Soldats de Napoléon aux Amériques Jean-Claude Lorblanches Soldats de Napoléon aux Amériques PRÉFACE DE JEAN TULARD L’HARMATTAN Du même auteur : Les Soldats de Napoléon en Espagne et au Portugal (1807-1814), L'Harmattan, Paris, 2007 Napoléon – Le faux pas espagnol, L'Harmattan, Paris, 2009. © L'HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96398-6 EAN : 9782296963986 Préface L'Histoire ne s'arrête pas en 1815. Vaincus, beaucoup de soldats de Napoléon refusent de servir Louis XVIII ou de connaître la monotonie de la vie d'un demi-solde dans une ville de province. Certains sont proscrits. Ils vont trouver refuge sur le continent américain ; d'autres iront aux Indes. L'Amérique du Nord était une terre d'accueil. Talleyrand y avait séjourné - et spéculé – pendant la Terreur ; Hyde de Neuville puis le général Moreau y avaient vécu dans l'exil. Napoléon songea à s'y retirer mais fut moins heureux que son frère. Les projets d'évasion de l'Empereur de Sainte-Hélène auront pour centre les États-Unis. Le Champ d'Asile, au Texas, devient l'Eldorado des combattants de la Grande Armée : "Au lieu d'un glaive inutile, Forgeons le fer agriculteur, Nobles débris du champ d'honneur, Fertilisez le Champ d'Asile…" La Nouvelle-Orléans recevra les débris de cette expérience avortée, au restaurant du Veau qui tête ou dans les tavernes de la rue de Chartres. L'Amérique du Sud offre à ces hommes qui se sont battus pour la liberté un magnifique champ d'action. Ils vont participer à l'indépendance des colonies espagnoles. Fernando Berguño Hurtado a souligné, dans un livre paru en 2010, le rôle qu'ils ont joué au Chili. On les retrouve en Uruguay, en Bolivie, au Venezuela… Napoléon n'avait pas fait la conquête de l'Amérique. Ses anciens soldats la font pour lui. Un tableau d'ensemble faisait défaut. Jean-Claude Lorblanchès nous l'offre. C'est une nouvelle épopée qui commence. Elle se poursuit bien après la mort de Napoléon. On la suit avec passion. Après l'Europe, c'est l'Amérique qui subit l'empreinte impériale. Jean TULARD de l'Institut 5 Avant-propos "Je meurs prématurément, assassiné par l'oligarchie anglaise et son sicaire". C'est en ces termes que s'exprime Napoléon dans le testament qu'il rédige à Sainte-Hélène quelques jours avant sa mort. Appliquant strictement les consignes qu'il recevait de son gouvernement, terrorisé par la crainte de voir le général Buonaparte s'évader, dénué du plus élémentaire sens du contact humain, Hudson Lowe s'est comporté en geôlier procédurier et obtus. L'Empereur n'a toutefois peut-être pas été aussi affecté que l'on pourrait le penser par la tournure prise par les événements. Au soir de Waterloo, alors qu'il pouvait encore espérer être victorieux, il a compris, en voyant surgir Blücher alors qu'il attendait Grouchy, que tout était perdu. C'est cette nuit-là qu'il a vraiment abdiqué. Peut-être aurait-il souhaité mourir à la tête de ses armées ? Lors de sa première abdication, en 1814, il avait tenté de se suicider. Rien de semblable cette fois-ci. Dans les jours qui ont suivi, il a manifesté une équanimité surprenante. Il avait tourné la page. "Si Jésus-Christ n'était pas mort sur la croix, il ne serait pas Dieu", devait-il dire à Montholon. À Sainte-Hélène, Napoléon va s'attacher à cultiver sa légende. Hudson Lowe la confortera par son attitude. Las Cases l'exaltera dans le Mémorial de Sainte-Hélène, avant que Bertrand, Montholon et Gourgaud ne lui emboîtent le pas1. La messe sera dite. Il appartiendra à ses fidèles, et tout particulièrement à ses anciens soldats, de pérenniser le culte du Grand Homme. Dès le Directoire, puis durant le Consulat et l'Empire, ils étaient déjà nombreux à avoir franchi l'Atlantique au service de Bonaparte, puis de Napoléon, dans des conditions difficiles et des circonstances souvent mal connues. Mais c'est surtout après 1815 qu'ils vont massivement s'exiler aux Amériques où ils tenteront de renouer avec la vie intense qui avait été la leur tout au long de l'épopée impériale. 1 Les quatre évangélistes, comme les qualifie joliment Jean Tulard. 7 Initialement, leur motivations principale sera de se rapprocher de l'Empereur pour organiser sa délivrance de la prison de SainteHélène, tout en lui ménageant, sur le continent américain, une structure susceptible de l'accueillir, une fois libéré, que ce soit comme empereur ou comme simple citoyen. Autant le premier objectif était clair, autant le second était nébuleux, chimérique. Tous deux s'inscrivaient toutefois dans la mouvance de la légende napoléonienne en train de se construire. Ce n'était pas la seule raison qui poussait les vétérans à franchir l'océan. Certains de ces exilés fuyaient la France de la Restauration pour cause de bannissement, d'autres par refus de servir le nouveau régime, ou encore parce qu'ils s'estimaient victimes d'ostracisme. Ils vont découvrir, aux Amériques, des populations qui les étonneront par leur dynamisme, les séduiront par leur genre de vie, et souvent les adopteront comme étant des leurs. Se rendant compte que les patriotes américains partageaient, dans une large mesure, des conceptions politiques proches de celles qu'ils avaient eux-mêmes toujours professées, ils participeront résolument à la lutte pour l'indépendance des colonies latino-américaines. Assimilant ce combat à celui qui était mené pour la libération de Napoléon, ils le poursuivront sans état d'âme après la mort de l'Empereur. Soldats de fortune, cherchant, avec plus ou moins de réussite, à combiner le souffle épique de la guerre de conquête napoléonienne et les idéaux de liberté et d'égalité de la Révolution française, fidèles à leurs engagements auprès des patriotes latinoaméricains tout en étant peu soucieux de reconnaissance, ils agiront, selon leurs convictions, pour un idéal qu'ils placeront bien au-dessus des médiocrités de la vie ordinaire que leur réservait la France de la Restauration. Tous n'étaient pas des saints. Il y eut parmi eux des opportunistes, des profiteurs, des cupides, ainsi que des rêveurs et des naïfs s'investissant dans des projets utopiques, irréalisables. La plupart d'entre eux ont toutefois été des hommes au caractère bien trempé, sincères dans leurs opinions, fidèles dans leurs amitiés, réalistes dans leur approche des problèmes. 8 Propagateurs zélés des idées des Lumières et de la Révolution française, ils ont participé à l'évolution de la société coloniale sclérosée au sein de laquelle ils ont été plongés, en vivifiant notamment la vie politique locale, tout en participant à l'apaisement de relations sociales et interraciales souvent conflictuelles. C'est avant tout dans leur domaine de prédilection, la spécialité pour laquelle ils ont été en premier lieu recrutés, qu'ils se sont illustrés. En œuvrant à la mise sur pied, à l'organisation et à la formation des forces armées nationales, ils ont laissé des marques profondes de leur passage. Elles ont perduré pendant une bonne partie du XIXe siècle, et leurs traces sont encore perceptibles de nos jours. 1. Le reflux français Naufrage de Saint-Domingue En 1697, l'Espagne avait cédé à la France le tiers occidental de l'île d'Hispaniola que Christophe Colomb avait découverte en septembre 1492. Cette partie de l'île de Saint-Domingue1, de nos jours Haïti, comptait déjà de nombreux planteurs français (la première sucrerie avait été installée en 1685). Elle était restée française à l'issue de la Guerre de Sept Ans (1756-1763). Par le traité de Bale, signé en 1795, la France avait obtenu de l'Espagne le reste de l'île, soit les deux tiers formant sa partie orientale, appelée à devenir la République dominicaine. Le 21 janvier 1801, date du transfert effectif de souveraineté, SaintDomingue était désormais française dans sa totalité. Le traité de Paris de 1763 avait entériné l'éviction quasi totale de la France de l'Amérique septentrionale, où elle ne conservait plus que Saint-Pierre et Miquelon. Contrainte de céder le Canada à l'Angleterre, elle avait perdu la Louisiane. Parcouru depuis plus d'un siècle par les Français, cet immense territoire, qui s'étendait des Grands Lacs jusqu'au Golfe du Mexique et aux Montagnes Rocheuses, avait surtout attiré des aventuriers, des coureurs des bois et des trappeurs. Encore inexplorées, ses forêts et ses plaines, que drainait un imposant réseau fluvial, représentaient un potentiel de développement fabuleux, quoique encore insoupçonné. Les terres situées à l'est du Mississippi avaient été attribuées à l'Angleterre. Celles situées à l'ouest du fleuve étaient revenues à l'Espagne, qui contrôlait en outre la région du delta et de la Nouvelle-Orléans. Territoire encore vierge, la Louisiane n'avait pas connu l'extraordinaire croissance des treize colonies anglaises, qui, depuis les Monts Appalaches jusqu'au littoral atlantique, avaient Ce nom, que les Espagnols avaient donné à un port situé dans la partie orientale de l'île, avait supplanté celui d'Hispaniola. 1 11 été mises en valeur par des colons anglais cent fois plus nombreux que leurs homologues français. En s'étendant jusqu'aux Antilles, la guerre avait perturbé les échanges commerciaux des îles avec l'Europe. De nombreux planteurs français de Saint-Domingue s'étaient repliés sur la Nouvelle-Orléans, créant ou renforçant des liens familiaux préexistants. La paix revenue, Saint-Domingue, qui était restée française, allait connaître une prospérité inégalée dans les autres îles des Antilles. La culture de denrées tropicales, très recherchées en Europe et fort prisées aux États-Unis, était pratiquée à grande échelle dans d'immenses exploitations, selon des techniques sans cesse améliorées. Café, cacao, tabac, épices se négociaient facilement, mais c'était surtout la canne à sucre et l'indigo qui enrichissaient les planteurs. Les principaux bailleurs de fonds étaient des négociants de Bordeaux, de La Rochelle et de Nantes qui avaient la haute main sur la gestion des plantations et la commercialisation des denrées. Outre le transport de ces dernières, leurs navires pratiquaient, à grande échelle, la traite des noirs, main d'œuvre exploitée sans vergogne dans des conditions souvent inhumaines. Le "commerce triangulaire" s'avérait particulièrement rentable : les bateaux chargeaient dans les ports français des produits de pacotille qu'ils échangeaient, sur le littoral d'Afrique noire, contre des esclaves razziés par des trafiquants locaux. Transporté de l'autre côté de l'Atlantique, le "bois d'ébène" était vendu aux planteurs, et les navires retournaient à leur point de départ, chargés de produits tropicaux. De 1776 à 1783, la guerre d'indépendance américaine allait offrir à la France l'occasion de prendre leur revanche sur les Anglais. Les succès de sa marine dans les Antilles, l'intervention directe d'un corps expéditionnaire aux ordres de Rochambeau, le soutien de nombreux officiers français détachés auprès des unités américaines inexpérimentées, ainsi que le rôle déterminant de Lafayette, devaient concourir à renforcer le prestige de la France. Les retombées économiques ne furent toutefois pas à la hauteur de l'effort financier qui avait été consenti. 12 Dès la fin de la guerre, les Anglais s'étaient attachés, avec succès, à reconstituer leurs positions commerciales dans les treize colonies devenues indépendantes. Quant aux Espagnols, qui avaient récupéré la Floride en 1783, ils conservaient le contrôle des deux rives du Mississippi au sud de Natchez. Ce qui inquiétait les Américains qui voyaient d'un mauvais œil une puissance européenne se maintenir à leurs portes. En 1795, ils négocieront un traité leur assurant le libre passage sur le fleuve et un accès sans restriction au port de La NouvelleOrléans. Fermiers, forestiers, trappeurs et commerçants américains seront dès lors de plus en plus nombreux à utiliser la superbe voie d'eau. La Louisiane sera en pleine expansion. En 1790, la population de Saint-Domingue était estimée à un demi million d'habitants, dont quarante mille blancs. Les troisquarts restant étaient des esclaves, et les autres des noirs libres et des métis. C'était la colonie la plus riche des Antilles, où la France possédait aussi la Guadeloupe, la Martinique, Marie-Galante, la Désirade, Sainte-Lucie et Tobago. Quarante pour cent du sucre et soixante pour cent du café consommés en Europe provenaient de ses plantations. La Louisiane lui procurait l'essentiel des céréales, de la viande et du bois dont elle avait besoin, en échange de denrées tropicales. Le port de la Nouvelle Orléans était le pivot de ce trafic. N'ayant ni les moyens humains ni la capacité financière de se maintenir sur la rive droite du Mississippi, et souhaitant avant tout préserver leurs territoires de Floride, du Texas et de Californie des convoitises américaines, les Espagnols s'étaient résolus à rendre à la France, le 1e octobre 1800, la partie de la Louisiane qui leur avait été attribuée en 1763. En échange, ils avaient obtenu le grand duché de Toscane pour l'infant Francisco de Bourbon-Parme, l'un des enfants de Charles IV. En mai de cette année-là, selon une des clauses du traité d'Amiens, la Grande-Bretagne avait restitué à la France la Martinique et la Guadeloupe. Bonaparte, Premier consul, pouvait désormais envisager de reconstituer en Amérique un grand espace colonial français parfaitement viable. Les îles, dans le sillage de Saint-Domingue, produiraient ces fameuses denrées tropicales que l'Europe consommait en quantités de plus en plus grandes. Relayant la métropole, la Louisiane en assurerait le soutien alimentaire et matériel. 13 Encore fallait-il que cessent les combats qui ensanglantaient Saint-Domingue. Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, encouragés par les nouvelles en provenance de France, des esclaves noirs avaient en effet déclenché une révolte. Elle avait rapidement pris de l'ampleur, notamment dans la partie orientale de l'île qui était encore sous contrôle espagnol. Les mutins s'y étaient réfugiés avec à leur tête Toussaint Louverture (1743-1803). Les Espagnols avaient assuré la formation militaire de cet ancien esclave, affranchi depuis une quinzaine d'années, et ils l'avaient nommé général. À la tête de quelque trois mille hommes, Toussaint Louverture va affronter avec succès les maigres troupes françaises stationnées sur l'île. Pendant une dizaine d'années, la situation restera confuse, entrecoupée de périodes de calme, marquée par des interventions espagnoles et anglaises, embrouillée par les conflits de personnes à la tête des insurgés, notamment entre les généraux noirs Toussaint Louverture et Dessalines, et le mulâtre Rigaud, ainsi que par le manque de cohérence dans les politiques menées par les représentants du gouvernement français. On assistera à un premier exode massif des blancs durant le deuxième semestre de 1792. Effrayés par les premiers massacres perpétrés par les insurgés, nombre de petits planteurs avaient pris peur et s'étaient enfuis, emmenant souvent leurs esclaves avec eux. Mais il y avait aussi beaucoup de commerçants et d'artisans parmi les réfugiés qui embarquaient sur des bateaux pour rallier non seulement la Nouvelle-Orléans, mais aussi la baie de Chesapeake, aux États-Unis1. Avec le soutien de créoles royalistes, appartenant généralement à des familles de grands planteurs, Anglais et Espagnols vont profiter des désordres pour tenter d'envahir la partie française de l'île. Envoyés par la Convention pour assurer la protection des gens de couleur, les commissaires Santhonax et Polverel proclamaient l'abolition de l'esclavage le 29 août 1793. Cette mesure, décrétée à Paris le 4 février 1794, rencontrait sur place une forte opposition des créoles, et elle ne ramenait qu'un calme relatif. Le général 1 La présence importante de francophones dans la région de Baltimore et de Philadelphie surprendra les premiers exilés bonapartistes. 14 Laveaux, commandant des forces françaises, décidait alors de jouer la carte Toussaint Louverture. Rallié en mai 1794, celui-ci se voit confier le commandement d'une petite armée composée de soldats de toutes origines : des esclaves noirs, des noirs affranchis ou marrons, des mulâtres, et même quelques créoles1. Chassant les Espagnols, repoussant les Anglais qui tentent de se maintenir au nord et à l'ouest, Toussaint Louverture libère les principales agglomérations de la partie française. En juillet 1795, la Convention le fait général de brigade. En août 1796, il est nommé général de division par le Directoire. Il dispose alors d'une cinquantaine de milliers d'hommes, dont trois mille blancs. Le 30 mars 1798, les Anglais se résignent à signer un armistice, prélude à leur retrait de Saint-Domingue. Lorsqu'il fait son entrée dans Port-au-Prince, le 16 mai, Toussaint Louverture est à l'apogée de sa puissance. Il contraint le général Hédouville, dernier commandant en chef arrivé en mars, à rembarquer en octobre pour la France. Puis il se débarrasse du général Rigaud, le chef des mulâtres. Fort du pouvoir absolu que désormais il détient, il va tenter de relancer l'économie en s'appuyant sur les planteurs blancs, et en rétablissant le travail forcé (maintenant rémunéré) des noirs dans les plantations. Les États-Unis lui fourniront des armes et des produits alimentaires, en échange de denrées tropicales. Le 3 juillet 1801, Toussaint Louverture proclame une constitution autonomiste, décision unilatérale que le Premier consul juge intolérable. Sensible par ailleurs aux arguments des planteurs martiniquais et des négociants bordelais et nantais qui réclament le rétablissement de l'esclavage, Bonaparte confie à son beau-frère, le général Charles Leclerc, le mari de la belle Pauline, la mission de remettre Saint-Domingue dans le droit chemin. Mais il se garde de dévoiler ses véritables intentions concernant l'esclavage. Le 20 janvier 1802, un corps expéditionnaire français de vingttrois mille hommes commence à débarquer. Le 7 mai, Toussaint Louverture, lâché par plusieurs de ses officiers et par une partie de 1 Un créole est un blanc né dans les colonies ; un mulâtre est issu d'une union blanc/noir ; un métis, d'une union blanc/amérindien. 15 la population qui répugne à son autoritarisme, est contraint de signer un accord avec le général Leclerc. À la mi-juin, leurré par une fausse convocation, il est arrêté et immédiatement transféré en France. Enfermé au fort de Joux, dans le Jura, il y décèdera le 7 avril 1803. Au mois d'août 1802, trois semaines après le plébiscite qui l'a fait consul à vie, Bonaparte, manifestant un regain d'intérêt pour la Louisiane, charge le général Victor de préparer une expédition pour affirmer la présence de la France dans la colonie. La mission de reconnaissance qu'André Burthe d'Annelet, aide de camp de Victor, effectue à la Nouvelle-Orléans n'aura pas de suite. À Saint-Domingue, les troubles reprennent de plus belle. La fièvre jaune décime les soldats autant que les populations. Leclerc en est lui-même victime : il succombe le 1e novembre 1802. En juin 1803, dès que le décès de Toussaint Louverture est connu, l'insurrection redouble de virulence. Elle devient générale. Véritable guerre d'extermination, les combats sont terribles, d'une cruauté démoniaque, d'un côté comme de l'autre. Le général Donatien de Rochambeau, qui a pris la relève de Leclerc, reçoit le renfort de quelque dix mille hommes. Sous le commandement du général Dessalines, les insurgés multiplient les accrochages, prenant souvent l'avantage dans les combats de plus en plus violents. Le 18 novembre 1803, mis en échec en défendant le fort de Vertières, Rochambeau doit déposer les armes. Selon les termes de la capitulation, il ne dispose que de dix jours pour évacuer la place et rembarquer son armée. Le 1e janvier 1804, le tiers occidental de Saint-Domingue, traditionnellement français, proclame son indépendance sous le nom de Haïti. Premier État indépendant d'Amérique Latine, c'est aussi la première république noire au monde. Repoussant les incursions haïtiennes jusqu'au début de l'été 1808, le général Ferrand parviendra à se maintenir pendant cinq ans dans la partie orientale. Lorsque les événements survenus le 2 mai à Madrid, et la confiscation de la couronne d'Espagne par Napoléon seront connus, le harcèlement des troupes françaises reprendra de plus belle avec le soutien des Anglais de la Jamaïque. Le 7 novembre, submergé à la Sabana de Palo Incado par des forces quatre fois supérieures, Ferrand, refusant de se rendre, se suicidera. Regroupés à Santo Domingo, les Français qui ont 16 échappé au massacre résisteront jusqu'en juillet 1809, puis ils se rendront aux Anglais. Les créoles, qui s'étaient réfugiés à Cuba tout au long de ces années de guerre, seront expulsés. Comme en 1792, ils se replieront sur la Nouvelle-Orléans et la baie de Chesapeake. Sur les quelque soixante-dix mille hommes engagés à SaintDomingue par la Convention, puis par le Directoire et le Consulat, plus de cinquante mille sont morts, que ce soit dans les combats, des suites de leurs blessures ou de maladie. Pour combler ces pertes, les commandants en chef, qui ne pouvaient guère compter sur des renforts venant de métropole, ont d'abord recruté des créoles pour former des milices locales. Puis ils ont fait appel à des métis et à des noirs. Nombre de ces miliciens intégreront les unités régulières. On observera un phénomène identique dans les colonies américaines luttant pour leur indépendance : noirs, mulâtres et métis seront nombreux à combattre dans les rangs des unités régulières, tant du côté des patriotes (indépendantistes) que de celui des royalistes (espagnols). En 1805, il ne reste pratiquement plus de Blancs dans la partie occidentale de Saint-Domingue, Haïti. Plus de dix mille ont été massacrés ; vingt à trente mille ont pu s'échapper. Certains se sont repliés dans les îles proches, notamment à Cuba, mais la plupart ont gagné La Nouvelle-Orléans et le delta du Mississippi, voire même l'Alabama et les régions côtières plus septentrionales des États-Unis. Ce reflux en masse sur le continent a été favorisé par des relations qui s'étaient nouées durant des décennies, tant sur le plan commercial que familial. C'était aussi la destination de fuite la plus sûre : la marine anglaise contrôlait les routes maritimes vers la France métropolitaine, alors que corsaires et flibustiers assuraient les passages vers la Louisiane, New York et Philadelphie. À Sainte-Hélène, l'Empereur confiera à Las Cases : "J'ai à me reprocher une tentative sur cette colonie lors du Consulat. C'était une grande faute que d'avoir voulu la soumettre par la force ; je devais me contenter de la gouverner par l'intermédiaire de Toussaint (...) L'arrivée du capitaine général Leclerc fut suivie d'un succès complet ; mais il ne sut pas s'en assurer la durée... Il abattit le parti de couleur et donna sa confiance aux généraux noirs. Il fut dupé par ceux-ci, se vit assailli d'embarras, et la colonie fut perdue." 17 En janvier 1817, il renchérissait auprès de Gourgaud : "L'affaire de Saint-Domingue a été une grande sottise de ma part. Si elle eût réussi, elle n'aurait servi qu'à enrichir les Noailles et les La Rochefoucauld (...) C'est la plus grande faute que j'ai commise en administration. J'aurais dû traiter avec les chefs noirs comme avec les autorités d'une province, nommer des officiers nègres dans des régiments de leur race, laisser comme vice-roi Toussaint Louverture, ne point y envoyer de troupes, laisser tout aux noirs, si ce n'est quelques conseillers blancs, un trésorier, par exemple ; encore j'aurais dû vouloir qu'ils épousassent des femmes noires. Par là, les nègres, ne voyant autour d'eux aucune force blanche, auraient pris confiance dans mon système. La colonie aurait proclamé la liberté des esclaves. Il est vrai que j'aurais perdu la Martinique, car les noirs auraient été libres, mais cela se serait fait sans désordre. J'avais un plan pour cela, en attachant les esclaves au terrain." Abandon de la Louisiane Début 1803, l'échec de Leclerc à Saint-Domingue, puis les énormes problèmes auxquels avait été confronté, témoignaient de la difficulté qu'il y avait de soutenir un corps expéditionnaire engagé aussi loin de la métropole. La France n'avait pas les moyens d'intervenir militairement de manière efficace dans cette partie du monde. Par ailleurs, la Louisiane n'avait pas été en mesure d'assurer efficacement le rôle de base arrière des troupes opérant dans l'île. Ce soutien devenait d'ailleurs sans objet, la colonie devant être considérée comme définitivement perdue. Les destructions et les haines raciales étaient telles qu'il était impensable que l'économie de ce qui avait été pendant des décennies le fleuron des établissements français des Antilles puisse être à court terme remise à niveau. La Louisiane n'était-elle pas elle-même vulnérable ? Elle allait devenir d'autant plus exposée à une attaque anglaise en provenance du Canada que la fragile paix d'Amiens conclue avec les Britanniques était rompue le 17 mai. Non seulement la Louisiane n'était plus nécessaire au soutien d'une présence française à Saint-Domingue, mais elle allait coûter de plus en plus cher à la France, et sa défense paraissait impossible à assurer. Le Premier consul n'ignorait pas que les Américains s'inquiétaient de la présence d'une puissance européenne sur leur 18 frontière ouest. Ils redoutaient que la liberté de navigation sur le Mississippi soit remise en question, ainsi que leur libre accès au port de la Nouvelle-Orléans. Ce dernier était devenu très important pour eux, le Mississippi drainant l'essentiel de l'activité économique de territoires en plein développement. Rien ne les empêcherait de s'emparer de la Louisiane lorsqu'ils le jugeaient opportun. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas la leur céder de suite, puisque, de toute manière, tôt ou tard elle serait perdue ? Ne valait-il pas mieux que ce soit les États-Unis qui la récupèrent plutôt que la Grande-Bretagne ? Les amis de la France plutôt que ses ennemis ? Et d'ailleurs, que restait-il de la présence française dans ce territoire qui venait de passer près de quarante ans (de 1763 à 1800) sous domination espagnole ? Seule la région de la Nouvelle-Orléans conservait de solides racines françaises. Bien que le traité fût en principe tenu secret, les Américains savaient que l'Espagne avait rétrocédé la Louisiane à la France. Le tiers de leurs exportations transitant par la Nouvelle Orléans, le président Jefferson avait demandé à son ambassadeur à Paris de négocier, pour deux millions de dollars, l'acquisition de ce débouché sur le golfe du Mexique, assortie de la garantie d'une libre circulation des marchandises sur le Mississippi. En octobre 1802, que ce soit par maladresse ou de propos délibéré, le chargé d'affaire espagnol à la Nouvelle Orléans, toujours en place car le transfert officiel de souveraineté entre l'Espagne et la France n'avait pas encore été effectué, avait laissé entendre que l'Espagne se préparait à révoquer le droit de dépôt de marchandises américaines dans le port. Prenant la menace au sérieux, Jefferson avait dépêché James Moore auprès du Premier consul afin d'accélérer les négociations. La base de la nouvelle offre d'achat était portée à dix millions de dollars. Le 11 avril 1803, Talleyrand s'était montré intéressé. Surpris de la réaction française, Moore décidait de battre le fer tant qu'il était chaud, et de conclure l'affaire de son propre chef, sans chercher à obtenir l'accord formel de son Président, cette démarche risquant de prendre plusieurs mois. Le 30 avril, Bonaparte cédait aux ÉtatsUnis plus de deux millions de kilomètres carrés de territoire pour la modeste somme de quinze millions de dollars, soit quelque soixante millions de francs. 19 Le 29 novembre 1803, au cours d'une cérémonie officielle tenue à la Nouvelle-Orléans, les Espagnols amenaient leur drapeau, et les Français hissaient le leur. Le lendemain, le général Wilkinson prenait, au nom des États-Unis, possession de La Nouvelle-Orléans. Une cérémonie similaire avait lieu à SaintLouis, le 4 mars 1804, les Français amenant leur drapeau et les Américains hissant le leur. Venant après l'abandon de Saint-Domingue, la vente de la Louisiane marquait le renoncement de Napoléon à toute ambition territoriale sur le continent américain. Du jour au lendemain, sans livrer bataille, sans pertes humaines, les États-Unis avaient plus que doublé de taille. Menée tambour battant, cette opération marquera profondément les Américains. Elle servira d'exemple à leur expansion ultérieure vers l'ouest. La méthode employée ne faisait pourtant pas l'unanimité, l'extension ayant été réalisée sans l'accord formel du Président, et sans l'aval du Sénat. Les Fédéralistes, conservateurs anglophiles de la Nouvelle-Angleterre, craignaient que les nouveaux États qui allaient se créer renforcent le poids politique de ceux du sud et réduisent leur influence au Congrès. Et d'ailleurs, que faire de cette immense Louisiane qui, aux yeux de nombreux Américains, ne semblait être, en dehors de la Nouvelle-Orléans et de la voie d'eau du Mississippi, qu'un désert, "quelques arpents de neige" comme l'avait écrit Voltaire, évoquant par dérision le Canada et son prolongement de la Nouvelle France ? Un point de vue que Bonaparte, Premier consul, semblait partager. Échec dans le Rio de la Plata Fait Empereur le 18 mai 1804, et sacré le 2 décembre, Napoléon restait confronté à l'hostilité de l'Angleterre qui finançait une nouvelle coalition des puissances continentales. Voulant définitivement mettre à genoux cet ennemi irréductible, il décidait de l'envahir. Fin août 1805, la tentative de franchissement de la Manche par une armée d'invasion échouait, les moyens maritimes s'avérant insuffisants. Le pire était toutefois à venir : le 21 octobre, les flottes françaises et espagnoles regroupées étaient anéanties à Trafalgar. Les Britanniques venaient de conquérir une suprématie navale lourde de conséquences : les Espagnols n'étaient plus en 20