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LA DIMENSION SYMBOLIQUE DE BABYLONE
ET DU LIEN QUI UNIT LE ROI À SA VILLE
D’APRÈS L’ENUMA ELIŠ, MARDUK, CRÉATEUR DU MONDE
ET LE POÈME D’ERRA
Pour introduire notre propos sur la dimension symbolique de Babylone comme ville
sainte, qui n’est pas l’aspect que l’on retient le plus souvent de cette ville célèbre pour
sa démesure, nous rappellerons que les villes mésopotamiennes avaient une fonction
religieuse de la plus haute importance, puisqu’elles avaient été fondées, croyait-on
alors, par les dieux et qu’elles abritaient les temples que ces derniers habitaient. Le
dieu tutélaire, à l’image du monarque et de sa cour, exerçait son pouvoir sur des divinités mineures. Il était également le chef surnaturel des détenteurs du pouvoir local,
qui devaient appliquer les décisions divines, étant donné qu’ils étaient censés détenir
des dieux locaux leur autorité. Ces dieux propres à la ville qui formaient le panthéon
local vivaient dans le temple de la ville comme le roi dans son palais avec sa cour.
Ainsi, à l’époque de ces cités-États, chaque unité politique était placée sous un double
gouvernement, temporel et surnaturel 1. Cette conception a été transposée dans plusieurs mythes, mettant en valeur la double dimension des villes en Mésopotamie, villes temporelles et villes surnaturelles.
Ainsi, nous verrons tout d’abord que, dans plusieurs mythes cosmogoniques, les
villes occupent une place de tout premier ordre, faisant partie des toutes premières
choses créées. C’est le cas, entre autres, de Babylone, qui occupe un statut tout à fait
particulier dans les textes mythologiques. Les dieux élisent domicile à Babylone, et
ainsi s’élabore l’image d’une « ville sainte » : ce sera notre deuxième point. Babylone,
dans l’Enuma eliš comme dans Marduk, Créateur du monde, est le centre de l’univers
parce que Marduk, son roi, est également le roi des dieux et de l’univers. Or, comme
le raconte le Poème d’Erra – texte dont nous étudierons ensuite quelques passages –,
quand le dieu de la guerre, Erra, dans sa folie belliqueuse, cherche à détruire l’univers,
il lui faut chasser Marduk de Babylone, car c’est la présence du dieu dans sa statue,
abritée dans son temple, qui préserve la bonne marche du monde. Erra, grâce à ses
1.
Cf. J. Bottéro, S.N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1989, p. 34, pour l’analyse de la situation politique de la Mésopotamie
à cette époque.
Roma illustrata, P. Fleury, O. Desbordes (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 129-142
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ruses, va jouer – du moins, c’est l’hypothèse que nous exposerons pour finir – le rôle
de substitut royal, en détournant la fonction de cette pratique prévue dans les institutions en Babylonie : l’auteur du Poème d’Erra, dans cette séquence, en s’inspirant
probablement de la coutume babylonienne de la substitution royale, met en évidence
le lien essentiel qui unit le roi à sa ville et, symboliquement, le dieu à l’univers.
Les villes font partie des premières créations
dans les textes théogoniques et cosmogoniques
Dans les textes mythologiques de Mésopotamie, des villes sont bien souvent placées
au premier rang parmi les créations divines. C’est ainsi que dans la Théogonie de
Dunnu 2, la ville de Dunnu est créée par les dieux et non par les hommes, et cela eut
lieu « au commencement » 3. Comme d’autres villes, elle dispose à la fois de traditions
mythiques mettant en évidence son passé glorieux et d’un panthéon, qui lui sont
propres. Les premières lignes de la tablette expliquent ainsi qu’Harab 4 et Terre, qui
forment le couple primordial, ont créé en premier lieu la mer, puis un dieu, Amakandu, assimilé par la suite à Shakan, dieu des bêtes sauvages, et en troisième lieu,
étonnamment, la ville, avant même les cultures, alors que le couple primordial dispose d’un araire. Dans la suite du texte, Dunnu est présentée comme une capitale
abritant d’abord un pouvoir seigneurial, puis royal. Et dès les premières lignes est
soulignée la puissance défensive que les dieux lui ont accordée en la munissant de
fortifications – on remarquera que dunnu en akkadien désigne une sorte de « place
forte ». L’admiration des habitants de Dunnu pour leur ville et leurs dieux tutélaires
a donc manifestement conduit l’auteur de cette théogonie à accorder à Dunnu une
place de choix dans son texte.
La mise en évidence de la ville peut également conduire un auteur à la placer
absolument avant toute chose, comme c’est le cas dans le mythe sumérien intitulé
Enlil et Ninlil 5. Ce texte, qui conte le mariage du Seigneur et de la Dame de l’Air (de
l’« atmosphère ») et qui énumère les différents dieux qui naîtront de leur union, ne
débute pas par la présentation des deux divinités tutélaires de la ville de Nippur, mais
par la description hautement élogieuse de la ville elle-même. La répétition du mot
« ville », la reprise oratoire de la formule prêtée aux dieux (?) « où nous demeurons »,
ainsi que la série anaphorique de possessifs pour caractériser Nippur, qui occupent
les neuf premières lignes du texte, sont là pour insister sur son caractère d’exception.
En effet, ni les hommes ni la terre ne sont encore cités, et déjà la ville de Nippur
2.
3.
4.
5.
Ce texte a été composé au cours du IIe millénaire.
(ligne 1, cassée). Cf. Annexe, texte no 1.
Harab est un nom de dieu inconnu ; en akkadien, ce mot désigne le soc ou la bêche (cf. J. Bottéro,
S.N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’homme…, p. 475).
Cf. Annexe, texte no 2. Ce texte a été composé au plus tard durant le premier tiers du IIe millénaire (cf.
J. Bottéro, S.N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’homme…, p. 123).
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s’élève dans sa perfection, non pas comme une construction édifiée par les hommes,
mais comme le séjour des dieux célestes, ses dieux tutélaires. Nippur serait donc alors
comme le plus haut lieu du monde céleste, demeure d’Enlil et de Ninlil.
Ces deux exemples nous montrent le caractère primordial de la ville pour les
habitants de la Mésopotamie, et de là découle l’image particulière de villes qui sont
les sanctuaires des divinités principales dans plusieurs textes mythologiques. La ville
y est présentée d’abord dans sa dimension sacrée : c’est une création divine, une résidence créée pour les dieux, qui préexiste à l’agglomération habitée par des hommes.
C’est ainsi que, dans un texte intitulé Marduk, Créateur du monde 6, le récit des
premiers temps de l’univers est mené de telle manière qu’on a l’impression qu’existait
d’abord une Babylone céleste, ville sainte, demeure des dieux et en particulier de son
dieu tutélaire, Marduk, puis que vit le jour une Babylone terrestre, ville habitée par
des hommes, qui devait être citée comme telle dans la partie du texte malheureusement perdue.
Babylone, ville extratemporelle, ville sainte
Le texte intitulé Marduk, Créateur du monde 7 s’ouvre sur une insistante anaphore de
négations pour signifier l’absence de toute civilisation au Commencement du monde
et le caractère très lointain de l’époque à laquelle se déroule le récit qui va suivre :
seule la mer existait, et rien de ce qui sert à construire les habitations et les villes n’avait
émergé du liquide primordial, ni roseau, ni arbre, ni brique, ni moule à brique. Pour
exprimer le « néant », l’auteur insiste sur l’absence complète de toute ville. Dans ce
mythe, « la création du monde […] se trouve placée dans une perspective “templocentrique” » 8. Les premières créations seront des temples, et il est clairement précisé
qu’aucun édifice sacré n’avait encore vu le jour, ni l’Ékur, ni l’Éanna, ni l’Éridu, ni
bien sûr l’Ésagil de Babylone, et pour cause : aucune assise sûre n’existait encore,
puisque la terre n’existait pas.
Ensuite, c’est la présentation de la construction des premiers sanctuaires : l’Éridu
d’une part, que le dieu Éa, ici nommé Lugal.du6.kù.ga, édifie dans son domaine ;
l’Apsû, qui est une nappe d’eau douce souterraine ; d’autre part l’Ésagil, construit par
le fils d’Éa, Marduk, à Babylone. Mais le lecteur d’aujourd’hui peine à comprendre
comment ces édifices sacrés ont pu voir le jour, étant donné que tout est eau en ce
début de monde. Jean Bottéro tente d’expliquer ce que le mythe laisse dans l’ombre,
en interprétant de la façon suivante les lignes 10 à 16 du texte :
6.
7.
8.
Ce texte a été composé à la fin du IIe millénaire au plus tôt (cf. J. Bottéro, S.N. Kramer, Lorsque les Dieux
faisaient l’homme…, p. 497). Il connaît plusieurs dénominations, notamment, Prière pour la fondation d’un
temple (cf. J. Bottéro, Mythes et rites de Babylone, Paris, H. Champion (Bibliothèque de l’École Pratique
des Hautes Études, IVe Section, Sciences historiques et philologiques ; 328), 1985, p. 301).
Cf. Annexe, texte no 3.
Cf. J. Bottéro, Mythes et rites de Babylone, p. 499.
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[…] comme la terre proprement dite ne paraît constituée qu’ensuite (17-18, 31), ou
bien il s’agit là d’une sorte de pressentiment ou d’annonce de leur édification réelle
à venir ; ou alors, plus vraisemblablement, ils sont considérés d’abord comme des
édifices surnaturels et en quelque sorte immatériels, élevés dans les seuls espaces primordiaux alors existant : l’En-bas, pour l’Apsû / Éridu, et l’En-haut, pour l’Ésagil /
Babylone – villes et temples encore confondus 9.
C’est alors qu’intervient la deuxième phase de la création, assurée par Marduk,
qui est devenu le souverain des dieux après avoir combattu Tiamat, ainsi que le rapporte l’Enuma eliš. En effet, explique Béatrice André-Salvini,
[…] à la fin du IIe millénaire, Marduk était devenu le dieu suprême, après avoir
absorbé la personnalité des divinités majeures du vieux panthéon d’origine sumérienne : An(u) le Ciel, dieu d’Uruk et roi des dieux ; Enlil, maître de la Terre et de
l’atmosphère, divinité de Nippur […], le chef délégué du panthéon ; et Enki / Éa, le
seigneur d’Éridu, […] maître des eaux souterraines et de la sagesse. La triade divine
régnait sur les trois plans de l’univers. À Babylone, […] leur pouvoir fut unifié par
Marduk […], rassemblant dans son sanctuaire tous les pouvoirs du monde 10.
Il lui faut donc préparer l’emplacement des sanctuaires matériels et réels. Aussi créet-il la terre, qui prend la forme d’un radeau sur lequel il amoncelle de la poussière.
Cette image rend compte de la conception cosmologique d’alors, selon laquelle la
terre était une sorte d’île entourée d’eau.
Et afin de pourvoir au bonheur des dieux qui souhaitent vivre dans l’oisiveté, il
crée l’humanité et toutes les espèces animales et végétales, dans le but notamment de
disposer de matériaux de construction (roseaux, bois et briques) pour élever des
temples. Comme l’écrit J. Bottéro :
puisque les hommes se trouvent […] à même de bâtir, leur premier soin sera d’édifier, tridimensionnels, désormais, et palpables, les grands temples : l’Ékur de Nippur
et l’Éanna d’Uruk 11.
Il se trouve que la suite du texte est malheureusement perdue : aussi sommes-nous
contraints d’imaginer que les autres grands temples des principales villes étaient cités
ensuite.
Babylone est donc présentée dans ce texte, ainsi que dans l’Enuma eliš, comme
une ville sainte, et son temple, l’Ésagil, comme la demeure où se rassemblent les dieux.
Et à l’instar d’autres textes, l’auteur opère ici, pour reprendre les termes de Jean Bottéro :
[une] distinction implicite entre le lieu extratemporel et comme absolu d’un sanctuaire ou d’une ville sainte [telle Éridu], qui préexiste à la terre des hommes et à la
construction « matérielle » de l’édifice ou de la cité 12.
9.
10.
11.
12.
Cf. J. Bottéro, Mythes et rites de Babylone, p. 499.
B. André-Salvini, Babylone, Paris, PUF (Que sais-je ? ; 292), 2001, p. 94 sq.
J. Bottéro, Mythes et rites de Babylone, p. 501.
Ibid., p. 147, note 3.
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Dans l’Enuma eliš 13, Babylone, lieu où Marduk accueillera tous les autres dieux,
n’occupe pas l’En-haut, à la différence du texte précédent, mais un espace intermédiaire entre l’Éridu, temple de l’Apsû (l’En-bas), et l’Ešarra, temple réplique de l’Apsû,
qui est le Ciel (l’En-haut), et l’Ésagil, temple de Babylone, est lui-même une réplique
de l’Ešarra. Babylone occupe ainsi le centre de l’univers. Elle est sise à mi-parcours
sur l’axe qui mène de l’En-Haut à l’En-Bas. Ce projet de ville-temple exposé par Marduk plaît tant aux Anunnaki qu’ils décident aussitôt de procéder à son élévation. Mais
même s’il s’agit de constructeurs de nature divine, l’édification se poursuit pendant
deux années. C’est qu’il faut mouler les briques de deux édifices : l’Ésagil et la ziggurat
appelée « haute Tour-à-étages », dont la taille est ici mise en valeur par l’emphase de
l’expression « Depuis le pied de l’Ešarra, / On en pouvait contempler le pinacle ! ». Le
sommet de la tour de Babel est donc visible du ciel, chose inouïe qui méritait bien
d’être consignée par l’auteur et qui, entre autres, a valu à Babylone sa réputation de
démesure !
On sait que l’ensemble architectural composé d’un temple bas – l’Ésagil ici – et
d’un temple haut, situé au sommet de la tour à étages – la ziggurat –, était commun
à tous les lieux de culte majeurs de Mésopotamie, depuis la fin du IIIe millénaire.
Comme Babylone était le sanctuaire fédéral du royaume, les dimensions de sa tour
étaient colossales 14.
Du temple bas, l’Ésagil, « la maison au sommet élevé », on sait qu’elle abritait le
culte de toutes les divinités du panthéon 15, et c’est pourquoi on l’appelait également
« le palais des dieux ». Dans ce lieu le plus saint du royaume, étaient vénérés
[les] dieux majeurs, dieux mineurs, dieux déchus et même (les) monstres
archaïques vaincus par Marduk au début des temps, et les démons. Marduk
devait avoir à portée de main tous ses sujets, c’est-à-dire toutes les forces de
l’univers 16.
C’est ce que montre le passage du texte no 4, où il est précisé que tous les Annunaki et
Igigi, donc tous les dieux du Ciel et de l’Apsû, ménagèrent dans l’Ésagil leurs propres
lieux de culte.
Quant à la Tour-à-étages, son nom même explique son rôle fondamental dans la
ville et dans l’univers « É-temen-an-ki » ; ces quatre idéogrammes sumériens forment
ensemble un symbole de l’univers. Ainsi, é désigne la maison ou le temple ; temen, la
plate-forme de fondation, la base, c’est donc un élément qui détermine la stabilité de
l’édifice ; an, le ciel, domaine du dieu An(u). Marduk, ayant absorbé les pouvoirs
d’Anu et de tous les grands dieux, fabriqua la voûte céleste avec la moitié du cadavre
13. Cf. Annexe, texte no 4. L’Enuma eliš a été rédigé au XIIe ou au XIe siècle, d’après l’hypothèse la plus souvent
répandue ; cf. Dictionnaire de la civilisation mésopotamienne, F. Joannès (dir.), Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2001, p. 296.
14. Cf. B. André-Salvini, Babylone, p. 97.
15. Comme le montrent les chapelles et podiums de culte annexés au temple.
16. B. André-Salvini, Babylone, p. 99.
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de Tiamat, qui était la mer primordiale, et avec l’autre moitié, il forma le fond de
l’univers ; ki désigne la surface de la terre et ce qui se trouve en dessous, l’Apsû, et en
dessous encore les Enfers.
Ainsi, les deux temples, Étemenanki et Ésagil, constituent symboliquement les
deux pôles de l’univers, sur lequel règne Marduk, qui a établi les mesures de ces édifices d’après celles de l’Apsû. Et la ziggurat représente l’immense échelle qui permet
de relier tous les plans de l’univers symbolisés par ces temples : « c’est le lien qui les
rassemble » 17, une véritable montagne à étages qui prend racine dans le monde inférieur et gagne le ciel.
Ainsi, explique Béatrice André-Salvini dans son petit ouvrage sur Babylone,
La ville participe à la divinité de son dieu. Le dieu, la ville et son sanctuaire agissent
comme une seule entité. L’exaltation du lieu de culte de Marduk comme centre cosmique du monde va de pair avec celle de la ville de Babylone, le centre du gouvernement terrestre 18.
Aussi peut-on se demander ce qu’il advient de cette ville sainte et de l’univers qu’elle
représente, si son roi et dieu vient à s’absenter de son sanctuaire.
Le lien consubstantiel qui unit le roi à sa ville, d’après le Poème d’Erra
Le Poème d’Erra date d’environ 800 avant notre ère 19. L’auteur y conte les projets et
actions funestes du dieu de la guerre, Erra, désireux de réaffirmer son autorité, et ce
au mépris de toute mesure. Erra est également le souverain du Royaume des Trépassés – c’est un autre nom de Nergal – et la perspective d’enrichir ce trésor de nouveaux
mortels ne peut que le charmer. Aussi souhaite-t-il s’engager dans des campagnes
mortifères sur tout le territoire de la Mésopotamie, en particulier afin d’y entraîner
des destructions et catastrophes qui anéantiront la population. Mais un obstacle de
taille empêche qu’il saccage l’ensemble du pays : la présence à Babylone du dieu Marduk, dont la statue se trouve dans son temple, l’Ésagil. Les anciens Mésopotamiens
considéraient en effet que leurs villes étaient placées sous la protection efficace des
dieux réellement présents dans leur statue placée dans le temple principal des villes.
Donc, si le dieu quitte la ville, la ruine de celle-ci est rendue possible, et il est alors difficile de repousser les ennemis. C’est ce qui est ici illustré. Erra va persuader Marduk
de quitter sa résidence de l’Ésagil, afin non seulement d’exterminer toute vie humaine
dans le pays, mais encore de saccager l’univers, puisque, symboliquement, Babylone
est le centre du monde (de la Mésopotamie), et l’Ésagil en est l’« épicentre » 20. Erra
insiste alors sur un point qui peut piquer Marduk au vif : ses insignes royaux se sont
ternis, dit-il, et c’est une façon, du moins peut-on le supposer, de souligner que son
17.
18.
19.
20.
Cf. B. André-Salvini, Babylone, p. 114-116, pour tout ce passage que nous lui empruntons.
Ibid., p. 95.
Cf. Annexe, texte no 5.
Cf. Annexe, extrait 5A.
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pouvoir s’émousse. Il aura donc à cœur, s’imagine Erra, de remédier à cette situation.
Marduk n’aura pourtant pas manqué de lui rappeler qu’il assure par sa présence surnaturelle la bonne marche du monde et que, s’il quitte sa statue, tout s’écroule 21. Dans
ce passage, le mythe du Déluge est cette fois-ci adapté aux données du Poème d’Erra.
Marduk montre ainsi que c’est son absence loin de sa statue – et non la volonté des
dieux de dormir en paix, comme dans les autres versions du mythe du Déluge – qui
a eu un effet catastrophique : une dislocation de l’univers s’est produite, et il lui a été
difficile de tout remettre en place. Les fondements de l’univers se sont déstabilisés :
l’Apsû, le Ciel et ses étoiles, le monde des Enfers et la terre. Ceci est bien la preuve
mythologique que Marduk est le seul dieu capable de tenir noué solidement le lien qui
relie tous les plans de l’univers, par sa seule présence dans sa statue à l’intérieur de son
sanctuaire de Babylone, qu’il est lui-même ce lien qui assure la cohésion du cosmos 22.
Néanmoins, Marduk, après beaucoup d’hésitations toutefois, part au loin chercher
le moyen de raviver l’éclat de sa statue, dans la mesure où Erra promet de s’opposer à
l’anarchie que causera à Babylone l’absence du dieu 23. C’est une fois encore l’expression « le lien de l’univers » qui apparaît dans le texte. Mais, comme prévu, à peine
Marduk est-il parti que tout s’écroule, puisqu’Erra profite de la situation pour réaliser ses funestes projets. Il met donc la Mésopotamie à feu et à sang et en particulier
Babylone. Il y fomente séditions et révoltes, y suscite la guerre civile, qui ensanglante
la ville et son fleuve, puis, par une répression violente, il achève de plonger la ville
dans un état tellement affreux que – nous citons la suite du poème :
Marduk, le grand seigneur, à ce spectacle,
S’est exclamé : « Malheur ! » et son cœur s’est serré ;
Un anathème implacable s’est porté sur sa bouche :
Il a juré de ne plus jamais boire l’eau du fleuve,
Et, par dégoût de leur sang versé,
De ne jamais réintégrer l’Ésagil 24 !
Par l’évocation de la ruine de Babylone comme par celle d’autres villes, telles
Nippur, Sippar ou bien Uruk, l’auteur du Poème d’Erra, démontre J. Bottéro en repérant les allusions à l’histoire de ces villes, « a bel et bien voulu raconter dans son œuvre
une époque malheureuse de l’histoire de son pays » 25. Aussi peut-on émettre l’hypothèse que cette séquence du Poème d’Erra (Marduk parti, Erra le remplace pour assurer
la bonne marche des choses) est peut-être l’écho sur le plan littéraire d’une pratique
connue dans l’histoire de la Babylonie, pratique institutionnelle et religieuse, celle du
substitut royal, qui permet de souligner le lien essentiel qui unit le dieu-roi Marduk à
sa ville Babylone.
21.
22.
23.
24.
25.
Cf. Annexe, extrait 5B.
Cf. Annexe, extrait 5C.
Cf. Annexe, extrait 5D.
J. Bottéro, S.N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’homme…, p. 699.
Ibid., p. 719.
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Le substitut royal
En Mésopotamie, existait une institution d’ordre religieux et politique, étrange à nos
yeux, celle du « substitut royal » 26. Elle consistait, quand la vie du souverain était condamnée – dans un avenir proche – par un mauvais présage, à remplacer le roi sur son
trône par un simple particulier, qui jouait le rôle du roi, revêtu de ses habits 27 et portant les insignes royaux 28. C’est qu’alors
on pensait […] que le mal, actuel, ou promis et prédit, pouvait se transférer d’un
individu à l’autre, pouvait, en quelque sorte, changer de support – comme un fardeau – [ce qui est] l’un des postulats essentiels de l’exorcisme 29.
Par ailleurs, les Mésopotamiens étaient attentifs à préserver de tout danger surnaturel
leur souverain, dont ils reconnaissaient la primauté absolue, et du coup, ils étaient
prêts à sacrifier leur vie pour sauvegarder celle de leur maître, si les présages la menaçaient, car on croyait alors en l’avenir prédit. L’état de la documentation jusqu’à nous
parvenue sur ce sujet est très lacunaire, mais on peut penser que cette pratique remontait fort probablement au XIXe siècle avant notre ère 30. Il est donc tout à fait possible,
chronologiquement, que l’auteur ait transposé cette coutume dans son poème.
Plusieurs éléments de cette pratique ont pu permettre sa transposition au plan
littéraire et symbolique dans le Poème d’Erra. Les Mésopotamiens étaient très sensibles aux messages que pouvaient leur transmettre les dieux qui assuraient la bonne
marche de l’univers et plus particulièrement de leur pays et de leur ville. À cet effet,
on observait dans la nature tous les signes (irréguliers, anormaux) susceptibles de
dévoiler l’avenir qu’avaient décrété les dieux pour les hommes, et on établissait de
véritables listes et traités classant tous les types de présages 31. Parmi les signes du ciel,
l’éclipse était considérée comme le plus dramatique,
car l’occultation de la lumière d’un astre [était considérée comme le] présage transparent d’une autre occultation, ici-bas : [celle] de la disparition de celui qui jouait le
rôle d’illuminateur et guide de son peuple – le roi 32.
Or, dans le Poème d’Erra, l’auteur ne pouvait évidemment pas inventer un présage qui
incitait le roi à quitter son trône, puisque le roi est Marduk. Alors son idée est de faire
26. Le substitut royal s’appelle šar pûhi en akkadien (« roi de substitution »). šar = roi ; pûhu : échange, remplacement, succédané, substitut. Sur le roi et la coutume du substitut royal, cf. J.-J. Glassner, La Mésopotamie, Paris, Les Belles Lettres (Guide Belles Lettres des civilisations), 2002, p. 99.
27. Il s’agit de l’ample manteau rouge – ou blanc – de cérémonie, appelé kuzippu.
28. Ce sont le collier, la couronne, l’arme et le sceptre du roi.
29. J. Bottéro, Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux. Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires),
1987, p. 175.
30. On trouvera dans le dossier établi par J. Bottéro, Mésopotamie…, p. 171, les différents documents permettant de comprendre en quoi consistait cette institution, et leurs dates.
31. Je renvoie notamment à l’étude de J. Bottéro sur la divination déductive dans Mésopotamie…, p. 50.
32. J. Bottéro, Mésopotamie…, p. 174.
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remarquer à Marduk par Erra que sa statue ne brille plus, que son éclat s’est terni,
comme l’éclipse de la lune peut empêcher le soleil de briller. Marduk quitte alors sa
statue, et Erra prend sa place à la tête de Babylone et donc du monde.
De plus, comme dans le cadre de la substitution, dans notre texte, le roi est en
danger, non pas de mort puisque Marduk est le roi des dieux, mais le manque d’éclat
de sa statue laisse entendre que le pouvoir du roi de Babylone s’est amoindri, et que,
par conséquent, une menace plane sur la ville et ses habitants.
Mais cette substitution de Marduk ne fonctionne pas puisque Babylone est détruite.
Pourquoi ?
1- Parce que le substitut Erra n’a pas été choisi par un collège d’experts de l’entourage politique du roi, comme cela se pratiquait. De fait, c’est Erra qui se propose
spontanément pour ce rôle, dangereux dans la mesure où Marduk l’a prévenu qu’une
fois déjà auparavant il avait quitté sa statue à Babylone et qu’il s’ensuivit alors une
dislocation universelle.
2- Parce qu’Erra ne se contente évidemment pas de jouer le rôle d’un « roi de
façade », comme le devait le substitut royal, quand le véritable roi se tenait à l’écart,
mais détenait les rênes du pouvoir dans l’ombre. Erra profite de la situation pour
assouvir sa soif de pouvoir et de destruction.
3- Parce qu’Erra n’est pas tué à la fin du texte. Or, c’était grâce à la mort du substitut royal que tout danger pouvait être écarté de la personne du roi, donc de sa ville,
de son peuple et de son pays.
Donc, Erra, au lieu de jouer le véritable rôle d’un substitut royal, profite de son
statut et en détourne la fonction (c’est un « anti-substitut royal » pourrait-on dire) :
dans le Poème d’Erra, le lien qui unit le roi Marduk à sa ville Babylone est mis ainsi en
évidence, mais de façon négative, puisqu’il est détruit, d’où la ruine de la ville. Dans
cette transposition au plan divin – sur le mode dramatique – d’une pratique des
hommes, l’auteur exprime la crainte des habitants de son pays de voir leur roi mourir
– leur roi quittant son trône, le malheur s’abattra sur sa ville – et la croyance en l’efficacité de la pratique de la substitution royale, quand elle est observée scrupuleusement,
pour écarter le danger du souverain et de la ville.
Pour conclure, nous rappellerons que, si les Anciens (Hérodote, Diodore de Sicile,
Quinte-Curce, par exemple), n’ayant guère eu accès aux textes mythologiques de la
Babylonie, ne pouvaient comprendre cette dimension symbolique de Babylone et de
sa Tour, en revanche ils nous ont laissé des témoignages remplis d’admiration, que
nous connaissons bien, de la splendeur de ses jardins suspendus, de ses murailles
impressionnantes, de ses reines de légende, telles Sémiramis et Nitocris. Dans la tradition chrétienne, au contraire, l’image de Babylone est négative : c’est la ville de tous
les excès et de la confusion, dont la ziggurat, appelée Tour de Babel, est le symbole 33.
33. La confusion étymologique aidant, la ville « porte des dieux », bab-ilu ou bab-ilanu, selon l’étymologie
construite par les érudits babyloniens à partir de la graphie sumérienne Ka.dingir.ra, devient la ville de la
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Christine Dumas-Reungoat
C’est précisément sous le nom de Babylone, marqué par ces connotations négatives,
que Jean, dans l’Apocalypse, présente Rome 34, qui s’opposait à la communauté chrétienne et se dressait contre la Jérusalem céleste.
On pourra d’ailleurs remarquer que le dualisme qui préside à la représentation
qu’on se faisait en Mésopotamie de Babylone se retrouve dans la conception de la
Jérusalem céleste, pendant eschatologique de la Jérusalem terrestre : ainsi, à la Babylone céleste des commencements, dans les mythes cosmogoniques, correspond, dans
une perspective temporelle inverse et une conception religieuse différente, la Jérusalem céleste des textes apocalyptiques, promesse du bonheur, cité où règnent, à la fin
des temps, le Christ, Dieu et son peuple délivré de tous les maux. D’une cité céleste à
l’autre, nous quittons en quelque sorte le mythe pour entrer dans l’Histoire, puis nous
sortons de l’Histoire pour regagner le mythe.
Christine Dumas-Reungoat
Université de Caen Basse-Normandie
34. confusion dans la Genèse, le Yahviste rapprochant le nom Babel de la racine hébraïque BLL, qui signifie
« mélanger, confondre ». Cf. J.-J. Glassner, La Tour de Babylone. Que reste-t-il de la Mésopotamie ?, Paris,
Seuil (L’avenir du passé), 2003, p. 144 sq., pour les étymologies prêtées au nom de Babylone.
34. Apoc. 14, 18 ; 16, 19 ; 17, 5 ; 18, 2.
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La dimension symbolique de Babylone…
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ANNEXE
Nous citons ici la traduction de Jean Bottéro, pour les cinq textes auxquels nous faisons
référence au cours de notre travail, traduction parue dans J. Bottéro, S.N. Kramer, Lorsque
les Dieux faisaient l’homme, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1989.
Texte n° 1 : La Théogonie de Dunnu
Le premier couple : Harab et Terre (lignes 4-7)
Et à coups de leur charrue, ils créèrent Mer.
En second lieu, de leurs œuvres,
Ils engendrèrent Amakandu.
Et, en troisième lieu, ils édifièrent Dunnu,
La ville aux bastions jumelés.
Et Harab s’arrogea le pouvoir-seigneurial de Dunnu. [p. 473]
Texte n° 2 : Enlil et Ninlil
Voici le tout début d’un mythe qui conte comment Enlil et Ninlil feront naître différents dieux.
Le texte s’ouvre sur la description de la ville de Nippur, demeure d’Enlil et Ninlil :
Voici la ville, la ville où nous demeurons !
La ville de Nippur, où nous demeurons,
La ville emmantelée de palmiers, où nous demeurons !
Voici sa limpide voie d’eau, le « Canal des Dames » ;
Voici son quai, le « Dock au vin » ;
Voici son embarcadère, le « Quai d’accostage » ;
Voici son trou d’eau douce, le « Puits melliflue » ;
Voici son chemin d’eau scintillante, le « Canal princier » ;
Voici son terrain de culture, « Partout-cinquante-sar » !
Et voici Enlil, son jeune Gaillard ;
Voici Ninlil, sa Jouvencelle […] [p. 105-106]
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Christine Dumas-Reungoat
Texte n° 3 : Marduk, Créateur du monde
Lignes 1-16
Nulle Demeure sainte, nul Temple, en sa localité sainte,
N’avait encore été construit :
Nul roseau n’était sorti du sol,
Nul arbre n’avait été produit ;
Nulle brique n’avait été posée,
Nul moule-à-briques n’avait été fabriqué ;
Nulle demeure n’avait été faite ;
Nulle ville construite,
Nulle agglomération n’avait été agencée ;
Nul cheptel n’avait été constitué !
Nippur n’avait pas été faite, ni l’Ékur construit ;
Uruk n’avait pas été faite, ni l’Éanna construit ;
Apsû n’avait pas été fait, ni l’Éridu construit :
(Bref,) de nulle Demeure sainte, de nul Temple
L’emplacement n’avait été préparé :
Tous les territoires n’étaient que Mer !
Lors donc que le contenu de cette Mer
Ne formait encore qu’un fossé,
C’est alors que l’Éridu fut fait,
Puis l’Ésagil construit :
L’Éridu que Lugal.du6.kù.ga éleva en plein Apsû.
Après quoi, Babylone fut faite et l’Ésagil parachevé !
Marduk, alors, ayant disposé les dieux, les Anunnaki,
En deux groupes-égaux,
Ils accordèrent à Babylone le destin sublime
De Ville-sainte, emplacement de leur béatitude.
Puis, pour laisser oisifs les dieux,
En cet emplacement de leur béatitude,
Il (Marduk) produisit l’humanité […]
Il produisit aussi les bêtes sauvages
Et tous les animaux de la steppe ;
Il produisit et mit en place Tigre et Euphrate, […]
Il produisit les roseaux-secs, les roseaux-tendres,
Le marécage, la cannaie, le taillis ; […]
Et l’Homme assécha la cannaie […]
Il produisit du roseau, il produisit du bois ; […]
Il posa des briques
Après avoir fabriqué le moule-à-briques ;
Il fit des demeures, il construisit des villes,
Il agença des agglomérations, il constitua un cheptel,
Il fit Nippur et construisit l’Ékur ;
Il fit Uruk et construisit l’Éanna…
(La suite du texte est perdue) [p. 497-499]
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Texte n° 4 : L’Enuma eliš : L’Épopée de la Création ou la Glorification de Marduk
Marduk s’est rendu vainqueur de Tiamat, dépèce son corps et fabrique ainsi le monde :
À tête reposée, le Seigneur / De Tiamat contemplait le cadavre :
Il voulait débiter la chair monstrueuse / Pour en fabriquer des merveilles.
Il la fendit en deux, / Comme un poisson à sécher,
Et il en disposa une moitié / Qu’il voûta en manière de Ciel. […]
Traversant alors le Ciel, / Il y étudia des salles de cérémonie
Pour en faire une réplique de l’Apsû, / L’habitacle de Nudimmud (= Éa).
Et le Seigneur ayant pris les cotes / Du plan de l’Apsû,
Édifia sur son modèle, / Le Grand-Temple de l’Ešarra :
Ce Grand-Temple de l’Ešarra / Qu’il édifia ainsi, c’est le Ciel !
Il y fit occuper leur place / À Anu, Enlil et Éa. [Tablette IV, lignes 135-145, p. 631]
Marduk s’adresse aux dieux qui l’ont élu comme leur roi en leur exposant son projet de créer
Babylone :
« Au-dessus de l’Apsû, / Habitacle que vous occupez ;
En réplique à l’Ešarra / Que j’ai moi-même édifié pour vous,
Mais plus bas : en un emplacement / Dont j’ai consolidé l’assise,
Je veux construire un Temple / Qui sera mon habitacle de choix,
Au beau milieu duquel / J’implanterai mon Sanctuaire
Et j’assignerai mes appartements, / Pour y établir mon règne.
Lorsque vous quitterez l’Apsû, / Pour monter à l’Assemblée,
Ce sera là votre étape, / Pour vous recevoir tous ensemble ;
Lorsque vous quitterez le Ciel / Pour descendre à l’Assemblée,
Ce sera là votre étape, / Pour vous recevoir tous-ensemble !
Je lui donnerai pour nom “Babylone” / “Le Temple des Grands Dieux”,
Et c’est là que nous ferons nos fêtes, nous autres ! » [Tablette V, lignes 119-130, p. 636-637]
Les Anunnaki, heureux de ce projet, se mettent à fabriquer Babylone, Ville-Temple des dieux :
Les Anunnaki / Creusèrent le sol de leurs houes,
Et, une année durant, / Ils moulèrent des briques ;
Puis, à partir / de la seconde année,
De l’Ésagil, réplique de l’Apsû, / Ils élevèrent le faîte.
Ils construisirent de même / La haute Tour-à-étages de ce nouvel Apsû.
Et ils y aménagèrent un Habitacle / Pour Anu, Enlil et Éa.
Alors, en majesté, / Il y vint prendre place devant ces derniers
Depuis le pied de l’Ešarra, / On en pouvait contempler le pinacle !
Une fois parachevée / L’œuvre de l’Ésagil,
Tous les Anunnaki / Y ménagèrent leurs propres lieux de culte :
Trois-cents Igigi du Ciel, et six cents avec ceux de l’Apsû, / Y étaient rassemblés au total !
Le Seigneur, dans le Lieu-très-auguste / Qu’ils lui avaient édifié pour Habitacle,
À son Banquet invita / Les dieux, ses pères.
« Voici (, leur dit-il,) Babylone,
Votre Habitacle et Résidence :
Ébattez-vous-y ! / Rassasiez-vous de sa liesse ! »
Les Grands-dieux / Prirent donc place
Et, posant leurs hanaps, / Restèrent banqueter. [Tablette VI, lignes 59-75, p. 641]
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Christine Dumas-Reungoat
Texte n° 5 : Le Poème d’Erra
Extrait 5A
Erra, dieu de la guerre, a pour but de détruire Babylone et l’univers qu’elle représente : mais
pour cela, encore faut-il que Marduk, dieu de Babylone, quitte sa résidence… :
Erra-le-preux se dirigea alors vers Šuanna (Babylone),
Capitale du roi des dieux.
Entré en l’Ésagil, palais de l’univers,
Il se présenta à Marduk ;
« Pourquoi ta précieuse-image, / Prérogative de ta souveraineté,
Remplie auparavant de splendeur, comme les étoiles du ciel,
Se trouve-t-elle à présent privée de son éclat ?
Pourquoi ta couronne impériale, / Qui semblait l’Étemenanki illuminant l’Éhalanki,
A-t-elle sa surface encrassée ? »
Extrait 5B
En réponse, Marduk évoque comment une fois par le passé, lors du Déluge, s’est produite la dislocation de l’univers et comme il lui a été difficile de tout remettre en place :
« Sache que déjà autrefois, pour avoir quitté ma résidence,
À la suite d’une colère,
J’ai provoqué le Déluge !
À peine avais-je quitté ma demeure
Que le lien de l’univers se défit :
Le ciel en ayant été ébranlé,
Des étoiles célestes la position changea
Sans qu’elles pussent reprendre leur place ;
L’Irkallu-infernal ayant bronché,
Le produit des sillons s’amenuisa, rendant désormais difficile sa subsistance ;
Le lien de l’univers défait, la nappe-souterraine baissa
Et le niveau des eaux descendit !
À mon retour je vis comme il était malaisé
De tout raccommoder ! » [I, 124-128 et 132-136, p. 686-687]
Extrait 5C
Erra insiste pour que Marduk quitte l’Ésagil, mais Marduk est réticent :
« Si je quitte ma résidence, / Le lien [de l’univers] se défera
Et les eaux monteront dévaster la terre ;
Le clair-jour [tournera] en ténèbres ;
La tempête se lèvera [occultant (?)] les étoiles du ciel ;
Le vent-mauvais soufflera, qui [voilera] le regard / Des hommes en vie […] »
Extrait 5D
Erra fait une troisième tentative :
« Prince Marduk, en attendant / Que tu réintègres en personne ce temple
Et que, le feu ayant nettoyé ta tenue, tu reprennes ta place,
Jusqu’au bout je gouvernerai, / Tenant ferme le lien de l’univers » [I, 170-174 et 181-182, p. 689]
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