J ACQUES P OHL (2 avril 1909 - 18 décembre 1993) Le souvenir le plus ancien qui me demeure de Jacques Pohl remonte à une après-midi — un jeudi, je crois — d’octobre 1966, lorsque, sous un magnifique soleil d’automne, je suis entré à l’Université libre de Bruxelles pour y commencer mes études de philologie romane. Nous étions très nombreux dans l’auditoire (“salle de cours, de conférences” en français de Belgique). Parmi ce qui m’apparaissait comme une foule (et que je perçois aujourd’hui, après la massification récente de notre public, comme un petit groupe d’heureux élus), je tentais de m’accrocher à l’un ou l’autre visage vaguement familier, sans bien savoir ce qui pouvait m’attendre. On ne s’attardait guère, à l’époque, en préliminaires ou en avertissements. Les bruits de couloir tenaient lieu de “prises de contact” ou de “réunions d’information”, mais l’ignorance du moment s’inscrivait alors dans une durée toute différente de celle que nous connaissons désormais : les premiers examens n’auraient lieu qu’en juin 1967 — huit mois plus tard ! Soudainement, au milieu du brouhaha, les premiers rangs se mirent à se lever : le professeur entrait. “Vous allez vous lancer dans une merveilleuse aventure” — voilà, me semble-t-il, la phrase qui vint inaugurer le cours d’“Encyclopédie de la philologie romane” (ou d’“Exercices philologiques” ?, je ne me rappelle plus). L’élocution était rapide, très étrange pour un étudiant frais émoulu de l’athénée (“institution officielle d’enseignement secondaire destinée aux jeunes gens ou mixte, correspondant au lycée en France”). Au beau milieu des phrases s’interposaient des inspirations brèves et sifflotantes, comme si l’orateur venait de se précipiter au pupitre après s’être livré à une course éperdue. “On dirait un amoureux en retard à son rendezvous”, le mot fut lancé par l’une de nos camarades ; cette description fort juste eut quelque succès sur les travées, où elle se répandit doucement comme une onde affaiblie. Cependant, l’amoureux parlait, plus vite encore, et de choses nouvelles, difficiles. Nous nous mettions à découvrir, pêle-mêle, des linguistes au nom parfois rétif (von Wartburg, Troubetzkoy,…), et qui semblaient s’obstiner à écrire en allemand (langue redoutée — même si 2 l’on daignait nous signaler quelque traduction), des idiomes curieux parlés aux quatre coins du globe (le tongouze, cher à mon souvenir), et, jusqu’en français, notre français, des tours et des constructions inattendus, négligés par les grammaires que nous avions pu fréquenter (du genre Moi j’étais le gendarme et j’essayais de t’attraper ou Avoir les pieds à dix heures dix). Très vite, l’idée s’est alors insinuée en nous que la langue, qui élude si bien les interdits et les carcans auxquels nous nous étions, vaille que vaille, astreints à l’associer — que cette langue, plastique et fonctionnelle, se prête malgré tout à une étude rigoureuse où la liberté du jugement critique s’appuie, par nécessité, sur l’argumentation grammaticale. Le cours d’“Exercices philologiques” fut, pour moi comme pour deux de mes condisciples (Paul Hirschbühler et Paul Verluyten), le premier contact avec la linguistique moderne. J’ose dire qu’il détermina notre vocation. Les années se sont succédées, depuis, jusqu’à ce jour de décembre où Jacques Pohl nous a quittés. J’avais appris à connaître, au fil du temps, le directeur de mémoire, puis de thèse, dont la tolérance me permit d’aborder, avec quelque insouciance, la grammaire générative et les études comparées ; le philologue et le linguiste, auteur de plusieurs ouvrages et d’innombrables articles1, membre du Conseil International de la Langue Française et du comité de rédaction du Français Moderne ; l’homme d’honneur et l’homme politique, résistant civil durant la dernière guerre, et pour un temps sénateur (1968-1971). Je ne tenterai pas de résumer ici l’œuvre scientifique de Jacques Pohl. Toute synthèse masquerait l’intérêt d’une démarche sans cesse alimentée par des observations ponctuelles dont la richesse et la diversité ne se laissent épuiser par aucune théorie. Jacques Pohl n’était pas l’homme des programmes et des slogans : les principes abstraits et 1 Citons, entre autres choses, les titres suivants : Témoignages sur la syntaxe du verbe dans quelques parlers français de Belgique, Bruxelles, Palais des Académies, 1962 ; Symboles et langages, tome I : Le symbole, clef de l’humain ; tome II : La diversité des langues, Paris-Bruxelles, SODI, 1968 ; L’homme et le signifiant, Paris-Bruxelles, NathanLabor, 1972 ; Les variétés régionales du français. Études belges (1945-1977), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1979 ; (partim) Belgicismes. Inventaire des particularités lexicales du français en Belgique, Louvain-la-Neuve, Duculot (Conseil International de la Langue Française), 1994. Voir aussi M. Dominicy et T. Gergely, “Bibliographie des travaux scientifiques et didactiques de Jacques Pohl”, dans M. Dominicy et M. Wilmet (éds), Linguistique romane et linguistique française. Hommages à Jacques Pohl, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1980, pp. 9-19. 3 généraux ne le heurtaient guère, il s’y référait même volontiers ; mais son intérêt, sa passion descriptive le portaient spontanément aux marges, là où le linguiste, confronté à des phénomènes à la fois évidents et imprévus, reste plongé dans la perplexité ou dans l’indécision. Qu’il s’agisse de géographie linguistique ou de typologie, et voici que surgissent des parlers ou des structures qui passent entre les mailles des réseaux les plus serrés ; veut-on traiter du verbe, du nom, de l’adverbe,… et voici que des données très simples, parfois connues depuis longtemps, remettent en cause nos classifications convenues. Partout, en somme, règne l’attente déçue, qui ne doit pas conduire au relativisme ou à la paresse intellectuelle, mais nous fournir, au contraire, un paradigme de probité scientifique, en même temps que de précieuses leçons de méthodologie. Tout cela, je le trouve déjà, pour ma part, dans un manuel très modeste, que je me suis repris à lire durant ces derniers mois2. Jacques Pohl n’y développe aucun système nouveau, bien qu’il se meuve sur un terrain où prolifèreront, un peu plus tard, les “grammaires nouvelles”, si largement oubliées aujourd’hui, du moins pour la plupart d’entre elles. Mais, d’emblée (p. 15), le ton surprend : Ainsi, en schématisant un peu, on a l’impression que la marche de l’humanité est marquée par des couples d’inventions, l’une du couple étant de technique mentale, l’autre de technique du feu, toutes les deux, vues de haut, pouvant être tenues pour contemporaines : le feu et le langage parlé ; le métal et le langage écrit ; le verre et l’alphabet ; la poudre à canon et l’impression sur papier ; la fission de l’atome et les « cerveaux électroniques ». Cette synthèse nous situe loin des introductions compassées, où la grammaire n’est saisie qu’en elle-même, ou par rapport à la littérature, ou encore dans sa relation à une “pensée” intemporelle et mal définie. La fonctionnalité du langage, son caractère profondément social, son rôle essentiel dans la progression de l’humanité, tout cela est enfermé à l’intérieur d’un parallélisme simple, mais non réducteur, qui apprend à l’élève que ce dont il sera question ne peut être pensé sans références à l’histoire, à la science, et aux techniques. 2 Forme et Pensée. Esquisse d’une Grammaire française fonctionnelle, Paris et Namur, Wesmael-Charlier, 1958. 4 Une telle démarche permet d’aborder la norme linguistique avec plus de distance, et non sans quelque esprit provocateur. Ainsi le premier exemple traité (p. 24) est une phrase qualifiée de “quelconque” : “« En voiture, on plus confiance quand c’est soi qui conduit que quand c’est un autre »”, alors qu’il s’agirait là, pour un grammairien tatillon, d’un énoncé au moins douteux — et l’auteur le sait bien, puisqu’il ajoute, en note : “les phrases encadrées de ces guillemets [à savoir ‘«’ et ‘»’ — M.D.] ont été réellement prononcées, en général par des Parisiens de milieux cultivés”. L’ouvrage tout entier témoigne de cette fraîcheur d’esprit et de cette ouverture, si rares alors dans le domaine. Sur le plan théorique, j’épinglerai, entre autres choses, quelques paragraphes très heureux sur la redondance grammaticale (pp. 33-34), ou encore un passage remarquable (p. 35) où l’auteur parvient à faire saisir en un instant l’importance des fonctions grammaticales : Lisez les mots suivants, classés par ordre alphabétique : bateau, brouillard, capitaine, diriger, port. Le sens même des mots vous suggère des rapports d’idées : on devine que c’est le capitaine qui fait l’action de diriger ; que c’est le navire qui en est l’objet, que cette action se fait dans le brouillard, et que son but est le port. Mêlez les mots comme vous voudrez, ils vous suggéreront les mêmes idées. En revanche, vous seriez beaucoup plus embarrassé si vous deviez interpréter la suite de mots ci-dessous : avocat, médecin, notaire, parler. Est-ce le notaire qui parle de l’avocat au médecin, ou le médecin qui parle de l’avocat au notaire, ou bien…? Mais dès que les rapports entre les mots sont fixés de façon nette, la phrase devient précise ; par exemple : Le médecin et le notaire parlent de l’avocat. À travers ce petit raisonnement sans prétention, le lecteur acquiert sur le vif deux intuitions fondamentales concernant le langage naturel. Il comprend d’abord que, pour une part, la forme de nos messages se trouve parfois pré-construite dans des réseaux conceptuels étrangers à la grammaire (qu’on songe aux nombreuses recherches menées sur ce thème par les spécialistes de l’intelligence artificielle et de la cognition). Mais il voit également que la structure grammaticale possède une autonomie suffisante pour suppléer, dans de nombreux cas, à l’indétermination conceptuelle. 5 Forme et Pensée abonde aussi en notations de détail apparemment anodines, mais qui débusquent, très fréquemment, un phénomène mal connu, ou non thématisé. Mon penchant pour la poésie me fait choisir, en la circonstance, cette note de la p. 47 : Dans un poème célèbre, Baudelaire décrit l’albatros sur le pont d’un navire en l’appelant : « l’infirme qui volait ». On pourrait prétendre qu’ici la beauté de l’image vient justement de ce que le verbe n’actualise pas le sujet : l’albatros, précisément parce qu’il est infirme, ne vole pas ; l’imparfait se réfère à un moment où il n’était pas infirme. Il faut reconnaître d’ailleurs que sans l’interposition de qui, l’union du verbe et du sujet deviendrait impossible : « l’infirme volait » ; mais on admettrait : « Cet infirme avait volé ». Dans un article encore inachevé, je tenterai d’établir que l’explication proposée par Jacques Pohl demeure insuffisante3. Mais l’essentiel ne réside pas là — qui d’ailleurs oserait se targuer d’avoir dit le dernier mot sur le moindre fait empirique ? Ce qui me paraît admirable, en l’occurrence, c’est le flair du grammairien qui repère l’attestation (L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !), aperçoit ensuite le rôle crucial de la structure à proposition relative, et nous invite, par là même, à nous interroger sur des séquences formellement similaires, et cependant inacceptables : ??Le médecin soigne le malade qui était en bonne santé, ??Marie console l’élève qui était joyeux (à moins de restituer un discours indirect : “le malade qui se disait en bonne santé”, “l’élève qui se disait joyeux”). Cette démarche qui part de notations à l’apparence anecdotique, et nous conduit, sans rien laisser paraître, vers des questions essentielles, tout lecteur pourra la voir à l’œuvre dans les publications de Jacques Pohl. Il y recueillera une moisson peu ordinaire d’observations et de réflexions, et il entendra parfois, au détour d’une phrase inattendue ou paradoxale, la voix de ce professeur qui demeurera, pour tous ses étudiants, comme l’incarnation même d’une discipline difficile mais fascinante — la linguistique. 3 Voir maintenant “Pour une étude linguistique des variantes : l’exemple des Fleurs du Mal ”, dans F.-R. Hausmann , H. Stammerjohann et H.-I. Radatz (éds), Haben sich Sprach- und Literaturwissenschaft noch etwas zu sagen ?, Bonn, Romanistischer Verlag (Abhandlungen zur Sprache und Literatur, 100), 1998, pp. 69-93.