Roma illustrata, P. Fleury, O. Desbordes (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 129-142
LA DIMENSION SYMBOLIQUE DE BABYLONE
ET DU LIEN QUI UNIT LE ROI À SA VILLE
D’APRÈS L’ENUMA ELIS
ˇ, MARDUK, CRÉATEUR DU MONDE
ET LE POÈME D’ERRA
Pour introduire notre propos sur la dimension symbolique de Babylone comme ville
sainte, qui n’est pas l’aspect que l’on retient le plus souvent de cette ville célèbre pour
sa démesure, nous rappellerons que les villes mésopotamiennes avaient une fonction
religieuse de la plus haute importance, puisqu’elles avaient été fondées, croyait-on
alors, par les dieux et qu’elles abritaient les temples que ces derniers habitaient. Le
dieu tutélaire, à l’image du monarque et de sa cour, exerçait son pouvoir sur des divi-
nités mineures. Il était également le chef surnaturel des détenteurs du pouvoir local,
qui devaient appliquer les décisions divines, étant donné qu’ils étaient censés détenir
des dieux locaux leur autorité. Ces dieux propres à la ville qui formaient le panthéon
local vivaient dans le temple de la ville comme le roi dans son palais avec sa cour.
Ainsi, à l’époque de ces cités-États, chaque unité politique était placée sous un double
gouvernement, temporel et surnaturel1. Cette conception a été transposée dans plu-
sieurs mythes, mettant en valeur la double dimension des villes en Mésopotamie, vil-
les temporelles et villes surnaturelles.
Ainsi, nous verrons tout d’abord que, dans plusieurs mythes cosmogoniques, les
villes occupent une place de tout premier ordre, faisant partie des toutes premières
choses créées. C’est le cas, entre autres, de Babylone, qui occupe un statut tout à fait
particulier dans les textes mythologiques. Les dieux élisent domicile à Babylone, et
ainsi s’élabore l’image d’une « ville sainte » : ce sera notre deuxième point. Babylone,
dans l’Enuma elisˇ comme dans Marduk, Créateur du monde, est le centre de l’univers
parce que Marduk, son roi, est également le roi des dieux et de l’univers. Or, comme
le raconte le Poème d’Erra – texte dont nous étudierons ensuite quelques passages –,
quand le dieu de la guerre, Erra, dans sa folie belliqueuse, cherche à détruire l’univers,
il lui faut chasser Marduk de Babylone, car c’est la présence du dieu dans sa statue,
abritée dans son temple, qui préserve la bonne marche du monde. Erra, grâce à ses
1. Cf. J. Bottéro, S.N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris, Gal-
limard (Bibliothèque des histoires), 1989, p. 34, pour l’analyse de la situation politique de la Mésopotamie
à cette époque.
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ruses, va jouer – du moins, c’est l’hypothèse que nous exposerons pour finir – le rôle
de substitut royal, en détournant la fonction de cette pratique prévue dans les insti-
tutions en Babylonie : l’auteur du Poème d’Erra, dans cette séquence, en s’inspirant
probablement de la coutume babylonienne de la substitution royale, met en évidence
le lien essentiel qui unit le roi à sa ville et, symboliquement, le dieu à l’univers.
Les villes font partie des premières créations
dans les textes théogoniques et cosmogoniques
Dans les textes mythologiques de Mésopotamie, des villes sont bien souvent placées
au premier rang parmi les créations divines. C’est ainsi que dans la Théogonie de
Dunnu2, la ville de Dunnu est créée par les dieux et non par les hommes, et cela eut
lieu « au commencement »3. Comme d’autres villes, elle dispose à la fois de traditions
mythiques mettant en évidence son passé glorieux et d’un panthéon, qui lui sont
propres. Les premières lignes de la tablette expliquent ainsi qu’Harab4 et Terre, qui
forment le couple primordial, ont créé en premier lieu la mer, puis un dieu, Ama-
kandu, assimilé par la suite à Shakan, dieu des bêtes sauvages, et en troisième lieu,
étonnamment, la ville, avant même les cultures, alors que le couple primordial dis-
pose d’un araire. Dans la suite du texte, Dunnu est présentée comme une capitale
abritant d’abord un pouvoir seigneurial, puis royal. Et dès les premières lignes est
soulignée la puissance défensive que les dieux lui ont accordée en la munissant de
fortifications – on remarquera que dunnu en akkadien désigne une sorte de « place
forte ». L’admiration des habitants de Dunnu pour leur ville et leurs dieux tutélaires
a donc manifestement conduit l’auteur de cette théogonie à accorder à Dunnu une
place de choix dans son texte.
La mise en évidence de la ville peut également conduire un auteur à la placer
absolument avant toute chose, comme c’est le cas dans le mythe sumérien intitulé
Enlil et Ninlil5. Ce texte, qui conte le mariage du Seigneur et de la Dame de l’Air (de
l’« atmosphère ») et qui énumère les différents dieux qui naîtront de leur union, ne
débute pas par la présentation des deux divinités tutélaires de la ville de Nippur, mais
par la description hautement élogieuse de la ville elle-même. La répétition du mot
« ville », la reprise oratoire de la formule prêtée aux dieux (?) « où nous demeurons »,
ainsi que la série anaphorique de possessifs pour caractériser Nippur, qui occupent
les neuf premières lignes du texte, sont là pour insister sur son caractère d’exception.
En effet, ni les hommes ni la terre ne sont encore cités, et déjà la ville de Nippur
2. Ce texte a été composé au cours du IIe millénaire.
3. (ligne 1, cassée). Cf. Annexe, texte no 1.
4. Harab est un nom de dieu inconnu ; en akkadien, ce mot désigne le soc ou la bêche (cf. J. Bottéro,
S.N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’homme…, p. 475).
5. Cf. Annexe, texte no 2. Ce texte a été composé au plus tard durant le premier tiers du IIe millénaire (cf.
J. Bottéro, S.N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’homme…, p. 123).
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s’élève dans sa perfection, non pas comme une construction édifiée par les hommes,
mais comme le séjour des dieux célestes, ses dieux tutélaires. Nippur serait donc alors
comme le plus haut lieu du monde céleste, demeure d’Enlil et de Ninlil.
Ces deux exemples nous montrent le caractère primordial de la ville pour les
habitants de la Mésopotamie, et de là découle l’image particulière de villes qui sont
les sanctuaires des divinités principales dans plusieurs textes mythologiques. La ville
y est présentée d’abord dans sa dimension sacrée : c’est une création divine, une rési-
dence créée pour les dieux, qui préexiste à l’agglomération habitée par des hommes.
C’est ainsi que, dans un texte intitulé Marduk, Créateur du monde6, le récit des
premiers temps de l’univers est mené de telle manière qu’on a l’impression qu’existait
d’abord une Babylone céleste, ville sainte, demeure des dieux et en particulier de son
dieu tutélaire, Marduk, puis que vit le jour une Babylone terrestre, ville habitée par
des hommes, qui devait être citée comme telle dans la partie du texte malheureuse-
ment perdue.
Babylone, ville extratemporelle, ville sainte
Le texte intitulé Marduk, Créateur du monde7 s’ouvre sur une insistante anaphore de
négations pour signifier l’absence de toute civilisation au Commencement du monde
et le caractère très lointain de l’époque à laquelle se déroule le récit qui va suivre :
seule la mer existait, et rien de ce qui sert à construire les habitations et les villes n’avait
émergé du liquide primordial, ni roseau, ni arbre, ni brique, ni moule à brique. Pour
exprimer le « néant », l’auteur insiste sur l’absence complète de toute ville. Dans ce
mythe, « la création du monde […] se trouve placée dans une perspective “templo-
centrique” »8. Les premières créations seront des temples, et il est clairement précisé
qu’aucun édifice sacré n’avait encore vu le jour, ni l’Ékur, ni l’Éanna, ni l’Éridu, ni
bien sûr l’Ésagil de Babylone, et pour cause : aucune assise sûre n’existait encore,
puisque la terre n’existait pas.
Ensuite, c’est la présentation de la construction des premiers sanctuaires : l’Éridu
d’une part, que le dieu Éa, ici nommé Lugal.du6.kù.ga, édifie dans son domaine ;
l’Apsû, qui est une nappe d’eau douce souterraine ; d’autre part l’Ésagil, construit par
le fils d’Éa, Marduk, à Babylone. Mais le lecteur d’aujourd’hui peine à comprendre
comment ces édifices sacrés ont pu voir le jour, étant donné que tout est eau en ce
début de monde. Jean Bottéro tente d’expliquer ce que le mythe laisse dans l’ombre,
en interprétant de la façon suivante les lignes 10 à 16 du texte :
6. Ce texte a été composé à la fin du IIe millénaire au plus tôt (cf. J. Bottéro, S.N. Kramer, Lorsque les Dieux
faisaient l’homme…, p. 497). Il connaît plusieurs dénominations, notamment, Prière pour la fondation d’un
temple (cf. J. Bottéro, Mythes et rites de Babylone, Paris, H. Champion (Bibliothèque de l’École Pratique
des Hautes Études, IVe Section, Sciences historiques et philologiques ; 328), 1985, p. 301).
7. Cf. Annexe, texte no 3.
8. Cf. J. Bottéro, Mythes et rites de Babylone, p. 499.
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[…] comme la terre proprement dite ne paraît constituée qu’ensuite (17-18, 31), ou
bien il s’agit là d’une sorte de pressentiment ou d’annonce de leur édification réelle
à venir ; ou alors, plus vraisemblablement, ils sont considérés d’abord comme des
édifices surnaturels et en quelque sorte immatériels, élevés dans les seuls espaces pri-
mordiaux alors existant : l’En-bas, pour l’Apsû / Éridu, et l’En-haut, pour l’Ésagil /
Babylone – villes et temples encore confondus9.
C’est alors qu’intervient la deuxième phase de la création, assurée par Marduk,
qui est devenu le souverain des dieux après avoir combattu Tiamat, ainsi que le rap-
porte l’Enuma elisˇ. En effet, explique Béatrice André-Salvini,
[…] à la fin du IIe millénaire, Marduk était devenu le dieu suprême, après avoir
absorbé la personnalité des divinités majeures du vieux panthéon d’origine sumé-
rienne : An(u) le Ciel, dieu d’Uruk et roi des dieux ; Enlil, maître de la Terre et de
l’atmosphère, divinité de Nippur […], le chef délégué du panthéon ; et Enki / Éa, le
seigneur d’Éridu, […] maître des eaux souterraines et de la sagesse. La triade divine
régnait sur les trois plans de l’univers. À Babylone, […] leur pouvoir fut unifié par
Marduk […], rassemblant dans son sanctuaire tous les pouvoirs du monde10.
Il lui faut donc préparer l’emplacement des sanctuaires matériels et réels. Aussi crée-
t-il la terre, qui prend la forme d’un radeau sur lequel il amoncelle de la poussière.
Cette image rend compte de la conception cosmologique d’alors, selon laquelle la
terre était une sorte d’île entourée d’eau.
Et afin de pourvoir au bonheur des dieux qui souhaitent vivre dans l’oisiveté, il
crée l’humanité et toutes les espèces animales et végétales, dans le but notamment de
disposer de matériaux de construction (roseaux, bois et briques) pour élever des
temples. Comme l’écrit J. Bottéro :
puisque les hommes se trouvent […] à même de bâtir, leur premier soin sera d’édi-
fier, tridimensionnels, désormais, et palpables, les grands temples : l’Ékur de Nippur
et l’Éanna d’Uruk11.
Il se trouve que la suite du texte est malheureusement perdue : aussi sommes-nous
contraints d’imaginer que les autres grands temples des principales villes étaient cités
ensuite.
Babylone est donc présentée dans ce texte, ainsi que dans l’Enuma elisˇ, comme
une ville sainte, et son temple, l’Ésagil, comme la demeure où se rassemblent les dieux.
Et à l’instar d’autres textes, l’auteur opère ici, pour reprendre les termes de Jean Bottéro :
[une] distinction implicite entre le lieu extratemporel et comme absolu d’un sanc-
tuaire ou d’une ville sainte [telle Éridu], qui préexiste à la terre des hommes et à la
construction « matérielle » de l’édifice ou de la cité12.
9. Cf. J. Bottéro, Mythes et rites de Babylone, p. 499.
10. B. André-Salvini, Babylone, Paris, PUF (Que sais-je ? ; 292), 2001, p. 94 sq.
11. J. Bottéro, Mythes et rites de Babylone, p. 501.
12. Ibid., p. 147, note 3.
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Dans l’Enuma elisˇ13, Babylone, lieu où Marduk accueillera tous les autres dieux,
n’occupe pas l’En-haut, à la différence du texte précédent, mais un espace intermé-
diaire entre l’Éridu, temple de l’Apsû (l’En-bas), et l’Es
ˇarra, temple réplique de l’Apsû,
qui est le Ciel (l’En-haut), et l’Ésagil, temple de Babylone, est lui-même une réplique
de l’Es
ˇarra. Babylone occupe ainsi le centre de l’univers. Elle est sise à mi-parcours
sur l’axe qui mène de l’En-Haut à l’En-Bas. Ce projet de ville-temple exposé par Mar-
duk plaît tant aux Anunnaki qu’ils décident aussitôt de procéder à son élévation. Mais
même s’il s’agit de constructeurs de nature divine, l’édification se poursuit pendant
deux années. C’est qu’il faut mouler les briques de deux édifices : l’Ésagil et la ziggurat
appelée « haute Tour-à-étages », dont la taille est ici mise en valeur par l’emphase de
l’expression « Depuis le pied de l’Es
ˇarra, / On en pouvait contempler le pinacle ! ». Le
sommet de la tour de Babel est donc visible du ciel, chose inouïe qui méritait bien
d’être consignée par l’auteur et qui, entre autres, a valu à Babylone sa réputation de
démesure !
On sait que l’ensemble architectural composé d’un temple bas – l’Ésagil ici – et
d’un temple haut, situé au sommet de la tour à étages – la ziggurat –, était commun
à tous les lieux de culte majeurs de Mésopotamie, depuis la fin du IIIe millénaire.
Comme Babylone était le sanctuaire fédéral du royaume, les dimensions de sa tour
étaient colossales14.
Du temple bas, l’Ésagil, « la maison au sommet élevé », on sait qu’elle abritait le
culte de toutes les divinités du panthéon15, et c’est pourquoi on l’appelait également
« le palais des dieux ». Dans ce lieu le plus saint du royaume, étaient vénérés
[les] dieux majeurs, dieux mineurs, dieux déchus et même (les) monstres
archaïques vaincus par Marduk au début des temps, et les démons. Marduk
devait avoir à portée de main tous ses sujets, c’est-à-dire toutes les forces de
l’univers16.
C’est ce que montre le passage du texte no 4, où il est précisé que tous les Annunaki et
Igigi, donc tous les dieux du Ciel et de l’Apsû, ménagèrent dans l’Ésagil leurs propres
lieux de culte.
Quant à la Tour-à-étages, son nom même explique son rôle fondamental dans la
ville et dans l’univers « É-temen-an-ki » ; ces quatre idéogrammes sumériens forment
ensemble un symbole de l’univers. Ainsi, é désigne la maison ou le temple ; temen, la
plate-forme de fondation, la base, c’est donc un élément qui détermine la stabilité de
l’édifice ; an, le ciel, domaine du dieu An(u). Marduk, ayant absorbé les pouvoirs
d’Anu et de tous les grands dieux, fabriqua la voûte céleste avec la moitié du cadavre
13. Cf. Annexe, texte no 4. LEnuma elisˇ a été rédigé au XIIe ou au XIe siècle, d’après l’hypothèse la plus souvent
répandue ; cf. Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne, F. Joannès (dir.), Paris, Robert Laffont (Bou-
quins), 2001, p. 296.
14. Cf. B. André-Salvini, Babylone, p. 97.
15. Comme le montrent les chapelles et podiums de culte annexés au temple.
16. B. André-Salvini, Babylone, p. 99.
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