Gödel le difficile

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Gödel le difficile
Après son installation aux États-Unis, en 1940,
Gödel s’intéresse de plus en plus à la philosophie,
qu’il considère indissociable de l’étude des mathématiques.
La statue de la liberté,
ici sur une carte postale
du début du XXe siècle,
symbole d’un nouveau départ
pour de nombreux émigrés d’Europe.
L
es États-Unis deviennent le lieu de résidence permanent de Gödel.
Pourtant, à son arrivée en 1940, son avenir est loin d’être sûr. Il connaît
les conditions strictes de naturalisation: notamment, il n’obtiendra un
permis de séjour que s’il trouve un emploi stable. Or, son contrat à Princeton ne
dure qu’un an. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’indique pas sur sa
déclaration d’entrée qu’il veut demander la citoyenneté américaine. Il se ménage
ainsi, en cas d’extrême nécessité, la possibilité d’un retour en Autriche (qui est
dénommée alors la «Marche orientale du Troisième Reich»), où sa demande d’un
poste de «chargé de cours du nouvel ordre» n’a pas été retirée. Gödel entame
néanmoins les formalités de naturalisation dès son arrivée à Princeton.
Bien que des membres de renom de l’Institute for Advanced Study soutiennent
toujours Gödel, son contrat n’est prolongé qu’année par année jusqu’en 1946. En
outre, il doit demander une autorisation spéciale à chaque fois qu’il souhaite quitter Princeton pour un voyage. Toutefois, Gödel ne peut s’en prendre qu’à luimême sur ce point, car à son arrivée à San Francisco, il a présenté non pas son
ancien document de voyage autrichien, mais son nouveau passeport allemand.
Cette étourderie lui réservera bien d’autres désagréments.
L’Institute for Advanced Study a probablement d’autres raisons de limiter la
durée des prolongations de son contrat. Entre mars 1940 et septembre 1943,
Gödel déménage quatre fois. Il justifie ces changements successifs par des motifs
qui surprennent les personnes non averties: la mauvaise qualité de l’air du centre
ville, des gaz toxiques produits par le chauffage central, ou des vapeurs nocives
s’échappant, selon lui, du réfrigérateur ou des radiateurs. Des craintes de ce genre
l’amènent à garder les fenêtres ouvertes en permanence, malgré sa sensibilité aux
refroidissements, quitte à garder son manteau chez lui.
Ce comportement inquiète non seulement ses collègues, mais Aydelotte du
State Department, qui interroge le médecin traitant de Gödel: «Estimez-vous
qu’il y ait un danger que sa maladie prenne une forme le poussant à la violence,
de sorte qu’il puisse se blesser lui-même ou quelqu’un d’autre?» Tout en respectant le secret médical, le médecin assure qu’il n’y a aucun risque. La réponse suffit à Aydelotte, qui conclut sa lettre de remerciement au médecin en ces termes:
«Il ne semble cependant pas nourrir de méfiance particulière concernant le système de chauffage de l’Institut, où il poursuit son travail avec succès.»
La suite des recherches sur le continu
À peine arrivé à Princeton, Gödel reprend les cours qu’il a donnés l’année passée
sur le problème du continu, afin de leur donner une forme définitive. La tâche est
ardue, car Gödel vérifie toujours avec une méticulosité obsessive les manuscrits
destinés à la publication. Parallèlement, il donne une série de cours sur la théorie
des ensembles et une conférence à l’Université Brown (Rhode Island). Dans cette
conférence, Gödel répète sa conviction que l’hypothèse du continu est indépendante des axiomes de la théorie des ensembles. En effet, argumente-t-il, si on suppose le contraire, c’est-à-dire si on suppose que la négation de l’hypothèse du
continu n’est pas compatible avec les autres axiomes de la théorie des ensembles
© POUR LA SCIENCE
Archives of the Institute for Advanced Study, Princeton
(Gödel a déjà démontré que l’hypothèse du continu est compatible avec les
axiomes de la théorie des ensembles), cela aurait deux conséquences qui ont peu
de chance d’être exactes, dont une serait la possibilité de démontrer l’axiome du
choix. Or, Gödel est convaincu que l’axiome du choix, comme l’hypothèse du
continu, est indépendant des axiomes de la théorie des ensembles, et la recherche
d’une solution à ces questions l’occupe une bonne partie de son temps.
Depuis juin 1941, la situation politique s’est aggravée: le 22 juin, Hitler a
rompu le pacte de non-agression du 23 août 1939 et a donné l’ordre aux troupes
allemandes d’entrer en Union Soviétique; au Japon, le premier ministre, le
Général Hideki Tōjō, étend la guerre au Pacifique et à l’océan Indien le
17 octobre 1941 et attaque Pearl Harbor les 7 et 8 décembre.
Au mois d’octobre de cette année dramatique, Gödel écrit à son ami
Oskar Morgenstern qu’il a « percé » la question du continu et de l’axiome du
choix et que d’ici quelques mois il en présentera la démonstration. Il attend
cependant l’été 1942 pour présenter les bases de sa démonstration de l’indépendance de l’axiome du choix à quelques collègues, et ne va pas plus loin. La
démonstration de l’indépendance de l’hypothèse du continu et de l’axiome du
choix ne sera fournie qu’en 1963 par Paul Cohen, jeune professeur de
l’Université Stanford. Ce dernier soumettra son manuscrit à Gödel et l’interrogera sur la démonstration annoncée depuis longtemps. Gödel rétorquera :
« Quelle démonstration ? ». Plus tard, en 1967, Gödel expliquera à Church :
« J’étais seulement en possession de certains résultats partiels concernant les
démonstrations de l’indépendance de l’axiome de constructibilité et de l’axiome
du choix […]. Sur la base de mes notes de l’époque [c’est-à-dire de 1942], très
incomplètes, je ne pouvais reconstruire sans difficulté que la première de ces
deux démonstrations. Ma méthode est plus apparentée à celle développée récemment par Dana Scott qu’à celle de Cohen. »
Pourquoi Gödel renonça-t-il, à partir de 1942, à poursuivre ces recherches,
après avoir tant travaillé sur le problème du continu, alors que le sujet lui tenait
beaucoup à cœur et qu’il avait en main, selon sa propre estimation, des parties
déjà achevées d’une démonstration? John Shepherdson répondra à cette question
entre 1951 et 1953, dans un article paru en trois parties dans la revue «Journal of
© POUR LA SCIENCE
Adele et Kurt Gödel à la terrasse
d’un café de Vienne, peu avant
leur mariage.
CHAUSSETTES, CHAUSSURES ET
AXIOME DU CHOIX
« Choisir, parmi une infinité de
paires de chaussettes, une chaussette de chaque paire, nécessite
l’axiome du choix, mais pour des
chaussures, il n’y en a pas besoin. »
écrivit Bertrand Russell. En effet,
l’axiome du choix est nécessaire
lorsqu’aucune propriété explicite ne
départage les éléments d’un
ensemble. Ici, toute paire de chaussures compte une chaussure
gauche et une chaussure droite,
alors que rien ne permet de distinguer deux chaussettes d’une même
paire. L’axiome du choix permet justement de choisir quand même une
chaussette de chaque paire et de
les regrouper dans un ensemble. Il
exprime ainsi le fait que même si
nous ne pouvons différencier les
chaussettes, il existe une propriété
commune qui rassemble les chaussettes sélectionnées, que nous ne
savons pas expliciter.
69
Symbolic Logic» (Journal de logique symbolique): il montrera que la méthode
gödelienne «du modèle interne», comme il la nomme, ne pouvait en principe pas
fournir une démonstration de l’indépendance de l’hypothèse du continu et de
l’axiome du choix (il s’agit de la méthode décrite dans le chapitre précédent,
consistant à limiter l’univers des ensembles à une partie spéciale – par exemple
les ensembles constructibles – et à montrer que tous les axiomes de la théorie des
ensembles restent valides lorsque les variables ne prennent que des valeurs appartenant à cette partie). La démonstration nécessitait une approche différente.
Il n’est pas clair si et quand Gödel a reconnu ou du moins entrevu ce problème. Toutefois, ses travaux relatifs à l’hypothèse du continu et à l’axiome du
choix sont restés en souffrance après 1941 pour d’autres raisons. D’une part, son
amitié pour Einstein l’encouragea à retourner à ses premières amours, la physique, et à s’intéresser à la physique théorique et à la cosmologie; d’autre part,
Gödel consacrait de plus en plus de temps à l’étude de son autre passion, la philosophie, sans laquelle il n’envisageait pas les mathématiques.
Gödel était persuadé que les questions philosophiques, par exemple celle de
l’existence des objets mathématiques, pouvaient guider les mathématiciens vers
de nouveaux axiomes qu’ils ne découvriraient pas en se cantonnant au système
formel étudié. Voyons comment se traduisent ces idées dans les derniers articles
de Gödel sur la recherche des fondements des mathématiques.
Évidence et constructibilité
Paul Cohen proposa en 1963
une démonstration de l’indépendance
de l’hypothèse du continu de Gödel :
on peut l’adjoindre ou non
aux axiomes des ensembles sans
engendrer de contradiction.
Stanford University
70
En 1941, lors d’une conférence à l’Université Yale, Gödel aborde de nouveau le
problème des fondements de l’arithmétique: existe-t-il un système mathématique
où la cohérence de l’arithmétique est démontrable? D’après son théorème d’incomplétude, un tel système n’est pas à chercher dans le formalisme finitiste de
Hilbert, mais doit le dépasser. Hilbert soutenait que les mathématiques devaient
être fondées sur des raisonnements finitistes, c’est-à-dire portant sur un nombre
fini d’objets concrets (donnés par une expérience ou une intuition sensible), et
constitués d’un nombre fini d’étapes. Gödel pense que cela ne suffit pas, et qu’il
faut aussi prendre en considération certaines propriétés abstraites des objets et des
formules des systèmes formels.
Gödel ne publie le texte de sa conférence qu’en 1958, après remaniements.
Il paraît sous le titre Sur une extension des mathématiques finitistes qui n’a pas
encore été utilisée dans le numéro spécial de la revue Dialectica consacré au
70e anniversaire de Bernays, l’ancien assistant de Hilbert. Gödel avait perdu
tout contact avec Bernays pendant presque 15 ans, puis leur correspondance
avait repris, après une visite de l’Allemand, en 1956, à l’occasion d’une invitation à l’Université de Pennsylvanie. Dans son article, Gödel s’inspire de
quelques idées de Bernays. Selon ce dernier, « La non-contradiction d’un système étant indémontrable par des moyens moins importants que ceux du système lui-même, il est nécessaire de dépasser le cadre des mathématiques finitistes au sens hilbertien pour démontrer la non-contradiction des mathématiques classiques et même de la théorie classique des nombres. Les mathématiques finitistes étant définies comme mathématiques de l’évidence claire, cela
signifie […] qu’on a besoin de certains concepts abstraits pour la démonstration de la non-contradiction de la théorie des nombres. » Par concepts abstraits,
il faut entendre, explicite Gödel, des concepts qui ne représentent pas les propriétés des objets concrets ou les relations entre objets concrets, mais les propriétés des « productions mentales », des « contenus de pensées » (par exemple
des démonstrations, des déclarations sensées).
Dans le programme de Hilbert initial, tout raisonnement finitiste équivaut à
la donnée concrète d’un objet, c’est-à-dire à « l’évidence » d’un objet ; pour
Gödel, au contraire, les rapports entre construction d’un objet (à l’aide d’un raisonnement) et évidence de cet objet sont complexes. Ainsi, il distingue, dans le
raisonnement finitiste, d’une part « l’élément constructif, qui consiste dans le
fait qu’on ne peut parler d’objets mathématiques que dans la mesure où on peut
les montrer ou réellement les fabriquer par la construction » et, d’autre part,
« l’élément finitiste spécifique, qui requiert que les objets […] soient “ évi© POUR LA SCIENCE
dents ”, c’est-à-dire qu’ils soient des arrangements d’éléments spatio-temporels ». Puis, il souligne : « C’est cette deuxième exigence qu’il faut abandonner. » Il n’est cependant pas nécessaire d’ajouter aux systèmes formels des parties de la logique intuitionniste et de la théorie des nombres ordinaux, préciset-il, car, comme il l’a démontré, on obtient un élargissement fructueux du raisonnement finitiste en utilisant « le concept de fonction calculable […] sur les
nombres naturels », ce qui ne requiert « aucune autre méthode de construction
pour ces fonctions que la simple récursion sur une variable numérique et l’insertion de fonctions les unes dans les autres ».
Plusieurs mathématiciens poursuivront les recherches sur les fondements des
mathématiques dans ce sens, en particulier le mathématicien autrichien
Georg Kreisel, émigré lui aussi, à qui Gödel procura en 1955 un contrat à
l’Institute for Advanced Study. Le jeune mathématicien américain
Clifford Spector se passionnera lui aussi pour cette approche, mais mourra d’une
leucémie à l’âge de 30 ans. Gödel le considérait comme le meilleur logicien des
États-Unis de la seconde moitié des années 1950.
Pour Gödel, l’étude de la constructibilité des objets est importante pour
deux raisons : elle permet d’une part de réfléchir sur la notion d’« évidence »
et, d’autre part, de comparer la « puissance » démonstrative de systèmes formels donnés. Il déclare à ce sujet : « C’est le fait que Hilbert tienne à tout prix
à la connaissance concrète qui rend les mathématiques finitistes si incroyablement faibles et qui exclut beaucoup de ce qui paraît à tout un chacun aussi
convaincant que les mathématiques finitistes elles-mêmes. Par exemple, alors
que toute définition récursive primitive est finitiste, le principe général de
définition récursive primitive n’est pas une proposition finitiste, car il contient
le concept abstrait de fonction. Rien dans le concept de “ finitiste ” ne laisse
supposer une limitation de la connaissance concrète. Seule l’interprétation
personnelle de Hilbert introduit une telle limitation. »
Contrairement à la plupart
des mathématiciens de son temps,
Gödel avait une conception réaliste
des mathématiques. Il pensait, à l’instar
de Platon (427-348 avant notre ère), que
les objets mathématiques existent a
priori, mais que nous n’y accédons
que peu à peu.
Apprendre à vivre avec le cercle vicieux
Gödel explicite sa position pour la première fois dans son article La logique
mathématique de Russell (1944), rédigé à la demande de Paul Schilpp pour un
ouvrage commémoratif sur Russell. La contribution de Gödel, souligna Schilpp,
était sollicitée par Russell lui-même, qui considérait le logicien autrichien comme
«l’autorité par excellence du domaine».
Fidèle à ses opinions, Gödel consacre une bonne partie de son article à critiquer le cheminement du philosophe britannique, qui l’a amené d’une « position vraiment réaliste » à une position formaliste, « selon laquelle des classes
ou des concepts n’existent jamais en tant qu’objets réels, et selon laquelle des
propositions contenant ceux-ci comme termes n’ont de sens que dans la
mesure où ils sont interprétés comme de simples façons de parler. » Gödel
regrette le Russell qui, en 1918, écrivait, dans son Introduction à la philosophie mathématique : « La logique traite du monde réel exactement de la même
manière que la zoologie, quoique ce soit de ses traits plus abstraits et plus
généraux. » Gödel se conforte en effet dans sa conception réaliste des objets
mathématiques : les objets mathématiques existent a priori et, lorsque nous les
définissons, nous ne faisons que nommer des éléments déjà existants. Par cette
conception, le logicien reprend la thèse existentialiste de Platon, et se considère d’ailleurs comme un « platonicien anachronique ».
Gödel conteste, en particulier, l’anathème lancé contre le cercle vicieux,
selon lequel « aucun tout ne peut contenir des éléments ne pouvant être définis que par des concepts contenus dans ce tout lui-même. » Ce principe était
une tentative d’éviter les antinomies, telle celle de Russell (l’ensemble de tous
les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme éléments, se
contient lui-même si et seulement s’il ne se contient pas lui-même) dans la
théorie des ensembles.
Selon Gödel, s’il est vrai que des paradoxes naissent de cercles vicieux, il
est faux de dire que la définition d’un ensemble en termes d’un tout dont il
fait partie doit nécessairement être exclue. En effet, « on peut démontrer que
© POUR LA SCIENCE
71
le formalisme des mathématiques classiques inclut des cercles vicieux, car les
axiomes impliquent l’existence de nombres réels, qui ne sont définissables,
dans ce formalisme, que par référence à des nombres réels ». Pour Gödel, ce
raisonnement ne prouve pas que les mathématiques classiques sont fausses,
mais que le principe du cercle vicieux est faux. En effet, dans la perspective
réaliste, tous les objets existent, et les définitions ne font que dénommer certains éléments parmi tous ces objets. Dans ce cadre, les définitions qui se
mordent la queue, c’est-à-dire faisant usage de ce qui est à définir, sont légitimes, puisque, bien que reposant sur un cercle vicieux, elles se réfèrent sans
équivoque à leur objet (par exemple, la phrase « le plus petit oiseau
des Galápagos » définit un oiseau parmi des oiseaux et, en ce sens, repose sur
un cercle vicieux, mais elle désigne quand même avec clarté un de ces
oiseaux, le plus petit).
Une haute considération pour la phénoménologie
UN BESOIN DE SÉCURITÉ?
72
Toute découverte d’antinomies ne
doit pas dégénérer en un bouleversement des fondements ; ce n’est
pas sans une certaine méfiance visà-vis des différentes positions philosophiques (« l’esprit du temps » de
Gödel) que Gödel trace les grandes
lignes du développement moderne
des mathématiques comme une voie
spéciale, un mouvement « s’écartant
du scepticisme ». Bien sûr, d’aucuns
voient dans le fait de tenir fermement
à un fondement exact le signe d’un
besoin de sécurité ; toutefois, Gödel
avait déjà largement contribué au
bouleversement des prétendues
sécurités dans sa propre discipline !
Dans son article de 1947 intitulé Qu’est-ce que le problème du continu de
Cantor ?, Gödel affirme à nouveau son réalisme mathématique. À cette
époque, Paul Cohen n’a pas encore démontré l’indécidabilité de l’hypothèse
du continu, et Gödel, qui a conjecturé cette indécidabilité, s’interroge sur sa
signification. L’hypothèse du continu, rappelons-le, s’énonce ainsi : « Tout
sous-ensemble infini du continu a soit la puissance de l’ensemble des nombres
naturels, soit celle du continu (les réels). »
Gödel reformule la question : peut-on déduire la puissance du continu à
partir d’un ensemble donné d’axiomes ? Même si cette interrogation est indécidable sur la base des axiomes connus, réfléchit Gödel, cela « ne répond nullement à la question » et souligne seulement l’incomplétude de l’actuel système d’axiomes. Pour Gödel en effet, la réponse existe, mais ne peut être
trouvée dans le système actuel : les objets mathématiques existent indépendamment des procédés à l’aide desquels on les traite. Gödel partage cette
croyance philosophique avec Cantor. La tâche future consiste donc à trouver
de nouveaux axiomes : « Il pourrait exister des axiomes avec des conséquences vérifiables si riches, qui jetteraient une lumière si intense sur toute
une discipline et fourniraient des outils si puissants pour résoudre les problèmes existants, […] qu’ils devraient être considérés comme vrais au même
sens qu’une théorie physique bien établie. »
Comment s’inscrivent les « concepts abstraits » de Gödel dans sa perspective réaliste ? Gödel précise cette notion dans un texte intitulé Le développement moderne des fondements des mathématiques à la lumière de la philosophie. Ce texte, non publié de son vivant, était probablement le projet d’une
conférence qu’il devait donner devant l’« American Philosophical Society »,
dont Gödel devint membre en 1961. Il y écrit : « Comment élargir la connaissance de ces concepts abstraits, c’est-à-dire les préciser et acquérir une compréhension complète et sûre de leurs relations fondamentales, donc des
axiomes valides pour ces concepts ? Manifestement pas ou en tout cas pas
uniquement en essayant de fournir des définitions explicites pour les concepts
et des démonstrations pour les axiomes. [La méthode devrait donc] du moins
en grande partie consister en une clarification sémantique qui n’existe pas
dans l’action de définir […]. Il existe de nos jours un début de science qui
prétend posséder une méthode systématique pour une telle clarification du
sens : la phénoménologie de Husserl. »
Cette méthode de clarification sémantique consisterait à « saisir les
concepts concernés avec davantage d’acuité, en dirigeant l’attention d’une
certaine manière, notamment sur nos propres actes lors de l’utilisation de ces
concepts, sur nos pouvoirs lors de l’accomplissement de nos actes, etc. ». Cette
phénoménologie n’est pas une science au même sens que les autres sciences,
mais une méthode ou une technique visant à éveiller en nous un nouvel état de
conscience. Ce nouvel état de conscience nous permettrait de décomposer
notre pensée en concepts de base et de saisir de nouveaux concepts qui, jusqu’alors, nous étaient inconnus.
© POUR LA SCIENCE
Les logiciens sont de grands enfants
L’approche phénoménologique serait, pour Gödel, une modification de l’attention du mathématicien, de sorte qu’il prenne conscience des «rouages» de son
activité mentale. Gödel compare cette démarche avec le développement mental
d’un enfant: l’enfant enregistre de nouvelles informations qui lui viennent d’une
part de l’expérience et de l’observation du monde extérieur et, d’autre part, de sa
compréhension et de son interprétation. «On peut comprendre tout le développement des sciences empiriques comme un élargissement systématique et conscient
de ce que l’enfant fait lorsqu’il se développe dans la première direction.» En
outre, «On a des exemples pour lesquels, même sans utiliser un procédé systématique et conscient, mais au contraire tout à fait spontanément, le développement se poursuit dans la seconde direction, “au-delà du bon sens”. En effet, dans
le cas d’une construction systématique des axiomes des mathématiques, de nouveaux axiomes, puis d’autres encore deviennent évidents, qui ne se déduisent pas
par la logique formelle de ceux déjà établis jusqu’alors. [Les indécidabilités] évoquées précédemment n’excluent pas que toute question “oui ou non” clairement
formulée soit malgré tout résoluble de cette façon, car c’est justement le fait qu’en
permanence des axiomes nouveaux deviennent évidents en raison du sens des
concepts de base, qui constitue quelque chose qu’une machine ne peut imiter.»
© POUR LA SCIENCE
Bertrand Russell (1872-1970,
ci-dessus) reçut en 1950 le prix Nobel
de littérature. Il fonda l’analyse
logique du langage naturel et mena
en parallèle une activité politique
constante. À gauche, une page des
Principia Mathematica (1910-1913)
de Russell et Whitehead. «Pour
la première fois dans les Principia
Mathematica, écrivit Gödel en 1944,
la nouvelle méthode
de “formalisation” a été utilisée
en détail pour déduire de grandes
parties des mathématiques à partir
de très peu de concepts logiques et
d’axiomes.» Cela ne l’empêcha pas
de critiquer, dans le même article,
la position formaliste du philosophe.
73
On retrouve ici une ancienne idée de Gödel: la pensée humaine est inépuisable et, par conséquent, les mathématiques aussi. Si Gödel admirait la clarté des
analyses de Turing, il n’y voyait pas les limites de l’esprit, mais seulement celles
tracées par les systèmes formels, dont «c’est la nature de remplacer entièrement
la réflexion par des opérations mécaniques sur des formules ». En
décembre 1969, Gödel rapportera, dans une lettre à Morgenstern, qu’il a découvert une grave erreur dans les travaux de Turing. Ce dernier n’aurait pas pris en
considération le fait «que l’esprit, dans son utilisation, n’est pas statique, mais en
continuel développement». Par conséquent, bien qu’à chaque phase du développement de l’esprit le nombre de ses états possibles soit fini, il n’y aucune raison
de supposer que ce nombre ne puisse pas tendre vers l’infini au fil du développement. En outre, Gödel confiera à Wang que l’argumentation de Turing dépend
essentiellement de deux hypothèses: «1) L’esprit n’existe pas séparément de la
matière. 2) Le cerveau travaille comme un calculateur.» Gödel considérait la
seconde hypothèse comme très plausible et pensait que la première était un préjugé de notre temps...
Opposé aux préjugés de l’époque
Edmund Husserl (1859-1938). Gödel
étudia en détail la phénoménologie
fondée par Husserl, la considérant
comme une méthode très performante
de clarification sémantique,
notamment pour les mathématiques.
Depuis les années 1940, Gödel tient un journal philosophique qui comptera, à
la fin de sa vie, 670 pages manuscrites. La raison pour laquelle il ne publiera
jamais ses remarques philosophiques dans un traité est sans doute à chercher
dans sa conviction d’être en contradiction avec son temps. Les préjugés inhérents à son époque sont la bête noire de Gödel et l’idée même de devoir les
combattre le décourage au point de préférer philosopher dans son coin, même
s’il est conscient de défendre une position pertinente pour la philosophie des
sciences formelles et pour la cosmologie.
Cela lui permet d’exprimer sans détour sa pensée: selon Gödel, «les mathématiques […] ont longtemps résisté à l’esprit du temps qui domine depuis la
Renaissance», un esprit qui favorise l’empirisme et qui a trouvé de nombreux
échos, particulièrement en physique quantique, où les faits n’existent pas a priori
et où «il faut se contenter de prédire les résultats d’observations, ce qui est en réalité la fin de toute science théorique au sens habituel (bien que cette prédiction
suffise à des fins pratiques telles que des téléviseurs ou des bombes atomiques).»
Finalement, poursuit Gödel, au tournant du siècle, l’heure a sonné aussi
pour elles [les mathématiques] ; les antinomies de la théorie des ensembles, les
contradictions qui étaient soi-disant apparues au sein des mathématiques, et
L’existence selon Henri Poincaré
Q
74
ue signifie en mathématiques le mot exister ; il signifie,
avais-je dit, être exempt de contradiction. C'est ce que
M. Couturat [un philosophe de l’époque sur lequel Poincaré
s’acharne] conteste ; « L'existence logique, dit-il, est tout autre
chose que l'absence de contradiction. Elle consiste dans le
fait qu'une classe n'est pas vide ; dire : Il existe des a, c'est,
par définition, affirmer que la classe a n'est pas nulle ». Et
sans doute, affirmer que la classe a n'est pas nulle, c'est par
définition, affirmer qu'il existe des a. Mais l'une des deux
affirmations est aussi dénuée de sens que l'autre, si elles ne
signifient pas toutes deux, ou bien qu'on peut voir ou toucher
des a, ce qui est le sens que leur donnent les physiciens ou
les naturalistes, ou bien qu'on peut concevoir un a sans être
entraîné à des contradictions, ce qui est le sens que leur donnent les logiciens et les mathématiciens.
Pour M. Couturat ce n'est pas la non-contradiction qui
prouve l'existence, c'est l'existence qui prouve la non-contradiction. Pour établir l'existence d'une classe, il faut donc établir, par un exemple, qu'il y a un individu appartenant à
cette classe : « Mais, dira-t-on, comment démontre-t-on
l'existence de cet individu ? Ne faut-il pas que cette existence
soit établie, pour qu'on puisse en déduire l'existence de la
classe dont il fait partie ? – Eh bien, non ; si paradoxale que
paraisse cette assertion, on ne démontre jamais l'existence
d'un individu. Les individus, par cela seul qu'ils sont des individus, sont toujours considérés comme existants. On n'a
jamais à exprimer qu'un individu existe, absolument parlant,
mais seulement qu'il existe dans une classe. »
M. Couturat trouve sa propre assertion paradoxale, il ne
sera certainement pas le seul. Elle doit, pourtant, avoir un
sens ; il veut dire sans doute que l'existence d'un individu,
seul au monde, et dont on n'affirme rien, ne peut entraîner
de contradiction ; tant qu'il sera tout seul, il est évident qu'il
ne pourra gêner personne. Eh bien, soit, nous admettrons
l'existence de l'individu, « absolument parlant » ; mais de
celle-là nous n'avons que faire ; il vous restera à démontrer
l'existence de l'individu « dans une classe » et pour cela il
vous faudra toujours prouver que l'affirmation : tel individu
appartient à telle classe, n'est contradictoire ni en elle-même,
ni avec les autres postulats adoptés.
Les mathématiques et la logique (1905)
Henri POINCARÉ
© POUR LA SCIENCE
Michael Crawford
dont la signification fut exagérée par les sceptiques et les empiristes, servirent
de prétexte au renversement vers [l’empirisme]. Il en résulta que beaucoup ou
la plupart des mathématiciens nièrent que les mathématiques telles qu’elles
s’étaient développées auparavant représentaient un système de vérités ; on ne
le reconnut que pour une partie des mathématiques et tout le reste fut au
mieux conservé dans un sens hypothétique. […] Les mathématiques furent
réduites à une science empirique. […] C’est ainsi que naquit cette chose hermaphrodite curieuse que représente le formalisme hilbertien, cherchant à
accorder l’importance qui leur est due à la fois à l’esprit du temps et à la
nature des mathématiques.
Rappelons que ces réflexions radicales ne sont pas, pour Gödel, une prise
de position sur le statut ontologique des mathématiques, mais plutôt un instrument de travail indispensable. La philosophie n’est pas un accessoire, mais
l’enveloppe de sa profession. Gödel considérait que sans son réalisme mathématique, il n’aurait pas obtenu les résultats de 1931.
Peut-être aussi n’aurait-il pas répondu de façon aussi audacieuse à la question que Tarski posa, le 17 décembre 1946, à la Conférence du bicentenaire de
Princeton. Dans son intervention, Tarski s’interrogeait sur le problème de définir de façon « absolue » (c’est-à-dire indépendante du formalisme choisi) des
notions d’intérêt épistémologique. Lorsque vint son tour, Gödel proposa,
comme exemple de concept absolu, la « définissabilité » des ensembles à partir de nombres ordinaux : selon Gödel, il est possible de définir les ensembles
à partir des nombres ordinaux, et la définition de cette définissabilité est indépendante du langage formel choisi. Gödel concède que l’utilisation de langages surdénombrables peut paraître non naturelle, « parce que généralement,
les choses que nous pouvons saisir sont dénombrables ». Toutefois, bien que
cela « dépasse » notre entendement, le concept formel de définissabilité à partir de nombres ordinaux fournit « une formulation absolue appropriée » des
propriétés structurelles des ensembles.
Pris par d’autres centres d’intérêt, Gödel n’approfondit pas ces
recherches, qui tombent dans l’oubli pendant près de 20 ans, jusqu’à ce que,
dans les années 1960, Martin Davis redécouvre le texte de la conférence de
Gödel et le publie, en 1965, dans un recueil intitulé L’indécidable. Cette
publication tombe à merveille : Cohen vient de démontrer l’indépendance de
l’hypothèse du continu, ce qui a relancé les recherches sur la théorie des
ensembles. Dans cette nouvelle effervescence, la suggestion de Gödel est
reprise et, en 1971, John Myhill et Dana Scott élaborent ensemble une définition formelle des classes des ensembles définissables à partir des nombres
ordinaux et montrent que la définissabilité ainsi définie est indépendante du
système formel (de la théorie des ensembles) choisi pour l’énoncer. Une fois
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de plus, Gödel était en avance sur son temps.
© POUR LA SCIENCE
La «pièce chinoise» est une expérience
de pensée réalisée par le philosophe
John Searle pour montrer que,
contrairement à la conviction de Turing,
mais tout à fait dans l’esprit de Gödel,
il existe entre un ordinateur et l’esprit
humain une différence essentielle:
l’ordinateur obéit à des règles, l’esprit
comprend des significations. Searle
illustre cette différence par un homme
qui, enfermé dans une pièce (la pièce
chinoise), ne comprend pas le moindre
mot de chinois, mais applique
mécaniquement des règles
de traduction. Quand quelqu’un
de l’extérieur insère un texte en français
dans la boîte aux lettres de la pièce
chinoise, il reçoit après un certain temps
la traduction en chinois, ce qui lui
donne alors l’impression (fausse!) que
dans la pièce se tient une personne
qui maîtrise le chinois.
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