La gestion de l`ancien Empire, ou les vestiges de la puissance

La gestion
de l’ancien Empire,
ou les vestiges
de la puissance
par Jacques Lévesque
ix ans après la fin de l’URSS, la perception dominante
dans la « post-soviétologie »occidentale est celle d’un échec complet des efforts
de la Russie pour reconstruire autour d’elle, à travers la Communauté des États
indépendants (CEI) ou autrement, un ensemble tant soit peu intégré, que ce soit
sur le plan économique, politique ou militaire. Plus encore, l’influence de la Russie
sur tous ses voisins immédiats (à l’exception de la Biélorussie) serait en déclin
constant et irréversible. Cette vision des choses, présente dès 1992-1993, n’a pas
toujours prévalu au cours de la décennie. Au contraire. En 1995, on considérait géné-
ralement que la Russie avait réussi à établir, ou à rétablir (avec la connotation
soviétique inhérente à cette nuance) son hégémonie militaire dans la région. On
parlait alors d’un retour de l’impérialisme russe. Mais cette appréciation n’a cessé
de perdre du terrain depuis 1997. Qu’en est-il donc ?
À l’aune de la puissance passée de la Russie soviétique et même au regard des
intentions affichées des dirigeants de la nouvelle Russie, l’échec de sa politique dans
d
Variations
le « proche étranger »
1
paraît évident. Pourtant, ses capacités d’influence y sont
encore importantes et pourraient même s’accroître dans l’avenir. À cet égard, rien
n’est encore perdu, à part bien sûr le rêve passéiste d’un retour à l’Union sovié-
tique ou celui, plus moderne, d’une construction comme l’Union européenne. La
« chance » de la Russie pour l’avenir de ses relations avec ses voisins tient à ce que
leur marasme économique, politique et social est bien pire que le sien, ce qui n’est
pas peu dire. À côté de la plupart d’entre eux, la Russie apparaît comme écono-
miquement dynamique et « prospère », comme « réformée », « moderne » et
« démocratique »
2
... Les discours pro-occidentaux et quelque peu fanfarons des
membres les plus récalcitrants de la CEI ne doivent donc pas faire illusion. Disons
qu’en cela ils prennent exemple sur la Russie qui, sur la scène internationale,
affirme être une puissance majeure et demande à être traitée comme telle, alors que
son PNB équivaut à la moitié de celui des Pays-Bas.
Les priorités, les objectifs et le comportement de la Russie à l’endroit du proche
étranger ont beaucoup changé au cours de la décennie. Cependant, deux circonstances
au moins, qu’il faut rappeler ici, ont encadré le processus dès le début et continuent
à le faire. Tout d’abord, la dissolution de l’URSS en décembre 1991 n’a pas mis un
terme à sa désintégration. La dynamique de fission et les lignes de fracture qui ont
mis fin à l’URSS se sont répercutées et transférées avec une intensité variable dans
les nouveaux États, y compris la Russie, les menaçant à leur tour d’éclatement. Dans
la décomposition générale et le sauve-qui-peut de la fin de 1991, le nationalisme (qui
n’a pas été la cause principale de la désintégration de l’URSS) est devenu la valeur
refuge, le point de chute et l’instrument privilégié de conquête ou de préservation
du pouvoir politique. La Russie eltsinienne pré-indépendance, qui a joué le rôle de
loin le plus important dans la destruction du pouvoir soviétique et le démantèlement
de l’URSS, a encouragé tous ces nationalismes et les a par la suite assez longtemps
tolérés, y compris à l’intérieur de ses frontières. Le nationalisme réel ou fabriqué de
toutes pièces, inspirateur ou manipulé ou détourné, a été l’idéologie fondatrice et légi-
timatrice de tous les nouveaux États indépendants apparus en 1991 et de ceux qui
ont tenté de se constituer comme tels par la suite, sur la base des frontières « natio-
nales » tracées par Staline dans le but exactement contraire. Il y a ici cependant une
exception, une seule, mais de taille : la Russie elle-même.
En effet, ce n’est pas le nationalisme qui a présidé à l’émergence de la nouvelle Russie
et a légitimé la lutte menée par Eltsine et son entourage d’alors contre Gorbatchev,
lutte qui a conduit à la dissolution de l’URSS. C’est au nom des valeurs de la démo-
cratie et de l’économie de marché, fétichisées et dogmatisées à la russe en filiation directe
avec l’ancienne tradition occidentaliste radicale, qu’a été menée cette lutte pour le
pouvoir. C’est là la seconde condition de départ. Elle a marqué profondément la pre-
mière phase de la politique russe dans l’ancien espace soviétique et a laissé des traces
sensibles même après que l’idéologie dominante se fut modifiée à Moscou.
160 Critique internationale n°12 - juillet 2001
Illusions et conséquences d’un pro-occidentalisme débridé
Cette condition de départ a fait toute la différence entre la tournure prise par la désin-
tégration de l’URSS et celle de la Yougoslavie. Tout comme la Serbie, la Russie était
la « nation » qui perdait le plus au démantèlement de la fédération qu’elle avait domi-
née. Au moment de l’éclatement de l’URSS, 25 millions de Russes vivaient à l’exté-
rieur des frontières dont héritait la Russie. En différents points du territoire des autres
républiques soviétiques, notamment en Ukraine, au Kazakhstan ou en Estonie, les
Russes formaient des majorités compactes. L’Armée rouge était encore présente
partout. Il aurait suffi qu’un gouvernement nationaliste et revanchard à Moscou
encourage ces communautés à proclamer l’indépendance sur ces territoires, en leur
fournissant un soutien militaire même indirect, pour qu’on assiste à la réédition d’un
scénario yougoslave aux conséquences autrement plus catastrophiques.
Le nationalisme et les calculs géopolitiques n’étaient pas alors à l’ordre du jour
au sommet du nouveau pouvoir russe. Comme le disait en termes on ne peut plus
significatifs le ministre des Affaires étrangères Kozyrev, « l’objectif primordial »
de la Russie était de rejoindre les rangs « des peuples civilisés »
3
. L’entourage
ultra-libéral d’Eltsine attendait tout de la thérapie de choc et de l’appartenance au
monde des États « civilisés », et la reconstruction sur des bases nouvelles de
l’ancien espace soviétique était explicitement qualifiée d’objectif secondaire et
subordonné au premier
4
. Au surplus, l’isolement international de la Serbie, auquel
participait alors la Russie, était un repoussoir efficace.
Un idéalisme débridé et un grand manque de réalisme sont pourtant des pro-
duits fréquents des situations révolutionnaires. Et c’était le cas de la Russie de la
fin de 1991. On pourrait dire que la CEI, fondée le 8 décembre, initialement à trois
(Russie, Ukraine et Biélorussie), l’a été sur la base d’un vaste malentendu. Pour
Kravtchouk, le président ukrainien, elle représentait un passage obligé vers l’indé-
pendance complète. Pour Eltsine et son entourage libéral, c’était un point de
départ et un cadre minimal sur la base duquel devait se construire progressivement
une nouvelle union librement consentie entre la Russie et les anciennes répu-
bliques soviétiques. « L’économie de marché est fondamentalement intégrative »,
disait-on dans les milieux politiques et intellectuels occidentophiles et enthousiastes
La gestion de l’ancien Empire, ou les vestiges de la puissance — 161
1. Blijnee zarubejie, littéralement le « proche outre-frontière », est le terme le plus fréquemment utilisé par les Russes après
1991 pour désigner les anciennes républiques soviétiques. Cet usage a été ressenti par les nationalistes de ces États comme
un refus de les considérer comme véritablement étrangers, donc souverains.
2. On ne tiendra pas compte ici des Républiques baltes, qui sont sans doute définitivement entrées dans la mouvance ouest-
européenne et ne font d’ailleurs pas partie de la CEI.
3. Komsomolskaia Pravda, 9 juin 1992.
4. Rappelons que Galina Starovoïtova, future figure de proue de l’opposition démocratique et antinationaliste, assassinée
en 1999, était à l’époque conseillère d’Eltsine pour les nationalités.
de Moscou. Le discours de plus en plus nationaliste de Kravtchouk et son oppo-
sition à toute forme multilatérale d’intégration économique, sans parler d’intégration
politique, trouvaient dans ces milieux une explication optimiste : Kravtchouk était
un communiste qui faisait de la surenchère nationaliste pour se maintenir aux
commandes sans faire de réformes, mais lorsque « les vrais démocrates » arrive-
raient au pouvoir à Kiev et introduiraient l’économie de marché, l’Ukraine pren-
drait la voie de l’intégration.
Dès la fin de 1991 et tout au long de 1992, la Russie multiplia les rencontres pour
développer des structures d’intégration économique, politique et militaire de la CEI.
Son action manquait cependant gravement de cohérence, de détermination et de
volonté politique. Il y avait à cela trois raisons.
D’abord, comment faire de l’intégration dans un ensemble en pleine désinté-
gration ? On peut comprendre l’absence de vision claire... Pour sauver ce qui pou-
vait l’être et pour amadouer les États les plus récalcitrants à l’endroit de la CEI ou
de la Russie, ou des deux
5
, la Russie accepta que la participation aux diverses insti-
tutions de la CEI qui se mettaient en place, et même que l’application des déci-
sions prises, se fassent « à la carte »
6
. La CEI allait en conséquence demeurer un
ensemble polymorphe, fluctuant et insaisissable.
Ensuite, tout en souhaitant l’intégration, les libéraux de Moscou n’en voulaient
qu’à la condition qu’elle ne soit pas un frein à la transition rapide de la Russie à
l’économie de marché. Or la plupart des membres de la CEI n’en avaient pas
encore pris le chemin. Aussi les États d’Asie centrale, majoritairement favorables
à l’intégration économique, étaient-ils considérés comme un fardeau et un obstacle
à l’insertion de la Russie dans le marché mondial, sans parler de son appartenance
au monde occidental.
Enfin, ce furent des mesures unilatérales de la Russie qui sonnèrent le glas de
ses objectifs déclarés de marché commun et de monnaie unique. C’est elle qui
poussa progressivement hors de la « zone rouble » les États désireux d’y demeurer.
On peut facilement comprendre pourquoi. Même si seule la Russie imprimait les
roubles, les banques centrales des républiques émettaient des crédits en roubles,
de façon incontrôlée. D’où une inflation astronomique et la fuite de produits et de
ressources vers les républiques les moins disciplinées. La Russie imposa des limites
aux exportations de pétrole et de diverses matières premières. Les tractations
qu’elle entreprit pour cesser de subventionner les républiques et les forcer à la disci-
pline aboutirent à l’échec définitif de 1993.
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5. Le Turkménistan était plus réticent à l’égard de la CEI que de la Russie, la Moldavie et l’Azerbaïdjan avaient l’attitude
inverse, alors que l’Ukraine se méfiait autant de l’une que de l’autre.
6. Sur 886 documents signés par les chefs d’État entre la fin de 1991 et 1998, 130 seulement l’ont été par tous les membres
de la CEI. Voir A. de Tinguy, « Russie-Asie centrale : la fin d’un “étranger proche” », Revue internationale et stratégique n° 34,
été 1999, pp. 117-127.
C’est donc essentiellement sur une base bilatérale qu’allaient se construire ou
se défaire les relations de la Russie avec les États de la CEI.
La désintégration différée de l’Armée rouge
De toutes les grandes institutions fédérales de l’État soviétique, l’armée fut la
seule dont l’unité survécut quelque temps à la fondation de la CEI. C’est en raison
de son insistance à maintenir cette unité que l’acte fondateur de la Communauté
mentionnait la préservation d’un « espace militaire stratégique commun » et
qu’Eltsine voulut initialement des forces armées conventionnelles communes.
Mais si l’Ukraine, pour rassurer l’Occident et faciliter sa reconnaissance inter-
nationale, commença par accepter un contrôle unique – c’est-à-dire russe – sur les
armes nucléaires, ce fut elle qui donna très vite ensuite le signal du démantèlement
des forces armées soviétiques en « nationalisant » ses effectifs et ses équipements.
Le lourd contentieux russo-ukrainien qui s’ensuivit à propos de la propriété de la
flotte de la mer Noire n’allait se résoudre qu’en 1997.
De façon peu étonnante, ce sont les États qui faisaient déjà face à des mouvements
sécessionnistes sur leur territoire et qui doutaient – non sans raison – de l’impartia-
lité de la Russie et surtout des forces armées soviétiques (tels l’Azerbaïdjan et la
Moldavie) qui voulurent en premier leurs propres forces militaires. La Géorgie, qui
se trouvait dans la même situation, n’avait tout simplement pas adhéré à la CEI. La
création par la Russie de son propre ministère de la Défense en mai 1992 fut l’avant-
dernier acte de la fin du projet de forces armées communes. Cet abandon n’eut
cependant pas pour conséquence le retrait des forces russes du territoire des autres
États post-soviétiques, et celles-ci ne renoncèrent pas à l’idée d’« espace militaire et
stratégique commun »qui allait peser lourd par la suite. Les occidentalistes du pou-
voir, et sans doute Eltsine lui-même, n’y attachaient pas une importance très consi-
dérable ; ce qui facilita, ici encore, une dislocation relativement « douce ».
La volonté de construire des États nationaux pleinement indépendants ne suffit
pas à expliquer l’échec des forces armées communes et les difficultés d’entente sur
des politiques communes en matière de défense et de sécurité. La perception des
menaces immédiates ou potentielles était loin d’être partagée. Pour certains des
nouveaux États, la menace la plus forte venait de l’intérieur de la CEI : pour l’Azer-
baïdjan, c’était l’Arménie et vice versa ; pour l’Ukraine et la Moldavie, c’était la
Russie. D’autres, au contraire, craignaient des acteurs extérieurs à la CEI, ou
encore des menaces intérieures face auxquelles un soutien russe pouvait être
escompté. Les lignes de partage entre adhérents et non adhérents au Traité de sécu-
rité collective de Tachkent signé en mai 1992 sont très révélatrices à cet égard. La
Russie, l’Arménie et quatre des cinq républiques d’Asie centrale (Ouzbékistan,
Kazakhstan, Tadjikistan et Kirghizie) furent bientôt rejointes par la Biélorussie. Les
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