1941
MEURTRES EN MASSE
Pendaison de Volodya Sherbateyvich (à gauche) et Masha
Bruskina, des partisans de Minsk, le 26 octobre 1941
LE30 janvier 1941, à l’occasion du huitième anniversaire de sa
prise du pouvoir en Allemagne, Adolf Hitler prononça un discours au
Reichstag : « Je ne veux pas oublier, dit-il, le conseil que j’ai déjà donné
au Reichstag allemand… à savoir que si le reste du monde devait s’enga-
ger dans une guerre à cause de la juiverie, alors toute la juiverie aura joué
son dernier rôle en Europe !... Les prochaines années et les prochains
mois prouveront qu’ici, aussi, ma prédiction était exacte. »
Vers la fin de l’année 1940, le nombre de Juifs assassinés par les nazis
approchait les 100 000. Mais, en 1941, le nombre de morts s’accrut de
façon vertigineuse, le meurtre en masse des Juifs devenant la politique de
l’État allemand. On ne sait pas très bien comment ce tournant décisif se
produisit, ni le lien avec la prévision formulée par Hitler le 30 janvier. Ce
qui est certain, c’est qu’en 1941, environ un million de Juifs périrent.
Un rapport sur une importante partie de ces pertes arriva à Berlin, le 2
octobre, sur le bureau de Reinhard Heydrich, chef de la police et des ser-
vices de sûreté. Intitulé « Rapport sur la situation opérationnelle en URSS
n° 101 », il résumait brièvement le travail de l ’Einsatzgruppe C à Babi
Yar, une région ravinée située au nord-ouest de Kiev, la capitale de
l’Ukraine. Ce rapport précisait : « Le Sonderkommando 4a, en collabo-
ration avec l’Einsatzgruppe HG et des Kommandos du régiment de la
police Sud, ont exécuté 33 771 Juifs à Kiev les 29 et 30 septembre 1941. »
Dans une perspective strictement bureaucratique, ce rapport ne nécessitait
pas de commentaires. En 1959, cependant, un témoin oculaire allemand,
Fritz Höfer, qui avait été chauffeur de camion du Sonderkommando 4a, en
raconta davantage. Il détailla comment les Allemands, aidés et encouragés
par leurs collaborateurs ukrainiens, rassemblèrent les Juifs, les contraignirent
à se déshabiller, à laisser leurs objets de valeur et à pénétrer dans « un ravin
d’environ 150 mètres de longueur, sur 30 mètres de large et au moins 15
mètres de profondeur. » Il précisa qu’« aucune distinction n’avait été faite
entre hommes, femmes et enfants. » Une fois dans le ravin, les Juifs « durent
se coucher sur les Juifs déjà abattus. Tout se déroula très rapidement. Les
corps étaient littéralement disposés en couches. Un tireur de la police appro-
cha et tira avec une mitraillette dans la nuque de chaque Juif là où il se trou-
vait. » Jusqu’à ce qu’il soit trop tard, déclara Höfer, les Juifs approchèrent de
Babi Yar « en ayant l’impression qu’ils allaient être relogés ».
À l’automne 1941, le massacre de Babi Yar n’était pas inhabituel. Il témoi-
gnait d’un processus de destruction planifié, mis en œuvre dès l’invasion du
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territoire soviétique par la Wehrmacht (armée allemande), le 22 juin. Au fur et
à mesure que les Allemands avançaient vers l’est, des unités de l’armée étaient
accompagnées par des Einsatzgruppen, escadrons spéciaux ayant pour mis-
sion de rassembler les dirigeants politiques et l’intelligentsia bolcheviques, dont
bon nombre étaient considérés comme Juifs par les nazis, puisque selon leur
idéologie, le communisme était dominé par des influences juives.
Empruntant des procédés similaires à ceux de Babi Yar, les massacres à
l’arme automatique s’étendirent durant l’été. En quelques semaines, ces unités
mobiles de meurtre anéantirent plusieurs centaines de communautés juives,
massacrant plus de Juifs que les nazis n’en avaient assassiné au cours des huit
années précédentes. Environ 1,3 million de Juifs (environ un quart de tous
ceux qui périrent dans la Shoah) furent tués, un par un, par les 3 000 hommes
des quatre Einsatzgruppen, leurs troupes de soutien, la police locale et les col-
laborateurs – tous avec l’aide de la Wehrmacht. La majeure partie de ces
meurtres de 1,3 million de Juifs eurent lieu en 1941.
Bien que l’organisation des Einsatzgruppen ait été plani-
fiée avant l’invasion de l’URSS par les nazis, la date à laquelle
fut prise la décision de massacrer tous les Juifs d’Europe n’est
pas – et ne sera peut-être jamais – déterminée avec précision.
Par exemple, aucun ordre écrit de ce type, émanant d’Hitler,
n’a été découvert. Le 31 juillet, Hermann Göring, le deuxième
personnage du Reich, autorisa Reinhard Heydrich à préparer
la « solution finale de la question juive », mais cette autorisa-
tion de Göring ne précisait exactement ni ce qui devait être
fait, ni la manière de procéder.
Heydrich avait pour mandat de déterminer la façon de
résoudre une fois pour toutes le « problème juif » des nazis.
Selon Raul Hilberg, spécialiste de la Shoah, ce qu’Heydrich obtint était
«une autorisation d’inventer ». Au fur et à mesure des prises de décisions
et du déroulement des événements, on fit appel à l’invention à maintes
reprises. Tout organisme impliqué se retrouvait confronté à des problèmes
sans précédent car, jamais auparavant dans l’histoire humaine, n’avait été
tenté quelque chose qui ressemblât à la « solution finale » intervenue par
la suite – le meurtre en masse de tous les membres d’un peuple, non pas
pour ce qu’ils auraient fait, mais à cause de leur « race ».
Hilberg résume succinctement la situation : « Non seulement comment
tuer les Juifs, mais que faire ensuite avec leurs biens. Non seulement cela, mais
comment faire en sorte que le monde ne sache pas ce qui s’était passé. Toute
cette foule de problèmes, c’était nouveau ». Des dirigeants nazis comme Hey-
drich, son supérieur Heinrich Himmler, ses subordonnés comme Adolf Eich-
mann, et une bureaucratie considérable tentèrent de résoudre ces problèmes.
La politique d’élimination des Juifs d’Europe, trop importante pour avoir
été mise en œuvre sans l’initiative d’Hitler, entra probablement en vigueur
durant l’été 1941, après les meurtres perpétrés par les Einsatzgruppen en juin.
D’autres signes apparurent bientôt indiquant qu’Hitler avait exprimé sa déci-
sion d’anéantir complètement les Juifs européens. À la fin de l’automne, par
exemple, la construction de chambres à gaz fixes était en cours dans les camps
de concentration de Belzec et d’Auschwitz, en Pologne. Auparavant, même, en
septembre, des expériences réalisées à Auschwitz avaient montré que le Zyklon
B, un pesticide, pouvait être utilisé pour tuer des êtres humains dans des
chambres à gaz. Et le 8 décembre, après que le bombardement de Pearl Har-
bor par les Japonais eut engagé pleinement les États-Unis dans la Seconde
212
1941
Quatre membres de
l’Einsatzgruppe A exécutent trois
Juifs à Kovno, en Lituanie.
Guerre mondiale, le premier gazage à grande échelle eut lieu :
700 Juifs des villages situés près du centre d’extermination de
Chelmno, en Pologne, furent assassinés avec du monoxyde de
carbone dans des camions spécialement conçus à cet effet.
Le meurtre en masse par des armes automatiques décima
des communautés entières. Cependant, au cours des derniers
mois de 1941, il devint évident pour les Allemands que ces
assassinats à l’arme automatique étaient trop stressants pour
les tueurs et insuffisamment efficaces pour atteindre les objec-
tifs de la « solution finale ». Le changement majeur de la poli-
tique antijuive de l’Allemagne nazie prévoyait que les
déportations allaient s’intensifier et que les Juifs seraient anéan-
tis dans les grands camps de la mort en Pologne.
Utilisant des euphémismes comme « réinstallation », les Allemands tentè-
rent de dissimuler leurs intentions meurtrières. Abba Kovner, un jeune diri-
geant de la Résistance juive, ne s’y trompa point. Lorsque le massacre des Juifs
lituaniens par les nazis le convainquit que la résistance armée contre les Alle-
mands était impérative, il se consacra à l’organisation des combattants juifs.
Au cours d’une réunion clandestine du 31 décembre 1941 à Vilnius, en
Lituanie, Kovner rédigea un manifeste qui fut communiqué plus largement le
lendemain aux membres de la Résistance juive. « Hitler prévoit d’anéantir
tous les Juifs d’Europe, déclarait la proclamation de la Résistance du ghetto
de Vilnius, le 1er janvier 1942, et les Juifs de Lituanie sont les premiers en
ligne. » Et de poursuivre : « Nous ne nous laisserons pas mener à l’abattoir
comme des moutons ! Certes, nous sommes faibles et vulnérables, mais la
seule réponse au meurtre est la révolte ! Frères ! Mieux vaut tomber en tant
que combattants libres plutôt que de vivre à la merci des assassins. Debout !
Debout jusqu’à votre dernier souffle. »
Se fondant sur son intuition précoce et exacte des intentions allemande de
détruire entièrement les Juifs européens, l’appel public de Kovner à la résis-
tance fut le premier du genre. Fin 1941, les Juifs européens étaient gravement
démunis des ressources et du soutien nécessaires pour organiser de véritables
soulèvements. Néanmoins, alors que le meurtre en masse de la solution finale
se poursuivait, des Juifs – hommes, femmes et adolescents – trouvèrent le
moyen de résister aux nazis dans les ghettos, dans les unités de partisans, dans
des mouvements clandestins du continent européen et même dans les camps
de concentration et d’extermination.
Contrairement au stéréotype erroné d’une résistance armée restreinte
parmi les Juifs européens, les faits montrent au contraire une résistance impor-
tante, alors que les ressources des Juifs étaient extrêmement limitées. Après la
Shoah, les exemples de
résistance menée par les
Juifs, alors que tout était
contre eux et que la mort
était quasi certaine, revê-
tent une profonde signi-
fication symbolique pour
tous ceux – tant Juifs que
non Juifs – qui compren-
nent la quête humaine
de la liberté.
213
Haut : Ce fourgon mobile gaza des
Juifs, dont les corps furent brûlés
dans les fours crématoires de
Chelmno, en Pologne. Bas : Les
tourbillons de fumée témoignent de
l’ardeur des combats entre troupes
allemandes – ici envahissant
l’Ukraine – et les défenseurs sovié-
tiques. Utilisant des lance-flammes
et des grenades, les Allemands
détruisirent tout sur leur passage.
1941 1941 : Maximilian Kolbe, un prêtre
catholique romain interné dans le camp
de la mort d’Auschwitz en Pologne, se
porte volontaire pour prendre la place
d’un détenu non juif condamné et
meurt d’une injection de phénol.
Parution du premier numéro de
Sztandar Wolnosci (Bannière de la
liberté), une publication en polonais de
la Résistance juive de Vilnius en Litua-
nie. • Création aux Pays-Bas du Land-
wacht (Garde nationale), une force
auxiliaire de police collaborationniste.
Janvier 1941 : Privés de charbon,
les Juifs du ghetto de Varsovie meu-
rent de froid.
9 janvier 1941 : Adolf Hitler
abandonne officiellement Seelöwe (Ota-
214
1941 • MEURTRES EN MASSE
Dimo Kazassov de Bulgarie prononce un discours pour protester contre
les lois juives adoptées en 1940. La loi sur la défense de la nation priva les
Juifs bulgares de leurs droits civiques. La protestation écrite adressée par
Kazassov au premier ministre fut rejetée. Kazassov continua à défendre les
Juifs bulgares et joua un rôle décisif pour empêcher ultérieurement leur
déportation pendant la guerre.
Le métropolitain Cyril de Plovdiv,
en Bulgarie, membre de l’instance
suprême de l’Église orthodoxe,
protesta contre la législation
antisémite de son pays. D’autres
ecclésiastiques, diverses personnes
exerçant des professions libérales et
des hommes politiques participèrent
à sa campagne contre la législation
proposée. En dépit de l’importante
opposition aux lois raciales, le gouver-
nement bulgare plaça ses relations
avec l’Allemagne au-dessus de toute
autre considération et appliqua sa
législation le 21 janvier 1941.
Général SS honoraire, Erich
Koch, le fonctionnaire nazi le plus
important en poste en Prusse orien-
tale, fut Reichskommissar pour
l’Ukraine. Dirigeant allemand du
génocide des peuples slaves, il fut
également responsable du meurtre
de centaines de milliers de Polonais
et d’Ukrainiens. Koch déclara :
«Nous sommes une race de
seigneurs qui doit se rappeler que
l’ouvrier allemand le plus humble
est racialement et biologiquement
un millier de fois plus précieux que
la population d’ici [l’Ukraine]. »
Koch échappa à l’arrestation immé-
diatement après la guerre, mais fut
capturé par les Britanniques en
1949. Finalement jugé en 1958 et
condamné à mort l’année suivante,
il vit sa sentence commuée en
prison à vie. Il mourut dans une pri-
son polonaise en 1986.
rie), le plan allemand d’invasion de l’An-
gleterre. • La police nazie fait irruption
dans une maison du ghetto de Varsovie,
contraint les femmes à se déshabiller et
leur pique la poitrine et les organes géni-
taux avec leurs pistolets.
10 janvier 1941 : Recensement des
Juifs néerlandais par les autorités
allemandes.
21-24 janvier 1941 : En Roumanie,
les légionnaires de la Garde de fer lan-
cent un coup d’état au cours duquel les
violences antijuives se déchaînent. Plu-
sieurs milliers de Juifs sont roués de
coups et plus de 120 sont assassinés.
22 janvier 1941 : La loi sur la défense
de la nation, imposée par la Bulgarie,
contraint les Juifs à renoncer à leurs
postes dans la fonction publique ; ceux qui
exerçaient la médecine, le droit ou
d’autres professions libérales doivent
abandonner leur métier. En outre, un
impôt discriminatoire est prélevé sur les
magasins et les foyers juifs de Bulgarie.
29 janvier 1941 : Dans le ghetto de
Lodz, en Pologne, Bluma Lichtensztajn se
suicide en se jetant par la fenêtre du qua-
trième étage. Le peintre Maurycy
Trebacz, lauréat d’un prix à Lodz,
215
1941 • MEURTRES EN MASSE
Euphémismes nazis
Les euphémismes employés par les nazis jouè-
rent un rôle important dans le processus de
déshumanisation que constitua la Shoah. Dès le
début, Hitler parla de la nécessité de « purifier »
et « d’épurer », de débarrasser le Reich de la
«vermine » juive et de le « décontaminer » ou de
le « désinfecter » du « bacille » juif.
Par la suite, le « problème juif » fut résolu
dans le cadre de la « solution finale » (Endlö-
sung), euphémisme désignant l’extermination.
Des termes comme « euthanasie » couvraient
les assassinats de handicapés (considérés
comme « indignes de vivre ») meurtres perpé-
trés pour raisons raciales et non pour soulager
des souffrances. Dans les installations où se
pratiquait l’euthanasie, l’expression « traite-
ment spécial » (Sonderbehandlung) signifiait le
meurtre par les gaz.
D’autres euphémismes étaient utilisés dans les
camps de la mort ou pour désigner les massacres
perpétrés par les Einsatzkommandos. Au lieu de
«tuerie » ou de « meurtre », des termes comme
«action spéciale », « évacuation » et « réinstalla-
tion » dissimulaient l’intention réelle. Dans le cas
des opposants, l’expression « détention dans l’in-
térêt de la personne » (Schutzhaft), loin d’apporter
une protection, signifiait incarcération illimitée
sans procès. « Quartier de résidence juive » (Jüdi-
scher Wohnbezirk) se substituait à « ghetto ».
L’« Est » et la « région de peuplement juif »
(Jüdische Siedlungsgebiet) devinrent des euphé-
mismes collectifs désignant les centres d’assassi-
nat en Pologne, les camps de la mort n’étant
mentionnés que comme des camps de « travail »,
de « faveur » ou de « prisonniers de guerre ».
Une cruelle duperie et une ironie impitoyable
marquaient également les enseignes à l’entrée des
camps dans les formules tristement célèbres : Arbeit
Macht Frei, le travail rend libre. À l’intérieur des
camps, les chambres à gaz et les fours crématoires
recevaient les appellations anodines de « douches »
(Badeanstalten) et d’« installations spéciales » (Spe-
zialeinrichtungen). Rarement, le langage aura été
aussi cyniquement malmené.
Des cadavres juifs jonchent la cour de la morgue à
Bucarest, en Roumanie, après une orgie de violence
déclenchée par la Garde de fer roumaine. Ce
massacre, qui dura trois jours, coûta la vie à plus
d’une centaine de Juifs, et plusieurs milliers d’autres
furent roués de coups et terrorisés. Ne se contentant
pas de prendre la vie de leurs victimes, les assassins
leurs volèrent également leurs vêtements.
Pain et soupe constituaient la base du régime de
famine imposé aux détenus dans les camps de concen-
tration. Les prisonniers juifs n’avaient droit qu’à
quelques centaines de calories par jour. Rendus plus
vulnérables par l’insuffisance de calories, ils
succombaient au travail forcé, au typhus et à la
typhoïde.
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