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Professeur David LANDES
Mondialisation, globalisation et
nationalisme : les leçons historiques
INTRODUCTION : Monsieur le Professeur, Messieurs les Directeurs, chers collègues et chers
élèves, la rentrée académique aujourd’hui à HEC est marquée par un événement prestigieux,
convivial et porteur de sens. L’accueil du Professeur Landes qui nous fait le grand honneur de
délivrer cette conférence sur « mondialisation, globalisation et nationalisme » est en effet
quelque chose de très important pour nous. Ce moment est prestigieux car le Professeur
Landes est l’un des plus éminents spécialistes mondiaux de l’histoire économique et je crois
que c’est une discipline très importante. Je pense d’ailleurs que beaucoup d’entre vous avaient
travaillé sur toute ou partie de son œuvre pendant vos classes préparatoires. Ce moment est
également convivial car vous êtes, Monsieur Landes, professeur à Harvard, une institution
qui bien sûr est une institution de référence, mais également une institution avec laquelle
nous avons beaucoup de liens académiques, liens d’ailleurs dont nous nous enorgueillissons.
Enfin, ce moment est porteur de sens car votre vie et votre œuvre sont synonymes de culture
et d’internationalisation, deux maîtres mots de cette institution qui est HEC. Je tiens à rappeler
que l’une des plus belles professions de foi que vous ayez exprimées et que nous faisons nôtre
est la suivante : « L’éducation et le rapport au travail sont les deux dimensions primordiales
de toute culture ». Voilà un très beau programme pour nous tous ici cet après-midi. Au nom
du groupe HEC et au nom de tous les présents cet après-midi, vous me permettrez donc de
formuler tous mes remerciements.
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Mesdames, Messieurs et enfin chers collègues, c’est pour moi un très grand honneur d’être
invité ici et d’avoir la possibilité de connaître un peu cette promotion à ses débuts qui va
fournir des managers non seulement pour la France, mais pour le monde entier. On m’a
demandé de parler de mondialisation et de globalisation. Je dois commencer par dire
qu’effectivement, je suis historien de formation, de conviction, de prédilection, mais que j’ai
passé la meilleure partie de ma carrière professionnelle auprès des économistes et que dans
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mon université, c’est-à-dire à Harvard, cela fait toute la différence car les économistes à
Harvard aiment bien discuter avec n’importe qui, même ceux qui ne sont pas d’accord, tandis
que les historiens sont plutôt jaloux de leur domaine. Ils sont brillants, mais ils n’ont pas le
même sens du fellowship du monde savant, c’est comme cela. Alors, c’était mon bonheur
d’être parmi les économistes. Je vais commencer par un problème. Est-ce que des nouveaux
mots signifient des nouveautés ? Je cite : développement, modernité, mondialisation,
libéralisation.
Peu d’époques de l’histoire humaine ont connu autant de bouleversements que la nôtre, surtout
depuis un siècle. C’est dans le livre de Coméliau, « Les impasses de la modernité ». Si on
ajoutait d’autres mots, globalisation, commercialisation, marchandisation, commoditification
et encore, on se croirait bien pris dans un monde bouleversé, intoxiqué, menacé, peut-être
aussi prometteur et encore. Je ne me rappelle pas quand c’était que je me suis rendu compte
que là où les autres parlaient de globalisation, les Français utilisaient le mot mondialisation.
Je me suis dit qu’il s’agissait encore une fois d’une exception culturelle. Les Français n’allaient
pas laisser l’idée, l’invention de l’idée et sa définition à l’initiative des autres, surtout pas aux
anglo-saxons. Et puis, on m’a expliqué qu’entre mondialisation et globalisation, il y avait une
différence. La mondialisation, c’était la diffusion d’une civilisation mondiale avec tous ses
aspects intellectuels et spirituels, un processus potentiellement humanitaire, égalitaire,
universaliste, mû par le respect de chacun pour chacun ; tandis que la globalisation était la
diffusion et l’établissement de l’empire des riches sur les pauvres, sur les autres, forts contre
faibles, processus économique et politique.
Mais il est évident qu’avec le passage du temps et de l’usage que le mot français mondialisation
est employé dans les deux sens et que pour les Français, la globalisation est quasiment exclue
du vocabulaire technique. Je cite dans le journal que vous connaissez tous, Le Monde : « La
mondialisation (les anglo-saxons parlent de globalisation) n’est pas en soi un phénomène
inédit. Le commerce, les échanges économiques, les multinationales, les mouvements de
capitaux, les transports internationaux rapides existent depuis plusieurs décennies, voire
plusieurs siècles ». En effet, le processus de mondialisation ou de globalisation, si vous voulez,
à ne pas confondre avec des simples échanges commerciaux, ce processus remonte au
XVème siècle à mon avis à l’expansion de l’Europe Outre-Mer, à l’ouverture du monde, à la
découverte du nouveau monde. Remarquez, il y a des historiens et philosophes progressistes
qui refusent l’idée d’une découverte. Pour eux, c’est une condescendance. Comment peut-on
découvrir ce qui est déjà là ? On pourrait tout autant parler d’une découverte par les indigènes
américains. Effectivement, on pourrait.
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Eux aussi ont découvert, ont été surpris, mais ils n’ont pas compris la portée de la chose. Ils
ne pouvaient pas, ils recevaient. Ils ne connaissaient même pas l’envergure et la signification
de leurs propres peuplements des deux continents. Ils ne savaient même pas ce qu’était un
continent. Tout cela enfin, découverte ou pas découverte, n’est que subtilité et argutie qui,
pour des raisons idéologiques, visent à priver les Européens d’un rôle initiateur. On reconnaît
que les explorateurs européens n’ont pas tout compris. En particulier, ils croyaient d’abord
avoir traversé l’océan pour trouver le légendaire Japon, croyant le monde bien plus petit qu’il
ne l’est. Mais ils se sont vite corrigés, ils ont compris dès le début qu’ils avaient entamé, sinon
accompli, la circumnavigation du monde, et ceci d’autant plus après le passage portugais du
continent africain dans la Mer Indienne et les voyages espagnols du Mexique vers les
Philippines. Cette séquence d’ouvertures et d’expansions qu’on connaît comme la
mondialisation ou la globalisation s’est poursuivie depuis par à-coups en traversant des
périodes de progrès rapides ou lents selon les possibilités techniques et politiques. Au début,
c’était une histoire ibérique à partir de ces premières expéditions à travers la Méditerranée et
la proche Atlantique, première moitié du XVème siècle, histoire d’îles et de côtes.
Et puis, on a eu l’explosion du XVIème, l’exploitation des trésors minéraux du nouveau monde,
argent et or, dans cet ordre – argent d’abord parce qu’il y avait plus d’argent que d’or et ils
valaient plus – et l’ouverture de l’Inde et de l’Asie, tout cela avec la bénédiction du Saint-Père
de Rome qui s’est cru autorisé à partager le monde entre ses deux enfants chéris, de l’Espagne
et du Portugal. Mais la réussite même de ces premiers voyages invitait d’autres à entrer dans
le jeu, les Hollandais et les Anglais surtout, deux pays protestants voués à la mer. Ce sont ceuxlà qui ont fini par ramasser le butin de l’Asie. C’est vrai que les Espagnols ont gardé l’empire
américain jusqu’au début du XIXème siècle et en ont tiré une fortune en métal, mais cette
aubaine leur a plutôt coûté que rapporté. A l’encontre de l’argent gagné, l’argent trouvé ou
volé, dévoie le bénéficiaire. En revanche, les Hollandais et les Anglais ont bâti leurs empires
sur l’agriculture, y compris l’esclavage, et les manufactures, colonies américaines surtout, ou
sur des plantations et des privilèges commerciaux. C’étaient des entreprises rentables.
Au cours des siècles, d’autres puissances sont entrées dans le jeu, la France surtout en dépit
d’une préférence marquée pour les gains continentaux et puis tardivement le Japon. Ce dernier,
le Japon, ne s’en est pas mal enrichi, mais les gains et les ambitions impérialistes ont fini par
fausser leur politique intérieure et par encourager des convoitises qui ont amené la guerre et
le désastre. Je pense ici à la Deuxième Guerre Mondiale, la défaite après tant de victoires.
Quant à la France, elle n’a eu droit qu’à la portion congrue, les restes. Certains intérêts
particuliers ont profité de la colonisation, d’autres ont perdu. Mais le pays lui-même en a plutôt
perdu non seulement par les frais de gouvernement, de conflits et des maladies, mais surtout
par l’excès d’amour propre qui en résultait, toujours mauvais guide. Si l’on suit l’ordre des
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événements et les progrès de l’expansion commerciale et impériale, on trouve que les jeux
étaient déjà faits avant la fin du XVIIIème siècle, tout à l’avantage des Pays-Bas avec son empire
en Indonésie et de l’Angleterre avec son empire ou les débuts de son empire en Inde.
Ensuite, on a poursuivi ce que nous appelons souvent l’impérialisme formel, l’acquisition de
colonies et de dépendances, mais pour de mauvaises raisons, c’est-à-dire des raisons mal
calculées du moins en termes commerciaux. En termes psychologiques, il y a un aspect
d’économie qui est trop souvent négligé par les observateurs critiques. C’est le fait que ces
dépendances fournissaient des carrières aux jeunes Européens, surtout ceux de bonne famille
qui y trouvaient des postes de prestige et d’influence qui les consolaient du manque de
situation comparable chez eux. Calcul ou pas parce qu’il y a le rôle des accidents aussi, la
colonisation ne touchait que 18 % des terres habitables et quelques 3 % de la population
mondiale à l’aube de l’ère industrielle, c’est-à-dire vers 1760, puis à l’apogée, disons en 1938,
42 % de la surface, 32 % des habitants. Sur cette période, la population des empires coloniaux
a cru de 27 à 742 millions d’habitants, 368 % de celle des pays métropolitains. Cela, c’est
pour l’impérialisme formel. Tout de même, le XIXème fut surtout l’âge de l’impérialisme
informel, d’attaches commerciales libres sans annexion territoriale.
Et le XXème siècle fut l’âge d’une retraite générale basée en partie sur la résistance des
colonies, mais aussi sur une décision rationnelle, toujours le calcul de la part des maîtres qui
ont fini par bien comprendre que la domination formelle ne payait plus. Au contraire, on se
rendait compte que l’argent versé aux colonies privait, c’est-à-dire n’enrichissait pas le
métropole. Je cite ici un article qui a paru à la fin du XIXème siècle : « Il est temps de consacrer
au Lot-et-Garonne et aux Basses-Alpes les dizaines de milliards que nous gaspillons au Sénégal
et à Madagascar ». Je veux simplement insérer une petite pensée où on pourrait dire, n’est-ce
pas, et discuter que les gens de ces autres parties du monde méritaient aussi des subventions,
etc. Ce serait peut-être un acte égoïste de la part des populations des pays métropolitains de
penser que tout ce qu’ils dépensaient là était pris sur leurs propres trésors, sur leurs propres
possibilités. Mais ceci dit, c’était l’attitude qui prévalait à l’époque. On pourrait poser aussi la
question si c’était l’attitude qui prévalait, comment se fait-il qu’on a essayé de garder toutes
ces colonies si longtemps ? Mais j’y reviendrai. Les plus durs et obstinés étaient les Japonais
qui ont fait la guerre pour s’imposer sur l’Asie de l’Est et les îles autour.
Ils rêvaient même de conquérir et d’annexer l’Inde, mais ils ont été battus, ils ont enfin compris
qu’il coûte moins cher d’acheter que de saisir. Et puis, on a eu comme on l’a vu des cas
d’impérialisme pour le prestige et l’amour propre, des cas où le calcul était plutôt
psychologique que matériel et économique. On pense ici surtout à la France et au Portugal,
ce sont ces pays-là qui ont le plus persisté et résisté aux efforts indépendantistes des colonisés,
ce qui leur a coûté fort cher. Rappelons-nous la guerre d’Algérie. En somme, l’impérialisme
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formel n’a pas été la force économique qu’on a crue. Cela n’étonnera pas ceux qui y voyaient
une exploitation camouflée. On prenait, on s’emparait, on appauvrissait. Pour d’autres, ces
désavantages étaient plus que compensés par les travaux publics, la collaboration,
l’enseignement, les contacts personnels, mais ces bénéfices reflétaient à la longue l’inégalité
entre impérialistes et colonisés. L’impérialisme informel avec toutes ses inégalités impliquait
au moins un minimum d’indépendance et de capacité de la part de l’associé dépendant. Bien
négociés, bien conduits, ces arrangements pouvaient profiter à beaucoup des deux côtés de
la table.
Comme vous voyez, je préfère l’informel au formel. On dirait que l’âge d’or de l’impérialisme
informel était le XIXème siècle, surtout la belle époque de 1890 à 1914. Par rapport à cette
période d’expansion commerciale et financière, les flux de la fin du XXème siècle, surtout les
flux nets, seraient moins forts, de même pour les courants migratoires. Beaucoup des
économies pauvres d’aujourd’hui seraient, on dit, moins ouvertes, moins globalisées, qu’alors
et aussi, disent les sceptiques, moins intégrées, ceci non pas pour exprimer des regrets, mais
plutôt pour calmer les soucis. Or, je ne suis pas sûr. D’abord, on connaît le monde bien mieux
qu’autrefois, ce qui facilite l’intégration et encourage les migrations. En plus, il me semble que
les économies pauvres sont plus ouvertes qu’autrefois, plus désireuses d’entrer en relation
commerciale avec les riches car ces relations peuvent être bien profitables. J’attire votre
attention ici sur la contradiction apparente avec la doctrine d’avantage comparatif qui est
interprétée, n’est-ce pas, de façon à confiner, à restreindre, un pays à ses activités qui paient
le plus.
Du moins, c’est comme cela que l’économiste voit ces thèses. Je souligne que ce n’est pas
comparé entre deux pays différents, deux économies différentes, c’est comparé au sein de la
même économie, une activité contre une autre. Mais ce que les économistes oublient souvent,
c’est que cet avantage comparatif n’est pas fixe, cela change avec le temps. Si vous avez la
possibilité de lire dans mon livre « Richesse et pauvreté », vous verrez que je parle là de
l’attitude des économistes britanniques qui étaient en quelque sorte les chefs de la profession.
Dans la première moitié du XIXème siècle, ils étaient convaincus qu’un pays comme
l’Allemagne devait cultiver le seigle et les blés, n’est-ce pas, et ne pas s’occuper de l’industrie
parce qu’avec ce qu’ils gagnaient par l’agriculture, ils pouvaient acheter tout ce qu’ils voulaient
de la Grande Bretagne toutes les manufactures. Or, les Allemands à leur grand profit n’ont pas
accepté cette thèse. Ils ont cru – et à la longue avec raison – qu’ils avaient d’énormes
possibilités industrielles et ils sont devenus bien plus riches qu’ils ne le seraient devenus
autrement. C’est ce qu’on voit maintenant, les pays du Tiers monde, n’est-ce pas, maintenant,
veulent tous avoir des industries.
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C’est peut-être un peu romantique, mais tout de même, cela leur promet un meilleur avenir
que s’ils restaient toujours limités aux plantations et à l’agriculture. Ce qui m’impressionne
ici, c’est que cette attitude ouverte a été adoptée en dépit de toute idéologie anti-impérialiste,
anti-dépendantiste. Maintenant, je ne parle plus de l’économie classique ou néoclassique, je
parle précisément d’une idéologie qui était anticapitaliste, etc. Si on avait écouté les
dogmatiques qui présentaient ce point de vue, on aurait tout simplement refusé toute affaire
avec les riches parce qu’on ne pouvait que perdre. D’après ces idéologues, un tel refus était
inscrit dans la logique du système. La dépendance était et serait faite, serait cultivée, pour
qu’on exploite et, en exploitant, appauvrisse. Alors, il fallait éviter ces échanges. Mais cet
esprit négatif n’a pas pris, ce qui veut dire que la décision de s’engager dans les pratiques
d’échange et de globalisation a été prise délibérément de pleine conscience. Il est vrai que la
poursuite d’une économie internationale a soulevé un tollé de critiques et de protestations.
Comme disent les membres du cercle des économistes, je cite : « La mondialisation n’a pas
bonne presse auprès de l’opinion. »
Comme tout le monde sait, cette opposition a pris ici et là des formes violentes comme à
Seattle ou tout récemment à Melbourne en Australie, parmi ces trouble-fêtes des anarchistes
et des rebelles qui y voient l’occasion heureuse de manifs et de bagarres. Mais bagarreurs à
part, ces critiques viennent d’abord de la part de ceux qui ne voient rien de bénéfique dans le
capitalisme au contraire ; et puis de ceux qui s’attendent de cette expansion un plus grand
vide entre riches et pauvres, entre gagnants et perdants ; et puis de ceux qui veulent protéger
la nature des convoitises des partisans de la croissance à tout prix ; et puis de ceux qui
regrettent une tendance vers l’homogénéisation des cultures nationales vers l’écrasement de
la diversité. Or, même avec les dits sentiments, ce sont là des sentiments qu’il faut prendre au
sérieux. Entre autres choses en attendant, l’écart entre les pays riches et les pays pauvres va en
croissant et les liens supposés entre la mondialisation en tant que processus sélectif et cet écart
expliqueraient la passion et la fureur même de l’opposition. Comment vivre et accepter cette
transformation ? Et pourtant, la plupart des pays pauvres va améliorer leur sort dans le sens
absolu, pas relatif.
Ils rétrogradent par rapport aux riches, mais ils sont mieux. Comment le savons-nous ? Par les
chiffres de mortalité et de morbidité, on vit plus longtemps et on est moins malade (en revanche
certaines régions reculent ici, surtout l’Afrique victime d’une épidémie de sida. La tension, la
lutte, continue). Mais tout de même sur, disons, la deuxième moitié du XXème siècle, les
pauvres vont mieux que leurs ancêtres. D’autres ont refusé ces objections en minimisant la
portée de ces gains. Au contraire, disent-ils, la résistance des unités politiques, surtout des
nations défensives, a posé et continue de poser des obstacles importants à l’évolution naturelle
des multicentenaires de l’économie internationale. C’est-à-dire que même en connaissant ces
chiffres, il y a des gens qui voient les choses d’un autre point de vue. Si j’avais le temps, je
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prendrais un passage du livre de Jean-Marie Sindayigaya. Le titre, c’est « Mondialisation, le
nouvel esclavage de l’Afrique ». Or, pour cet auteur, ses griefs se font surtout envers et contre
l’oncle Sam – je cite – « Lequel est décidé à transformer les terriens, c’est-à-dire les Africains,
en consommateurs exclusifs de la production US encore et encore ». Et puis, il parle de la
pérennisation de la tourmente ethno-politique dans la région des grands lacs en Afrique – je
cite encore – « Avec la bénédiction, voire même le soutien politique et militaire des USA !
Toujours les USA même dans la sphère des intérêts des impérialistes européens ».
Effectivement, les réactions à la mondialisation reflètent les conflits et controverses du jour.
Les perdants y voient le danger, la perspective d’autres pertes. Or, il faut être réaliste, il faut
reconnaître que la globalisation n’est pas une invention – comme nous en avons eue – de la
deuxième moitié du XXème siècle. Elle date déjà de 5 à 600 ans, elle a commencé avec
l’ouverture du monde à la navigation européenne à partir du XVème et elle a toujours été liée
aux progrès technologiques qui ont facilité et encouragé la mobilité, élargi le rayon d’influence
des contacts, accentué l’écart de pouvoir entre Ouest et Est. Etant donné ces rapports et
relations, on n’a pas le choix de s’abstenir ou de refuser. On peut toujours bâcler l’affaire,
mais il faut la vivre pour le mieux ou le pire. C’est cela sans doute qui pousse les négationnistes
à la logique et les possibilités sont contraintes et contraignantes, c’est à rendre furieux. On n’a
pas le choix, mais il y a des choix à faire, des pays riches qui veulent comme toujours profiter
des ressources des pays pauvres, n’est-ce pas ? Il faut toujours comprendre, ils sont là pour
gagner de l’argent. Ils font une sélection basée en partie sur la stabilité et l’esprit de
collaboration des partenaires et en partie sur les conditions commerciales, les prix du marché
par exemple.
Pour les choses, ces conditions dépendent de la conjoncture économique et politique qui
varie avec la région et le pays. Cette variation diminue avec le temps et la multiplication des
échanges internationaux, mais elle peut être envenimée par les intérêts politiques. Ainsi, la
France et avec elle d’autres membres de l’Union européenne ne veulent pas acheter des
bananes provenant de l’Amérique centrale pour donner la préférence à celles des pays africains
autrefois membres, colonies, de l’empire français. Cette barrière douanière exaspère les
Américains qui ont des rapports avec les grandes maisons commerciales qui font cultiver les
bananes. Les États -Unis ont porté plainte devant l’OMC, mais les Européens et surtout la
France qui s’y connaît en matière d’exception leur tournent le dos. Alors, les Américains ont
imposé des tarifs punitifs sur les produits agricoles européens hautement appréciés aux ÉtatsUnis : les bons fromages, les bons pâtés, les boissons, et sur quelques objets de manufacture.
Le problème, c’est que certains de ces objets sont tant appréciés que les Américains sont prêts
à payer deux et trois fois le prix antérieur, ce qui ne manquera pas d’encourager des hausses
même sans tarif douanier. Le perdant final sera le consommateur américain et puis des
entreprises américaines. Quand les Européens se sont aperçus à leur tour que le gouvernement
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américain fait exception pour des entreprises exportatrices, telles Boeing ou General Motors,
en exemptant les profits des ventes à l’étranger de l’impôt sur les bénéfices, illégal déclare
l’Union européenne. Que faire ? Le consommateur n’est que prétexte, les grandes entreprises
sont le point de l’exercice. Là, le bât blesse. Mais tout cela, c’est la guerre commerciale à
l’ancienne.
Les lois et les administrations européennes offrent des possibilités similaires. BMW par exemple
a trouvé moyen entre 88 et 92 de réduire les impôts payés en Allemagne de 545 millions
de DM à 31 millions, moins de 10 %. En 1993, elle annonça que 95 % de ses bénéfices avaient
été gagnés à l’étranger. Vous direz qu’ils donnent les voitures aux Européens comme cadeaux.
Comme a dit un de ces officiers, on cumule les dépenses là où le taux d’imposition est le plus
élevé, c’est-à-dire en Allemagne, et ainsi de suite. Un autre exemple, Intel, le plus grand
producteur de semi-conducteurs, dont il vendait la grande partie à des fabricants d’ordinateurs
japonais, traitait les profits de ces chips fabriqués aux USA comme revenus japonais quand
les titres de propriété de ces objets passaient là-bas. Mais le traité commercial américanojaponais obligeait le gouvernement japonais de traiter ces produits comme américains.
Résultat, la moitié au moins des revenus Intel à l’exportation était tout simplement exempte
d’impôts, impôts américains aussi. C’est pour cela que vous allez à l’école, pour apprendre le
moyen de connaître les lois et le droit et de trouver moyen de contourner.
Oui, je suis cynique, le calviniste est cynique. Le fait est que nul système n’est parfait et qu’on
peut toujours trouver des moyens d’évasion et de rétorsion, un monde uni, homogénéisé, mais
divisé comme toujours entre rivaux. C’est cela qui rend la vie si intéressante, les tensions, la
concurrence, les mesures, les contre-mesures, l’habileté et les astuces. C’est cela qui enrichit
les riches, ils ont tant de plus à gagner. Encore une fois, soyons réalistes. Si la globalisation est
telle que nous l’avons décrite, c’est-à-dire un mouvement pluri-centenaire d’expansion
commerciale dû, lié, surtout aux avancées techniques, elle va continuer avec ou sans la
permission des pays pauvres ou des économistes et politologues furieux. En attendant, cette
expansion a des aspects inédits qui expliquent pourquoi certains y voient une nouveauté.
Parce qu’autrement, comment expliquer ce flot d’écrits, de déclarations, de protestations,
d’avertissements et ainsi de suite ? En particulier, l’aspect humain provoque des remous,
l’exportation de jobs vers les pays de main d’œuvre à bon marché et la recherche de
travailleurs de haute technicité dans ces mêmes pays, pays à bas salaires et à capacités
technologiques. Nous avons même l’acronyme PBSCT.
Surtout s’y opposent les syndicats, à quoi répond le patronat : « Dans ce nouveau monde,
marché mondial libre, si nous n’agissons pas les premiers, ce sont nos concurrents qui le
feront ». L’économie française dans son ensemble y perdra. J’ai dit aspect inédit, ce n’est pas
tout à fait exact. Il faut se rappeler qu’au début de cette expansion au XVIème siècle, les pays
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occidentaux ont rencontré des civilisations tout aussi industrialisées que la leur et au-delà,
avec des secrets techniques que les visiteurs enviaient et convoitaient. Etant donné par exemple
la finesse des meilleurs textiles asiatiques et l’inimitabilité des belles porcelaines chinoises,
on suppose même que les occidentaux venaient en primitifs barbares à cette rencontre EstOuest. C’est un thème là bien chéri et cultivé par les sinologues sinophiles, c’est-à-dire des
soi-disant experts non chinois. Loin de là. A cette époque, les Européens dépassaient déjà les
autres dans de nombreux domaines, y compris l’armement, la navigation, l’emploi des métaux
et d’instruments de mesure et d’optiques, y compris les lunettes, très importants et pourtant
non pas notés par les historiens pendant longtemps et l’imprimerie. L’Occident avait un grand
avantage grâce à l’alphabet.
Cette rencontre a été à l’avantage des occidentaux qui continuait à progresser pendant que
les civilisations asiatiques pâtissaient et stagnaient, sinon reculaient, au point où ils n’arrivaient
plus à tenir tête au point de vue technique surtout après la révolution industrielle. Pendant ces
années d’un écart grandissant, les sociétés industrielles ne cherchaient pas d’abord à installer
leurs industries dans les pays coloniaux. Il y a des historiens et politologues qui y voient un
refus idéologique et une politique délibérés d’appauvrissement. Pourtant, ces entrepreneurs
ne cherchaient que le gain – il faut toujours supposer le pur égoïsme –, de sorte qu’il faut
présumer qu’ils auraient exporté le travail si cela payait. S’ils ne l’ont pas fait, c’est que ces
pays-là n’étaient pas encore prêts à apprendre le machinisme ni à se servir de machines, de
sorte que l’industrie moderne n’apparaît dans ces pays du Tiers monde qu’après le milieu du
XIXème siècle en Inde en retard de presque 100 ans. Aujourd’hui, c’est l’inverse, on n’hésite
pas à exporter les jobs, surtout en pays relativement pauvres qui jouissent d’une main d’œuvre
qualifiée en quête d’emploi.
De plus en plus, la poursuite d’un point industriel amène les pays émergents à lier la
permission de vendre chez eux, n’est-ce pas, les pays pauvres, lier cela à l’exportation par les
riches de techniques et d’une part de la production. Il est évident à ce propos que la force du
postulant est fonction de la taille du marché et des perspectives pour les sociétés
multinationales. C’est ce qui explique la puissance marchande de la Chine malgré un revenu
par tête toujours très bas. C’est une question de nombre et de rêves. « Wheel for the length of
China », c’est cela le rêve qu’on vendra à tous les Chinois. Même au milieu d’une campagne
présidentielle aux États-Unis, républicains et démocrates sont d’accord. Tous les deux, ils
veulent faire des affaires. Mais non seulement le travail des pauvres, ce sont les ventes qui
comptent aussi et l’exemption d’impôts. Rappelez l’histoire d’Intel. Bref, c’est l’argent qui
compte. C’est ainsi que la compagnie Michelin s’est décidée en 82 d’investir 400 millions de
$ pour augmenter sa production de pneus aux États-Unis, ce qui a coûté aux contribuables
français entre 82 et 99 près de 10 milliards de francs d’aides sociales allouées par le
constructeur.
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C’est l’inattendu de ces nouvelles technicités de ces pays émergents qui fait croire à certains
que la mondialisation est une nouvelle chose. Ils pensent que tout cela, c’est venu dans les
derniers 20 ou 30 ans. Mais non, ce n’est pas vrai. Mais il y a des pays autrefois du Tiers monde
qui passent aujourd’hui dans les rangs des Nouveaux Pays Industriels grâce non seulement à
des installations et des équipements parce que ces choses s’achètent clé en main, mais aux
connaissances et à la production de jeunes techniciens et ingénieurs capables non seulement
de tourner la clé, mais de comprendre, d’appliquer, d’adapter, voire améliorer les techniques.
C’est peut-être l’Inde avec sa province de Bangalore qui fournit le meilleur exemple de cette
formation intellectuelle au service de l’industrie. Les diplômés de ses écoles techniques,
notamment de l’Indian Institute of Technology à New Dehli, sont les cibles de sociétés
étrangères qui voudraient soit les engager en tant qu’immigrés, soit les employer à longue
distance. Ce sont les Indiens qui reçoivent 45 % des H1B visas émis par les États-Unis, ce sont
des visas pour les techniciens.
Au début, aux années 80 et 90, la grande majorité des diplômés convoitaient des postes en
Amérique, 84 % en 93. Aujourd’hui, cette proportion a diminué, 60 % seulement, car l’Inde
a créé ses propres entreprises et ses propres jobs, va pour la matière première grise. Est-ce que
le monde est mieux pour cette globalisation irrégulière mais continue ? D’après ce qu’on peut
capter de la réalité générale, on vit plus longtemps, comme je l’ai dit, et en meilleure santé.
La production matérielle augmente. On est plus riche, mais on supporte mal l’écart persistant
entre riches et pauvres, entre pays et au sein d’un même pays. On est indigné par l’existence
même de la pauvreté même dans les pays riches, dans un monde qui a tant à donner. La
suffisance triomphale des gagnants, l’indifférence de ceux qui sont considérés comme
exploitateurs qui s’enrichissent aux frais des autres, rend tout simplement furieux. Les
développements techniques, la globalisation, font croître la part des capitalistes. Pas étonnant
que les protestataires ne voient d’autre recours qu’à la violence, à l’anarchie.
Pourtant, quelle est l’alternative ? Nous voilà sur les fourches d’un dilemme. Quelques mots
sur la pauvreté. Un nouveau rapport de la Banque Mondiale nous parle d’une population
miséreuse, définie comme ceux qui vivent de moins de 1 $ par jour de 1,2 milliards de
personnes. Cela représente un progrès. En 78, on comptait 200 millions de plus. Mais ce
progrès aussi est sélectif, la portion des pauvres a diminué de 27 à 15 % en Asie Est, de 45 à
40 % en Asie Sud, de 47 à 46 % en Afrique au Sud du Sahara – en passant, je ne le crois pas
– mais elle a augmenté de 15 à 16 % en Amérique latine. Enfin les leçons, ce n’est pas la
peine de faire l’histoire si on ne veut pas en tirer des leçons. Pour moi, il y en a quatre surtout.
Un, il faut accepter la mondialisation-globalisation. Elle est là depuis 500 ans, un demimillénaire. Ce n’est pas un accident. Si tel pays voulait s’en abstenir, il verrait les autres
dépasser. Deux, étant donné qu’il s’agit d’un processus de sélection, il vaudrait mieux être
gagnant. Trois, on gagne par la préparation intellectuelle et technique et ceci de plus en plus.
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Alors, c’est l’éducation qui est la clé du succès. Quatre, on peut faire des choses pour les
perdants. On peut les aider, on peut leur donner. On peut excuser les dettes, on entend
beaucoup de choses là-dessus, problème qu’il faut emprunter après. Mais en fin de compte,
chaque société doit trouver son propre salut. Merci beaucoup.
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Professeur David Landes, au nom du corps professoral d’HEC Paris, j’ai l’immense honneur
de vous décerner ce titre de Professeur Honoris Causa et de vous remettre également cette
grande médaille de l’école HEC.
25 septembre 2000
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