Napoléon diplomate

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CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 16/7/2012 - 11 : 42 - page 3
Présentation de l’éditeur
La politique extérieure du Consulat et de
l’Empire ne se limite pas à ses aspects guerriers
et à l’action du conquérant. Même en conflit
fréquent avec les puissances européennes, Napoléon se voulait aussi créateur et animateur d’une
diplomatie active, nourrie de sa propre pensée,
mais aussi de références historiques et de traditions héritées de ses prédécesseurs, royaux comme
révolutionnaires. Il a ainsi tenté d’assurer, et pas seulement par
les armes, la prépondérance française en Europe et même dans le
monde.
Cet ouvrage met en lumière les fondements de cette diplomatie, à travers une analyse du « système » napoléonien et plusieurs
cas concrets. Au-delà des rivalités avec l’ennemi héréditaire anglais,
des luttes d’influence avec les autres grandes puissances (Russie,
Autriche, Prusse), Napoléon se préoccupait aussi d’horizons plus
inattendus, parfois même exotiques. Que cachait sa politique coloniale aux Antilles ? Quelles furent ses relations avec le Maroc ?
Croyait-il aux États-Unis ? Quelles étaient ses véritables intentions
à l’égard de la Pologne ? Pourquoi échoua-t-il à faire de l’Irlande
une « Vendée anglaise » ? Quelles sont les raisons de sa méfiance
envers l’Espagne, pourtant son alliée principale pendant plus de la
moitié de son règne ?
En répondant à ces questions, Thierry Lentz met en évidence
une vision et des calculs irréductibles à la seule question de l’hégémonie française. Il nous dévoile un Napoléon praticien accompli
de la dialectique de la guerre et de la paix.
Un regard neuf et décalé sur l’action diplomatique de
Napoléon.
Historien et directeur de la Fondation Napoléon, Thierry
Lentz a publié ou dirigé une trentaine d’ouvrages sur le Consulat
et l’Empire. On lui doit notamment : une Nouvelle histoire du
Premier Empire (Fayard, 2002-2010) et, plus récemment, La
conspiration du général Malet. 23 octobre 1812 (Perrin, 2012). Il
est secrétaire général du Comité pour l’édition de la correspondance de Napoléon.
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NAPOLÉON DIPLOMATE
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Thierry Lentz
NAPOLÉON
DIPLOMATE
CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche - 75005 Paris
CNRS Éditions - - Napoléon diplomate - 140 x 220 - 10/7/2012 - 13 : 48 - page 6
Ouvrage publié
sous la direction de Guy Stavridès
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2012
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Sommaire
Présentation ..............................................................................
9
Introduction. Réflexions sur le « moment napoléonien » en
politique étrangère .........................................................
11
I.
Le « système fédératif » napoléonien ...........................
27
II.
« Je suis Charlemagne » ................................................
45
III.
Géopolitique et tentation d’Orient. Pourquoi la
campagne d’Égypte ? .....................................................
75
IV.
Les Colonnes d’Hercule. Napoléon et le Maroc ...........
89
V.
Les mirages de la « Vendée anglaise ». Napoléon et
l’Irlande ...........................................................................
135
VI.
Un allié méprisé. Napoléon et l’Espagne avant 1808
147
VII.
Quelle place pour la Pologne dans le système
napoléonien ? ..................................................................
183
VIII. Un rendez-vous manqué. Napoléon et les États-Unis
199
Bonaparte, les Antilles et l’esclavage colonial .............
233
Orientations bibliographiques ................................................
261
IX.
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Présentation
Lorsqu’on évoque les relations de la France napoléonienne
avec les autres États de l’Europe, viennent immédiatement à
l’esprit ses démêlés avec l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et
la Prusse, et éventuellement ses rapports parfois tout aussi
conflictuels avec ce qu’on appelait alors les « puissances de
second ordre », soit les royaumes et duchés allemands (Bavière,
Wurtemberg, Saxe, Bade, etc.), la Suède, voire l’Espagne. Puis,
immanquablement, on ne peut échapper à la constatation que
cette diplomatie a souvent été continuée « par d’autres
moyens », au travers des guerres « napoléoniennes », cortège
événementiel duquel les napoléonistes aiment parfois à faire
émerger et entendre le fracas de grandes batailles et leurs échos
« glorieux ». Ainsi, la politique extérieure de la France consulaire et impériale est parfois réduite à des différends conduisant
dans de nombreux cas à des oppositions armées.
Les neuf études qui composent le présent ouvrage ne traitent pas directement de ces sujets-là, quand bien même il n’y
sera question que de diplomatie. Elles concernent à la fois le
« centre » (l’Empire) et ses « périphéries » européennes, africaines, orientales et américaines.
Cet ouvrage propose ainsi quatre séries de monographies :
– La première touche au « centre », avec une synthèse sur le
projet européen de Napoléon, vaste sujet que nous avons
tenté ici de (raisonnablement) théoriser, et un essai sur la
façon dont, au sein de ce projet, l’Empereur des Français se
présenta et, même, crut légitime de se considérer comme le
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« successeur » de Charlemagne, ce qui ne fut pas sans effet
sur sa politique.
– La deuxième série nous emmènera de l’autre côté de la Méditerranée, pour une mise au point sur les causes de la campagne d’Égypte, en les replaçant dans le contexte diplomatique
général, et une étude plus détaillée des relations de la France
napoléonienne avec le Maroc, vieil État indépendant soumis
à de fortes pressions de la part des protagonistes des conflits
européens.
– La troisième série présente la politique de Napoléon à l’égard
de trois parties de l’Europe aux statuts divers : un vieil État,
le royaume d’Espagne, à l’époque où il fut le grand allié de
la France en vue du verrouillage de l’Europe occidentale et
d’une tentative de contester la domination des mers par
l’Angleterre ; une partie du Royaume-Uni aspirant parfois à
la sécession, l’Irlande, à laquelle le gouvernement français
rêva comme d’une « Vendée anglaise » ; une nation sans
État, la Pologne, qui fut à la fois un partenaire, dans son
incarnation en un petit duché de Varsovie, et un enjeu permanent de politique étrangère, face à la Russie, l’Autriche et la
Prusse.
– La quatrième série nous amènera à franchir l’Atlantique pour
nous intéresser d’abord à la relation très particulière qu’entretirent les jeunes États-Unis d’Amérique et l’Empire français
et, enfin, à la politique antillaise de Bonaparte, autour de la
brûlante question du rétablissement de l’esclavage.
Chaque étude est autonome, mais, j’espère les inscrire
dans l’approche – sereine, dédramatisée et historique – de la
geste napoléonienne que je tente de respecter depuis le moment
où, à la fin des années 1980, Jacques Jourquin et Jean Tulard
ont accueilli mes premiers articles dans les publications qu’ils
dirigeaient et où, dix ans plus tard, Denis Maraval a édité, chez
Fayard, mon ouvrage sur Le Grand Consulat (1999) et une
Nouvelle histoire du Premier Empire (4 volumes, 2002-2010).
Paris, juillet 2012
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Introduction
Réflexions sur le « moment napoléonien »
en politique étrangère
L’étude des relations internationales à l’époque du Consulat et du Premier Empire inclut, certes, celle des guerres ou du
rôle personnel de Napoléon, mais s’appuie aussi – et je dirais
même surtout – sur une interaction complexe des événements
et des histoires nationales, françaises et non-françaises. Jouent
aussi leur rôle des influences individuelles plurielles, en ce sens
que Napoléon ne fut pas le seul « grand homme » de la période
qui vit aussi éclore ou se confirmer des talents comme ceux de
Talleyrand, Metternich, Castlereagh, Alexandre Ier, le pape
Pie VII et d’autres encore. Elle ne peut s’inscrire que dans un
temps long au déroulement structuré par des traditions et des
habitudes, scandé par des ambitions et des craintes anciennes
propres à chaque entité étatique ou à chaque dynastie. Ses
racines sont antérieures aux quinze années concernées et il faut
en tenir le plus grand compte pour comprendre ce qu’on pourrait appeler le « moment napoléonien ».
Les rapports entre les États ont toujours été conditionnés
par un faisceau de causalités enchevêtrées et l’épisode qui nous
intéresse n’a pu échapper à cette complexité. L’historiographie
n’en a pas toujours tenu compte. Longtemps – parfois jusqu’à
aujourd’hui –, elle a eu tendance à réduire la politique européenne entre 1799 et 1815 à une lutte entre les « anti- » et les
« pro- » Napoléon en la fondant parfois sur des facteurs presque
uniquement idéologiques. Ici, nous disent les partisans, le
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successeur des révolutionnaires devait faire face à la coalition
des partisans de « l’Ancien Régime ». Là, ainsi que le prône
encore l’aile militante de l’historiographie anglo-saxonne, une
Angleterre libérale aurait « sauvé l’Europe » d’un « jacobinisme » d’autant plus dangereux qu’il était affermi par la
« tyrannie de Buonaparte ». Cette version historicisante de la
division du monde entre le Bien et le Mal confine à la négation
de la nature réelle des relations interétatiques, que Charles
Maurras résumait d’une formule que je fais mienne, quelles que
soient mes réserves sur les engagements de son auteur : « La
politique extérieure n’est pas un sentiment : c’est une affaire. »
La place limitée de l’idéologie
L’histoire de la diplomatie révolutionnaire ne se résume
pas aux principes et à la générosité proclamés, pas plus qu’à
l’inverse, le règne impérial ne se réduit à des conquêtes et à la
recherche de l’hégémonie. Héritier de la Révolution, l’empereur
ne l’est peut-être pas dans le sens où on l’entend le plus souvent.
Les buts diplomatiques affichés par la France révolutionnaire se voulaient généreux : la nation n’ayant pas d’autres
ambitions territoriales que ses limites naturelles, elle entendait
appliquer partout l’application d’un « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ces deux principes de base restèrent largement une déclaration d’intention, d’autant qu’ils étaient à
certains égards antinomiques. La seule revendication des limites
naturelles remettait en cause le droit des peuples : comment en
effet allait-on le faire valoir pour les habitants de la rive gauche
du Rhin, de la Belgique ou du sud-est (Avignon, Nice, Savoie)
visés par de futures « réunions » (terme que l’on préférait à
« annexions ») ? Soyons réalistes : l’irruption sur la scène diplomatique de la théorie des limites naturelles ne visait pas seulement à réunir sous la même bannière les révolutionnaires
limitrophes ou à rendre justice aux Gaulois (on remontait aux
temps les plus reculés pour la justifier), mais elle fleurait aussi
l’expansionnisme et répondait à des intérêts économiques et
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stratégiques. Les territoires réunis renfermaient des « trésors »
en numéraire ou en œuvres d’art, en biens nationaux à vendre,
en industries métallurgiques (surtout les « provinces belgiques »), ce que dès l’origine, Danton avait mis en avant dans
ses discours d’appel à la guerre. Ces terres naturellement françaises étaient aussi de nouveaux marchés pour les commerçants
français. Elles renforçaient enfin les défenses du pays : Alpes,
Pyrénées, Rhin.
De fait, à la fin du Directoire, les buts de guerre français
n’avaient plus grand-chose de commun avec ceux revendiqués
par la Législative. La lutte contre les « tyrans » était abandonnée, les limites naturelles dépassées et le droit des peuples
interprété de manière restrictive. Les annexions avaient
commencé depuis plusieurs années : Avignon et Comtat (1791),
Savoie (1792), Nice (1793), Belgique (1795) et Genève (1795).
Quant aux contrées rhénanes, si elles ne furent définitivement
réunies qu’en 1801 (traité de Lunéville), elles étaient considérées comme françaises depuis plusieurs années. Dans le même
temps, le droit des peuples avait surtout été celui des révolutionnaires amis de la République française, avec la création des
républiques-sœurs en Italie, en Hollande ou en Helvétie,
moyennant dans le meilleur des cas des plébiscites à très faible
participation. La diplomatie traditionnelle avait en même temps
repris ses droits. L’alliance prussienne était recherchée pour
barrer la route du Nord à la Russie et menacer le Hanovre
anglais. Le sud et l’ouest de l’Allemagne étaient passés dans
l’orbite française avec comme conséquence l’exclusion de
l’Autriche et les prémisses de la mise à mort du Saint Empire.
La façade atlantique du continent était placée sous la surveillance conjointe de l’Espagne, de la Hollande et de la France,
tandis que grâce à ses positions italiennes, cette dernière envisageait de contrôler la Méditerranée.
Napoléon ne fut donc pas l’héritier des théories de la
Révolution. Il fut plutôt celui de la politique réelle des révolutionnaires, singulièrement des directoriaux. Il n’eut pas à
renier les principes du droit des peuples et les limites naturelles : il y avait longtemps que la diplomatie française les avait
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abandonnés, si tant est que les gouvernants aient même jamais
songé en faire leur bible. Avec plus de bonheur que ses prédécesseurs, il poursuivit le renforcement de la prépondérance française en Europe. L’Empire ne cessa de grandir pendant les dix
premières années du règne. Ses limites explosèrent sous la pression de la puissance française et… de l’imagination créatrice
de l’empereur. L’heure du « système européen » avait sonné.
Reste bien sûr ce que les conquêtes et la domination française semèrent : le Code, l’abolition (parfois partielle) de la
féodalité, l’éveil des nations, les concepts (encore vagues) de
liberté et d’État de droit, etc. On conviendra que, même si les
fonctionnaires français et les Napoléonides se firent un point
d’honneur de répandre les idées nouvelles (que l’empereur ne
rejetait pas, sans en faire pour autant le but de sa politique), la
diffusion des principes « révolutionnaires » ne fut qu’un des
effets des conquêtes, non sa principale cause.
Lorsqu’on essaie d’identifier les raisons qui poussèrent
Napoléon à chercher « l’empire des Français sur le continent »,
on ne doit bien sûr négliger ni son désir de domination, ni la
recherche de la gloire, ni l’ambition personnelle, ni même un
désir diffus de répandre les idées de la Révolution ou des
Lumières. Ceci étant, ces causalités relevant toutes d’une forme
d’idéologie nous paraissent insuffisantes. Nous y reviendrons.
Le rôle de Napoléon
Homme du XVIIIe siècle et de la Révolution, féru d’histoire
et désireux d’achever l’œuvre de ses prédécesseurs, Napoléon
joua évidemment un rôle essentiel dans le déroulement des
affaires internationales.
Dans la prise de décision, il se libéra peu à peu des
contraintes du conseil et, partant, profita assez librement des
attributs de la puissance de son empire (population nombreuse,
économie globalement prospère, finances en ordre, etc.) en
même temps que d’un outil militaire exceptionnel. Si, sous le
Consulat, il avait accepté le débat, voire l’amendement de ses
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idées, s’il avait travaillé la main dans la main avec Talleyrand,
il n’admit plus la contradiction par la suite, marchant vers un
projet jamais défini avec précision et soumis aux imprévisibles
changements de cap qu’implique un pouvoir personnel. S’il
travaillait beaucoup et étudiait avec soin les dossiers et rapports
mis sous ses yeux, il ne consultait plus guère son entourage.
Chacune de ses décisions était suivie d’une bordée d’ordres et
d’instructions, parfois dictés « à chaud », donc susceptibles
d’être modifiés au fur et à mesure du développement des
affaires.
Un premier tournant dans son comportement de chef
d’État semble avoir eu lieu au moment de la campagne de 1805.
Après la victoire d’Ulm, Talleyrand lui adressa un important
rapport dans lequel il lui proposait de ne pas poursuivre la
guerre, de se montrer magnanime avec l’Autriche et même de
lui proposer une alliance. Celle-ci permettrait d’exclure la
Russie des affaires européennes, de garder la Prusse en lisière
de l’Allemagne, de préserver l’Empire ottoman, tout en forçant
une Angleterre isolée à accepter la paix. Le ministre des Relations extérieures ne fut pas écouté. Vainqueur à Austerlitz quelques semaines plus tard, l’empereur choisit non de tendre la
main, mais de sanctionner l’Autriche et de tenter la solution du
« système » continental dont les fondations furent creusées dès
après le traité de Presbourg et les premières pierres posées en
mars 1806 avec l’avènement de Murat à Berg et de Joseph à
Naples. Adversaire de cet engrenage, Talleyrand fut marginalisé : on lui fit par exemple jouer les utilités lors des négociations de Tilsit, nouvelle humiliation qu’il n’allait par pardonner.
Il n’était plus de toute façon qu’un « ministre en sursis »
(Waresquiel). Les deux grands Français du temps allaient se
séparer non parce que l’un était un « traître » vénal ou l’autre
un « tyran » sourd, mais parce que leurs désaccords politiques
étaient trop profonds et leurs visions du monde incompatibles.
L’heure de la diplomatie personnelle avait sonné : l’empereur rencontrait les souverains, négociait parfois lui-même,
avançait et changeait de cap en fonction de ses besoins. Le
portefeuille des Relations extérieures changea de mains au gré
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de ses revirements : homme de l’alliance autrichienne et d’une
forme classique d’équilibre européen, Talleyrand laissa la place
à Champagny (juin 1807-avril 1811) qui, bien qu’ancien ambassadeur à Vienne, conduisit la politique russe décidée à Tilsit,
avant d’être remplacé par Maret (avril 1811-novembre 1813),
autre serviteur zélé qui accompagna la rupture avec le tsar.
Caulaincourt, ancien ambassadeur à Saint-Petersbourg, fut
appelé ensuite pour tenter d’amadouer Alexandre Ier, après
« l’effroyable catastrophe » (Marie-Pierre Rey) de la campagne
de Russie et l’anéantissement définitif du système à l’automne
1813. Quelles qu’aient été leurs qualités, voire, pour Caulaincourt, leur combativité face au maître, aucun de ces ministres
n’eut de réelle influence sur ses vues. Sous l’angle juridique,
Napoléon mit en œuvre de façon restrictive une constitution
confiant au chef de l’État la « défense extérieure » de l’Empire,
lui donnant la haute main sur les négociations et la ratification
des traités (art. 58 de la constitution de l’an X). L’article 50 du
texte de l’an VIII, qui prévoyait que la déclaration de guerre
devait faire l’objet d’une loi, tomba en désuétude : on se
contenta le plus souvent d’un message aux chambres suivi du
vote d’une adresse – forcément favorable – qui faisait office
de texte législatif. Commandant des armées et reconnu par tous
comme un génie de la guerre, l’empereur avait en outre dans
ces affaires une incontestable légitimité. Tout au plus était-il
prêt à respecter les formes constitutionnelles à des fins de
propagande, comme lorsqu’il communiqua en urgence aux
chambre les traités de Tilsit afin que l’opinion puisse être rassurée sur l’issue d’un conflit commencé dix mois plus tôt.
L’appareil et le réseau diplomatiques passèrent entièrement sous la coupe du chef de l’État. Ils furent renforcés et
réorganisés. Le budget des Relations extérieures passa de quatre
millions sous le Directoire à près de dix millions en 1808,
somme comparable à celle consacrée au Département sous
l’Ancien Régime. Les représentants de l’empereur dans les
principales capitales devaient recevoir brillamment, entretenir
une importante maison et illustrer par leur propre train de vie
la grandeur de l’Empire.
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Le réseau des postes avait été reconstitué dès le Consulat :
après la paix d’Amiens (1802), on était passé de huit à vingtneuf ambassades ou légations, chiffre qui allait peu varier par
la suite en dépit de la fermeture des représentations dans les
États défunts du Saint Empire ou d’Italie. De même, le réseau
consulaire resta important dans tous les pays d’Europe, mais
aussi au Moyen-Orient (Alep, Saint-Jean d’Acre, etc.), en Afrique du Nord (Alexandrie, Le Caire, Alger, Tunis, Tanger, etc.),
aux États-Unis (Boston, New York, Baltimore, La NouvelleOrléans, etc.) ou en Extrême-Orient (Macao, Canton, etc.).
L’administration centrale et les ambassades restèrent
peuplées de remarquables personnalités. Mais leur marge de
manœuvre était réduite. On leur demandait surtout d’assurer au
mieux l’exécution des instructions impériales, comme le justifiait Napoléon en 1804, dans une lettre adressée à son ambassadeur à Lisbonne, le général Lannes : « Il est impossible à un
agent isolé de pouvoir apprécier l’influence de ses opérations
sur le système général. L’Europe forme un système, et tout ce
qu’on fait dans un point rejaillit sur les autres. » À Paris, des
hommes aussi capables que les chefs de division d’Hauterive,
La Besnardière ou Caillard durent ronger leur frein. Les grandes
figures des ambassades comme Alquier (en poste à Madrid,
Naples, Rome, Stockholm puis Copenhague), Andréossy
(Londres, Vienne puis Constantinople), Otto (Londres, Munich
puis Vienne), Laforest (Munich, Berlin puis Madrid) ou Bourgoing (Copenhague, Stockholm puis Dresde) étaient à peine
plus libres en raison des distances. Exception à cette règle de
docilité et d’exécution à la lettre des instructions, François de
Beauharnais tenta de mener, nous le verrons, sa propre politique
en Espagne (par une interprétation « libre » de ce qu’il croyait
être le désir de l’empereur) en se montrant favorable au prince
héritier Ferdinand contre le roi Charles IV. Il dut en rabattre
lorsque l’empereur décida que la solution à la crise dynastique
serait la montée sur le trône d’un troisième homme en la
personne de son frère Joseph : sa disgrâce fut totale.
Comme dans toutes les administrations, Napoléon fit
progressivement « monter en ligne » une nouvelle génération :
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selon les chiffres du Dictionnaire des diplomates de Napoléon
de Jacques Henri-Robert1, sur les cent soixante-deux agents
diplomatiques employés entre 1799 et 1815, sept avaient fait
leur apprentissage sous Louis XV, dix-neuf sous Louis XVI,
trente-huit pendant la Révolution, quatre-vingt-dix-huit (soit
60 %) sous le Consulat et l’Empire. Ces nouveaux cadres
étaient formés à la main du maître : ils servaient sans discuter.
Certes, les ministres, ambassadeurs et hauts fonctionnaires du
Département n’avaient pas plus de poids sous les régimes précédents, mais le Directoire – comme avant lui le comité de Salut
public – était un organe collectif, ce qui ouvrait au moins la
porte au débat et laissait subsister une marge d’influence pour
les professionnels de la diplomatie. Avec un homme tel que
Napoléon, ce ne fut plus possible.
Ceci étant dit, il serait excessif de considérer qu’un seul
homme, fût-il celui-ci, entraîna tout un Empire dans la conquête
et la domination, contre l’avis ou même au corps défendant de
l’ensemble de ses élites. L’ambition hégémonique était largement partagée. Les ralliés de l’Ancien Régime rêvaient de
revanches sur l’ennemi héréditaire anglais. Les révolutionnaires
avancés continuaient à projeter la libération des peuples au son
du canon. Les modérés ne rejetaient pas en bloc le système
continental. Les purs produits du régime (Maret, Savary, Champagny, etc.), en extase permanente devant le « génie » du
maître, servaient avec zèle sa politique, tandis que certains
ambassadeurs la devançaient parfois. Des commerçants et fournisseurs avaient de bonnes affaires à réaliser ou des concurrents
étrangers à éliminer. Les militaires « ne cherchaient que plaies
et bosses », comme l’écrivait l’ambassadeur autrichien Metternich à son gouvernement, en septembre 1808. D’autres
« faucons » soutinrent ou encouragèrent parfois l’ambition du
maître dont ils pensaient profiter, comme le « lobby » colonial
lors de la désastreuse tentative de reconquête de Saint-Domingue et le rétablissement de l’esclavage ou l’impressionnante
1. Des orientations bibliographiques figurent en fin de volume.
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cohorte de diplomates ou d’espions prétendant aisée la conquête
de l’Espagne. Et que dire du bruyant enthousiasme des foules
ou des éloges des corps constitués que l’empereur entendait à
chaque retour d’une campagne victorieuse ?
La permanence de la géopolitique
et de la confrontation des « intérêts »
En politique extérieure, les idées et la volonté d’un homme
ne sont pas tout. Elles doivent trouver une juste place dans un
faisceau de causalités entremêlées, se fondant sur la géopolitique au sens le plus large, l’histoire et l’économie. Que les
puissances ennemies de la France se soient abritées derrière le
prétexte d’une lutte contre un « oppresseur » ou que les napoléoniens aient prétendu que leur champion apportait la liberté
au monde n’influe pas à la marge, certes, mais ne saurait toutefois dispenser de tenir compte du reste qui, en l’espèce, n’est
pas rien.
La géopolitique garde ainsi sa place dans la compréhension des relations entre États et de l’histoire des conflits à
l’époque napoléonienne. De 1800 à 1815, les États enclavés le
restèrent, les îles continuèrent à être entourées d’eau, le rêve
d’un territoire « parfait », les convoitises sur les ressources
naturelles ou le contrôle des voies de communication continuèrent à nourrir l’action de dirigeants porteurs d’ambitions
« nationales » créées par l’histoire autour des fleuves, des mers,
des montagnes, des peuplements, des religions et autres facteurs
« géographiques ». Ces permanences ne disparurent pas plus à
cette époque qu’elles ne disparaissent jamais de la vie internationale. S’ils furent un choc dans l’histoire européenne, voire
un accélérateur de certains changements, la Révolution et
l’Empire ne constituèrent pas une rupture immédiate et définitive dans des cycles et des évolutions souvent engagés des
décennies, parfois des siècles, plus tôt. La France et la Russie
restaient les pays les plus peuplés du continent, l’Autriche un
État éclaté autour d’un centre de gravité danubien, l’Allemagne
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NAPOLÉON DIPLOMATE
un espace divisé en plusieurs dizaines d’entités, l’Italie une
simple « expression géographique » (Metternich) sans perspectives immédiates d’unité politique, l’Espagne un royaume arcbouté sur l’illusion de la puissance que lui donnaient de riches
possessions sud-américaines qu’elle ne contrôlait quasiment
plus, etc. D’autres données, cette fois transversales, contribuaient à complexifier la situation, comme les frontières religieuses, les intérêts commerciaux, ce qu’on n’appelait pas
encore la sociologie des populations, le développement économique, l’appel du large ou au contraire le repli sur la terre, la
tradition militaire, etc. Si, dans toute cette matière, on devait
retenir une idéologie comme causalité transcendante des guerres
révolutionnaires et impériales, je la chercherais plutôt dans
l’opposition entre deux conceptions de l’organisation de
l’Europe, hors de toute considération morale : la lutte ancienne
entre l’équilibre et le système. L’Angleterre incarnait la défense
du premier, tandis que la France napoléonienne cherchait par
la création du second – que nous décrirons plus loin – à organiser le continent autour d’elle.
Attardons-nous un moment sur un facteur, toujours sousjacent mais rarement mis au premier plan par les historiens
napoléoniens, sauf récemment dans les travaux de François
Crouzet ou Pierre Branda : la lutte économique. Le Blocus
continental suffirait à attester qu’elle fut centrale. Il ne rendrait
pourtant pas compte de l’épaisseur historique de la question.
L’embargo européen sur les produits britanniques ne fut en effet
qu’un avatar d’une rivalité plus longue et plus vaste, entre les
deux super-puissances du XVIIIe siècle. Leur antagonisme continental ne pouvait être territorial : elles n’avaient aucun différend
frontalier direct. En revanche, en dépit de leurs déclamations
contre le « jacobinisme » et la « tyrannie », les élites britanniques ne cachaient pas leurs buts de guerre économiques. Dans
la même veine, de ce côté-ci du Channel, l’aspiration à la
domination ou à la « gloire » n’explique pas toute la diplomatie
française, du règne des derniers Bourbons à la chute de Napoléon. À la fin du règne de Louis XV, Choiseul n’avait-il pas
fait prévaloir que, pour contrecarrer puis dépasser la puissance
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d’Albion, il fallait se détourner des opérations continentales et
concentrer les efforts sur l’outre-mer et la constitution d’une
puissante marine ? Toutes les armes de la guerre économique
avaient dès lors été utilisées : tarifs douaniers, contrôles des
matières premières et des routes maritimes, embargos partiels,
envois de corsaires, etc. L’intervention française aux côtés des
Insurgents s’inscrivit dans ce cadre… pour le plus grand malheur
des finances royales.
Car l’Angleterre entendait l’équilibre en termes d’intérêts
et non de morale : elle s’était tournée vers le large, y conquérait
comptoirs, ports et territoires, tout en ne pouvant délaisser le
continent, son principal débouché commercial. Il lui fallait
certes contrôler les grandes voies maritimes avec des points
d’appui à Gibraltar, à Malte, au Cap, dans les Mascareignes,
dans la Manche ou à Heligoland, mais assurer aussi la diversité
et la liberté de ses clientèles européennes. Dépourvue d’armée
terrestre, elle devait faire confiance à ses diplomates et à ses
banquiers pour lutter par États interposés contre l’irruption de
tout concurrent suffisamment fort pour verrouiller le continent
ou former des flottes capables de dépasser la sienne. Les élites
anglaises avouaient assez facilement cette volonté, tant il est
vrai que, pour elles, politique et économie étaient indissociablement liées. Autre face de la médaille : Albion n’avait pas
dans ses buts de guerre la destruction de ses adversaires, y
compris la France dès lors qu’elle renoncerait à sa volonté de
prépondérance continentale. Car l’équilibre européen s’entendait d’abord par la neutralisation mutuelle des puissances, afin
de pouvoir vivre des bienfaits de la paix. Compte tenu des
rapports de forces maritimes et industriels, cet « équilibre » à
l’anglaise était synonyme d’une autre forme de domination,
celle-ci économique. Partant, le projet britannique n’était pas
moins hégémonique que celui de la France révolutionnaire puis
impériale : l’Angleterre se moquait bien de la domination des
terres ou des âmes, mais entendait éliminer ses concurrents
coloniaux, rester bien calée sur son industrie, contrôler les voies
maritimes et inonder les marchés européens. Et s’il fallait faire
la guerre pour conserver l’Europe divisée et ouverte, on la ferait
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faire par les autres, y compris en mettant la main à la bourse.
C’est ce qui fut fait, aux prix d’emprunts colossaux… qui trouvèrent toujours des souscripteurs, signe que les milieux d’affaires avaient confiance dans l’emprunteur. Au final, bien qu’elle
n’engageât que peu ses armées dans des batailles, l’Angleterre
ne gagna pas tant « à l’économie » que par l’économie.
La persistance des forces profondes
L’histoire des années napoléoniennes ne peut non plus se
comprendre sans la toile de fond des traditions diplomatiques.
On assista certes à des renversements d’alliance, voire même
à des conflits contre nature, mais il subsista toujours une
tendance des chefs d’États et de leurs entourages à en appeler
aux exemples du passé. Napoléon en donna la preuve la plus
extraordinaire en se considérant comme le successeur direct de
Charlemagne, puisant dans un passé millénaire certains mobiles
de sa politique. Plus généralement, il n’abordait jamais un
problème international sans avoir demandé aux services du
ministère des Relations extérieures de lui exposer l’histoire de
la question, en remontant parfois de plusieurs siècles. Une fois
passé l’emballement idéologique des premiers mois de guerre,
les révolutionnaires français avaient déjà été obligés de se tourner vers des systèmes d’alliance éprouvés. En ce sens, la Révolution et l’Empire ne constituèrent pas autant une rupture qu’on
se plaît parfois à le dire.
C’est vrai aussi pour les autres puissances. L’Angleterre
continua à vouloir maintenir dans sa sphère les îles, les détroits
et ses points d’appui continentaux du Portugal et des Pays-Bas.
La Russie voyait en l’Autriche un allié d’intérêt en Pologne et,
plus au sud, face à l’Empire ottoman ; la réciproque n’était pas
vraie. La Bavière attendait de la France qu’elle la protège des
appétits autrichiens au sud et prussiens au nord. Quant au Bade
et au Wurtemberg, la proximité des canons de Strasbourg les
plaçait dans le même camp. La Saxe, pourtant protestante (mais
où régnait un catholique), après s’être égarée pendant quelques
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jours dans l’alliance prussienne en 1806, continua comme par
le passé à chercher à Paris des soutiens pour s’agrandir et
résister à son voisin. En général, les autres États allemands,
peu étendus et peu puissants, tentaient eux aussi d’échapper à
la domination prussienne ou autrichienne par des alliances avec
des puissances non germaniques. La France elle-même n’hésitait jamais à avoir de bonnes relations avec les Ottomans, se
considérait comme directement impliquée dans les affaires
polonaises et, depuis Louis XV, avait en principe abandonné
le programme de Richelieu de réduire la Maison d’Autriche…
principe provisoirement repris par Napoléon lors des traités de
Lunéville (1801), Presbourg (1805) et Schœnbrunn (1809).
Les ambitions des différentes puissances de l’Europe
constituaient ainsi un écheveau compliqué qui explique la difficulté de constituer contre la France de larges coalitions. Longtemps, en effet, le système napoléonien profita aux intérêts
d’autres acteurs que la France. Ce n’est qu’à la fin de la période
– au deuxième semestre 1813 – que l’on vit se constituer une
ligue générale. Ce fut le succès de la diplomatie anglaise que
d’arriver à réunir toute l’Europe autour de son plus petit dénominateur commun, en jouant sur les rancœurs, l’économie et
les finances, mais aussi en ne reculant ni devant les menaces
ni devant les pressions, bien plus qu’en agitant le drapeau de
la « libération » du continent. La prépondérance française était
devenue trop incompatible avec les profits de chacun. Mais une
fois cette question réglée, les forces profondes furent de retour
au moment du congrès de Vienne où les alliés de la veille
faillirent en venir à la guerre en janvier 1815, Autriche et
Angleterre contre Prusse et Russie. Pour l’occasion, les premières demandèrent même à la France de se joindre à elles.
La France napoléonienne ambitionnait la prépondérance
en Europe, point de départ d’une domination encore plus large,
sur les mers et aux colonies. Ce projet dédouane-t-il les autres
acteurs de la vie interétatique du temps ? On vient de voir que
non, pour ce qui concerne la Grande-Bretagne. On dira la même
chose des autres puissances européennes, toutes candidates,
sinon à la domination du continent, au moins à l’augmentation
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de leur force, par des annexions ou des avancées géo-économiques. Les quatre principales entités continentales hors la
France (Autriche, Russie, Prusse et Empire ottoman) avaient
des visées stratégiques souvent incompatibles avec celles de
leurs autres voisins. On pourrait dire que l’Europe n’avait pas
besoin de la Révolution française ou de Napoléon pour être
une poudrière.
Ainsi, l’Autriche était prête à mordre la main prussienne
qui s’approchait des dépouilles du Saint Empire romain germanique, bien malade dès les années 1790 et achevé par les défaites autrichiennes de 1800 à 1805. Mais Vienne avait aussi une
stratégie offensive avec les projets de poursuivre l’agrandissement de ses possessions du côté de la Bavière, de la Pologne
ou sur ses marches orientales et méridionales, dans les Balkans
ottomans. Avant la Révolution, elle avait beaucoup compté sur
son alliance avec la France pour y parvenir. L’échec de sa
tentative d’annexer la partie orientale de la Bavière en
1778-1779 – guerre de Succession de Bavière – imputable
notamment à la neutralité de la cour de Versailles lui avait
montré les limites de sa politique d’expansion en Allemagne à
un moment où Louis XVI et Vergennes militaient pour le maintien de l’équilibre européen. Cela étant, les convoitises sur les
territoires des Wittelsbach restaient bien ancrées dans les ambitions autrichiennes. Il n’est pas étonnant dans ces conditions
que les campagnes de 1805 et 1809 aient toutes deux commencé
par l’entrée des Autrichiens en Bavière.
La politique prussienne était, elle aussi, marquée par une
certaine gourmandise territoriale. Tout ce qui pouvait agrandir
et protéger le Brandebourg intéressait Berlin : un morceau de
Pologne (et donc frictions avec la Russie et l’Autriche), un
corridor en Saxe (frictions avec l’Autriche) et une annexion du
Hanovre (frictions avec l’Angleterre dont les rois étaient souverains héréditaires du Hanovre), une poussée vers le sud afin
d’être en position de force pour négocier avec l’Autriche sur
la Belgique (dont la position prussienne de Clèves était proche).
Le gouvernement de Berlin avançait ainsi ses pions en augmentant son influence auprès des États protestants ou en se montrant
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compréhensif à l’égard de tous ceux dont celui de Vienne apparaissait comme le prédateur. Même entre 1795 et 1806, lorsque
la Prusse fut réputée neutre, son gouvernement n’abandonna
pas ces objectifs de politique extérieure, essayant de les obtenir
de Napoléon par marchandage ou pourboires. À certains
moments, à Berlin comme à Paris, certains pensèrent que
l’alliance franco-prussienne permettrait une redistribution des
cartes européennes. La guerre de 1806 et le traité de Tilsit
mirent fin à cette illusion.
La Russie, quant à elle, se considérait comme une puissance européenne : depuis Pierre le Grand, elle n’avait eu de
cesse que de se voir reconnaître cette qualité. Pour l’obtenir
encore plus sûrement, elle tentait sans relâche d’avancer vers
le nord et l’ouest (Pays nordiques, Pologne, Allemagne) et vers
le sud pour gagner un accès aux mers chaudes (la Méditerranée
notamment), voire, pour Catherine II, faire de Constantinople
une « nouvelle Rome ». Avec de tels projets, largement repris
par Alexandre Ier, l’empire des tsars dérangeait bien des puissances : la France et l’Angleterre en Méditerranée, la Suède qui
s’inquiétait de ses appétits finlandais, l’Autriche et la Prusse
menacées en Pologne, en Allemagne et dans les Balkans, et
bien sûr l’Empire ottoman où l’on savait qu’il y avait à SaintPetersbourg des cartons pleins de projets de conquêtes à ses
dépens. Cette inquiétude sur les visées expansionnistes de la
Russie se doublait d’un mépris général en Occident pour un
peuple fréquemment qualifié de « barbares du Nord » et un tsar
dont on raillait les « lubies asiatiques ».
Ainsi, l’Europe n’avait pas tellement changé. Les ambitions, les facteurs géopolitiques et économiques étaient les
mêmes que dix ou vingt ans plus tôt. Après l’émotion « idéologique » des premières années de la Révolution, la vieille
diplomatie reprenait ses droits, avec d’autres méthodes et
d’autres principes. Avec d’autres acteurs aussi, au premier rang
desquels Napoléon.
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