Soldats de Napoléon aux Amériques

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Soldats de Napoléon aux Amériques
Jean-Claude Lorblanches
Soldats de Napoléon
aux Amériques
PRÉFACE DE JEAN TULARD
L’HARMATTAN
Du même auteur :
Les Soldats de Napoléon en Espagne et au Portugal (1807-1814),
L'Harmattan, Paris, 2007
Napoléon – Le faux pas espagnol, L'Harmattan, Paris, 2009.
© L'HARMATTAN, 2012
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-96398-6
EAN : 9782296963986
Préface
L'Histoire ne s'arrête pas en 1815. Vaincus, beaucoup de
soldats de Napoléon refusent de servir Louis XVIII ou de
connaître la monotonie de la vie d'un demi-solde dans une ville de
province. Certains sont proscrits.
Ils vont trouver refuge sur le continent américain ; d'autres
iront aux Indes. L'Amérique du Nord était une terre d'accueil.
Talleyrand y avait séjourné - et spéculé – pendant la Terreur ;
Hyde de Neuville puis le général Moreau y avaient vécu dans l'exil.
Napoléon songea à s'y retirer mais fut moins heureux que son
frère. Les projets d'évasion de l'Empereur de Sainte-Hélène auront
pour centre les États-Unis.
Le Champ d'Asile, au Texas, devient l'Eldorado des
combattants de la Grande Armée :
"Au lieu d'un glaive inutile,
Forgeons le fer agriculteur,
Nobles débris du champ d'honneur,
Fertilisez le Champ d'Asile…"
La Nouvelle-Orléans recevra les débris de cette expérience
avortée, au restaurant du Veau qui tête ou dans les tavernes de la
rue de Chartres. L'Amérique du Sud offre à ces hommes qui se
sont battus pour la liberté un magnifique champ d'action.
Ils vont participer à l'indépendance des colonies espagnoles.
Fernando Berguño Hurtado a souligné, dans un livre paru en
2010, le rôle qu'ils ont joué au Chili. On les retrouve en Uruguay,
en Bolivie, au Venezuela… Napoléon n'avait pas fait la conquête
de l'Amérique. Ses anciens soldats la font pour lui.
Un tableau d'ensemble faisait défaut. Jean-Claude Lorblanchès
nous l'offre. C'est une nouvelle épopée qui commence. Elle se
poursuit bien après la mort de Napoléon. On la suit avec passion.
Après l'Europe, c'est l'Amérique qui subit l'empreinte impériale.
Jean TULARD
de l'Institut
5
Avant-propos
"Je meurs prématurément, assassiné par l'oligarchie anglaise et son
sicaire". C'est en ces termes que s'exprime Napoléon dans le
testament qu'il rédige à Sainte-Hélène quelques jours avant sa
mort. Appliquant strictement les consignes qu'il recevait de son
gouvernement, terrorisé par la crainte de voir le général Buonaparte
s'évader, dénué du plus élémentaire sens du contact humain,
Hudson Lowe s'est comporté en geôlier procédurier et obtus.
L'Empereur n'a toutefois peut-être pas été aussi affecté que l'on
pourrait le penser par la tournure prise par les événements.
Au soir de Waterloo, alors qu'il pouvait encore espérer être
victorieux, il a compris, en voyant surgir Blücher alors qu'il
attendait Grouchy, que tout était perdu. C'est cette nuit-là qu'il a
vraiment abdiqué. Peut-être aurait-il souhaité mourir à la tête de
ses armées ? Lors de sa première abdication, en 1814, il avait tenté
de se suicider. Rien de semblable cette fois-ci. Dans les jours qui
ont suivi, il a manifesté une équanimité surprenante. Il avait tourné
la page.
"Si Jésus-Christ n'était pas mort sur la croix, il ne serait pas Dieu",
devait-il dire à Montholon. À Sainte-Hélène, Napoléon va
s'attacher à cultiver sa légende. Hudson Lowe la confortera par
son attitude. Las Cases l'exaltera dans le Mémorial de Sainte-Hélène,
avant que Bertrand, Montholon et Gourgaud ne lui emboîtent le
pas1. La messe sera dite. Il appartiendra à ses fidèles, et tout
particulièrement à ses anciens soldats, de pérenniser le culte du
Grand Homme.
Dès le Directoire, puis durant le Consulat et l'Empire, ils étaient
déjà nombreux à avoir franchi l'Atlantique au service de Bonaparte,
puis de Napoléon, dans des conditions difficiles et des
circonstances souvent mal connues. Mais c'est surtout après 1815
qu'ils vont massivement s'exiler aux Amériques où ils tenteront de
renouer avec la vie intense qui avait été la leur tout au long de
l'épopée impériale.
1
Les quatre évangélistes, comme les qualifie joliment Jean Tulard.
7
Initialement, leur motivations principale sera de se rapprocher
de l'Empereur pour organiser sa délivrance de la prison de SainteHélène, tout en lui ménageant, sur le continent américain, une
structure susceptible de l'accueillir, une fois libéré, que ce soit
comme empereur ou comme simple citoyen. Autant le premier
objectif était clair, autant le second était nébuleux, chimérique.
Tous deux s'inscrivaient toutefois dans la mouvance de la légende
napoléonienne en train de se construire.
Ce n'était pas la seule raison qui poussait les vétérans à franchir
l'océan. Certains de ces exilés fuyaient la France de la Restauration
pour cause de bannissement, d'autres par refus de servir le
nouveau régime, ou encore parce qu'ils s'estimaient victimes
d'ostracisme.
Ils vont découvrir, aux Amériques, des populations qui les
étonneront par leur dynamisme, les séduiront par leur genre de vie,
et souvent les adopteront comme étant des leurs.
Se rendant compte que les patriotes américains partageaient,
dans une large mesure, des conceptions politiques proches de
celles qu'ils avaient eux-mêmes toujours professées, ils
participeront résolument à la lutte pour l'indépendance des
colonies latino-américaines.
Assimilant ce combat à celui qui était mené pour la libération
de Napoléon, ils le poursuivront sans état d'âme après la mort de
l'Empereur.
Soldats de fortune, cherchant, avec plus ou moins de réussite, à
combiner le souffle épique de la guerre de conquête
napoléonienne et les idéaux de liberté et d'égalité de la Révolution
française, fidèles à leurs engagements auprès des patriotes latinoaméricains tout en étant peu soucieux de reconnaissance, ils
agiront, selon leurs convictions, pour un idéal qu'ils placeront bien
au-dessus des médiocrités de la vie ordinaire que leur réservait la
France de la Restauration.
Tous n'étaient pas des saints. Il y eut parmi eux des
opportunistes, des profiteurs, des cupides, ainsi que des rêveurs et
des naïfs s'investissant dans des projets utopiques, irréalisables. La
plupart d'entre eux ont toutefois été des hommes au caractère bien
trempé, sincères dans leurs opinions, fidèles dans leurs amitiés,
réalistes dans leur approche des problèmes.
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Propagateurs zélés des idées des Lumières et de la Révolution
française, ils ont participé à l'évolution de la société coloniale
sclérosée au sein de laquelle ils ont été plongés, en vivifiant
notamment la vie politique locale, tout en participant à
l'apaisement de relations sociales et interraciales souvent
conflictuelles.
C'est avant tout dans leur domaine de prédilection, la spécialité
pour laquelle ils ont été en premier lieu recrutés, qu'ils se sont
illustrés. En œuvrant à la mise sur pied, à l'organisation et à la
formation des forces armées nationales, ils ont laissé des marques
profondes de leur passage. Elles ont perduré pendant une bonne
partie du XIXe siècle, et leurs traces sont encore perceptibles de
nos jours.
1. Le reflux français
Naufrage de Saint-Domingue
En 1697, l'Espagne avait cédé à la France le tiers occidental de
l'île d'Hispaniola que Christophe Colomb avait découverte en
septembre 1492. Cette partie de l'île de Saint-Domingue1, de nos
jours Haïti, comptait déjà de nombreux planteurs français (la
première sucrerie avait été installée en 1685).
Elle était restée française à l'issue de la Guerre de Sept Ans
(1756-1763). Par le traité de Bale, signé en 1795, la France avait
obtenu de l'Espagne le reste de l'île, soit les deux tiers formant sa
partie orientale, appelée à devenir la République dominicaine. Le
21 janvier 1801, date du transfert effectif de souveraineté, SaintDomingue était désormais française dans sa totalité.
Le traité de Paris de 1763 avait entériné l'éviction quasi totale
de la France de l'Amérique septentrionale, où elle ne conservait
plus que Saint-Pierre et Miquelon. Contrainte de céder le Canada à
l'Angleterre, elle avait perdu la Louisiane.
Parcouru depuis plus d'un siècle par les Français, cet immense
territoire, qui s'étendait des Grands Lacs jusqu'au Golfe du
Mexique et aux Montagnes Rocheuses, avait surtout attiré des
aventuriers, des coureurs des bois et des trappeurs. Encore
inexplorées, ses forêts et ses plaines, que drainait un imposant
réseau fluvial, représentaient un potentiel de développement
fabuleux, quoique encore insoupçonné.
Les terres situées à l'est du Mississippi avaient été attribuées à
l'Angleterre. Celles situées à l'ouest du fleuve étaient revenues à
l'Espagne, qui contrôlait en outre la région du delta et de la
Nouvelle-Orléans. Territoire encore vierge, la Louisiane n'avait pas
connu l'extraordinaire croissance des treize colonies anglaises, qui,
depuis les Monts Appalaches jusqu'au littoral atlantique, avaient
Ce nom, que les Espagnols avaient donné à un port situé dans la
partie orientale de l'île, avait supplanté celui d'Hispaniola.
1
11
été mises en valeur par des colons anglais cent fois plus nombreux
que leurs homologues français.
En s'étendant jusqu'aux Antilles, la guerre avait perturbé les
échanges commerciaux des îles avec l'Europe. De nombreux
planteurs français de Saint-Domingue s'étaient repliés sur la
Nouvelle-Orléans, créant ou renforçant des liens familiaux
préexistants.
La paix revenue, Saint-Domingue, qui était restée française,
allait connaître une prospérité inégalée dans les autres îles des
Antilles. La culture de denrées tropicales, très recherchées en
Europe et fort prisées aux États-Unis, était pratiquée à grande
échelle dans d'immenses exploitations, selon des techniques sans
cesse améliorées. Café, cacao, tabac, épices se négociaient
facilement, mais c'était surtout la canne à sucre et l'indigo qui
enrichissaient les planteurs.
Les principaux bailleurs de fonds étaient des négociants de
Bordeaux, de La Rochelle et de Nantes qui avaient la haute main
sur la gestion des plantations et la commercialisation des denrées.
Outre le transport de ces dernières, leurs navires pratiquaient, à
grande échelle, la traite des noirs, main d'œuvre exploitée sans
vergogne dans des conditions souvent inhumaines.
Le "commerce triangulaire" s'avérait particulièrement rentable : les
bateaux chargeaient dans les ports français des produits de
pacotille qu'ils échangeaient, sur le littoral d'Afrique noire, contre
des esclaves razziés par des trafiquants locaux. Transporté de
l'autre côté de l'Atlantique, le "bois d'ébène" était vendu aux
planteurs, et les navires retournaient à leur point de départ, chargés
de produits tropicaux.
De 1776 à 1783, la guerre d'indépendance américaine allait
offrir à la France l'occasion de prendre leur revanche sur les
Anglais.
Les succès de sa marine dans les Antilles, l'intervention directe
d'un corps expéditionnaire aux ordres de Rochambeau, le soutien
de nombreux officiers français détachés auprès des unités
américaines inexpérimentées, ainsi que le rôle déterminant de
Lafayette, devaient concourir à renforcer le prestige de la France.
Les retombées économiques ne furent toutefois pas à la hauteur
de l'effort financier qui avait été consenti.
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Dès la fin de la guerre, les Anglais s'étaient attachés, avec
succès, à reconstituer leurs positions commerciales dans les treize
colonies devenues indépendantes.
Quant aux Espagnols, qui avaient récupéré la Floride en 1783,
ils conservaient le contrôle des deux rives du Mississippi au sud de
Natchez. Ce qui inquiétait les Américains qui voyaient d'un
mauvais œil une puissance européenne se maintenir à leurs portes.
En 1795, ils négocieront un traité leur assurant le libre passage sur
le fleuve et un accès sans restriction au port de La NouvelleOrléans. Fermiers, forestiers, trappeurs et commerçants américains
seront dès lors de plus en plus nombreux à utiliser la superbe voie
d'eau. La Louisiane sera en pleine expansion.
En 1790, la population de Saint-Domingue était estimée à un
demi million d'habitants, dont quarante mille blancs. Les troisquarts restant étaient des esclaves, et les autres des noirs libres et
des métis. C'était la colonie la plus riche des Antilles, où la France
possédait aussi la Guadeloupe, la Martinique, Marie-Galante, la
Désirade, Sainte-Lucie et Tobago. Quarante pour cent du sucre et
soixante pour cent du café consommés en Europe provenaient de
ses plantations. La Louisiane lui procurait l'essentiel des céréales,
de la viande et du bois dont elle avait besoin, en échange de
denrées tropicales. Le port de la Nouvelle Orléans était le pivot de
ce trafic.
N'ayant ni les moyens humains ni la capacité financière de se
maintenir sur la rive droite du Mississippi, et souhaitant avant tout
préserver leurs territoires de Floride, du Texas et de Californie des
convoitises américaines, les Espagnols s'étaient résolus à rendre à
la France, le 1e octobre 1800, la partie de la Louisiane qui leur avait
été attribuée en 1763. En échange, ils avaient obtenu le grand
duché de Toscane pour l'infant Francisco de Bourbon-Parme, l'un
des enfants de Charles IV.
En mai de cette année-là, selon une des clauses du traité
d'Amiens, la Grande-Bretagne avait restitué à la France la
Martinique et la Guadeloupe. Bonaparte, Premier consul, pouvait
désormais envisager de reconstituer en Amérique un grand espace
colonial français parfaitement viable. Les îles, dans le sillage de
Saint-Domingue, produiraient ces fameuses denrées tropicales que
l'Europe consommait en quantités de plus en plus grandes.
Relayant la métropole, la Louisiane en assurerait le soutien
alimentaire et matériel.
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Encore fallait-il que cessent les combats qui ensanglantaient
Saint-Domingue. Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, encouragés
par les nouvelles en provenance de France, des esclaves noirs
avaient en effet déclenché une révolte. Elle avait rapidement pris
de l'ampleur, notamment dans la partie orientale de l'île qui était
encore sous contrôle espagnol. Les mutins s'y étaient réfugiés avec
à leur tête Toussaint Louverture (1743-1803).
Les Espagnols avaient assuré la formation militaire de cet
ancien esclave, affranchi depuis une quinzaine d'années, et ils
l'avaient nommé général. À la tête de quelque trois mille hommes,
Toussaint Louverture va affronter avec succès les maigres troupes
françaises stationnées sur l'île.
Pendant une dizaine d'années, la situation restera confuse,
entrecoupée de périodes de calme, marquée par des interventions
espagnoles et anglaises, embrouillée par les conflits de personnes à
la tête des insurgés, notamment entre les généraux noirs Toussaint
Louverture et Dessalines, et le mulâtre Rigaud, ainsi que par le
manque de cohérence dans les politiques menées par les
représentants du gouvernement français.
On assistera à un premier exode massif des blancs durant le
deuxième semestre de 1792. Effrayés par les premiers massacres
perpétrés par les insurgés, nombre de petits planteurs avaient pris
peur et s'étaient enfuis, emmenant souvent leurs esclaves avec eux.
Mais il y avait aussi beaucoup de commerçants et d'artisans parmi
les réfugiés qui embarquaient sur des bateaux pour rallier non
seulement la Nouvelle-Orléans, mais aussi la baie de Chesapeake,
aux États-Unis1.
Avec le soutien de créoles royalistes, appartenant généralement
à des familles de grands planteurs, Anglais et Espagnols vont
profiter des désordres pour tenter d'envahir la partie française de
l'île.
Envoyés par la Convention pour assurer la protection des gens
de couleur, les commissaires Santhonax et Polverel proclamaient
l'abolition de l'esclavage le 29 août 1793. Cette mesure, décrétée à
Paris le 4 février 1794, rencontrait sur place une forte opposition
des créoles, et elle ne ramenait qu'un calme relatif. Le général
1 La présence importante de francophones dans la région de Baltimore
et de Philadelphie surprendra les premiers exilés bonapartistes.
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Laveaux, commandant des forces françaises, décidait alors de jouer
la carte Toussaint Louverture.
Rallié en mai 1794, celui-ci se voit confier le commandement
d'une petite armée composée de soldats de toutes origines : des
esclaves noirs, des noirs affranchis ou marrons, des mulâtres, et
même quelques créoles1. Chassant les Espagnols, repoussant les
Anglais qui tentent de se maintenir au nord et à l'ouest, Toussaint
Louverture libère les principales agglomérations de la partie
française. En juillet 1795, la Convention le fait général de brigade.
En août 1796, il est nommé général de division par le Directoire. Il
dispose alors d'une cinquantaine de milliers d'hommes, dont trois
mille blancs.
Le 30 mars 1798, les Anglais se résignent à signer un armistice,
prélude à leur retrait de Saint-Domingue. Lorsqu'il fait son entrée
dans Port-au-Prince, le 16 mai, Toussaint Louverture est à l'apogée
de sa puissance. Il contraint le général Hédouville, dernier
commandant en chef arrivé en mars, à rembarquer en octobre
pour la France. Puis il se débarrasse du général Rigaud, le chef des
mulâtres.
Fort du pouvoir absolu que désormais il détient, il va tenter de
relancer l'économie en s'appuyant sur les planteurs blancs, et en
rétablissant le travail forcé (maintenant rémunéré) des noirs dans
les plantations. Les États-Unis lui fourniront des armes et des
produits alimentaires, en échange de denrées tropicales.
Le 3 juillet 1801, Toussaint Louverture proclame une
constitution autonomiste, décision unilatérale que le Premier
consul juge intolérable. Sensible par ailleurs aux arguments des
planteurs martiniquais et des négociants bordelais et nantais qui
réclament le rétablissement de l'esclavage, Bonaparte confie à son
beau-frère, le général Charles Leclerc, le mari de la belle Pauline, la
mission de remettre Saint-Domingue dans le droit chemin. Mais il
se garde de dévoiler ses véritables intentions concernant
l'esclavage.
Le 20 janvier 1802, un corps expéditionnaire français de vingttrois mille hommes commence à débarquer. Le 7 mai, Toussaint
Louverture, lâché par plusieurs de ses officiers et par une partie de
1 Un créole est un blanc né dans les colonies ; un mulâtre est issu d'une
union blanc/noir ; un métis, d'une union blanc/amérindien.
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la population qui répugne à son autoritarisme, est contraint de
signer un accord avec le général Leclerc. À la mi-juin, leurré par
une fausse convocation, il est arrêté et immédiatement transféré en
France. Enfermé au fort de Joux, dans le Jura, il y décèdera le 7
avril 1803.
Au mois d'août 1802, trois semaines après le plébiscite qui l'a
fait consul à vie, Bonaparte, manifestant un regain d'intérêt pour la
Louisiane, charge le général Victor de préparer une expédition
pour affirmer la présence de la France dans la colonie. La mission
de reconnaissance qu'André Burthe d'Annelet, aide de camp de
Victor, effectue à la Nouvelle-Orléans n'aura pas de suite.
À Saint-Domingue, les troubles reprennent de plus belle. La
fièvre jaune décime les soldats autant que les populations. Leclerc
en est lui-même victime : il succombe le 1e novembre 1802. En
juin 1803, dès que le décès de Toussaint Louverture est connu,
l'insurrection redouble de virulence. Elle devient générale.
Véritable guerre d'extermination, les combats sont terribles, d'une
cruauté démoniaque, d'un côté comme de l'autre.
Le général Donatien de Rochambeau, qui a pris la relève de
Leclerc, reçoit le renfort de quelque dix mille hommes. Sous le
commandement du général Dessalines, les insurgés multiplient les
accrochages, prenant souvent l'avantage dans les combats de plus
en plus violents. Le 18 novembre 1803, mis en échec en défendant
le fort de Vertières, Rochambeau doit déposer les armes. Selon les
termes de la capitulation, il ne dispose que de dix jours pour
évacuer la place et rembarquer son armée. Le 1e janvier 1804, le
tiers occidental de Saint-Domingue, traditionnellement français,
proclame son indépendance sous le nom de Haïti. Premier État
indépendant d'Amérique Latine, c'est aussi la première république
noire au monde.
Repoussant les incursions haïtiennes jusqu'au début de l'été
1808, le général Ferrand parviendra à se maintenir pendant cinq
ans dans la partie orientale. Lorsque les événements survenus le 2
mai à Madrid, et la confiscation de la couronne d'Espagne par
Napoléon seront connus, le harcèlement des troupes françaises
reprendra de plus belle avec le soutien des Anglais de la Jamaïque.
Le 7 novembre, submergé à la Sabana de Palo Incado par des
forces quatre fois supérieures, Ferrand, refusant de se rendre, se
suicidera. Regroupés à Santo Domingo, les Français qui ont
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échappé au massacre résisteront jusqu'en juillet 1809, puis ils se
rendront aux Anglais. Les créoles, qui s'étaient réfugiés à Cuba
tout au long de ces années de guerre, seront expulsés. Comme en
1792, ils se replieront sur la Nouvelle-Orléans et la baie de
Chesapeake.
Sur les quelque soixante-dix mille hommes engagés à SaintDomingue par la Convention, puis par le Directoire et le Consulat,
plus de cinquante mille sont morts, que ce soit dans les combats,
des suites de leurs blessures ou de maladie. Pour combler ces
pertes, les commandants en chef, qui ne pouvaient guère compter
sur des renforts venant de métropole, ont d'abord recruté des
créoles pour former des milices locales. Puis ils ont fait appel à des
métis et à des noirs.
Nombre de ces miliciens intégreront les unités régulières. On
observera un phénomène identique dans les colonies américaines
luttant pour leur indépendance : noirs, mulâtres et métis seront
nombreux à combattre dans les rangs des unités régulières, tant du
côté des patriotes (indépendantistes) que de celui des royalistes
(espagnols).
En 1805, il ne reste pratiquement plus de Blancs dans la partie
occidentale de Saint-Domingue, Haïti. Plus de dix mille ont été
massacrés ; vingt à trente mille ont pu s'échapper. Certains se sont
repliés dans les îles proches, notamment à Cuba, mais la plupart
ont gagné La Nouvelle-Orléans et le delta du Mississippi, voire
même l'Alabama et les régions côtières plus septentrionales des
États-Unis. Ce reflux en masse sur le continent a été favorisé par
des relations qui s'étaient nouées durant des décennies, tant sur le
plan commercial que familial. C'était aussi la destination de fuite la
plus sûre : la marine anglaise contrôlait les routes maritimes vers la
France métropolitaine, alors que corsaires et flibustiers assuraient
les passages vers la Louisiane, New York et Philadelphie.
À Sainte-Hélène, l'Empereur confiera à Las Cases : "J'ai à me
reprocher une tentative sur cette colonie lors du Consulat. C'était une grande
faute que d'avoir voulu la soumettre par la force ; je devais me contenter de la
gouverner par l'intermédiaire de Toussaint (...) L'arrivée du capitaine général
Leclerc fut suivie d'un succès complet ; mais il ne sut pas s'en assurer la
durée... Il abattit le parti de couleur et donna sa confiance aux généraux noirs.
Il fut dupé par ceux-ci, se vit assailli d'embarras, et la colonie fut perdue."
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En janvier 1817, il renchérissait auprès de Gourgaud : "L'affaire
de Saint-Domingue a été une grande sottise de ma part. Si elle eût réussi, elle
n'aurait servi qu'à enrichir les Noailles et les La Rochefoucauld (...) C'est la
plus grande faute que j'ai commise en administration. J'aurais dû traiter avec
les chefs noirs comme avec les autorités d'une province, nommer des officiers
nègres dans des régiments de leur race, laisser comme vice-roi Toussaint
Louverture, ne point y envoyer de troupes, laisser tout aux noirs, si ce n'est
quelques conseillers blancs, un trésorier, par exemple ; encore j'aurais dû
vouloir qu'ils épousassent des femmes noires. Par là, les nègres, ne voyant
autour d'eux aucune force blanche, auraient pris confiance dans mon système.
La colonie aurait proclamé la liberté des esclaves. Il est vrai que j'aurais perdu
la Martinique, car les noirs auraient été libres, mais cela se serait fait sans
désordre. J'avais un plan pour cela, en attachant les esclaves au terrain."
Abandon de la Louisiane
Début 1803, l'échec de Leclerc à Saint-Domingue, puis les
énormes problèmes auxquels avait été confronté, témoignaient de
la difficulté qu'il y avait de soutenir un corps expéditionnaire
engagé aussi loin de la métropole. La France n'avait pas les moyens
d'intervenir militairement de manière efficace dans cette partie du
monde.
Par ailleurs, la Louisiane n'avait pas été en mesure d'assurer
efficacement le rôle de base arrière des troupes opérant dans l'île.
Ce soutien devenait d'ailleurs sans objet, la colonie devant être
considérée comme définitivement perdue. Les destructions et les
haines raciales étaient telles qu'il était impensable que l'économie
de ce qui avait été pendant des décennies le fleuron des
établissements français des Antilles puisse être à court terme
remise à niveau.
La Louisiane n'était-elle pas elle-même vulnérable ? Elle allait
devenir d'autant plus exposée à une attaque anglaise en
provenance du Canada que la fragile paix d'Amiens conclue avec
les Britanniques était rompue le 17 mai. Non seulement la
Louisiane n'était plus nécessaire au soutien d'une présence
française à Saint-Domingue, mais elle allait coûter de plus en plus
cher à la France, et sa défense paraissait impossible à assurer.
Le Premier consul n'ignorait pas que les Américains
s'inquiétaient de la présence d'une puissance européenne sur leur
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frontière ouest. Ils redoutaient que la liberté de navigation sur le
Mississippi soit remise en question, ainsi que leur libre accès au
port de la Nouvelle-Orléans. Ce dernier était devenu très
important pour eux, le Mississippi drainant l'essentiel de l'activité
économique de territoires en plein développement.
Rien ne les empêcherait de s'emparer de la Louisiane lorsqu'ils
le jugeaient opportun. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas la
leur céder de suite, puisque, de toute manière, tôt ou tard elle serait
perdue ? Ne valait-il pas mieux que ce soit les États-Unis qui la
récupèrent plutôt que la Grande-Bretagne ? Les amis de la France
plutôt que ses ennemis ? Et d'ailleurs, que restait-il de la présence
française dans ce territoire qui venait de passer près de quarante
ans (de 1763 à 1800) sous domination espagnole ? Seule la région
de la Nouvelle-Orléans conservait de solides racines françaises.
Bien que le traité fût en principe tenu secret, les Américains
savaient que l'Espagne avait rétrocédé la Louisiane à la France. Le
tiers de leurs exportations transitant par la Nouvelle Orléans, le
président Jefferson avait demandé à son ambassadeur à Paris de
négocier, pour deux millions de dollars, l'acquisition de ce
débouché sur le golfe du Mexique, assortie de la garantie d'une
libre circulation des marchandises sur le Mississippi.
En octobre 1802, que ce soit par maladresse ou de propos
délibéré, le chargé d'affaire espagnol à la Nouvelle Orléans,
toujours en place car le transfert officiel de souveraineté entre
l'Espagne et la France n'avait pas encore été effectué, avait laissé
entendre que l'Espagne se préparait à révoquer le droit de dépôt
de marchandises américaines dans le port. Prenant la menace au
sérieux, Jefferson avait dépêché James Moore auprès du Premier
consul afin d'accélérer les négociations. La base de la nouvelle
offre d'achat était portée à dix millions de dollars.
Le 11 avril 1803, Talleyrand s'était montré intéressé. Surpris de
la réaction française, Moore décidait de battre le fer tant qu'il était
chaud, et de conclure l'affaire de son propre chef, sans chercher à
obtenir l'accord formel de son Président, cette démarche risquant
de prendre plusieurs mois. Le 30 avril, Bonaparte cédait aux ÉtatsUnis plus de deux millions de kilomètres carrés de territoire pour
la modeste somme de quinze millions de dollars, soit quelque
soixante millions de francs.
19
Le 29 novembre 1803, au cours d'une cérémonie officielle
tenue à la Nouvelle-Orléans, les Espagnols amenaient leur
drapeau, et les Français hissaient le leur. Le lendemain, le général
Wilkinson prenait, au nom des États-Unis, possession de La
Nouvelle-Orléans. Une cérémonie similaire avait lieu à SaintLouis, le 4 mars 1804, les Français amenant leur drapeau et les
Américains hissant le leur.
Venant après l'abandon de Saint-Domingue, la vente de la
Louisiane marquait le renoncement de Napoléon à toute ambition
territoriale sur le continent américain.
Du jour au lendemain, sans livrer bataille, sans pertes
humaines, les États-Unis avaient plus que doublé de taille. Menée
tambour battant, cette opération marquera profondément les
Américains. Elle servira d'exemple à leur expansion ultérieure vers
l'ouest. La méthode employée ne faisait pourtant pas l'unanimité,
l'extension ayant été réalisée sans l'accord formel du Président, et
sans l'aval du Sénat. Les Fédéralistes, conservateurs anglophiles de
la Nouvelle-Angleterre, craignaient que les nouveaux États qui
allaient se créer renforcent le poids politique de ceux du sud et
réduisent leur influence au Congrès.
Et d'ailleurs, que faire de cette immense Louisiane qui, aux
yeux de nombreux Américains, ne semblait être, en dehors de la
Nouvelle-Orléans et de la voie d'eau du Mississippi, qu'un désert,
"quelques arpents de neige" comme l'avait écrit Voltaire, évoquant par
dérision le Canada et son prolongement de la Nouvelle France ?
Un point de vue que Bonaparte, Premier consul, semblait partager.
Échec dans le Rio de la Plata
Fait Empereur le 18 mai 1804, et sacré le 2 décembre,
Napoléon restait confronté à l'hostilité de l'Angleterre qui finançait
une nouvelle coalition des puissances continentales. Voulant
définitivement mettre à genoux cet ennemi irréductible, il décidait
de l'envahir. Fin août 1805, la tentative de franchissement de la
Manche par une armée d'invasion échouait, les moyens maritimes
s'avérant insuffisants. Le pire était toutefois à venir : le 21 octobre,
les flottes françaises et espagnoles regroupées étaient anéanties à
Trafalgar. Les Britanniques venaient de conquérir une suprématie
navale lourde de conséquences : les Espagnols n'étaient plus en
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