naturelle ? Aussi,
à cette demande posée, il y a six mille ans, par
l’Éccclésiaste : « Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l’abîme ? » deux hommes entre tous
les hommes ont le droit de répondre maintenant.
Le capitaine Nemo et moi.
FIN
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