CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 16/7/2012 - 11 : 42 - page 3 Présentation de l’éditeur La politique extérieure du Consulat et de l’Empire ne se limite pas à ses aspects guerriers et à l’action du conquérant. Même en conflit fréquent avec les puissances européennes, Napoléon se voulait aussi créateur et animateur d’une diplomatie active, nourrie de sa propre pensée, mais aussi de références historiques et de traditions héritées de ses prédécesseurs, royaux comme révolutionnaires. Il a ainsi tenté d’assurer, et pas seulement par les armes, la prépondérance française en Europe et même dans le monde. Cet ouvrage met en lumière les fondements de cette diplomatie, à travers une analyse du « système » napoléonien et plusieurs cas concrets. Au-delà des rivalités avec l’ennemi héréditaire anglais, des luttes d’influence avec les autres grandes puissances (Russie, Autriche, Prusse), Napoléon se préoccupait aussi d’horizons plus inattendus, parfois même exotiques. Que cachait sa politique coloniale aux Antilles ? Quelles furent ses relations avec le Maroc ? Croyait-il aux États-Unis ? Quelles étaient ses véritables intentions à l’égard de la Pologne ? Pourquoi échoua-t-il à faire de l’Irlande une « Vendée anglaise » ? Quelles sont les raisons de sa méfiance envers l’Espagne, pourtant son alliée principale pendant plus de la moitié de son règne ? En répondant à ces questions, Thierry Lentz met en évidence une vision et des calculs irréductibles à la seule question de l’hégémonie française. Il nous dévoile un Napoléon praticien accompli de la dialectique de la guerre et de la paix. Un regard neuf et décalé sur l’action diplomatique de Napoléon. Historien et directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz a publié ou dirigé une trentaine d’ouvrages sur le Consulat et l’Empire. On lui doit notamment : une Nouvelle histoire du Premier Empire (Fayard, 2002-2010) et, plus récemment, La conspiration du général Malet. 23 octobre 1812 (Perrin, 2012). Il est secrétaire général du Comité pour l’édition de la correspondance de Napoléon. CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 3 NAPOLÉON DIPLOMATE CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 4 CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 5 Thierry Lentz NAPOLÉON DIPLOMATE CNRS ÉDITIONS 15, rue Malebranche - 75005 Paris CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 6 Ouvrage publié sous la direction de Guy Stavridès © CNRS ÉDITIONS, Paris, 2012 CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 7 Sommaire Présentation .............................................................................. 9 Introduction. Réflexions sur le « moment napoléonien » en politique étrangère ......................................................... 11 I. Le « système fédératif » napoléonien ........................... 27 II. « Je suis Charlemagne » ................................................ 45 III. Géopolitique et tentation d’Orient. Pourquoi la campagne d’Égypte ? ..................................................... 75 IV. Les Colonnes d’Hercule. Napoléon et le Maroc ........... 89 V. Les mirages de la « Vendée anglaise ». Napoléon et l’Irlande ........................................................................... 135 VI. Un allié méprisé. Napoléon et l’Espagne avant 1808 147 VII. Quelle place pour la Pologne dans le système napoléonien ? .................................................................. 183 VIII. Un rendez-vous manqué. Napoléon et les États-Unis 199 Bonaparte, les Antilles et l’esclavage colonial ............. 233 Orientations bibliographiques ................................................ 261 IX. CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 8 CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 9 Présentation Lorsqu’on évoque les relations de la France napoléonienne avec les autres États de l’Europe, viennent immédiatement à l’esprit ses démêlés avec l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse, et éventuellement ses rapports parfois tout aussi conflictuels avec ce qu’on appelait alors les « puissances de second ordre », soit les royaumes et duchés allemands (Bavière, Wurtemberg, Saxe, Bade, etc.), la Suède, voire l’Espagne. Puis, immanquablement, on ne peut échapper à la constatation que cette diplomatie a souvent été continuée « par d’autres moyens », au travers des guerres « napoléoniennes », cortège événementiel duquel les napoléonistes aiment parfois à faire émerger et entendre le fracas de grandes batailles et leurs échos « glorieux ». Ainsi, la politique extérieure de la France consulaire et impériale est parfois réduite à des différends conduisant dans de nombreux cas à des oppositions armées. Les neuf études qui composent le présent ouvrage ne traitent pas directement de ces sujets-là, quand bien même il n’y sera question que de diplomatie. Elles concernent à la fois le « centre » (l’Empire) et ses « périphéries » européennes, africaines, orientales et américaines. Cet ouvrage propose ainsi quatre séries de monographies : – La première touche au « centre », avec une synthèse sur le projet européen de Napoléon, vaste sujet que nous avons tenté ici de (raisonnablement) théoriser, et un essai sur la façon dont, au sein de ce projet, l’Empereur des Français se présenta et, même, crut légitime de se considérer comme le CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 10 10 NAPOLÉON DIPLOMATE « successeur » de Charlemagne, ce qui ne fut pas sans effet sur sa politique. – La deuxième série nous emmènera de l’autre côté de la Méditerranée, pour une mise au point sur les causes de la campagne d’Égypte, en les replaçant dans le contexte diplomatique général, et une étude plus détaillée des relations de la France napoléonienne avec le Maroc, vieil État indépendant soumis à de fortes pressions de la part des protagonistes des conflits européens. – La troisième série présente la politique de Napoléon à l’égard de trois parties de l’Europe aux statuts divers : un vieil État, le royaume d’Espagne, à l’époque où il fut le grand allié de la France en vue du verrouillage de l’Europe occidentale et d’une tentative de contester la domination des mers par l’Angleterre ; une partie du Royaume-Uni aspirant parfois à la sécession, l’Irlande, à laquelle le gouvernement français rêva comme d’une « Vendée anglaise » ; une nation sans État, la Pologne, qui fut à la fois un partenaire, dans son incarnation en un petit duché de Varsovie, et un enjeu permanent de politique étrangère, face à la Russie, l’Autriche et la Prusse. – La quatrième série nous amènera à franchir l’Atlantique pour nous intéresser d’abord à la relation très particulière qu’entretirent les jeunes États-Unis d’Amérique et l’Empire français et, enfin, à la politique antillaise de Bonaparte, autour de la brûlante question du rétablissement de l’esclavage. Chaque étude est autonome, mais, j’espère les inscrire dans l’approche – sereine, dédramatisée et historique – de la geste napoléonienne que je tente de respecter depuis le moment où, à la fin des années 1980, Jacques Jourquin et Jean Tulard ont accueilli mes premiers articles dans les publications qu’ils dirigeaient et où, dix ans plus tard, Denis Maraval a édité, chez Fayard, mon ouvrage sur Le Grand Consulat (1999) et une Nouvelle histoire du Premier Empire (4 volumes, 2002-2010). Paris, juillet 2012 CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 11 Introduction Réflexions sur le « moment napoléonien » en politique étrangère L’étude des relations internationales à l’époque du Consulat et du Premier Empire inclut, certes, celle des guerres ou du rôle personnel de Napoléon, mais s’appuie aussi – et je dirais même surtout – sur une interaction complexe des événements et des histoires nationales, françaises et non-françaises. Jouent aussi leur rôle des influences individuelles plurielles, en ce sens que Napoléon ne fut pas le seul « grand homme » de la période qui vit aussi éclore ou se confirmer des talents comme ceux de Talleyrand, Metternich, Castlereagh, Alexandre Ier, le pape Pie VII et d’autres encore. Elle ne peut s’inscrire que dans un temps long au déroulement structuré par des traditions et des habitudes, scandé par des ambitions et des craintes anciennes propres à chaque entité étatique ou à chaque dynastie. Ses racines sont antérieures aux quinze années concernées et il faut en tenir le plus grand compte pour comprendre ce qu’on pourrait appeler le « moment napoléonien ». Les rapports entre les États ont toujours été conditionnés par un faisceau de causalités enchevêtrées et l’épisode qui nous intéresse n’a pu échapper à cette complexité. L’historiographie n’en a pas toujours tenu compte. Longtemps – parfois jusqu’à aujourd’hui –, elle a eu tendance à réduire la politique européenne entre 1799 et 1815 à une lutte entre les « anti- » et les « pro- » Napoléon en la fondant parfois sur des facteurs presque uniquement idéologiques. Ici, nous disent les partisans, le CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 12 12 NAPOLÉON DIPLOMATE successeur des révolutionnaires devait faire face à la coalition des partisans de « l’Ancien Régime ». Là, ainsi que le prône encore l’aile militante de l’historiographie anglo-saxonne, une Angleterre libérale aurait « sauvé l’Europe » d’un « jacobinisme » d’autant plus dangereux qu’il était affermi par la « tyrannie de Buonaparte ». Cette version historicisante de la division du monde entre le Bien et le Mal confine à la négation de la nature réelle des relations interétatiques, que Charles Maurras résumait d’une formule que je fais mienne, quelles que soient mes réserves sur les engagements de son auteur : « La politique extérieure n’est pas un sentiment : c’est une affaire. » La place limitée de l’idéologie L’histoire de la diplomatie révolutionnaire ne se résume pas aux principes et à la générosité proclamés, pas plus qu’à l’inverse, le règne impérial ne se réduit à des conquêtes et à la recherche de l’hégémonie. Héritier de la Révolution, l’empereur ne l’est peut-être pas dans le sens où on l’entend le plus souvent. Les buts diplomatiques affichés par la France révolutionnaire se voulaient généreux : la nation n’ayant pas d’autres ambitions territoriales que ses limites naturelles, elle entendait appliquer partout l’application d’un « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ces deux principes de base restèrent largement une déclaration d’intention, d’autant qu’ils étaient à certains égards antinomiques. La seule revendication des limites naturelles remettait en cause le droit des peuples : comment en effet allait-on le faire valoir pour les habitants de la rive gauche du Rhin, de la Belgique ou du sud-est (Avignon, Nice, Savoie) visés par de futures « réunions » (terme que l’on préférait à « annexions ») ? Soyons réalistes : l’irruption sur la scène diplomatique de la théorie des limites naturelles ne visait pas seulement à réunir sous la même bannière les révolutionnaires limitrophes ou à rendre justice aux Gaulois (on remontait aux temps les plus reculés pour la justifier), mais elle fleurait aussi l’expansionnisme et répondait à des intérêts économiques et CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 13 INTRODUCTION 13 stratégiques. Les territoires réunis renfermaient des « trésors » en numéraire ou en œuvres d’art, en biens nationaux à vendre, en industries métallurgiques (surtout les « provinces belgiques »), ce que dès l’origine, Danton avait mis en avant dans ses discours d’appel à la guerre. Ces terres naturellement françaises étaient aussi de nouveaux marchés pour les commerçants français. Elles renforçaient enfin les défenses du pays : Alpes, Pyrénées, Rhin. De fait, à la fin du Directoire, les buts de guerre français n’avaient plus grand-chose de commun avec ceux revendiqués par la Législative. La lutte contre les « tyrans » était abandonnée, les limites naturelles dépassées et le droit des peuples interprété de manière restrictive. Les annexions avaient commencé depuis plusieurs années : Avignon et Comtat (1791), Savoie (1792), Nice (1793), Belgique (1795) et Genève (1795). Quant aux contrées rhénanes, si elles ne furent définitivement réunies qu’en 1801 (traité de Lunéville), elles étaient considérées comme françaises depuis plusieurs années. Dans le même temps, le droit des peuples avait surtout été celui des révolutionnaires amis de la République française, avec la création des républiques-sœurs en Italie, en Hollande ou en Helvétie, moyennant dans le meilleur des cas des plébiscites à très faible participation. La diplomatie traditionnelle avait en même temps repris ses droits. L’alliance prussienne était recherchée pour barrer la route du Nord à la Russie et menacer le Hanovre anglais. Le sud et l’ouest de l’Allemagne étaient passés dans l’orbite française avec comme conséquence l’exclusion de l’Autriche et les prémisses de la mise à mort du Saint Empire. La façade atlantique du continent était placée sous la surveillance conjointe de l’Espagne, de la Hollande et de la France, tandis que grâce à ses positions italiennes, cette dernière envisageait de contrôler la Méditerranée. Napoléon ne fut donc pas l’héritier des théories de la Révolution. Il fut plutôt celui de la politique réelle des révolutionnaires, singulièrement des directoriaux. Il n’eut pas à renier les principes du droit des peuples et les limites naturelles : il y avait longtemps que la diplomatie française les avait CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 14 14 NAPOLÉON DIPLOMATE abandonnés, si tant est que les gouvernants aient même jamais songé en faire leur bible. Avec plus de bonheur que ses prédécesseurs, il poursuivit le renforcement de la prépondérance française en Europe. L’Empire ne cessa de grandir pendant les dix premières années du règne. Ses limites explosèrent sous la pression de la puissance française et… de l’imagination créatrice de l’empereur. L’heure du « système européen » avait sonné. Reste bien sûr ce que les conquêtes et la domination française semèrent : le Code, l’abolition (parfois partielle) de la féodalité, l’éveil des nations, les concepts (encore vagues) de liberté et d’État de droit, etc. On conviendra que, même si les fonctionnaires français et les Napoléonides se firent un point d’honneur de répandre les idées nouvelles (que l’empereur ne rejetait pas, sans en faire pour autant le but de sa politique), la diffusion des principes « révolutionnaires » ne fut qu’un des effets des conquêtes, non sa principale cause. Lorsqu’on essaie d’identifier les raisons qui poussèrent Napoléon à chercher « l’empire des Français sur le continent », on ne doit bien sûr négliger ni son désir de domination, ni la recherche de la gloire, ni l’ambition personnelle, ni même un désir diffus de répandre les idées de la Révolution ou des Lumières. Ceci étant, ces causalités relevant toutes d’une forme d’idéologie nous paraissent insuffisantes. Nous y reviendrons. Le rôle de Napoléon Homme du XVIIIe siècle et de la Révolution, féru d’histoire et désireux d’achever l’œuvre de ses prédécesseurs, Napoléon joua évidemment un rôle essentiel dans le déroulement des affaires internationales. Dans la prise de décision, il se libéra peu à peu des contraintes du conseil et, partant, profita assez librement des attributs de la puissance de son empire (population nombreuse, économie globalement prospère, finances en ordre, etc.) en même temps que d’un outil militaire exceptionnel. Si, sous le Consulat, il avait accepté le débat, voire l’amendement de ses CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 15 INTRODUCTION 15 idées, s’il avait travaillé la main dans la main avec Talleyrand, il n’admit plus la contradiction par la suite, marchant vers un projet jamais défini avec précision et soumis aux imprévisibles changements de cap qu’implique un pouvoir personnel. S’il travaillait beaucoup et étudiait avec soin les dossiers et rapports mis sous ses yeux, il ne consultait plus guère son entourage. Chacune de ses décisions était suivie d’une bordée d’ordres et d’instructions, parfois dictés « à chaud », donc susceptibles d’être modifiés au fur et à mesure du développement des affaires. Un premier tournant dans son comportement de chef d’État semble avoir eu lieu au moment de la campagne de 1805. Après la victoire d’Ulm, Talleyrand lui adressa un important rapport dans lequel il lui proposait de ne pas poursuivre la guerre, de se montrer magnanime avec l’Autriche et même de lui proposer une alliance. Celle-ci permettrait d’exclure la Russie des affaires européennes, de garder la Prusse en lisière de l’Allemagne, de préserver l’Empire ottoman, tout en forçant une Angleterre isolée à accepter la paix. Le ministre des Relations extérieures ne fut pas écouté. Vainqueur à Austerlitz quelques semaines plus tard, l’empereur choisit non de tendre la main, mais de sanctionner l’Autriche et de tenter la solution du « système » continental dont les fondations furent creusées dès après le traité de Presbourg et les premières pierres posées en mars 1806 avec l’avènement de Murat à Berg et de Joseph à Naples. Adversaire de cet engrenage, Talleyrand fut marginalisé : on lui fit par exemple jouer les utilités lors des négociations de Tilsit, nouvelle humiliation qu’il n’allait par pardonner. Il n’était plus de toute façon qu’un « ministre en sursis » (Waresquiel). Les deux grands Français du temps allaient se séparer non parce que l’un était un « traître » vénal ou l’autre un « tyran » sourd, mais parce que leurs désaccords politiques étaient trop profonds et leurs visions du monde incompatibles. L’heure de la diplomatie personnelle avait sonné : l’empereur rencontrait les souverains, négociait parfois lui-même, avançait et changeait de cap en fonction de ses besoins. Le portefeuille des Relations extérieures changea de mains au gré CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 16 16 NAPOLÉON DIPLOMATE de ses revirements : homme de l’alliance autrichienne et d’une forme classique d’équilibre européen, Talleyrand laissa la place à Champagny (juin 1807-avril 1811) qui, bien qu’ancien ambassadeur à Vienne, conduisit la politique russe décidée à Tilsit, avant d’être remplacé par Maret (avril 1811-novembre 1813), autre serviteur zélé qui accompagna la rupture avec le tsar. Caulaincourt, ancien ambassadeur à Saint-Petersbourg, fut appelé ensuite pour tenter d’amadouer Alexandre Ier, après « l’effroyable catastrophe » (Marie-Pierre Rey) de la campagne de Russie et l’anéantissement définitif du système à l’automne 1813. Quelles qu’aient été leurs qualités, voire, pour Caulaincourt, leur combativité face au maître, aucun de ces ministres n’eut de réelle influence sur ses vues. Sous l’angle juridique, Napoléon mit en œuvre de façon restrictive une constitution confiant au chef de l’État la « défense extérieure » de l’Empire, lui donnant la haute main sur les négociations et la ratification des traités (art. 58 de la constitution de l’an X). L’article 50 du texte de l’an VIII, qui prévoyait que la déclaration de guerre devait faire l’objet d’une loi, tomba en désuétude : on se contenta le plus souvent d’un message aux chambres suivi du vote d’une adresse – forcément favorable – qui faisait office de texte législatif. Commandant des armées et reconnu par tous comme un génie de la guerre, l’empereur avait en outre dans ces affaires une incontestable légitimité. Tout au plus était-il prêt à respecter les formes constitutionnelles à des fins de propagande, comme lorsqu’il communiqua en urgence aux chambre les traités de Tilsit afin que l’opinion puisse être rassurée sur l’issue d’un conflit commencé dix mois plus tôt. L’appareil et le réseau diplomatiques passèrent entièrement sous la coupe du chef de l’État. Ils furent renforcés et réorganisés. Le budget des Relations extérieures passa de quatre millions sous le Directoire à près de dix millions en 1808, somme comparable à celle consacrée au Département sous l’Ancien Régime. Les représentants de l’empereur dans les principales capitales devaient recevoir brillamment, entretenir une importante maison et illustrer par leur propre train de vie la grandeur de l’Empire. CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 17 INTRODUCTION 17 Le réseau des postes avait été reconstitué dès le Consulat : après la paix d’Amiens (1802), on était passé de huit à vingtneuf ambassades ou légations, chiffre qui allait peu varier par la suite en dépit de la fermeture des représentations dans les États défunts du Saint Empire ou d’Italie. De même, le réseau consulaire resta important dans tous les pays d’Europe, mais aussi au Moyen-Orient (Alep, Saint-Jean d’Acre, etc.), en Afrique du Nord (Alexandrie, Le Caire, Alger, Tunis, Tanger, etc.), aux États-Unis (Boston, New York, Baltimore, La NouvelleOrléans, etc.) ou en Extrême-Orient (Macao, Canton, etc.). L’administration centrale et les ambassades restèrent peuplées de remarquables personnalités. Mais leur marge de manœuvre était réduite. On leur demandait surtout d’assurer au mieux l’exécution des instructions impériales, comme le justifiait Napoléon en 1804, dans une lettre adressée à son ambassadeur à Lisbonne, le général Lannes : « Il est impossible à un agent isolé de pouvoir apprécier l’influence de ses opérations sur le système général. L’Europe forme un système, et tout ce qu’on fait dans un point rejaillit sur les autres. » À Paris, des hommes aussi capables que les chefs de division d’Hauterive, La Besnardière ou Caillard durent ronger leur frein. Les grandes figures des ambassades comme Alquier (en poste à Madrid, Naples, Rome, Stockholm puis Copenhague), Andréossy (Londres, Vienne puis Constantinople), Otto (Londres, Munich puis Vienne), Laforest (Munich, Berlin puis Madrid) ou Bourgoing (Copenhague, Stockholm puis Dresde) étaient à peine plus libres en raison des distances. Exception à cette règle de docilité et d’exécution à la lettre des instructions, François de Beauharnais tenta de mener, nous le verrons, sa propre politique en Espagne (par une interprétation « libre » de ce qu’il croyait être le désir de l’empereur) en se montrant favorable au prince héritier Ferdinand contre le roi Charles IV. Il dut en rabattre lorsque l’empereur décida que la solution à la crise dynastique serait la montée sur le trône d’un troisième homme en la personne de son frère Joseph : sa disgrâce fut totale. Comme dans toutes les administrations, Napoléon fit progressivement « monter en ligne » une nouvelle génération : CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 18 18 NAPOLÉON DIPLOMATE selon les chiffres du Dictionnaire des diplomates de Napoléon de Jacques Henri-Robert1, sur les cent soixante-deux agents diplomatiques employés entre 1799 et 1815, sept avaient fait leur apprentissage sous Louis XV, dix-neuf sous Louis XVI, trente-huit pendant la Révolution, quatre-vingt-dix-huit (soit 60 %) sous le Consulat et l’Empire. Ces nouveaux cadres étaient formés à la main du maître : ils servaient sans discuter. Certes, les ministres, ambassadeurs et hauts fonctionnaires du Département n’avaient pas plus de poids sous les régimes précédents, mais le Directoire – comme avant lui le comité de Salut public – était un organe collectif, ce qui ouvrait au moins la porte au débat et laissait subsister une marge d’influence pour les professionnels de la diplomatie. Avec un homme tel que Napoléon, ce ne fut plus possible. Ceci étant dit, il serait excessif de considérer qu’un seul homme, fût-il celui-ci, entraîna tout un Empire dans la conquête et la domination, contre l’avis ou même au corps défendant de l’ensemble de ses élites. L’ambition hégémonique était largement partagée. Les ralliés de l’Ancien Régime rêvaient de revanches sur l’ennemi héréditaire anglais. Les révolutionnaires avancés continuaient à projeter la libération des peuples au son du canon. Les modérés ne rejetaient pas en bloc le système continental. Les purs produits du régime (Maret, Savary, Champagny, etc.), en extase permanente devant le « génie » du maître, servaient avec zèle sa politique, tandis que certains ambassadeurs la devançaient parfois. Des commerçants et fournisseurs avaient de bonnes affaires à réaliser ou des concurrents étrangers à éliminer. Les militaires « ne cherchaient que plaies et bosses », comme l’écrivait l’ambassadeur autrichien Metternich à son gouvernement, en septembre 1808. D’autres « faucons » soutinrent ou encouragèrent parfois l’ambition du maître dont ils pensaient profiter, comme le « lobby » colonial lors de la désastreuse tentative de reconquête de Saint-Domingue et le rétablissement de l’esclavage ou l’impressionnante 1. Des orientations bibliographiques figurent en fin de volume. CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 19 INTRODUCTION 19 cohorte de diplomates ou d’espions prétendant aisée la conquête de l’Espagne. Et que dire du bruyant enthousiasme des foules ou des éloges des corps constitués que l’empereur entendait à chaque retour d’une campagne victorieuse ? La permanence de la géopolitique et de la confrontation des « intérêts » En politique extérieure, les idées et la volonté d’un homme ne sont pas tout. Elles doivent trouver une juste place dans un faisceau de causalités entremêlées, se fondant sur la géopolitique au sens le plus large, l’histoire et l’économie. Que les puissances ennemies de la France se soient abritées derrière le prétexte d’une lutte contre un « oppresseur » ou que les napoléoniens aient prétendu que leur champion apportait la liberté au monde n’influe pas à la marge, certes, mais ne saurait toutefois dispenser de tenir compte du reste qui, en l’espèce, n’est pas rien. La géopolitique garde ainsi sa place dans la compréhension des relations entre États et de l’histoire des conflits à l’époque napoléonienne. De 1800 à 1815, les États enclavés le restèrent, les îles continuèrent à être entourées d’eau, le rêve d’un territoire « parfait », les convoitises sur les ressources naturelles ou le contrôle des voies de communication continuèrent à nourrir l’action de dirigeants porteurs d’ambitions « nationales » créées par l’histoire autour des fleuves, des mers, des montagnes, des peuplements, des religions et autres facteurs « géographiques ». Ces permanences ne disparurent pas plus à cette époque qu’elles ne disparaissent jamais de la vie internationale. S’ils furent un choc dans l’histoire européenne, voire un accélérateur de certains changements, la Révolution et l’Empire ne constituèrent pas une rupture immédiate et définitive dans des cycles et des évolutions souvent engagés des décennies, parfois des siècles, plus tôt. La France et la Russie restaient les pays les plus peuplés du continent, l’Autriche un État éclaté autour d’un centre de gravité danubien, l’Allemagne CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 20 20 NAPOLÉON DIPLOMATE un espace divisé en plusieurs dizaines d’entités, l’Italie une simple « expression géographique » (Metternich) sans perspectives immédiates d’unité politique, l’Espagne un royaume arcbouté sur l’illusion de la puissance que lui donnaient de riches possessions sud-américaines qu’elle ne contrôlait quasiment plus, etc. D’autres données, cette fois transversales, contribuaient à complexifier la situation, comme les frontières religieuses, les intérêts commerciaux, ce qu’on n’appelait pas encore la sociologie des populations, le développement économique, l’appel du large ou au contraire le repli sur la terre, la tradition militaire, etc. Si, dans toute cette matière, on devait retenir une idéologie comme causalité transcendante des guerres révolutionnaires et impériales, je la chercherais plutôt dans l’opposition entre deux conceptions de l’organisation de l’Europe, hors de toute considération morale : la lutte ancienne entre l’équilibre et le système. L’Angleterre incarnait la défense du premier, tandis que la France napoléonienne cherchait par la création du second – que nous décrirons plus loin – à organiser le continent autour d’elle. Attardons-nous un moment sur un facteur, toujours sousjacent mais rarement mis au premier plan par les historiens napoléoniens, sauf récemment dans les travaux de François Crouzet ou Pierre Branda : la lutte économique. Le Blocus continental suffirait à attester qu’elle fut centrale. Il ne rendrait pourtant pas compte de l’épaisseur historique de la question. L’embargo européen sur les produits britanniques ne fut en effet qu’un avatar d’une rivalité plus longue et plus vaste, entre les deux super-puissances du XVIIIe siècle. Leur antagonisme continental ne pouvait être territorial : elles n’avaient aucun différend frontalier direct. En revanche, en dépit de leurs déclamations contre le « jacobinisme » et la « tyrannie », les élites britanniques ne cachaient pas leurs buts de guerre économiques. Dans la même veine, de ce côté-ci du Channel, l’aspiration à la domination ou à la « gloire » n’explique pas toute la diplomatie française, du règne des derniers Bourbons à la chute de Napoléon. À la fin du règne de Louis XV, Choiseul n’avait-il pas fait prévaloir que, pour contrecarrer puis dépasser la puissance CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 21 INTRODUCTION 21 d’Albion, il fallait se détourner des opérations continentales et concentrer les efforts sur l’outre-mer et la constitution d’une puissante marine ? Toutes les armes de la guerre économique avaient dès lors été utilisées : tarifs douaniers, contrôles des matières premières et des routes maritimes, embargos partiels, envois de corsaires, etc. L’intervention française aux côtés des Insurgents s’inscrivit dans ce cadre… pour le plus grand malheur des finances royales. Car l’Angleterre entendait l’équilibre en termes d’intérêts et non de morale : elle s’était tournée vers le large, y conquérait comptoirs, ports et territoires, tout en ne pouvant délaisser le continent, son principal débouché commercial. Il lui fallait certes contrôler les grandes voies maritimes avec des points d’appui à Gibraltar, à Malte, au Cap, dans les Mascareignes, dans la Manche ou à Heligoland, mais assurer aussi la diversité et la liberté de ses clientèles européennes. Dépourvue d’armée terrestre, elle devait faire confiance à ses diplomates et à ses banquiers pour lutter par États interposés contre l’irruption de tout concurrent suffisamment fort pour verrouiller le continent ou former des flottes capables de dépasser la sienne. Les élites anglaises avouaient assez facilement cette volonté, tant il est vrai que, pour elles, politique et économie étaient indissociablement liées. Autre face de la médaille : Albion n’avait pas dans ses buts de guerre la destruction de ses adversaires, y compris la France dès lors qu’elle renoncerait à sa volonté de prépondérance continentale. Car l’équilibre européen s’entendait d’abord par la neutralisation mutuelle des puissances, afin de pouvoir vivre des bienfaits de la paix. Compte tenu des rapports de forces maritimes et industriels, cet « équilibre » à l’anglaise était synonyme d’une autre forme de domination, celle-ci économique. Partant, le projet britannique n’était pas moins hégémonique que celui de la France révolutionnaire puis impériale : l’Angleterre se moquait bien de la domination des terres ou des âmes, mais entendait éliminer ses concurrents coloniaux, rester bien calée sur son industrie, contrôler les voies maritimes et inonder les marchés européens. Et s’il fallait faire la guerre pour conserver l’Europe divisée et ouverte, on la ferait CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 22 22 NAPOLÉON DIPLOMATE faire par les autres, y compris en mettant la main à la bourse. C’est ce qui fut fait, aux prix d’emprunts colossaux… qui trouvèrent toujours des souscripteurs, signe que les milieux d’affaires avaient confiance dans l’emprunteur. Au final, bien qu’elle n’engageât que peu ses armées dans des batailles, l’Angleterre ne gagna pas tant « à l’économie » que par l’économie. La persistance des forces profondes L’histoire des années napoléoniennes ne peut non plus se comprendre sans la toile de fond des traditions diplomatiques. On assista certes à des renversements d’alliance, voire même à des conflits contre nature, mais il subsista toujours une tendance des chefs d’États et de leurs entourages à en appeler aux exemples du passé. Napoléon en donna la preuve la plus extraordinaire en se considérant comme le successeur direct de Charlemagne, puisant dans un passé millénaire certains mobiles de sa politique. Plus généralement, il n’abordait jamais un problème international sans avoir demandé aux services du ministère des Relations extérieures de lui exposer l’histoire de la question, en remontant parfois de plusieurs siècles. Une fois passé l’emballement idéologique des premiers mois de guerre, les révolutionnaires français avaient déjà été obligés de se tourner vers des systèmes d’alliance éprouvés. En ce sens, la Révolution et l’Empire ne constituèrent pas autant une rupture qu’on se plaît parfois à le dire. C’est vrai aussi pour les autres puissances. L’Angleterre continua à vouloir maintenir dans sa sphère les îles, les détroits et ses points d’appui continentaux du Portugal et des Pays-Bas. La Russie voyait en l’Autriche un allié d’intérêt en Pologne et, plus au sud, face à l’Empire ottoman ; la réciproque n’était pas vraie. La Bavière attendait de la France qu’elle la protège des appétits autrichiens au sud et prussiens au nord. Quant au Bade et au Wurtemberg, la proximité des canons de Strasbourg les plaçait dans le même camp. La Saxe, pourtant protestante (mais où régnait un catholique), après s’être égarée pendant quelques CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 23 INTRODUCTION 23 jours dans l’alliance prussienne en 1806, continua comme par le passé à chercher à Paris des soutiens pour s’agrandir et résister à son voisin. En général, les autres États allemands, peu étendus et peu puissants, tentaient eux aussi d’échapper à la domination prussienne ou autrichienne par des alliances avec des puissances non germaniques. La France elle-même n’hésitait jamais à avoir de bonnes relations avec les Ottomans, se considérait comme directement impliquée dans les affaires polonaises et, depuis Louis XV, avait en principe abandonné le programme de Richelieu de réduire la Maison d’Autriche… principe provisoirement repris par Napoléon lors des traités de Lunéville (1801), Presbourg (1805) et Schœnbrunn (1809). Les ambitions des différentes puissances de l’Europe constituaient ainsi un écheveau compliqué qui explique la difficulté de constituer contre la France de larges coalitions. Longtemps, en effet, le système napoléonien profita aux intérêts d’autres acteurs que la France. Ce n’est qu’à la fin de la période – au deuxième semestre 1813 – que l’on vit se constituer une ligue générale. Ce fut le succès de la diplomatie anglaise que d’arriver à réunir toute l’Europe autour de son plus petit dénominateur commun, en jouant sur les rancœurs, l’économie et les finances, mais aussi en ne reculant ni devant les menaces ni devant les pressions, bien plus qu’en agitant le drapeau de la « libération » du continent. La prépondérance française était devenue trop incompatible avec les profits de chacun. Mais une fois cette question réglée, les forces profondes furent de retour au moment du congrès de Vienne où les alliés de la veille faillirent en venir à la guerre en janvier 1815, Autriche et Angleterre contre Prusse et Russie. Pour l’occasion, les premières demandèrent même à la France de se joindre à elles. La France napoléonienne ambitionnait la prépondérance en Europe, point de départ d’une domination encore plus large, sur les mers et aux colonies. Ce projet dédouane-t-il les autres acteurs de la vie interétatique du temps ? On vient de voir que non, pour ce qui concerne la Grande-Bretagne. On dira la même chose des autres puissances européennes, toutes candidates, sinon à la domination du continent, au moins à l’augmentation CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 24 24 NAPOLÉON DIPLOMATE de leur force, par des annexions ou des avancées géo-économiques. Les quatre principales entités continentales hors la France (Autriche, Russie, Prusse et Empire ottoman) avaient des visées stratégiques souvent incompatibles avec celles de leurs autres voisins. On pourrait dire que l’Europe n’avait pas besoin de la Révolution française ou de Napoléon pour être une poudrière. Ainsi, l’Autriche était prête à mordre la main prussienne qui s’approchait des dépouilles du Saint Empire romain germanique, bien malade dès les années 1790 et achevé par les défaites autrichiennes de 1800 à 1805. Mais Vienne avait aussi une stratégie offensive avec les projets de poursuivre l’agrandissement de ses possessions du côté de la Bavière, de la Pologne ou sur ses marches orientales et méridionales, dans les Balkans ottomans. Avant la Révolution, elle avait beaucoup compté sur son alliance avec la France pour y parvenir. L’échec de sa tentative d’annexer la partie orientale de la Bavière en 1778-1779 – guerre de Succession de Bavière – imputable notamment à la neutralité de la cour de Versailles lui avait montré les limites de sa politique d’expansion en Allemagne à un moment où Louis XVI et Vergennes militaient pour le maintien de l’équilibre européen. Cela étant, les convoitises sur les territoires des Wittelsbach restaient bien ancrées dans les ambitions autrichiennes. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les campagnes de 1805 et 1809 aient toutes deux commencé par l’entrée des Autrichiens en Bavière. La politique prussienne était, elle aussi, marquée par une certaine gourmandise territoriale. Tout ce qui pouvait agrandir et protéger le Brandebourg intéressait Berlin : un morceau de Pologne (et donc frictions avec la Russie et l’Autriche), un corridor en Saxe (frictions avec l’Autriche) et une annexion du Hanovre (frictions avec l’Angleterre dont les rois étaient souverains héréditaires du Hanovre), une poussée vers le sud afin d’être en position de force pour négocier avec l’Autriche sur la Belgique (dont la position prussienne de Clèves était proche). Le gouvernement de Berlin avançait ainsi ses pions en augmentant son influence auprès des États protestants ou en se montrant CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 25 INTRODUCTION 25 compréhensif à l’égard de tous ceux dont celui de Vienne apparaissait comme le prédateur. Même entre 1795 et 1806, lorsque la Prusse fut réputée neutre, son gouvernement n’abandonna pas ces objectifs de politique extérieure, essayant de les obtenir de Napoléon par marchandage ou pourboires. À certains moments, à Berlin comme à Paris, certains pensèrent que l’alliance franco-prussienne permettrait une redistribution des cartes européennes. La guerre de 1806 et le traité de Tilsit mirent fin à cette illusion. La Russie, quant à elle, se considérait comme une puissance européenne : depuis Pierre le Grand, elle n’avait eu de cesse que de se voir reconnaître cette qualité. Pour l’obtenir encore plus sûrement, elle tentait sans relâche d’avancer vers le nord et l’ouest (Pays nordiques, Pologne, Allemagne) et vers le sud pour gagner un accès aux mers chaudes (la Méditerranée notamment), voire, pour Catherine II, faire de Constantinople une « nouvelle Rome ». Avec de tels projets, largement repris par Alexandre Ier, l’empire des tsars dérangeait bien des puissances : la France et l’Angleterre en Méditerranée, la Suède qui s’inquiétait de ses appétits finlandais, l’Autriche et la Prusse menacées en Pologne, en Allemagne et dans les Balkans, et bien sûr l’Empire ottoman où l’on savait qu’il y avait à SaintPetersbourg des cartons pleins de projets de conquêtes à ses dépens. Cette inquiétude sur les visées expansionnistes de la Russie se doublait d’un mépris général en Occident pour un peuple fréquemment qualifié de « barbares du Nord » et un tsar dont on raillait les « lubies asiatiques ». Ainsi, l’Europe n’avait pas tellement changé. Les ambitions, les facteurs géopolitiques et économiques étaient les mêmes que dix ou vingt ans plus tôt. Après l’émotion « idéologique » des premières années de la Révolution, la vieille diplomatie reprenait ses droits, avec d’autres méthodes et d’autres principes. Avec d’autres acteurs aussi, au premier rang desquels Napoléon. CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 26 Retrouvez tous les ouvrages de CNRS Éditions sur notre site www.cnrseditions.fr