la degermanisation du cameroun

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LA DEGERMANISATION DU CAMEROUN
Paul zang zang
Université de yaoundé I (Cameroun)
Résumé
Le présent article étudie un phénomène digne d’intérêt au plan scientifique : la
disparition de la langue allemande au Cameroun. Après la défaite de l’Allemagne, les
administrations française et anglaise engagent dès 1916 ce qu’elles appellent à l’époque la
dégermanisation du Cameroun. Ce processus avait pour objectif d’effacer du Cameroun le
souvenir de l’Allemagne.
L’auteur met en doute la thèse selon laquelle la politique de dégermanisation mise en
application par les puissances alliées avait fait disparaître du Cameroun la langue allemande,
de même que celle selon laquelle l’administration coloniale allemande au Cameroun n’avait
pas de politique linguistique. La disparition de la langue allemande suscite en effet des
questionnements. Pourquoi le français et l’anglais n’ont-ils jamais disparu du Cameroun alors
que ce pays a accédé depuis un demi-siècle à l’indépendance ? Pourquoi le pidgin english n’at-il jamais disparu ? Pourquoi le camfranglais persiste-t-il ?
On peut raser les symboles matériels d’une civilisation, mais pour faire disparaître une
langue vivante, il faudrait utiliser des méthodes dignes d’intérêt au plan scientifique. Avant
d’engager des recherches sur les méthodes utilisées par les Alliés pour dégermaniser, l’auteur
se propose de vérifier si la politique de germanisation du Cameroun n’avait pas été un échec.
Mots-clés : dégermanisation, apartheid, politique linguistique, politique de population.
Abstract
This article studies a phenomenon scientifically worth of interest: the disappearance of
the German language in Cameroon. After the defeat of Germany, the French and English
administrations undertook as from 1916 what they called the de-germanization of Cameroon
at that time. This process aimed at erasing memories of Germany from Cameroon.
The author is not in agreement with the thesis contending that the policy of degermanization implemented by the allied forces was instrumental in erasing the German
language from Cameroon, as well as the thesis claiming that German colonial administration
had no language policy. In fact, the disappearance of the German language gives rise to some
questions: why have English and French not disappeared from Cameroon whereas this
country had attained independence half a century ago? Why has Pidgin English never
disappeared? Why does Cameroon French English “Camfranglais” persist?
One can eradicate material symbols of a civilization, but to erase a living language,
you must use scientifically relevant methods. Before carrying out research on methods used
by the Allied forces to de-germanize Cameroon, the author seeks to verify whether the policy
of germanization of Cameroon has not been a failure.
Key-words: de-germanization, apartheid, language policy, population policy.
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SUDLANGUES
N° 14 - Décembre 2010
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INTRODUCTION
Certains spécialistes (Memmi, 1985) avaient estimé qu’après les indépendances des
pays africains, les langues coloniales disparaîtraient de ce continent. Cinquante ans après, la
réalité semble prouver le contraire. Les recherches sociolinguistiques sur le Cameroun (Féral,
1975, 1979), (Koenig, Chia et Povey, 1983), (Dieu et Renaud, 1983), (Bitja’a Kody, 2004),
(Sol, 2009), confirment la vitalité du français, de l’anglais et du pidgin english, la naissance
d’une langue hybride appelée camfranglais (Essono, 1997), (Ntsobe, Biloa et Echu, 2008) et
la disparition de la langue allemande du paysage linguistique camerounais. Pourquoi le
français et l’anglais n’ont-ils jamais disparu du Cameroun malgré le fait que ce pays a acquis
depuis un demi-siècle son indépendance vis-à-vis de la France et de l’Angleterre ? Pourquoi
le pidgin english1 n’a-t-il jamais disparu du Cameroun malgré toutes les formes de minoration
qu’il a subies depuis le protectorat allemand jusqu’à l’administration post-coloniale, en
passant par le mandat et la tutelle franco-britannique ? Pourquoi le camfranglais se développet-il malgré le fait qu’il est fortement combattu ? Mais comment donc expliquer la disparition
de l’allemand ? La destruction des symboles matériels du Reich avait-elle entraîné la
disparition de la langue allemande ?
Notre hypothèse est que la toute première condition de réussite d’une politique
linguistique (Ndamba, 1996) est qu’elle soit soutenue par une politique de population
appropriée (Kamdoum, 1994) : pas de locuteur, pas de langue, pas de politique linguistique.
Avant d’engager des recherches sur les méthodes utilisées par les Alliés pour dégermaniser,
nous allons commencer par vérifier si la germanisation du Cameroun avait eu lieu. Nous nous
posons à cet effet les questions suivantes : l’administration coloniale allemande au Cameroun
avait-elle une politique de population ? S’était-elle souciée de l’expansion de la langue
allemande au sein de la population indigène ? S’était-elle souciée de faire émerger au
Cameroun une élite intellectuelle autochtone germanophone et germanophile à travers
laquelle cette langue allait rayonner ? Avait-elle réussi à encourager la production littéraire et
scientifique en allemand par les Camerounais ? Les Camerounais avaient-ils opposé une
résistance à la germanisation ?
La dégermanisation est conçue ici comme ayant une causalité externe et une causalité
interne. L’action des puissances alliées fait partie de la causalité externe. Dans notre cadre
théorique, la langue est un continuum2 qui a un centre et une périphérie. Notre travail se
1
Dès 1914, suite à un Arrêté signé par le Gouverneur allemand, l’usage du pidgin english est déclaré crime
d’Etat au Cameroun. En 2014 le pidgin english aura cent ans de vitalité et d’historicité dans la clandestinité. Le
texte officiel faisant de lui une langue interdite au Cameroun n’a jamais été abrogé. On peut encore lire, à
l’entrée du campus de l’Université de Buea, en gros caractères : « NO PIDGIN ENGLISH IN THE CAMPUS ».
2 Certains théoriciens du français en Francophonie pensent que le centre du continuum se trouve à Paris. Dans
cette perspective, « français central » est synonyme de « français de Paris ». Dans notre conception, la langue est
un système ouvert qui se présente sous la forme d’un continuum ayant un centre et une périphérie. Le
continumm est représenté par des cercles concentriques. Le centre est occupé par une variété linguistique
centrale, des institutions centrales ayant cette variété linguistique pour langue officielle de fait ou de droit, et une
masse parlante centrale elle-aussi qui la pratique et connaît les normes de son usage correct. Les cercles
concentriques constituent les frontières entre les variétés linguistiques. La langue est polynormée mais il existe
une hiérarchie des normes, ascendante quand on va de la périphérie vers le centre et descendante quand on va du
centre vers la périphérie. Cependant, une école perdue au fin fond de la forêt équatoriale, ou bien une université
francophone située à Beyrouth mais qui pratique les normes centrales est considérée comme étant au centre du
continuum. Ce sont les institutions centrales et l’élite centrale qui soutiennent la variété linguistique centrale.
L’élite intellectuelle centrale doit avoir des comportements centraux et être affectée à des postes centraux, dans
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subdivise en cinq parties : la première analyse le modèle colonial allemand, la deuxième,
étudie sa mise en application dans les médias et dans le système éducatif, la troisième
examine les réformes apportées à ce modèle, la quatrième, les résistances à la germanisation
et la cinquième, la question de l’élite intellectuelle germanophone.
I. LE MODELE COLONIAL ALLEMAND
D’après certains spécialistes (Stumpf, 1979), (Rudin, 1938 : 172), (Mveng, 1985 : 44),
(Dong Mougnol, 2008 : 188), au moment où les Allemands prennent possession du territoire
camerounais, la seule vraie motivation de leur aventure coloniale est l’exploitation des
ressources du territoire conquis. Pour les défenseurs de cette thèse, les Allemands n’avaient
aucune politique culturelle, aucune politique linguistique, aucun modèle colonial. Cette thèse
suscite cependant des questionnements. Les Allemands pratiquaient-ils la navigation à vue ?
Étaient-ils des apprentis colonisateurs ? De l’avis d’autres spécialistes, (Renouvin, 1950 :
196-197), (Brunschwig, 1957 : 97-99), (Owona, 1996 : 70), Bismark ne voulait pas que
l’Allemagne s’engage dans une « expansion coloniale de type classique. » Quel était donc ce
modèle colonial qui n’était pas de type classique ?
1.1 Un modèle colonial opaque
De l’avis de certains spécialistes, l’Allemagne n’avait pas de tradition coloniale
comme en avaient l’Angleterre, l’Espagne, la France, le Portugal. C’est une frange de l’élite
intellectuelle allemande favorable à la colonisation et la création de sociétés coloniales
privées a la fin du 19e siècle qui pousseront le Reichstag dans l’aventure coloniale.
En 1841, l’économiste Friedrich List (1904 : 216), (Owona, 1996 : 21) écrit dans un
ouvrage célèbre : « Les colonies sont le meilleur moyen de développer les infrastructures, le
commerce extérieur, et enfin une marine respectable ». De nombreuses sociétés coloniales
voient le jour en Allemagne dans la première moitié du 19e siècle. Celles-ci ont pour but
d’encourager les Allemands à l’émigration. D’importants noyaux d’Allemands se forment en
des institutions centrales. Il peut cependant arriver qu’au sein de cette masse parlante, on trouve des
comportements centrifuges et des comportements centripètes, des comportements centraux et des comportements
périphériques. La corruption par exemple est un comportement périphérique. Pratiquée par des personnes ayant
des positions centrales, dans des institutions centrales, elle a tendance à se centraliser, voire à s’institutionnaliser.
Des pratiques linguistiques périphériques adoptées par des personnes ayant des positions centrales ont tendance à
se centraliser. La centralité n’a ni un caractère ethnique ni un caractère géographique. Quand elle a un caractère
ethnique, la langue est condamnée à disparaître après le départ ou la mort du locuteur natif. Cela peut donner lieu
soit à un superstrat soit à l’extinction pure et simple de la langue. On peut avoir au Cameroun ou au Sénégal des
personnes aux pratiques et comportements centraux, de même qu’à Paris des personnes aux comportements et
pratiques périphériques. Le même individu peut évoluer dans le temps et dans l’espace. Mongo Beti dans ses
premiers jours d’écrivain francophone avait des pratiques centripètes mais, à la fin de ses jours, était centrifuge.
Ahmadou Kourouma et Patrice Nganang n’ont-ils pas été couronnés par de nombreux prix francophones ? Leur
couronnement n’équivaut-il pas à la reconnaissance institutionnelle de leurs pratiques périphériques ? Il y a une
différence entre les politiques linguistiques in vitro et celles in vivo. Les thèses in vitro peuvent avoir des
conséquences inimaginables in vivo. C’est le cas des celles qui s’appuient sur le locuteur natif, dans ce cas précis
de la présente étude, des thèses selon lesquelles l’individu ne peut parvenir à la science que s’il est éduqué dans
sa langue maternelle. La grammaire générative, la psycholingustique, la psychopédagogie peuvent justifier leur
bien fondé. Cependant en matière de politiques linguistiques, elles justifient l’apartheid.
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Amérique du nord et en Amérique du sud, particulièrement au Brésil. De 1815 à 1870, on
estime à 4 millions le nombre d’Allemands ayant quitté leur pays d’origine et à 3 millions le
nombre de ceux qui sont partis d’Allemagne entre 1870 et 1914. Ce n’est donc pas
l’Allemagne en tant qu’Etat qui se lance dans l'aventure coloniale : ce sont de grosses firmes
commerciales allemandes aux destinées desquelles président Woermann à Hambourg,
Luderitz à Brême, etc. En 1883, la Chambre de Commerce allemande publie sur le territoire
qui deviendra le Cameroun un rapport (Zang Zang, 2006 : 86-87) dans lequel le territoire est
dépeint comme un eldorado et ses populations comme pacifiques mais regrette que le
Reichstag ne prête pas main forte aux colons allemands comme le font la France et
l’Angleterre pour leurs ressortissants.
Jusqu’en 1883, la pensée de Bismarck, est claire : le Chancelier de fer et une bonne
partie de l’opinion publique allemande sont contre l’aventure coloniale. Bismarck pense à
cette époque que le commerce et la colonisation sont deux choses tout à fait différentes.
Cautionner l’aventure coloniale, pour lui, ne peut se limiter qu’à la protection du commerce
allemand. Cependant, les conseillers de Bismarck subissent les pressions des grosses firmes
commerciales allemandes qui s’emploient par ailleurs à infléchir la position de l’opinion
publique opposée à l’aventure coloniale.
Dès 1884, Bismarck change d’opinion sans dévoiler sa stratégie. Pourquoi Bismarck
ne s’intéresse-t-il à l’acquisition des colonies qu’à partir de 1884 ? Certains spécialistes
(Brunshwig, 1971 : 97), (Stumpf, 1979 : 24) proposent quatre réponses à cette question :
1- Bismarck voulait profiter des tensions entre l’Angleterre et la France au Soudan, et
entre l’Angleterre et la Russie en Afghanistan pour engager sa nouvelle politique
expansionniste.
2- Bismarck aurait été convaincu par von Kusserow que le soutien logistique et
militaire du Reich était nécessaire aux commerçants.
3- Bismarck estimait que l’ambiance nationale accepterait une politique coloniale
motivée par des raisons économiques.
4- Bismarck considérait la kolonialpolitik comme un instrument d’intégration
nationale et de politique intérieure.
En fait Bismarck se lance dans l’aventure coloniale pour défendre son image auprès de
l’opinion publique allemande favorable à la colonisation. Pour Stumpf, la situation intérieure
en Allemagne pesait certainement sur le grand chancelier. Celui-ci désirait certainement un
« tranquillisant » pour l’opinion publique intérieure afin d’équilibrer sa plate-forme électorale.
Dans une lettre à Münster datée du 25 janvier 1885, Bismarck affirme : « la question
coloniale pour des raisons de politique intérieure était devenue une question vitale, et même si
le plus petit bout de Nouvelle Guinée était sans valeur pour sa politique, il serait plus
important que l’Egypte… » (Stumpf, 1979 : 25). L’Allemagne doit donc avoir sa part dans le
partage de l’Afrique. Il faut faire vite, c’est-à-dire s’approprier en un temps record les terres
encore disponibles. S’agissant du Cameroun, c’est à une véritable course contre la montre
qu’Allemands et Anglais se livrent pour hisser leurs drapeaux sur le territoire qui deviendra le
Cameroun. Le traité de protectorat dit « traité germano-douala » est signé le 12 juillet 1884
par les Allemands d’une part, King Bell et King Akwa d’autre part. Bismarck ne laisse pas
deviner ses intentions : « Pour atteindre le but que nous nous proposons, nous nous
contenterons de signer des traités d’amitié, de commerce et de protectorat, qui nous
permettront de soutenir efficacement les sujets allemands » (Instructions de Bismarck au
Docteur Nachtigal, 19 mai 1884, cité par Decharme, (1903 : 44) et Owona, (1996 : 70)).
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Le texte parle bien de « traités d’amitié, de commerce et de protectorat » mais, dans le
but de « soutenir efficacement les sujets allemands ». Certains spécialistes affirment que
Bismarck avait précisé sa pensée et sa méthode à plusieurs reprises soit dans ses discours au
Reichstag, soit dans les notes secrètes qu’il adressait aux commissaires impériaux, soit dans
ses conversations privées. Seul l’entourage de Bismarck et ses commissaires impériaux
semblaient donc connaître sa pensée.
Le Cameroun allemand pose donc problème au plan juridique. Certains (Dualamann,
1933), (Dika Akwa, 1956), (Ndoh, 1960 : 23) affirment qu’en juillet 1884 le « Cameroun »
avait signé avec l’Allemagne un traité de protectorat d’une durée de trente ans. Mais cette
affirmation n’est pas mentionnée sur le traité de protectorat signé par les Allemands et les
chefs côtiers du Cameroun. Douala Manga Bell utilise d’ailleurs cet argument pour essayer de
convaincre Njoya et les autres chefs sur la fin du protectorat allemand au Cameroun en 1914.
Comme le montre cependant Owona (1996 : 68), aucun document d’une valeur historique ne
contient cette affirmation. Cela avait-il été dit de bouche ce 12 juillet 1884, jour de la
signature du traité ? Ce traité sera d’ailleurs à l’origine de vives protestations de la part des
autres tribus qui n’en étaient pas signataires. Il s’appelle bien « Traité germano-douala ». En
toute logique il n’engageait que les Douala placés sous l’autorité de King Bell et King Akwa.
En quoi engageait-il les Bamiléké, les Bamoun, les Bassa, et les autres tribus du Cameroun ?
Quelque chose semble ne pas aller dans le système colonial allemand. Soit les
instructions données par le Reichstag sont constamment violées dans leur application sur le
terrain, soit l’interprétation des textes pose problème, soit le dit n’est pas dit. Certains textes
parlent en effet de : « traités de protection, de traités d’alliance, de territoires protégés, de
zones soumises à la protection allemande, de prise de possession effective, etc., etc…
D’autres appellent les choses par leurs noms et disent carrément : « colonies » » (Owona,
1996 : 70). Owona va plus loin en affirmant ce qui suit : « Ce n’est pas tout. Si nous jetons un
coup d’œil sur le contenu de ces traités, nous nous apercevons que les souverains indigènes
cèdent à l’Allemagne tous leurs droits de souveraineté, d’administration et de législation de
leurs territoires, clauses qui ne sont évidemment pas celles qu’on trouve habituellement dans
un traité de protectorat. » (Owona, 1996 : 70). Les traités signés par l’Allemagne avaient-ils
valeur de protectorat de droit international ?
Certains spécialistes (Orgeval, 1890 ; Cheradame, 1905 ; Salomon, 1889 ; Despagnet,
1889 ; Owona, 1996 : 71) soutiennent que les traités de protectorat signés par l’Allemagne
avec les chefs indigènes ne pouvaient pas avoir valeur de protectorat de droit international. De
l’avis de ces auteurs, un protectorat de droit international exige que l’Etat protégé et l’Etat
protecteur possèdent chacun la personnalité du droit des gens. « Un véritable protectorat
suppose en effet que l’Etat protégé possède réellement tous les droits de souveraineté dont il
cède une partie à l’Etat protecteur. Il suppose, en deuxième lieu, qu’il conserve son originalité
et sa souveraineté intérieure. Il suppose, enfin, que l’Etat protégé jouit du droit des gens,
c’est-à-dire qu’il a une personnalité juridique internationale. » (Owona, 1996 : 71-72).
De l’avis de ces spécialistes, en 1884, le Cameroun n’était pas un Etat jouissant de la
personnalité du droit des gens. Il ne pouvait donc pas signer un traité de protectorat avec
l’Allemagne qui, elle, avait la personnalité du droit des gens. Quel était le statut réel du
Cameroun allemand ? « Les documents allemands l’appellent Schutzgebiet (pays protégé),
mais dans les milieux internationaux, tout le monde - et l’Allemagne la première - comprend
qu’il s’agit d’une colonie. » (MVENG, 1985 : 67). Etoga (1971) semble avoir trouvé le mot
juste : le Cameroun n’était ni plus ni moins qu’une « colonie commerciale ». Quelle était donc
la place des indigènes dans cette colonie commerciale allemande ?
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I.2. Un modèle colonial ségrégationniste
En 1896, l’administration allemande entre dans « une logique d’affrontement » (Dong
Mougnol, 2008 : 187) avec les populations indigènes. Dans une Ordonnance signée le 15 juin
1896, elle instaure la notion de « terres vacantes et sans maîtres ». L’article 1er de cette
ordonnance définit ce que les Allemands appelaient Kronland, « domaine de la couronne ». Il
stipule que : « […] toute l’étendue du Cameroun, à l’exception des terrains sur lesquels les
particuliers ou les personnes morales, les chefs ou les communautés indigènes pourront
éventuellement prouver des droits de propriété ou d’autres droits réels ou sur lesquels des tiers
auront acquis des droits d’occupation par des contrats passés avec le gouvernement impérial,
est réputée vacante et sans maître, et fait partie du domaine de la couronne. Sa propriété
appartient à l’Empire » (Ordonnance du 15 juin 1896, Article 1er). L’administration allemande
mettra en application une politique de développement basée sur des expropriations foncières
massives pour le compte de sociétés agricoles allemandes. « Le gouvernement favorisera les
entreprises de ses nationaux dans les territoires sans maîtres. Nous étendrons à ces territoires
la protection de l’empire ; nous laisserons les choses s’organiser et se cristalliser seules ».
(Bismarck cité par Hardy (1937 : 96) et Owona (1996 : 73). Quel était donc le sort réservé
aux indigènes dont les terres avaient été déclarées vacantes et sans maître ?
Deux thèses s’affrontent ici. La première est la thèse traditionnelle, c’est-à-dire celle
selon laquelle les Allemands pratiquaient la navigation à vue. La deuxième est que ceux-ci
avaient une politique de population savamment pensée. La politique d’expropriation de
l’administration coloniale allemande se heurtera au fait que ceux qui l’avaient pensée soit
semblaient ne s’être pas posés la question de savoir ce qu’ils allaient faire des indigènes à qui
ils avaient arraché les terres, soit avaient savamment mûri le projet en secret. Car celle-ci
aboutira à une situation similaire à celle que l’on a connue en Afrique australe : l’apartheid !
L’administration allemande au Cameroun avait-elle pratiqué une politique d’apartheid ?
Cette question semble diviser les spécialistes. Pour certains, il n’y avait eu ni apartheid
ni racisme : « L’atmosphère camerounaise, à la veille de la guerre, était chargée d’orage.
Pourtant il n’y a point ici de haine idéologique. Il n’y a ni racisme, ni apartheid au sens strict
du mot. » (Mveng, 1985 : 100). Mveng montre que des Camerounais, très sincèrement, vont
combattre pour le Kaiser et que des Allemands comme Dominik, Zenker et foule d’autres,
avaient fait souche au Cameroun, « mêlant leur sang au sang de nos races »3. L’auteur cite le
cas des étudiants camerounais vivant en Allemagne à cette époque qui « partagent la vie des
familles de leurs maîtres entourés d’une affection dont le souvenir arrache encore des larmes
aux yeux de certains. » (Mveng, 1985 : 100).
Pour d’autres : « C’est l’apartheid avant la lettre même » (Essomba, 2005 : 243). La
politique d’expropriation était doublée d’une « politique ségrégationniste. » (Essomba, 2005 :
244). Essomba montre que le « Rapport d’explication de l’esquisse générale des nouveaux
lotissements indigènes, suivi d’un plan de masse » insiste sur « les « localités » divisées, mais
3
Pourquoi plus de trente années de cohabitation entre Allemands et Camerounais (Don Mougnol parle de
« cohabitation forcée ») sur un même territoire n’ont-elles pas pu donner lieu à un métissage au plan biologique ?
Les arguments en faveur de la pureté ou de la supériorité raciale interdisaient-ils toute relation avec les
indigènes ? Mveng semble répondre par la négative en affirmant que certains Allemands comme Zenker
avaient mêlé « leur sang au sang de nos races ». Où en était donc le résultat ? Nous n’osons pas croire que ces
Allemands étaient impuissants ou stériles. Cinq hypothèses sont cependant possibles. La première est que les
Allemands pratiquaient la contraception. La deuxième est que la négresse était stérile. La troisième est qu’au
nom de la pureté raciale la négresse était rendue stérile ou se faisait avorter. La quatrième est que l’enfant métis
était tué à la naissance. La cinquième est que ces métis avaient été victimes de dégermanisation.
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reliées entre elles par un réseau de voies de communication autour de la zone libre ». D’autres
témoignages attestent ceci : « De la discrimination raciale, il y en avait suffisamment. Les
Allemands se sont toujours crus supérieurs à tous les humains. Et cette opinion était renforcée
du fait que nous étions de deux cultures différentes. Le Noir ordinaire était un objet. Il devait
considérer le Blanc comme un dieu. C’est pourquoi le salut à l’européenne était de rigueur.
Quand un Blanc marchait dans la rue, tous les autres passants devaient s’écarter et se
découvrir sous peine de se voir brutalisés. De sorte que les poltrons, à l’approche du civilisé,
jetaient au loin leur coiffure. » (Ikele-Matiba, 1963 : 101).
Les médecins allemands invoquaient des arguments d’ordre sanitaire, sécuritaire,
économique, etc., pour justifier la ségrégation raciale : « J’ai vraiment laissé entendre que le
transfert des indigènes est justifié par leur désobéissance répétée aux dispositions du district,
visant à l’assainissement des routes, des cours d’eau et des fermes agricoles situées en pleine
ville mais également le nettoyage des tas d’ordures, des décombres et des matières fécales ;
j’ai également justifié ce transfert par l’intérêt de la sécurité des Européens […] » (Röhm,
Rapport du 28 décembre 1912, p. 54 cité par Essomba, 2005 : 239). Owona (1996 : 98) cite
un avis médical daté du 31 décembre 1912 : « Dans leur rapport, les Docteurs Kunh et Noetel,
du corps médical allemand, soutenaient que la cohabitation des Européens et des Africains –
et donc des Blancs et des Noirs – était préjudiciable à la santé des Européens. D’abord, disait
le rapport, les indigènes n’appliquaient chez eux aucune règle d’hygiène, ils sentaient
mauvais et faisaient des choses qui blessaient l’œil, l’odorat et l’oreille de l’Européen.
Ensuite, ils véhiculaient toutes sortes de maladies tropicales qui risquaient à tout moment, de
contaminer les Blancs. La séparation des deux races, concluaient ces médecins, était la
solution, remède qui s’imposait. » (ANY, Mémoire relatif à l’expropriation et le transfert des
Indigènes à Douala, pp.118-122 cité par Owona, (1996 : 98). Lire également le même
Mémoire (pp.77-78) pour l’avis médical du Professeur Zieman).
Le plan d’urbanisation allemand divise la ville de Douala en deux : un côté pour les
Blancs et un pour les Noirs. Le côté des Noirs est subdivisé en zones de recasement qui
tiennent compte de l’appartenance ethnique. « Si la construction des structures de répression,
un « tribunal indigène » et une prison s’imposaient pour tous, on appliquait le vieil adage
divide et regnum en renforçant les divisions claniques, afin de rendre plus possible les
localités indépendantes les unes des autres sur tous les plans : commerce, église,
administration, etc. » (Essomba, 2005 : 243). Les nouveaux lotissements indigènes font
ressortir une zone de recasement pour chaque groupe ethnique : Douala, Bassa, Bakoko, etc.
et une pour les étrangers, chacune se suffisant à elle-même et étant indépendante des autres au
plan administratif, commercial, culturel, linguistique, religieux, etc. Il n’était pas question
qu’une personne appartenant à une ethnie donnée se retrouve dans un lotissement réservé à
une autre ethnie. Les différents lotissements sont séparés par des zones tampons.
Le Cameroun allemand se caractérise par une diglossie sans bilinguisme (Fishman,
1971 : 96-97), c’est-à-dire une situation linguistique où plusieurs communautés linguistiques
sont juxtaposées. Celles-ci forment une unité aux plans politique, religieux, économique, etc.,
mais un fossé socioculturel les sépare. Une discontinuité linguistique existe entre les
différentes communautés juxtaposées. Les limites des groupes sont imperméables parce que
doublées de frontières linguistiques. L’accès aux rôles et à la langue est sévèrement limité.
L’accent est mis sur la position sociale attribuée par la naissance et non sur la position sociale
acquise. L’existence d’une diglossie nationale n’implique pas un bilinguisme répandu. Il
existe une élite intellectuelle bilingue mais celle-ci est coupée de sa base ethnique.
L’institutionnalisation de la notion d’étranger renforce la ségrégation.
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Parmi les étrangers, il y avait les Ghanéens, les Nigérians, les Togolais, etc., mais
aussi des Camerounais. Le Camerounais était chez soi lorsqu’il se trouvait à l’intérieur des
limites territoriales de son groupe ethnique. Une fois sorti de ce territoire, il devenait étranger.
Le Bamiléké, le Beti, le Foulbé, qui vivaient à Douala à cette époque étaient officiellement
considérés comme des étrangers4. Pour être chez soi, le Bamiliéké devait rentrer au « pays
bamiliéké » et l’Ewondo au « pays éwondo ». Le territoire du Cameroun allemand était
subdivisé en une multitude de petits « pays » ayant à leur tête un roi reconnu et rémunéré par
l’administration coloniale allemande dont il faisait partie : Douala Manga Bell, Njoya,
Charles Atangana, etc. Les Allemands avaient élevé les chefs traditionnels au rang de rois « et
avaient transformé leur système politique traditionnel pauvrement organisé en un régime
fondé sur des principes hiérarchiques. » (Le Vine, 1984 : 80). Il était donc impossible qu’un
individu s’affranchisse de ces hiérarchies de rang et de naissance.
II. LE MODELE COLONIAL ALLEMAND DANS LES MEDIAS ET
DANS LE SYSTEME EDUCATIF
Les Allemands utilisent le même modèle en matière de politique foncière, de politique
de peuplement et de gouvernance. Nous allons voir comment ce modèle fonctionne en matière
de politique linguistique et de politique culturelle dans les médias et dans le système éducatif.
Les colons allemands ne veulent pas que l’opinion publique allemande soit au courant de la
situation des indigènes. Les indigènes ne doivent pas non plus être au courant des arguments
développés en faveur de l’annexion de leur territoire ni des désaccords entre Blancs sur la
question coloniale. Les Allemands adoptent donc une gestion diglossique des langues qui se
traduit concrètement par une presse écrite en allemand destinée aux Blancs et une presse
écrite dans les langues du Cameroun destinée aux Noirs.
2.1. Les médias allemands
Les médias allemands joueront un rôle déterminant dans l’entreprise coloniale au
Cameroun. Ils sont le lieu d’expression des thèses développées par les théoriciens du
pangermanisme. La presse écrite en allemand aborde des sujets d’ordre politique,
économique, stratégique, etc. Elle développe des arguments en faveur de l’annexion du
Cameroun et encourage les Allemands de la métropole à immigrer. À l’origine, ces arguments
se fondent sur la pratique du commerce, la création des plantations, la protection des intérêts
commerciaux allemands, le développement économique. Le territoire camerounais est décrit
dans cette presse comme se prêtant fort bien à l’agriculture à cause de la fertilité des sols et la
richesse de la forêt en épices, en caoutchouc, etc. Ils se fondent de surcroît sur l’idée que le
développement économique du territoire doit être renforcé par un empire politique.
Le premier organe de presse allemand au Cameroun est le Kolonialzeitung. C’est un
organe de propagande au service de la Société Coloniale. On y trouve toutes sortes
d’informations : correspondances des voyageurs, rapports ou décrets du gouvernement,
4
En Afrique australe où l’apartheid était pratiqué, l’appartenance raciale ou ethnique était fixée par décret.
L’individu pouvait être surclassé ou sous-classé. Il pouvait même connaître la déchéance : on lui retirait par
décret l’appartenance au groupe auquel il était rattaché. On pouvait par exemple décréter qu’un Zoulou n’était
plus Zoulou, ou qu’un Blanc n’était plus Blanc. Du même coup, la personne frappée de déchéance entrait dans
l’errance ou devenait apatride. Une personne frappée d’une telle déchéance a moins d’importance qu’un étranger
car l’étranger a une appartenance ethnique mais vit hors du territoire attribué à son groupe ethnique (UNESCO,
1979).
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rapports des sociétés coloniales sur leur situation financière, etc. A partir de 1899, le Beitäge
zur kolonial politik, und kolonial wirtschaft commence ses publications. Après 1904, il est
connu sous le titre Zeitschift für kolonialpolitik, kolonialrecht, und koloniawirtschaft. En 1903
est créé l’Evangelischen Monatsblatt (message évangélique) imprimé à Stuttgart. Comme les
autres organes de presse, il fait le black-out sur la situation des indigènes et tient lieu d’organe
de propagande dont les points de vue sont en accord avec ceux des sociétés coloniales.
Kamerun Post est un organe de presse commercial bihebdomadaire qui paraît pour la
premières fois en 1908. Amtsblat für das schutzgebiet Kamerun, bimensuel basé à Buéa naît
en 1912. L’organe d’expression du comité économique de la Société Coloniale s’appelle Der
Tropenpflanzer. Il traite des différents aspects de la vie économique dans les colonies :
agriculture et maladies tropicales, inventions et innovations techniques, etc.
À travers son organe d’expression Der Tropenpflanzer, le comité économique ou
Kolonialwirtschaftliches Komitee de la Société Coloniale fait connaître, partout en
Allemagne, les produits des colonies et suscite l’intérêt des Allemands pour tous les articles
produits dans ces régions. Parmi les membres les plus influents du comité, figurent
Wohltmann, professeur d’agriculture et éditeur du Der Tropenpflanzer, le Dr Helfferich des
chemins de fer d’Anatolie, l’explorateur Passarge Scharlach de la Gesellschaft Sud-Kamerun
et Thormählen, commerçant bien connu.
Pour inciter le Chancelier de fer à apporter son appui politique et militaire aux
commerçants, les sociétés vont par la suite avoir recours à des arguments autres que le
commerce. La Deutsche Afrikanische Gessellschaft se fixe pour objectif d’ouvrir l’Afrique à
la culture et de lutter contre la traite. La Deutsche kolonialgesellschaft ou Société Coloniale
allemande considérée comme l’âme et l’intelligence qui orientait tout le mouvement colonial
en Allemagne, était un organisme non officiel mais de loin le plus important de tous ceux qui
militaient en faveur du mouvement colonial. Cette société fit preuve d’une puissance et d’une
énergie qui parvinrent en peu de temps à renverser les courants d’opinion hostiles au
mouvement colonial et à se rallier les vues du Gouvernement impérial. La Deutsche
kolonialgesellschaft était en fait le produit de la fusion entre le Kolonialverein et la
Gesellschaft für deutsche kolonization. C’est le Kolonialverein qui avait organisé les
expéditions ayant abouti à la conquête de l’hinterland du Cameroun. Elle avait des idées
libérales et entretenait une très vive propagande contre la Traite des esclaves et la vente des
alcools aux indigènes. Ses initiatives lui attiraient un nombre croissant de sympathies. La
Kolonialverein parvient donc à donner une impulsion à l’intérêt que portera désormais
l’opinion allemande à l’œuvre coloniale. C’est la Gesellschaft für deutsche Kolonization qui
travaillera à l’occupation définitive du Cameroun. La plus grande préoccupation de la
Deutsche kolonialgesellschaft était l’organisation de l’économie du Cameroun, la création des
conditions favorables à une mise en valeur méthodique et rapide de l’ensemble du territoire
camerounais, au double plan humain et technique. A travers les médias en langue allemande,
les sociétés coloniales amèneront le gouvernement du Reichstag à s’impliquer davantage tout
en tenant les indigènes à l’écart des débats sur la question coloniale au Cameroun.
2.2. Les médias en langues camerounaises
Les médias en langues camerounaises sont, à l’origine, l’œuvre des religieux et ont un
caractère essentiellement éducatif et évangélisateur. Joseph Merrick de la Baptist Missionnary
Society s’installe à Bimbia en 1844. Il y crée la première école et la première imprimerie : le
premier livre scolaire et le premier syllabaire en langue isubu paraissent la même année.
Alfred Sacker, lui aussi, de la Baptist Missionnary Society, arrive à Douala le 10 juin 1845. Il
écrit le premier syllabaire en langue douala en 1847, la première grammaire du douala,
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traduit la bible en douala et écrit Le cathéchisme en 1891 et le Manuel de liturgie en 1897 en
langue douala. Alors que les missionnaires baptistes portent leur prédilection sur la côte, la
Mission presbytérienne américaine, qui s’installe au Cameroun en 1871, porte sa prédilection
sur l’arrière pays : d’abord au Sud à Ebolowa, à Elat où elle ouvre des imprimeries, à
Lolodorf, Metet et Foulassi. Elle s’installe par la suite au Nord où elle crée des écoles
bilingues à Garoua et à Yagoua, construit la léproserie et l’imprimerie de Kaélé.
La presse écrite dans les langues camerounaises était, à l’origine, l’œuvre des
missionnaires protestants allemands. Elle est destinée aux indigènes et enseigne la supériorité
de la race blanche sur la race noire, la grandeur de l’Empire allemand, les grandes figures de
l’empire allemand. Elle aborde des sujets tels que l’hygiène, la santé, les activités religieuses,
l’éducation civique, la soumission du Noir au Blanc. La vaccination était obligatoire. Les
indigènes qui ne se faisaient pas vacciner étaient en infraction. Les campagnes de vaccination
sont menées par cette presse qui se charge d’enseigner la discipline, l’obéissance, la
soumission totale des indigènes et le respect de l’ordre établi. Elle incite les indigènes à
abandonner leurs us et coutumes pour adopter les coutumes chrétiennes. Elle parle aussi des
« choses du pays ». En cela elle devient intéressante car elle aborde des sujets d’ordre social,
culturel, anthropologique qui n’intéressent pas seulement le Noir mais aussi le Blanc.
Le caractère éducatif et évangélisateur de cette presse se lit à travers les noms des
journaux : Mulee Ngea du douala « Le guide » est lancé en 1903 à Buéa par les missions
évangéliques. Mwendi Ma Musango du douala « message de paix » est lancé en 1906 à
Douala par les missions baptistes. Mefoe du boulou « Les nouvelles » est lancé en 1916 par le
Révérend Pasteur Demetz. La consécration de ce processus est la création d’une presse en
langues camerounaises par des Camerounais eux-mêmes. Elolombe ya Kamerun, est le
premier périodique créé par un Camerounais, en 1908, en la personne de Mpondo Dika Akwa.
Po’A Mundi « L’Épée de l’esprit » est créé en 1914. Cette presse pose cependant deux
problèmes dont le premier est qu’à l’origine elle a un caractère purement local : elle ne peut
circuler qu’à l’intérieur de la communauté dont la langue est utilisée. Le deuxième est que les
autres communautés dont la langue n’était pas utilisée vivaient dans les décombres de
l’ignorance. Celles-ci feront des efforts pour accéder au contenu des médias écrits dans les
langues autres que les leurs. C’est ainsi que la presse écrite dans les langues camerounaise va
contribuer à leur véhicularisation. Deux langues émergent du lot : le douala à travers Mulee
Ngea, Muendi Ma Musango, etc. et le bulu-jaunde à travers Mefoe. Pendant que la presse
écrite en allemand reste l’apanage des Blancs, celle en langues camerounaises n’est pas
l’apanage des indigènes. Elle est lue par les Blancs qui s’intéressent aux langues et cultures
africaines. La politique coloniale allemande avait donc contribué à l’éclosion du génie
camerounais : c’est le cas de Njoya.
2.2.1. L’œuvre de Njoya
Njoya, roi des Bamoun, est un produit du système colonial allemand. Il fait en effet
l’objet de la convoitise des missionnaires chrétiens et des chefs religieux musulmans du Nord.
Cependant, il ne veut se convertir ni au Christianisme ni à l’Islam. Il adopte une stratégie qui
consiste à rester fidèle aux Allemands tout en ne devenant ni chrétien ni musulman. Cette
stratégie le pousse aussi à n’adopter ni le système d’écriture arabe utilisé dans le Coran ni
l’écriture latine utilisée dans la Bible. Il crée donc son propre système d’écriture (l’écriture
mfemfe), sa propre imprimerie, la langue d’administration de son territoire (la langue mum),
des écoles où l’enseignement est dispensé en langue mum avec l’écriture mfemfe.
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En 1910, il écrit Pu lewa fu nzüt fu libok (Le livre de médecine, litt. Le livre des
remèdes guérisseurs / le livre des remèdes qui guérissent). Ouvrage en six tomes qui traite des
plantes médicinales, de l’accouchement, des soins à donner pendant l’accouchement, du
diagnostic, des symptômes des maladies, de l’explication des songes et, enfin dans la sixième
partie, des formules, des proverbes et des incantations qui doivent être prononcées sur les
remèdes pour les rendre efficaces. En 1921 il écrit Yi mua’ lewa fon na mom le ne rifum
(Histoire des lois et coutumes bamoun, litt. Ceci est le livre des rois bamun partis de Rifum).
Livre comptant 202 chapitres et 547 pages dans lesquels Njoya retrace l’histoire des coutumes
du peuple bamoun. En 1922 il écrit Yi li nda lerewa mua’ nuet nkwete (litt. le nom de ce livre
est Poursuis et attend), 82 pages. Njoya y exprime sa pensée vis-à-vis des religions
étrangères. Ayant longtemps balancé entre l’Islam et le Protestantisme, il décide, pour ne
mécontenter personne, de créer sa propre religion, sorte de syncrétisme des différentes
doctrines qui lui avaient été proposées. On y rencontre des versets et des prières du Coran
mêlés à ceux de la Bible. On trouve aussi au musée de Foumban une carte du pays bamoun
(lewa nqu) entièrement annotée en écriture mfemfe et en langue mun. La bibliothèque du
Palais de Fumban contient près d’une centaine de titres, 91 environ, dans plusieurs domaines :
traduction des versets bibliques de l’ancien testament, recueil des fables, histoire des Bamoun,
discours prononcés par les rois bamouns, histoire des chefs proches des Bamouns (Tikars,
Bamilékés, etc.), calendrier agricole, lettres, livre foncier, registres de recensements,
jugements des tribunaux coutumiers. On y retrouve aussi un calendrier agricole et un livre
foncier. Njoya crée quarante-sept écoles dénommées ndab lerewal (maison du livre). Les
premiers moniteurs, hommes et femmes, sont ses anciens élèves, formés sur la base de son
propre système d’écriture.
La politique allemande avait eu pour conséquence l’éclosion de médias en langues
camerounaises animés aussi bien par des autochtones que par des Blancs qui avaient appris à
lire et à écrire les langues camerounaises. Les langues camerounaises développent un
caractère scientifique et international sous le protectorat allemand au point où elles sont
enseignées et font l’objet des recherches dans des universités allemandes.
La propagande faite par les médias allemands attire de nombreux investisseurs sur le
territoire camerounais. Certains de ceux-ci se lancent dans des projets parfois mal étudiés. Les
sols sont certes fertiles mais les études scientifiques de certains de ces sols soit n’avaient pas
été faites du tout soit avaient été mal faites. Certains projets donnaient pleinement satisfaction
mais d’autres pas. Par conséquent, dans certains cas, soit la production n’était pas à la mesure
des attentes, soit les investisseurs essuyaient un échec total. Le gouvernement allemand était
donc obligé d’envoyer sur le terrain des scientifiques pour assister les investisseurs. Il se
posait un problème de main d’œuvre qualifiée au sein de la population indigène.
2.3. Le système éducatif allemand
On peut identifier quatre forces à l’intérieur du système allemand.
2.3.1. L’administration coloniale allemande
Le système éducatif allemand se caractérise par une gestion diglossique des langues.
Les écoles missionnaires dispensent leurs enseignements dans les langues camerounaises
pendant que les écoles officielles très sélectives dispensent leurs enseignements en allemand.
En 1891, le gouverneur von Zimmerer jette les bases de la politique de germanisation du
Cameroun. Sa finalité était de procurer l’administration coloniale allemande d’un personnel
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indigène parlant allemand5. En 1900 l’administration coloniale allemande éprouve le besoin
d’un personnel formé : comptables, enseignants, infirmiers, interprètes, employés des postes
et des douanes, etc. La formation de ces commis devait limiter l’envoi de fonctionnaires
allemands. Jusqu’en 1912 cependant, date des dernières statistiques publiées, c’est-à-dire
vingt-huit ans après le traité de juillet 1884, l’administration coloniale allemande n’avait créé
que quatre écoles officielles où l’enseignement était dispensé en allemand :
- Première école allemande : le 24 février 1887 à Douala, 362 élèves en 1912 ;
- Deuxième école allemande : 1898 à Victoria, 257 élèves en 1912 ;
- Troisième école allemande : le 1er décembre 1908 à Yaoundé, 160 élèves en 1912 ;
- quatrième école allemande : 1906 à Garoua, 54 en 1912 élèves.
Jusqu’en 1912 les écoles allemandes n’avaient formé que 833 élèves. Dans un premier
temps, elles n’admettaient que les fils de chefs et de notables. Certains Camerounais
soigneusement sélectionnés avaient eu droit à une éducation en langue allemande : Rudolf
Douala Manga Bell, Duala Misipo, Charles Atangana Ntsama, etc.
2.3.2. Les théoriciens du pangermanisme
Les théoriciens du pangermanisme établissent un lien étroit entre la langue et la nation.
Pour Fichte (1808, Discours à la nation allemande), la langue allemande est la langue de la
nation allemande. La nation est une nécessité historique qui se construit à partir de deux
repères centraux : la langue et la religion. Penser la nation c’est interroger la langue dans
laquelle celle-ci s’exprime et s’affirme. La langue allemande est ce qui fait de l’Allemagne
une originalité historique et lui prescrit sa Mission et ses tâches historiques.
La nation n’existe pas en dehors de sa langue. C’est la langue qui nourrit la nation.
Perdre sa langue revient donc à perdre son identité historique. Cette aliénation conduit à la
décadence car le peuple perd l’instrument grâce auquel il accède à la science, celui grâce
auquel l’homme peut philosopher. La philosophie est ici envisagée comme la science de la vie
spirituelle, la science qui fonde la science et qui permet d’accéder à Dieu. La nation est un
esprit mais pour Fichte, la vie spirituelle de la nation ne peut s’exprimer que par la langue
originelle de la nation. La langue allemande, le peuple allemand et la nation allemande font
un. La langue est le fondement de la nation. Le peuple allemand n’existe comme nation que
parce qu’il a su conserver sa langue primitive.
Pour Fichte, le peuple français est un peuple d’origine germanique qui a abandonné sa
langue pour le latin. La conséquence en est l’oubli de ses origines. En revanche, c’est grâce à
sa langue que la nation allemande a pu s’approprier la religion chrétienne. La Réforme
luthérienne devient par le fait même une révolution d’une portée mondiale. La langue latine
avait occulté la religion chrétienne, la langue allemande avait permis à la nation allemande de
découvrir le véritable sens du christianisme, de le pénétrer et de se l’assimiler.
L’appropriation de la religion chrétienne grâce aux réformes religieuses de Luther avait
permis au monde entier de partager le message divin. Seule cette reforme peut amener le
christianisme à s’enraciner chez chaque peuple à qui le message du Christ parvient dans sa
propre langue. La langue originelle est l’instrument à travers lequel s’exprime le génie de la
nation, celui grâce auquel la nation s’approprie la science, la foi, les réalités étrangères, celui
grâce auquel la nation peut philosopher, parvenir à Dieu.
5
Il n’était nullement question ici de tisser entre le Noir et le Blanc le lien permettant aux deux peuples de rester
unis, comme le pensaient les Français, encore moins de faire émerger une élite intellectuelle indigène
germanophone et germanophile à travers laquelle la langue et la culture allemande allaient rayonner.
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Pour Warneck, Herder et leurs disciples, la langue et la religion sont les plus nobles
créations dans la vie d’un peuple, surtout la langue, car elle est la plus importante création du
volksgeist (esprit du peuple). A partir de la notion de « wolkspsychologie », Wundt souligne
« le caractère unique de chaque groupe ethnique par l’activité de l’âme créatrice du peuple.
Chaque âme ethnique crée dans son peuple les manifestations vitales caractérisant la culture
de l’ethnie. » (Stumpf, 1979 : 30).
2.3.3. Les industriels et les commerçants allemands
Pour les industriels allemands, « La technologie moderne avait permis au peuple
allemand de devenir une grande nation industrielle et militaire. De là la conviction de la
supériorité de sa civilisation en face des peuples restés au niveau préindustriel. » (Stumpf,
1979 : 23). Ils imputaient au « « Sauvage » l’incapacité de penser dans des catégories de
causalité et surtout incapacité de pouvoir développer des concepts abstraits. » (Stumpf, 1979 :
24). Ils avaient besoin d’une main d’œuvre qualifiée, saine et robuste. Au lieu de donner aux
« Sauvages » un niveau de formation pouvant faire d’eux des ouvriers qualifiés ils avaient
envisagé de faire venir les Chinois au Cameroun. (Owona, 1996 : 82).
Les planteurs et les commerçants exigeaient, pour les indigènes, une éducation basée
sur le travail pratique. Cette exigence n’était pas dictée par des raisons économiques mais par
la crainte. « Une éducation trop intellectuelle pourrait détourner les jeunes du travail
« pratique » ou en faire des « coquins » qui n’accepteraient plus leur position de serviteurs »
(Stumpf, 1979 : 57). Les commerçants allemands proposaient d’« […] accorder
l’enseignement allemand uniquement aux noirs qui moralement donnaient toute satisfaction. »
(Stumpf, 1979 : 77). Même après avoir appris l’allemand à l’école, l’indigène devait être
incapable de lire la presse, les romans, les pièces de théâtre en allemand : « l’instruction dans
la langue du maître comportait des dangers. D’un côté l’éducation à l’occidentale pourrait
faire des nègres orgueilleux, de l’autre côté la connaissance de l’allemand leur permettrait de
lire les journaux et les débats du Reichstag qui révéleraient le désaccord inavoué qui existait
entre les différentes puissances coloniales. Une telle connaissance pourrait amener à une
situation de contestation et de refus de la supériorité raciale. Donc la connaissance de
l’allemand pouvait provoquer l’insubordination vis-à-vis de l’autorité coloniale et des maîtres
blancs. » (Stumpf, 1979 : 73).
2.3.4. Les missionnaires allemands
Pour Stumpf (1979 : 28) l’administration coloniale « travaille pour l’empire allemand,
« la mission par contre pour un royaume qui n’est pas de ce monde » ». Les commerçants, les
industriels et les planteurs travaillent pour la prospérité de leurs affaires. Pour les
missionnaires, instruire l’indigène dans sa langue équivaut au respect de sa culture, au
développement du sentiment patriotique, à l’éveil du sentiment national. Le missionnaire
allemand « doit défendre le caractère individuel de chaque peuple et reconnaître que la plus
noble création d’un esprit du peuple (volksgeist) africain (i.e. la langue africaine), trouve sa
place justifiée dans l’église et l’école. » (Stumpf, 1979 : 28-29). Pour les missionnaires bâlois,
sans la langue indigène, aucune manifestation culturelle ne peut s’exprimer dans « l’esprit
national. » (Stumpf, 1979 : 30). En 1900, l’administration allemande donna une subvention
aux Missions pour la formation d’indigènes à des emplois administratifs ou commerciaux. La
mission de Bâle décréta alors que « les Africains ne devaient jamais être coupés de leur vie
organique tribale. En faire des « clercs » ne pouvait qu’aboutir à une caricature culturelle : au
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lieu de servir la communauté ethnique, on produirait un prolétariat de demi-lettrés aliénés. »
(Stumpf, 1979 : 57).
C’est la masse parlante qui fait vivre la langue. Cependant, pendant des décennies, les
Allemands pratique une politique linguistique qui interdit l’accès à la langue allemande aux
indigènes qui ne font pas preuve de bonne moralité. Comment pouvait-on déterminer parmi
les enfants en âge scolaire ceux de bonne moralité et qui avaient droit à une éducation dans la
langue du maître ? La moralité des parents servait-elle de caution à leurs enfants ? En effet,
quand un enfant était en faute, on punissait les parents. Quand un enfant fuyait l’école ses
parents enduraient des semaines de travaux forcés.
III.
L’EVOLUTION DU MODELE ALLEMAND
Dès 1889 la Deutsche kolonialgesellschaft engage une campagne de propagande pour
réclamer la création d’un ministère des colonies. Un changement survient dans la ligne
éditoriale des médias allemands. L’opinion publique allemande se rend compte qu’au
Cameroun on ne parle pas allemand. La question qui se pose à l’époque est la suivante :
pourquoi dans les colonies françaises on parle français, dans les colonies anglaises on parle
anglais, dans les colonies espagnoles on parle espagnol, mais au Cameroun allemand on ne
parle pas allemand ? Les mêmes médias publient, à partir de 1905, les premiers rapports
relatifs à la mortalité des travailleurs indigènes dans les plantations allemandes et la
maltraitance des élèves dans les établissements scolaires du Cameroun.
Un changement de politique survient en Allemagne. Il est marqué par l’abandon de la
realpolitik à la fin du 19e siècle et l’adoption de la weltpolitik au début du 20e siècle. La
Deutsche kolonialgesellschaft devient une véritable machine qui pèsera très lourd sur les
élections de 1906 sur les questions coloniales. L’opposition anticolonialiste en sort affaiblie.
La campagne pour la création du Ministère des colonies connaît une issue heureuse en 1907.
En décembre de la même année, la Conférence sur l’éducation des indigènes est convoquée.
L’ordre du jour ne porte que sur les points relatifs à l’assiduité des élèves, la déperdition
scolaire, la formation des enseignants indigènes. À l’issue de cette Conférence cependant, la
question de l’éducation des indigènes dans la langue allemande est laissée à l’appréciation de
chaque institution éducative. La mission catholique optera pour l’éducation des indigènes en
allemand car Mgr Vieter considérait le fait d’éduquer les indigènes dans le sens de la
germanité comme une dette de reconnaissance envers sa patrie. Les Missions protestantes
opteront pour un enseignement bilingue. En 1908, le Service d’information allemand est doté
d’un Journal officiel créé par le Gouverneur Seitz. Le 25 avril 1910 celui-ci signe l’Arrêté
portant réglementation des écoles au Cameroun qui dispose que l’allemand est la langue
d’enseignement dans toutes les écoles à l’exclusion de toute langue européenne et locale. Le
gouvernement allemand crée une subvention inscrite dans son budget sous la rubrique
« Expansion de la langue allemande dans la colonie ». C’est le début de la germanisation
radicale décrite par Ikele Matiba (1963).
3.1. L’opération expansion de la langue allemande dans la colonie
L’Arrêté du 25 avril 1910 soulève une vague de protestations parmi les idéologues
nationalistes allemands. Ceux-ci proposent, au cas où la langue allemande venait à être
introduite dans les écoles missionnaires du Cameroun, de supprimer l’enseignement de la
lecture et de l’orthographe, responsables de la subversion. Cependant, de l’avis de certains
spécialistes, cet Arrêté avait un caractère hégémonique : « En effet, l’administration
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allemande, pour des raisons d’hégémonie politique, ne souhaitait en aucune façon l’extension
de la langue duala dans l’arrière-pays. La nouvelle politique linguistique était donc
substantiellement hostile au duala. » (Tabi Manga, 2000 : 28). Prépare-t-on déjà la Première
Guerre mondiale en Allemagne ? Pourquoi l’abandon du modèle ségrégationniste pour un
modèle hégémonique ?
Le nouveau modèle hégémonique et radical est hostile aussi bien à l’anglais, au pidgin
english qu’aux langues camerounaises émergentes. Les ordonnances impériales du 25 avril
1910 et du 25 avril 1913 fixent les programmes officiels comme suit : Première année :
lecture et écriture en allemand, 1 heure par semaine ; Deuxième année : lecture et écriture en
allemand 3 heures par semaine ; Troisième année : éléments de grammaire et d’orthographe
allemande 4 heures ; Quatrième année : lecture, écriture, interprétation de morceaux choisis
allemands, 4 heures ; Cinquième année : exercices de grammaire allemande 4 heures. Ce
modèle prend le contre-pied des idéologues qui soutiennent que l’enseignement de la dictée et
de la lecture est responsable de la subversion. Il introduit dans les programmes officiels un
cours dénommé « Principes et comportements moraux » (2 heures), à travers lequel une
discipline militaire est introduite au sein des établissements scolaires. Les élèves apprennent
des chants militaires et marquent le pas comme de vrais soldats. On leur apprend qu’un Noir
germanisé n’est plus un noir ordinaire. Il a plus de considération qu’un Européen sauf si celuilà est un Français ou un Anglais (Ikele-Matiba, 1963 : 63). En 1911, le nombre des élèves
diplômés sortis des écoles des Missions s’élève à 4.828. En 1912, il est porté à 7.284 élèves.
Tableau 1 : Nombre d’élèves diplômes sortis des écoles des Missions en 1912 au Cameroun
MISSIONS
Districs
Bâle
Baptiste
Américaine
Bamenda
286
Baré
46
Buéa
200
26
Dschang
Douala
1.067
507
Ebolowa
197
Edéa
366
Yabassi
163
Yaoundé
Johan-Al-brecchtschöhe
135
Kribi
Victoria
102
TOTAL
2.222
716
841
Source Owona (1996 : 86)
Catholique
75
109
685
552
1.333
467
234
3.505
La subvention relative à l’expansion de la langue allemande est accordée aux Missions
qui dispensent l’enseignement en allemand et respectent les programmes officiels. En 1911 et
1912, elle s’élève à 20.000 marks. En 1913, elle est répartie proportionnellement au nombre
d’écoliers ayant subi avec succès les épreuves de l’examen officiel : Mission catholique :
9.624 m. 27 ; Mission de Bâle : 6.101 m. 15 ; Mission américaine : 2.308 m. 91 ; Mission
baptiste : 1.963 m. 67. En 1913, année des grandes inaugurations au Cameroun, elle s’élève à
30.000 marks. Trois écoles nouvelles ouvrent leurs portes, dont l’école d’Edéa. Au mois de
juillet 1914, celle ci compte 137 élèves répartis en trois classes : 45 dans la première, 41 dans
la deuxième, 51 dans la troisième. Le 18 janvier 1913, le câble Douala-Monrovia est
inauguré. Le 5 mars 1913 c’est l’inauguration du poste de radio de Douala doublé de la
station Fernando-Pô. Le Cameroun compte 1.166 km de lignes télégraphiques, 1.208 km de
câbles, 107 km de lignes téléphoniques et 712 km de câbles téléphoniques.
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3.2. L’interdiction de l’anglais et du pidgin english au Cameroun
Le 1er mai 1913, le gouverneur Karl Ebermaier rend public une circulaire dans laquelle
il se plaint de ce que le pidgin english (neger english) est la principale langue parlée au
Cameroun entre Européens et Africains, alors que l’allemand qui aurait dû jouer ce rôle est
très peu employé. Il constate avec amertume que colons, commerçants, planteurs et
fonctionnaires se servent de l’anglais dans leurs relations avec les indigènes, quand bien
même ces derniers ont fréquenté les écoles allemandes et comprennent l’allemand. Il
s’étonne que depuis plus de vingt ans qu’ils sont au service du gouvernement allemand, les
indigènes ne s’expriment toujours pas en allemand, parce que tout le monde leur parle anglais.
Pour lui, cette situation était explicable dans les premières années de la colonisation. Il se
refuse de l’admettre après vingt-huit années de présence allemande au Cameroun.
Pour Karl Ebermaier, cette situation doit prendre fin d’autant plus que les écoles du
gouvernement et des Missions enseignent déjà l’allemand à des milliers de Camerounais. Il
compare, à cet effet, la situation du Cameroun à celle des colonies françaises, espagnoles et
portugaises où seule la langue du colonisateur est employée. Il dénonce l’usage des mots
anglais introduits dans la conversation courante et même dans les écrits et les comptes rendus
officiels. Il demande à tous les fonctionnaires de ne plus se servir de l’anglais dans leurs
relations avec les indigènes. Il reconnaît cependant qu’il faudra plusieurs années pour que
l’allemand puisse se substituer à l’anglais. « Les Allemands ont donc échoué dans leur
tentative pour répandre leur langue parmi les Camerounais. En fait, ils n’eurent pas le temps
de le faire. » (Owona, 1996 : 87). En 1914, l’usage du pidgin english est déclaré crime d’État
sur toute l’étendue du territoire par le gouverneur Karl Ebermaier.
3.3. Le swahili, langue territoriale du Cameroun allemand
Le 7 avril 1914, le gouverneur Karl Ebermaier convoque une conférence à Berlin. Un
seul point est inscrit à l’ordre du jour : le choix du swahili comme langue territoriale du
Cameroun. Ce choix posera problème car le swahili n’est pas une langue camerounaise. La
proposition du gouverneur Karl Ebermaier suscite en effet un débat intense. D’autres
propositions seront faites. C’est le cas du bulu-jaundé dont le père Nekes était un éminent
spécialiste. Le duala, le bali et le pidgin-english étaient soutenus par les missionnaires bâlois.
Le haoussa avait été suggéré par Richter. Aucune de ces propositions ne faisait l’unanimité.
Les conférenciers opposaient à chaque proposition des considérations d’ordre politique. La
conférence s’achève sans aucun résultat consensuel. Dans la recherche de la langue territoriale
du Cameroun, arrive la Première Guerre mondiale.
Malgré la guerre, la politique d’expansion de la langue allemande dans la colonie ne
s’arrête pas. Au budget de 1914 et de 1915, la subvention y relative s’élève désormais à
60.000 marks soit le double de l’année précédente. Le budget de 1915 prévoit la création de
six écoles nouvelles. Les dépenses d’entretien passent de 29 000 marks en 1914 à 52 000 en
1915. L’instituteur camerounais placé à la tête des écoles des districts de Yabassi et de la
Haute Sanaga est remplacé par un Allemand. Les quatre autres écoles en création devaient
avoir à leur tête, pendant la première année, des instituteurs camerounais.
3.4. Les premières manifestations littéraires en allemand
Elles font suite à l’Arrêté du 25 avril 1910. C’étaient des pièces de théâtre pour enfants
destinées à être représentées par de petites troupes saisonnières dans des établissements
scolaires à l’occasion des fêtes religieuses catholiques et protestantes : Noël, Pâques, etc. La
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revue Sterne der Heiden avait publié certaines de ces petites pièces de théâtre. Les archives
allemandes comportent aussi les pièces de théâtre composées par G. Ridel et régulièrement
jouées au Cameroun entre 1910 et 1916. La première s’intitule Der Lieb Siech (La victoire de
l’amour). Elle est composée de 5 actes et est exclusivement destinée aux garçons. La
deuxième est intitulée Tolongi (nom du personnage principal). Elle est composée de 3 actes et
est exclusivement destinée aux filles. Elles traitent des problèmes sociaux qui se posaient dans
les années 1910 à partir d’un point de vue purement religieux.
Dès 1912 le Gouvernement du Reich s’intéresse à la littérature orale du Cameroun. Il
décide d’entreprendre des études dans ce sens. L’Institut colonial de Hambourg se charge de
collectionner et de transcrire cette littérature. Charles Atangana Ntsama et Paul Messi sont
chargés de la collecte et de la traduction de la littérature en langue beti et Peter Makembe de
celle en langue duala. C’est ainsi que ces trois Camerounais se rendent en Allemagne pour
livrer à l’écriture une importante partie du patrimoine culturel du Cameroun : fables, chantefables, contes, légendes, proverbes, mythes, rites, tranches historiques, etc. Ce travail sera
publié en langue allemande sous le titre Jaunde-Texte. A la question de savoir si ces trois
Camerounais les avaient écrits eux-mêmes, René Philombe dit ceci : « Notre voyage à
Hambourg en mars 1980 ainsi que la lecture de l’ouvrage intitulé Yaunde-Texte nous
permettent de répondre par la négative. Le travail était fait devant une bande magnétique. La
déclaration de Charles Atangana Ntsama l’atteste d’ailleurs » (Philombe, 1984 : 55)
Texte ewondo
Texte allemand
« A Hambudug ngo mengayen ayon ewoli y’anon « in Hamburg lernte ich einen apparat kennon der all
minköbö misë otilik, eyon te mintanan mingazu Werteaufaufnimnt aufscribe, und kommen die
yegë »
Europear (danach) lernen ».
Traduction française
« C’est à Hambourg que j’ai vu une espèce d’appareil qui enregistrait toutes les langues par écrit, pour que les
Européens les apprennent ».
Heepe, (1919 :10) cité par Philombe, (1984 : 55)
Les enregistrements et la transcription étaient dirigés par le Professeur allemand
Meinhoff. Pour Philombe, les trois « ambassadeurs culturels » du Cameroun n’avaient, en
toute vraisemblance, joué auprès du Professeur Meinhoff qu’un rôle d’informateurs. « En
outre, leur niveau d’instruction ne leur permettait pas alors de procéder à la traduction des
textes ewondo et duala en allemand. Écoutons encore Charles Atangana-Ntsama qui avoue,
sans fausse honte, la médiocrité de sa connaissance de l’allemand » (Philombe, 1984 : 55).
Texte ewondo
Texte allemand
« Ndo fë minë kude me ngö nge makogelë ai mina na « Entchuldigen Sie bitte wenn ich Ibnen Zumme mein
në bié mbé ndzaman wom »
schleechtes Deutsch zu verstchen »
Traduction française
En outre, soyez indulgent à mon égard quand je vous prie d’écouter mon allemand imparfait
Heepe (1919 : 111) cité par Philombe, (1984 : 55)
Les « ambassadeurs de la culture camerounaise » semblent n’avoir pas été préparés à
jouer le rôle qui leur était assigné. Cependant, de 1912 à 1913, Charles Atangana dispense des
cours d’éwondo à l’Université de Hambourg. La revue Abbia (n° 23 septembre 1969 : 83126) a publié ses écrits inédits. Exception faite de Jaunde-Texte, les trente années de
protectorat allemand au Cameroun semblent n’avoir produit aucun journaliste, poète,
dramaturge, essayiste, romancier camerounais qui ait publié en allemand, animé les colonnes
d’un journal ou une émission radio dans cette langue. Un seul nom émerge de ce vide : Duala
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Misipo (Ngandu Nkashama, 1992 : 257). Né en 1901, il avait été élève au Regierungsschule
de Duala en 1913. Il part en Allemagne pour terminer ses études médicales. Il écrit en
allemand une autobiographie intitulée Der Junge aus Duala dans laquelle il se désolidarise de
ses anciens maîtres. Il montre aux Allemands une autre manière de décrire les réalités
africaines et conteste le régime de domination raciale installé par les Allemands au Cameroun.
À l’époque de la montée effroyable du nazisme et de ses théories racistes, Misipo s’installe en
France où il devient l’Assistant de Léo Frobenius au « Musée de l’Homme » à Paris.
3.5. La levée de l’interdiction faite aux Africains de se rendre en Allemagne
Conformément à l’Ordonnance du 15 juin 1896, les terres appartiennent à
l’Allemagne, mais les populations restent africaines. C’est bien ce que veut dire la notion de
« terres vacantes et sans maîtres ». On parle bien du Cameroun allemand mais pas de
Camerounais allemands encore moins de ressortissants allemands d’outre-mer. Le Cameroun
n’existe pas comme une entité autonome. Il est considéré comme un bien allemand. Par
conséquent la nationalité camerounaise n’existe pas. Les indigènes du Cameroun allemand ne
pouvaient donc avoir de nationalité qu’allemande. Ceux qui n’avaient pas la nationalité
allemande n’avaient pas non plus la nationalité camerounaise. Ils étaient rattachés à leur
groupe ethnique par référence auquel on les considérait comme Douala, Bassa, Bakoko,
Bamiléké, Bamoun, etc. C’est bien pour cela que le traité du 12 juillet 1884 porte le nom de
« Traité germano-douala » et non pas « Traité germano-camerounais ».
Les seuls à avoir bénéficié du statut de citoyens allemands6 se comptaient sur le bout
des doigts : Martin Paul Samba qui était capitaine de l’armée impériale, peut-être aussi
Charles Atangana, Paul Messi et Peter Makembe qui étaient chargés de la collecte et de la
traduction de la littérature orale en langues beti et duala. La majorité, c’est-à-dire Rudolf
Douala Manga-Bell, Adolf Ngosso Din, etc. n’étaient pas des ressortissants allemands
d’outre-mer. Ces Africains avaient interdiction non seulement de se rendre en Allemagne
mais aussi d’entretenir une correspondance écrite avec les Allemands de la métropole.
Seuls quelques privilégiés avaient réussi à se rendre en Allemagne sous le protectorat
allemand. Douala Manga Bell peut s’y rendre grâce à sa lignée et aux relations personnelles
de son père. Né à Kamerun (Douala), au Quartier Bonanjo, le 24 avril 1873, le prince Rudolf
Douala Manga Bell est le fils aîné d’Auguste Manga Bell et petit-fils de Ndoumb’a Lobe
(King Bell) qui avait signé avec les Allemands le traité du 12 juillet 1984. Il fait ses études
primaires à l’école allemande de Douala dirigée par Theodor Christaller. Il va poursuivre ses
humanités (études secondaires) au Wurtemberg, pays de von Brauchitsch, ami de son père.
Von Brauchitsch conseille au père de Rudolf Douala Manga Bell d’envoyer le jeune prince au
Lycée d’Ulm et, pour ses études de droit, à l’Université de Bonn.
Après onze années passées en Europe, il rentre au pays natal en 1896. Il a vingt-trois
ans. Sur les conseils de son père et de son grand père, il entre en service dans l’Administration
6
Quand un pays considère qu’un territoire lui appartient les populations autochtones n’acquière-t-elles pas la
nationalité de la métropole ? Dans les territoires français d’outremer par exemple, le statut de citoyen confère le
droit d’être électeur et éligible tant aux assemblées centrales, qui ont un caractère d’assemblées politiques,
qu’aux assemblées administratives locales. Il permet de participer à la gestion des affaires politiques tant au
niveau central qu’au niveau administratif local. « la France forme avec les peuples d’outremer une Union fondée
sur l’égalité des droits et des devoirs sans distinction de race ni de religion […] Fidèle à sa mission
traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer euxmêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ; écartant tout système de colonisation fondé sur
l’arbitraire, elle garantit à tous l’égal accès aux fonctions publiques et l’exercice individuel ou collectif des droits
et des libertés proclamées ou confirmées » (Préambule de la Constitution française, 1946)
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allemande en qualité de juge ou de magistrat. Il démissionne après trois années de service
seulement et rentre travailler dans les plantations de son père. Pour quelle raison ? Son séjour
en Allemagne lui avait donné l’occasion de se faire des amis parmi les Allemands. Ceux-ci le
soutiendront dans ses conflits avec l’administration coloniale allemande. En 1905, il intente
un procès contre la société Woermann et le gagne devant les tribunaux allemands.
Le père de Douala Manga Bell meurt en 1908. Il est intronisé en 1910. En 1911, il
engage sans succès des pourparlers avec l’administration coloniale allemande, puis une
procédure juridique visant à défendre les Douala contre la politique d’expropriation
allemande. « Pour des raisons diverses, d’ordre politique, historique, juridique, économique,
[…] les chefs et les notables douala s’opposèrent avec une grande ténacité à la réalisation de
ce projet raciste. » (Owona, 1996 : 98). Le 15 janvier 1913, Douala Manga Bell envoie en
Allemagne un télégramme qui est intercepté. Le même jour, les chefs douala adressent une
longue lettre de protestation à l’Assemblée du Reichstag demandant la suite réservée à leur
pétition du 8 mars 1912. Cependant, Hermann Röhm, Chef de la circonscription
administrative de Douala, condisciple de Douala Manga Bell à la Faculté de Droit de
l’Université de Bonn, ordonne l’expropriation immédiate de 903 hectares de terrain. Les
Douala demandent « l’autorisation d’envoyer une délégation en Allemagne malgré
l’interdiction faite aux indigènes de se rendre en métropole. » (Owona, 1996 : 103). Face au
refus de l’administration allemande, les chefs douala décident d’envoyer secrètement un
émissaire en Allemagne en la personne d’Adolf Ngosso Din, secrétaire particulier et homme
de confiance de Douala Manga Bell. À la fin de l’année 1913, une collecte est organisée à cet
effet. Les informations relatives à son voyage clandestin se trouvent chez (Owona, 1996 : 103
ss) et (Douala Manga-Bell (Réné), 1960).
Le voyage clandestin d’Adolf Ngosso Din sera cependant fructueux. Le 18 mars 1914,
la Commission budgétaire du Parlement allemand, composée en majorité de députés sociauxdémocrates, centristes et libéraux de gauche, examine la requête de Ngosso Din et de ses deux
amis, l’avocat Halper et le journaliste von Gerlach. La Commission critique violemment
l’arbitraire de l’administration coloniale allemande au Cameroun. Elle proteste énergiquement
contre la confiscation et la dissimulation du télégramme de Douala Manga-Bell. Elle décide
de ne pas accorder les crédits demandés par le Gouvernement pour la poursuite des opérations
d’expropriation au Cameroun. Elle demande que l’administration allemande au Cameroun ne
prenne aucune autre mesure tant que le Parlement n’aura pas examiné tout le dossier et statué
définitivement sur la question des expropriations au Cameroun et exige que : « la décision qui
interdisait aux Africains de quitter leur pays pour se rendre en Allemagne fût annulée. »
(Owona, 1996 : 105). En septembre 1913, le Dr Wilhem Solf, nouveau Secrétaire d’État aux
Colonies effectue une visite officielle au Cameroun.
Le 10 septembre 1913, par l’entremise de leur chef, Rudolf Douala Manga Bell, les
Douala lui adressent une pétition dans laquelle ils combattent, entre autres, l’idée que la
cohabitation entre les Blancs et les Noirs est à l’origine de la transmission du paludisme aux
Blancs. Le 13 septembre 1913, le nouveau Secrétaire d’État aux Colonies, tient une réunion
avec les chefs et la population de Douala à l’issue de laquelle il demande au gouverneur Karl
Ebermaier de suspendre la pension régulièrement versée à Douala Manga Bell et de le
destituer s’il continuait à s’opposer aux décisions de l’administration allemande. Le
gouverneur exerce de pression sur Douala Manga Bell. Il lui rappelle le montant de ses dettes
et menace de lui arracher toutes ses terres s’il ne parvient pas à les payer.
Douala Manga Bell s’en tient aux verdicts des tribunaux allemands et aux décisions de
l’Assemblée du Reichstag. L’administration allemande l’accuse de trahison. Le 10 mai 1914
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il est arrêté et condamné à mort. Le 8 août 1914, il est exécuté à Douala avec Adolphe Ngosso
Din qui avait été arrêté en Allemagne et ramené au Cameroun. Que leur reprochait-on ? « En
réalité, l’Administration coloniale allemande reprochait à Douala Manga Bell d’avoir pris la
tête du mouvement de protestation et de résistance à l’expropriation. Elle lui reprochait
également d’avoir loué les services de deux avocats allemands pour la défense des intérêts
Douala à Berlin. Les autorités coloniales allemandes du Cameroun reprochaient, enfin, à
Douala Manga Bell d’avoir envoyé au Reichstag, au Chancelier et à l’Office colonial de
l’Empire des télégrammes, des lettres de protestation et des demandes d’annulation du projet
d’expropriation. » (Owona, 1996 : 98-99). Malgré la levée de l’interdiction faite aux Africains
de se rendre en Allemagne, le voyage de Ngosso Din se soldera par son exécution et la
communication écrite entre Africains et Allemands restera interdite. Comment ces Africains
auraient-ils pu s’imprégner de la langue et de la culture allemandes s’ils avaient interdiction
de s’abreuver à la source ? Le Secrétariat permanent de l’enseignement catholique au
Cameroun (1992) a publié des lettres écrites en allemand par des Camerounais restés fidèles à
leurs anciens maîtres sous le mandat franco-britannique. Les Alliés semblent n’avoir donc pas
interdit la communication écrite entre Allemands et Camerounais.
IV.
LES RESISTANCES A LA GERMANISATION
La seule partie du Cameroun où l’on observe une résistance à l’occidentalisation7 est
le Nord. La première école officielle allemande à y ouvrir les portes est inaugurée à Garoua en
1906, vingt ans après celle de Deido à Douala. Pendant longtemps, celle-ci fait face à une
opposition radicale. Bien que laïque, elle faisait l’objet de la suspicion populaire. Les
populations musulmanes l’avaient nommée « école du diable blanc » (Philombe, 1984 : 54).
Les cours étaient très souvent interrompus par des grèves à cause des parents qui préféraient
l’école coranique. Contrairement au Sud où les populations s’étaient rapidement converties au
christianisme, mais où à l’origine l’école allemande était restée l’apanage des fils de chefs et
de notables, au Nord, l’« école du diable blanc » ne réussissait à recruter que les fils
d’allogènes ou d’esclaves autochtones. Pour apaiser les craintes des populations que cette
école ne devienne un centre de prosélytisme chrétien, on y enseignait l’arabe et l’allemand, et
on obligeait les élèves à assister tous les vendredis au service religieux à la mosquée. Dans le
Sud cependant, on note un exemple frappant chez les Batanga : le cas Martin Paul Samba.
Le nom que son père lui avait attribué était Mebenga M’Ebono, né vers 1875 à
Metoutou-Engongong par Ebolowa, dans la région du Sud, du clan Yemeyema et du groupe
ethnique bulu. Le jeune Mebenga M’Embono devient très tôt orphelin. Il est recueilli par son
oncle paternel Obam Embono. En 1885, Obam Embono envoie son neveu à Kribi chez un de
ses amis, riche et influent commerçant batanga, en la personne de Banoho Issamba.
En 1891, le Gouverneur Von Soden demande à Véah, chef des Batangas, de choisir
parmi ses enfants un qui devait aller en Allemagne poursuivre ses études. Au lieu de choisir
parmi ses propres enfants, celui-ci s’adresse à son frère Banoho Issamba, riche et influent
commerçant. Au lieu de choisir parmi ses propres enfants, Banoho Issamba envoie Mebenga
M’Ebono, le jeune orphelin qui lui avait été envoyé d’Ebolowa.
7 Évitons de confondre germanisation et occidentalisation. Cette partie du Cameroun en majorité musulmane
opposera la même résistance à la pénétration de la langue et de la culture françaises voire au christianisme.
Évitons aussi de confondre résistance à la germanisation et résistance à l’occupation allemande. Nous sommes
ici dans une situation de cohabitation entre Allemands et Camerounais car le territoire a déjà été conquis et le
Cameroun allemand existe déjà.
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Mebenga M’Embono, le jeune orphelin, part pour l’Allemagne où il est baptisé en
novembre de la même année. Il porte désormais le nom de Martin Paul Samba, avec Samba
comme diminutif de Issamba. Martin Paul Samba acquiert la nationalité allemande et est
formé à l’Académie Militaire Impériale de Berlin de 1891 à 1894 d’où il sort avec le grade de
capitaine de l’armée impériale de Guillaume II. Il rentre au Cameroun pour se mettre au
service de l’administration coloniale allemande.
Arrivé au Cameroun, le capitaine Martin Paul Samba travaille sous les ordres du
Lieutenant Dominik. De 1894 à 1902, il sert à écraser les révoltes des indigènes et à asseoir
l’autorité de l’administration coloniale allemande au Cameroun. En 1902, il démissionne de
l’armée impériale allemande afin de se consacrer aux affaires. On le retrouve vers 1914
organisant la résistance au colonisateur allemand. Il est trahi par les siens. Inculpé de haute
trahison, il est exécuté le 8 août 1914 à Ebolowa, le même jour que Douala Manga Bell.
V. LA QUESTION DE L’ELITE INTELLECTUELLE
GERMANOPHONE
L’élite intellectuelle germanophone était-elle germanophile ? Pourquoi le roi des
Batanga refuse-t-il d’envoyer son fils poursuivre ses études en Allemagne ? Pourquoi le
premier Camerounais à accéder au grade de magistrat démissionne-t-il pour rentrer travailler
dans les plantations de son père ? Pourquoi le premier Camerounais à accéder au grade de
capitaine démissionne-t-il pour se consacrer aux affaires ?
Le système allemand empêchait qu’un groupe ethnique exerce son influence sur les
autres et qu’un chef prenne de l’ascendant sur les autres. Les Allemands voyaient d’un
mauvais œil le fait que la langue douala déborde les limites de son territoire. Ils ne voulaient
pas que l’exemple de Douala Manga Bell soit suivi par les autres chefs. Dans ce système,
l’individu8 ne peut rayonner qu’au sein de son groupe ethnique. Ce système ne prévoyait pas
une politique de formation, de sélection, d’émergence d’une élite indigène germanophone et
germanophile, devant sa place à ses mérites personnels, affranchie de sa tribalité et qui allait
être associée à la gouvernance du territoire. Tout porte d’ailleurs à croire que les Allemands
s’en méfiaient. Tout le personnel colonial, était composé de fonctionnaires impériaux
nommés par l’Empereur. Il était soumis aux prescriptions de la loi du 31 mars 1873 sur les
droits, les devoirs et la discipline des fonctionnaires impériaux. Les Allemands pratiquaient
l’administration indirecte, mais ils avaient quelque fois recours à l’administration directe.
Tout dépendait de la résistance rencontrée sur le terrain. Quand la résistance était forte, elle
donnait lieu à des expéditions punitives. S’agissait-il d’une politique de dépeuplement ?
La revue Renseignements coloniaux (1918 : 40), n° 4, 5, 6, relate des atrocités qui
donnent l’impression que l’administration allemande procédait à des épurations ethniques :
« Dominick fit noyer par ses soldats dans les rapides de Nachtigal cinquante-deux petits
enfants qui avaient survécu au massacre général d’un village du Cameroun. ». Dans une lettre
citée par le député Wels le 14 mai 1912 au Reichstag, Mgr Vieter, évêque du Cameroun
8
Le système allemand ne connaissait pas les individus. Il traitait avec les chefs. L’individu était emprisonné
dans la camisole de force de son groupe ethnique qui était garant de lui et lui servait de caution. Le groupe était
tenu de le discipliner ou alors de le livrer aux autorités allemandes. Quand un individu était en infraction, le
groupe subissait des expéditions punitives. Martin Paul Samba fut livré par ses propres frères par peur de
représailles. Les populations fuyant des représailles se réfugiaient dans la forêt. Quand un enfant se mettait à
pleurer, ses propres parents le tuaient afin d’éviter que ses cris n’amènent les soldats à les repérer.
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affirme : « Le Cameroun souffre de la dépopulation à un degré véritablement terrible ; ce
territoire n’a plus que quelques restes misérables de populations là où, il y a vingt ans,
s’élevaient des villages florissants. Toute cette destruction s’est faite sous la responsabilité et
la domination de l’Empire allemand ». (Renseignements coloniaux, (1918 : 42), n° 4, 5 et 6.).
Martin Paul Samba qui était capitaine de l’armée impériale et Noir travaillait sous les
ordres de Hans Dominick qui était lieutenant et Blanc. La démission de Martin Paul Samba
n’était pas un acte isolé. Le Camerounais qui s’opposait à l’ordre établi était un ennemi. Des
députés allemands avaient engagé une campagne de protestation contre le comportement
inhumain du lieutenant Hans Dominick au Cameroun. Le 1er décembre 1906 et le 4 mai 1907,
le député Babel révèle à l’assemblée du Reichstag que « Dominick permettait à ses soldats de
couper certaines parties du corps des ennemis tombés pour établir le nombre des tués »
(Owona, 1996 : 91), « Tout d’abord l’ordre avait été donné de couper les oreilles, mais
comme les soldats coupaient aussi les oreilles des femmes pour augmenter artificiellement le
nombre des ennemis tués, il donna l’ordre de couper les têtes. Mais ce procédé ayant amené
des inconvénients, l’ordre fut donné d’enlever certaines parties du corps » (Renseignements
coloniaux (1918 : 40), n°s 4, 5, et 6 cité par Owona, (1996 : 91)). Dominick sera blâmé à la
suite des protestations du gouverneur britannique.
Le système allemand n’associait pas directement les Noirs à la haute administration.
Sa politique consistait à utiliser des chefs indigènes et à abriter derrière eux des procédés
administratifs dont il n’osait pas prendre la responsabilité. Ils remplissaient leurs fonctions
sous la surveillance et le contrôle des fonctionnaires allemands. « Leur autorité, en définitive,
ne fut jamais fonction que du bon vouloir de l’Administration locale. Et il n’est donc pas
étonnant que celle-ci ait eu tendance à ne mettre en place que des hommes sûrs et à se servir
du fouet, de la prison ou de la pendaison pour punir ou écarter les chefs soupçonnés d’esprit
d’indépendance. » (Owona, 1996 : 67). La bastonnade des chefs ne faisait pas l’unanimité.
Des stratégies avaient été imaginées pour obtenir l’obéissance des indigènes parmi lesquelles
la bonne moralité des personnes qui devaient accéder à l’école allemande. Woermann avait
imaginé une stratégie consistant à pousser les chefs à l’endettement. Plus le chef était endetté,
plus il devenait obéissant. Douala Manga Bell faisait partie des chefs endettés jusqu’au cou.
Le 8 août 1914 est une date mémorable. Ce jour-là, commence le massacre de l’élite
intellectuelle germanophone. Mveng (1985 : 99) montre comment, quelques jours après ce
fameux 8 août, l’administration allemande engage dans le Nord « un véritable massacre
organisé [qui] coûtait la vie aux Lamibé de Kalfu et de Mindiff et à cinq dignitaires de la cour
de Maroua ». Ce 8 août 1914, le missionnaire Hecklinger qui assistait Douala Manga Bell
jusqu’au bout note dans son carnet : « De midi à midi et demi, je suis de nouveau chez le
gouverneur, pour la même cause que la nuit dernière (intercéder en faveur de Rudolph
Douala !). Une déportation du chef supérieur est, en raison de la situation politique actuelle,
impossible. » (cité par Mveng, 1985 : 99). L’Allemagne vient en effet de déclarer la guerre à
la Russie (1er août 1914) et à la France (2 août 1914). L’administration coloniale allemande
profite de cette situation pour faire le ménage au Cameroun. Quelle différence y avait-il entre
un Camerounais germanisé de nationalité allemande et un Camerounais germanisé qui n’était
pas de nationalité allemande ? Le premier était fusillé, le deuxième était pendu. Le chef
Madola de Grand Batanga à Kribi est accusé « d’avoir envoyé une pirogue contacter un
bateau ennemi qui croisait dans les parages » (Mveng, 1985 : 99). Savait-il que les Français,
les Anglais, et les autres Européens étaient les ennemis des Allemands ?
On n’avait pas besoin de compter parmi ses connaissances un Européen. Il suffisait
d’être accusé de haute trahison. S’agissant de Douala Manga Bell, Mveng (1985 : 97)
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affirme : « Le véritable problème était de fond : Rudolph Douala connaissait son droit
européen […]. Or la question finit par dévier et déboucha sur une accusation de trahison ». La
mort de Douala Manga Bell fera couler beaucoup d’encre. En Allemagne, on ne savait peutêtre pas exactement ce qui se passait au Cameroun : « Toute l’affaire allait être réexaminée
avec bienveillance à Berlin quand y parvint la nouvelle que Rudolpf Douala s’était rendu
coupable de trahison » (Rudin (1938) cité par Mveng, 1985 : 97).
Les Camerounais ne comprenaient pas pourquoi les Allemands du Cameroun
procédaient à tant de massacres. « Éclatement général d’un incendie qui couvait depuis des
années. On comprend finalement des mesures draconiennes comme le rapatriement des
« Petits Blancs » l’année précédente, et l’interdiction du patois anglais dénommé « pidgin »,
et dont l’usage fut déclaré « crime d’État ! » » (Mveng, 1985 : 99-100). Y avait-il des métis
germano-camerounais parmi ces « Petits Blancs » ? La Première Guerre mondiale fut vécue
au Cameroun comme une guerre de délivrance. Trente-deux années de protectorat s’étaient
transformées en trente-deux années d’état de siège.
La guerre terminée, les Alliés se réunissent à Versailles. Le président des États-Unis,
W. Wilson, avait lancé le fameux quatorze points qui devait servir de doctrine de la paix. Il
parlait d’un aménagement équitable entre les revendications des Allemands et les intérêts des
populations des colonies allemandes. Qui allait défendre leurs intérêts ? Les Alliés ne
convoquèrent personne parmi l’élite intellectuelle indigène germanophone. De l’avis de
Mveng, quand même on l’avait fait, au Cameroun on n’aurait trouvé personne : « Toutes les
têtes capables avaient été abattues, à l’exception d’un Njoya assez étranger aux intérêts qui
allaient opposer les puissances à Versailles, ou d’un Charles Atangana dont la voix eût été fort
suspecte, puisqu’il était parti avec les Allemands. » (Mveng, 1985 : 123). Les Allemands
avaient réussi à massacrer une bonne partie de l’élite intellectuelle germanophone qu’ils
avaient eux-même formée. Ce sont les critiques faites par les Allemands eux-mêmes sur leur
propre système colonial qui avaient servi à condamner l’Allemagne.
CONCLUSION
Le modèle allemand au Cameroun avait bien une politique de population. Celle-ci
consistait, au plan externe, à inciter les Allemands à l’immigration et, au plan interne, à
parquer les indigènes dans des espèces de réserves après leur avoir pris leurs terres. Peut-on
affirmer que les Allemands n’avaient pas de politique linguistique ? Une absence de politique
linguistique ne signifie-t-elle pas une absence de choix politique qui favorise la sélection
naturelle ? Les Allemands pratiquaient bien une politique qui empêchait l’accès à la langue
allemande et qui était conçue avec des thèses développées par les défenseurs du
pangermanisme. Sa mise en application posait cependant problème. Si les Français par
exemple devaient faire partie de l’État unique préconisé par le pangermanisme, même s’ils
avaient oublié leurs origines germaniques après avoir abandonné leur langue originelle
(Fichte, 1808), que fallait-il faire des Africains qui vivaient dans les colonies allemandes et
qui n’étaient pas d’origine germanique ?
Trois solutions s’offraient aux Allemands : la première était de dépeupler la colonie, la
deuxième était d’enfermer ces indigènes dans des réserves et en faire des bêtes de somme, la
troisième était de les germaniser, la deuxième étant une solution intermédiaire vers la
première. Que dire donc de la politique linguistique allemande ?
On pourrait dire que le modèle allemand était sélectif. Cependant une politique
linguistique sélective suppose que la sélection se fait sur des bases objectives : on prend les
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meilleurs par voie de concours par exemple. Mais nous sommes ici dans une situation où la
sélection se fait sur une base ethnique, celle de la position sociale attribuée par la naissance.
On pourrait dire que le modèle allemand était biculturel et identitaire. La langue allemande est
la langue de la nation allemande : les Africains doivent se développer par le biais de leurs
propres langues. Le développement du système d’écriture de Njoya et la presse en langues
camerounaises montrent que le modèle fonctionne. Le but in vitro est la construction d’une
identité culturelle africaine, l’éveil de la conscience nationale. Sa mise en application in vivo
dans un contexte multiethnique, multiculturel et multilingue posera problème. Le modèle
devient ségrégationniste et aboutit à l’apartheid. Le modèle allemand établit des barrières
étanches entre les races, les ethnies et les classes. Les seuls à avoir franchi ces barrières
étaient des individus issus de la plèbe chez les peuples qui avaient opposé une résistance à la
germanisation : Martin Paul Samba chez les Batanga à Kribi, les esclaves autochtones et les
fils d’allogènes dans le Nord. La germanisation du Cameroun fut-elle donc un échec ?
La circulaire du 1er mai 1913 signée par le gouverneur Karl Ebermaier répond à cette
question. Pendant plus d’un quart de siècle en effet, l’administration allemande avait pratiqué
une politique d’accès à la langue et à la culture allemandes qui interdisait leur diffusion au
sein de la population indigène. Celle-ci avait fait de « la langue de la nation allemande » un
privilège réservé à une minorité, de bonne moralité, qui devait sa position sociale à sa
naissance. Puisque ce sont les chefs, les notables et leurs progénitures qui avaient droit à une
éducation dans la langue du maître, la langue et la culture allemandes ne s’étaient pas
répandues au sein du petit peuple. La langue allemande était restée un superstrat, c’est-à-dire
condamnée à disparaître d’elle-même après le départ des Allemands.
Le modèle allemand va cependant évoluer quand ils se rendront compte qu’ils ont
contribué, eux-mêmes, par des thèses racistes, à freiner l’expansion de leur propre langue.
Mais, le facteur temps jouera en leur défaveur. Les Camerounais germanisés avaient-ils
revendiqué leur germanophonie ? Avaient-ils opposé une résistance à la dégermanisation ? Le
souvenir laissé par les Allemands au Cameroun avait-il contribué à l’abandon de leur langue ?
Comment les Alliés vont-ils gérer ces Camerounais à qui les Allemands avaient appris qu’un
noir germanisé est supérieur à un Européen ? Quelles méthodes Français et Anglais vont-ils
utiliser ? Jusqu’où vont-ils aller ? Comment le pidgin english survivra-t-il dans la
clandestinité ? Pourquoi les langues de la clandestinité parviennent-elle à se maintenir alors
que celles qui bénéficient d’un soutien institutionnel sont parfois menacées de disparition ?
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