L’expérimentation comme manières de vivre
Jean-Michel Lapointe
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Si l’on me demandait de repérer une constante au sein de cette constellation d’écrivains occidentaux qui se
réclament à divers titres de l’esprit du Bouddha, j’attirerais l’attention sur la place importante qu’ils accordent au
besoin d’expérimenter, et ce en tous les sens que ce verbe d’action est susceptible de revêtir. Que ce soit en
s’adonnant à des pratiques d’écriture (la «!prose spontanée!» de Kerouac, notamment), ou encore, de façon plus
générale, en se prêtant à toutes sortes d’expériences qui requièrent d’abandonner la quiétude de leur table de travail
afin de se frotter à la fibre de la vie (voyages, retraites et errances de toutes sortes), ces écrivains virent la nécessité
de disposer de toutes les ressources de l’existence humaine.
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L’un des plus ardents promoteurs de cette expérimentation tous azimuts est sans conteste l’essayiste Ralp Waldo
Emerson. On le désigne habituellement comme le chef de fil du mouvement transcendantaliste et, moins souvent,
comme l’un des premiers propagateurs des textes orientaux en Amérique. Emerson, lui, se présente ainsi : «!let me
remind the reader!that I am only an experimenter » (Circles).
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À l’inverse de l’expérimentation scientifique qui aspire à contrôler tous ses paramètres afin de s’assurer de la validité
statistique de son entreprise, l’expérimentation existentielle que promeut Emerson dans ses écrits suggère de s’ouvrir
à un rapport inédit et toujours légitime avec ce qui se donne à vivre. Cette ouverture sans a priori conceptuel, il
l’évoque précisément et d’une façon empreinte de cet esprit bouddhiste qui intéresse notre colloque : «!not!with the
intellect used as an organ, but with the intellect released from all service » (The Poet).
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On peut facilement apercevoir qu’Emerson est, au sein de cette constellation littéraire occidentale investie par le
souffle bouddhique, un astre qui brille suffisamment pour être visible à l’œil nu. Il est l’une des figures non
négligeable de cette nouvelle sensibilité qui, d’un point de vue littéraire, est beaucoup plus qu’un artifice d’écriture.
Si l’on tenait tout de même à s’armer d’une lunette pour mieux être en mesure d’ajuster les contours de cette
sensibilité qui traverse notre ciel intellectuel depuis le XIXe siècle, on verrait qu’elle ne se limite pas non plus au
cadre étroit de son inscription textuelle. Elle se diffuse également dans la vie de ceux qui la ressentent et
l’éprouvent, suivant en cela l’effet qu’Emerson visait à produire chez ses lecteurs et auditeurs, lui qui les invitait
sans relâche à faire confiance à la valeur de leur propre expérience et à goûter à leur tour l’espace infini des
possibles. On pourrait d’ailleurs considérer les essais d’Emerson comme autant de variations sur le thème de
l’expérimentation du soi dans le monde.
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En m’appuyant en particulier sur son essai The Poet, qui s’intéresse à l’expérimentation sous l’angle de la création
littéraire, j’aimerais explorer dans cette communication «!la!» manière de vivre empruntée par Emerson, manière qui
se décline en d’innombrables façons d’occuper la durée de son existence. Une manière qui a aussi ceci de singulier,
voire même de paradoxal, qu’elle ne repose pas sur un choix de vie ayant une finalité arrêtée une fois pour toute,
comme par exemple l’ataraxie recherchée par les philosophes antiques. Elle s’appuie peut-être davantage sur une
visée plurivoque qui puisse être en mesure de fournir aux perpétuels étudiants que nous sommes les nourritures
spirituelles que nous soutirons d’une «!relation originale avec l’univers!» (Nature).
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Par-delà le texte émersonien, la question à laquelle j’essaierai d’esquisser une réponse pourrait se formuler ainsi :
quel(s) savoir(s) une «!relation originale!avec l’univers» est-elle susceptible de fournir à celui qui place cette activité
expérimentale au cœur de sa vie ?
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